Histoires grotesques et sérieuses/Un événement à Jérusalem
Histoires grotesques et sérieuses, Michel Lévy frères, (p. 182-190).
UN ÉVÉNEMENT À JÉRUSALEM
Intensos rigidam in frontem ascendere canos
Passus erat.
« Hâtons-nous d’aller aux remparts, — dit Abel-Phittim à Buzi-Ben-Lévi et à Siméon le Pharisien, le dixième jour du mois Thammuz, en l’an du monde trois mille neuf cent quarante et un ; — hâtons-nous vers les remparts qui avoisinent la porte de Benjamin, qui est dans la cité de David, et qui dominent le camp des incirconcis. C’est la dernière heure de la quatrième veille, et voici le soleil levé ; et les idolâtres, pour remplir la promesse de Pompée, doivent nous attendre avec les agneaux des sacrifices. »
Siméon, Abel-Phittim et Buzi-Ben-Lévi étaient les Gizbarim, ou sous-collecteurs de l’offrande, dans la cité sainte de Jérusalem.
« En vérité, — répliqua le Pharisien, — dépêchons-nous ; car cette générosité dans les païens est chose rare, et l’infidélité a toujours été un attribut des adorateurs de Baal.
— Qu’ils soient infidèles et trompeurs, cela est aussi vrai que le Pentateuque, — dit Buzi-Ben-Lévi, — mais c’est seulement envers le peuple d’Adonaï. Quand a-t-on vu que les Ammonites fussent infidèles à leurs propres intérêts ? Il me semble que ce n’est pas un trop grand trait de générosité de nous accorder des agneaux pour l’autel du Seigneur, en échange de trente sicles d’argent qu’ils reçoivent par tête d’animal !
— Tu oublies toutefois, Ben-Lévi, — répondit Abel-Phittim, — que le Romain Pompée, qui maintenant assiège comme un impie la cité du Très-Haut, n’a aucune preuve que nous n’employons pas les agneaux achetés pour l’autel à la nourriture du corps plutôt qu’à celle de l’esprit.
— Pour lors, par les cinq pointes de ma barbe ! — s’écria le Pharisien, qui appartenait à la secte nommée les Cogneurs (petit groupe de saints dont la façon de se cogner et de se déchirer les pieds contre le pavé était depuis longtemps une épine et un reproche pour les dévots moins zélés, une pierre d’achoppement pour les marcheurs moins illuminés), — par les cinq pointes de cette barbe que, comme prêtre, il m’est interdit de raser, n’avons-nous vécu que pour voir le jour où le parvenu idolâtre et blasphémateur de Rome nous accuserait d’approprier aux appétits de la chair les éléments les plus saints et les plus consacrés ? N’avons-nous vécu que pour voir le jour où… ?
— Ne nous enquérons pas des motifs du Philistin, — interrompit Abel-Phittim, — car aujourd’hui nous profitons pour la première fois de son avarice ou de sa générosité ; mais dépêchons-nous plutôt d’aller aux remparts, de peur que les offrandes ne nous manquent pour l’autel dont les pluies du ciel ne peuvent éteindre le feu et dont aucune tempête ne peut abattre les colonnes de fumée. »
La partie de la ville vers laquelle se hâtaient maintenant nos braves Gizbarim, et qui portait le nom de son constructeur, le roi David, était considérée comme le district le mieux fortifié de Jérusalem, et se trouvait située sur la haute et escarpée colline de Zion. Là, une tranchée large, profonde, circulaire, taillée dans le roc même, était défendue par un mur d’une grande solidité, élevé sur son bord intérieur. Ce mur était décoré, par intervalles réguliers, de tours carrées de marbre blanc, la plus basse comptant soixante, et la plus haute cent vingt coudées de hauteur. Mais, dans le voisinage de la porte de Benjamin, le mur cessait de régner au bord du fossé ; en revanche, entre le niveau de la tranchée et la base du rempart montait perpendiculairement un rocher, haut de deux cent cinquante coudées, faisant partie de la montagne escarpée de Moriah. De sorte que, quand Siméon et ses collègues arrivèrent au sommet de la tour appelée Adoni-Bezek, la plus haute de toutes les tours qui formaient la ceinture de Jérusalem et qui était le lieu habituel des communications avec l’armée assiégeante, ils purent contempler, au-dessous d’eux, le camp de l’ennemi, d’une hauteur qui dépassait de beaucoup de pieds la pyramide de Chéops, et de quelques-uns le temple de Bélus.
« En vérité, — soupira le Pharisien, comme il regardait avec vertige dans le précipice, — les incirconcis sont comme les sables sur les rivages de la mer, comme les sauterelles dans le désert ! La vallée du Roi est devenue la vallée d’Adommin.
— Et encore, — ajouta Ben-Lévi, — tu ne peux pas me montrer un Philistin, non, pas un seul, depuis Aleph jusqu’à Tau, depuis le désert jusqu’aux fortifications, qui semble plus gros que la lettre Jod !
— Descendez le panier avec les sicles d’argent, — cria alors un soldat romain, d’une voix rude et enrouée qui semblait sortir de l’empire de Pluton ; — descendez le panier avec cette monnaie maudite dont le nom écorche la bouche d’un noble Romain ! Est-ce ainsi que vous témoignez votre gratitude à notre maître Pompée, qui, dans son indulgence, a bien voulu tendre l’oreille à vos importunités d’idolâtres ? Le dieu Phœbus, qui est un vrai dieu, est en route depuis une heure, et ne devriez-vous pas être sur les remparts au lever du soleil ? Ædépol ! pensez-vous que nous, les vainqueurs du monde, nous n’ayons rien de mieux à faire que de monter la garde à la porte de tous les chenils pour trafiquer avec les chiens de la terre ? Descendez le panier, vous dis-je, — et ayez soin que votre drogue soit de bonne couleur et de bon poids !
— El Elohim ! — s’écria le Pharisien, pendant que les rauques accents du centurion résonnaient le long des roches du précipice et venaient mourir contre le temple ; — El Elohim ! qui est le dieu Phœbus ? qui donc invoque ce blasphémateur ? Toi, Buzi-Ben-Lévi, qui es érudit dans les lois des Gentils et qui as séjourné parmi ceux qui se souillent avec les Téraphim, est-ce Nergal, dont parle l’idolâtre ? ou Ashimah ? ou Nibhaz ? ou Tartak ? ou Adramalech ? ou Anamalech ? ou Succoth-Bénith ? ou Dagon ? ou Bélial ? ou Baal-Périth ? ou Baal-Péor ? ou Baal-Zébub ?
— Non, en vérité, ce n’est rien de tout cela ; mais prends garde ; ne laisse pas glisser la corde trop rapidement entre tes doigts ; car l’osier pourrait s’accrocher à cette saillie du roc, là-bas, et tu éparpillerais déplorablement les saintes choses du sanctuaire. »
À l’aide d’un mécanisme assez grossièrement façonné, le panier pesamment chargé était enfin descendu au milieu de la foule ; et, de leur pinacle vertigineux, ils pouvaient voir les Romains se presser confusément autour ; mais la hauteur prodigieuse, unie au brouillard, les empêchait de saisir distinctement leurs opérations.
Une demi-heure s’était déjà écoulée.
« Nous serons en retard, — soupira le Pharisien, regardant impatiemment dans l’abîme à l’expiration de ce terme ; — nous serons en retard ! nous serons expulsés de notre emploi par les Katholim.
— Jamais plus, — repartit Abel-Phittim, — jamais plus nous ne nous régalerons de la graisse de la terre ; jamais plus nos barbes ne se parfumeront d’oliban ; jamais plus nos reins ne se ceindront du fin lin du Temple !
— Raca ! — jura Ben-Lévi, — Raca ! ont-ils l’intention de nous voler l’argent du marché ? ou, Saint Moïse ! osent-ils donc peser les sicles du Tabernacle ?
— Enfin ils ont donné le signal ! — cria le Pharisien, — ils ont donné le signal ! Tire, Abel-Phittim, et toi, Buzi-Ben-Lévi, tire aussi ! car, en vérité, les Philistins retiennent encore le panier, ou bien le Seigneur a persuadé à leurs cœurs d’y mettre un animal d’un bon poids ! »
Et les Gizbarim tiraient, et le fardeau se balançait lourdement et montait à travers la brume toujours croissante.
« Malédiction sur lui ! malédiction sur lui ! telle fut l’exclamation qui jaillit des lèvres de Ben-Lévi, quand au bout d’une heure un objet se dessina confusément à l’extrémité de la corde.
— Malédiction sur lui ! — Fi ! c’est un bélier qui vient des fourrés d’Engadi, et qui est aussi rugueux que la vallée de Jéhosaphat !
— C’est un premier-né du troupeau, — dit Abel-Phittim, — je le reconnais au bêlement de ses lèvres et à la courbure enfantine de ses membres. Ses yeux sont plus beaux que les joyaux du Pectoral, et sa chair est semblable au miel d’Hébron.
— C’est un veau engraissé dans les pâturages de Bashan, — dit le Pharisien ; — les païens se sont conduits admirablement avec nous ! Élevons nos voix en un psaume ! Rendons grâces avec la trompette et le psaltérion ! avec la harpe et le buccin ! avec le sistre et la saquebute ! »
Ce fut seulement quand le panier fut arrivé à quelques pieds des Gizbarim, qu’un sourd grognement trahit à leurs sens un cochon de proportions peu communes.
« Pour lors, El Emanu ! » s’écria le trio lentement et les yeux levés au ciel.
Et, comme ils lâchèrent prise, le porc, abandonné à lui-même, dégringola précipitamment au milieu des Philistins.
« El Emanu ! que Dieu soit avec nous ! C’est de la chair innommable ! »
- ↑ Il y a là un calembour indiqué par le mot bore, qui, souligné dans le texte anglais, sert à insinuer boar, un cochon. — C. B.