Un homme d’État américain - James G. Blaine et le Congrès des trois Amériques

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Un homme d’État américain - James G. Blaine et le Congrès des trois Amériques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 97 (p. 433-462).
UN
HOMME D’ÉTAT AMÉRICAIN

JAMES G. BLAINE ET LE CONGRÈS DES TROIS AMÉRIQUES

Peu connu, il y a un an à peine, en Europe, où son nom n’éveillait que le souvenir confus d’un politique habile autant que remuant, déjà célèbre aux États-Unis, où le parti républicain dépossédé, en 1884, du pouvoir qu’il détenait depuis vingt-quatre années l’estimait seul capable de relever sa fortune et de tenir tête à Cleveland, M. James G. Blaine, secrétaire d’état de la répupublique américaine, est aujourd’hui l’homme le plus en vue du Nouveau-Monde. Il est aussi l’un de ceux dont les conceptions audacieuses, à bon droit, inquiètent l’Europe. Le Bismarck américain, — ainsi l’appellent ses partisans, — reparaît sur la scène politique, et, du premier coup, ses hautes visées révèlent un homme d’état qui aspire, lui aussi, à faire grand.

Rien ne le faisait prévoir. Son court passage aux affaires avait laissé l’impression d’une personnalité autoritaire et absolue, hantée d’un rêve chimérique et vague. Son passé polhique, son political record, selon la phraséologie américaine, était celui de nombre d’autres moins favorisés de la fortune. Sur un point, toutefois, on le tenait pour supérieur. Nul ne l’égalait comme tacticien parlementaire et comme chef de parti ; nul mieux que lui n’excellait dans l’art de manier la presse, de recruter, discipliner et diriger les politicians.

La libre Amérique a créé la profession et le mot. Le politician : c’est-à-dire l’homme qui vit de la politique, en attend le pain quotidien, en espère une lucrative sinécure ; orateur de village ou de ville, membre de comités locaux, agent électoral dont le concours s’achète et se paie ; habile à faire valoir ses services, et en rendant ; actif, bruyant et remuant pendant la lutte ; après, solliciteur acharné. Par nuées, au lendemain de la victoire du parti qu’ils servent, ils s’abattent sur Washington, ayant pour tout bagage un sac de nuit à la main, d’où leur nom de carpet-baggers ; ils envahissent les hôtels, assiègent les abords de la Maison-Blanche et du Capitule, relançant sénateurs et représentans, âpres à la curée. Vingt fois éconduits, ils reviennent à la charge, infatigables, ne lâchant pied qu’avoir épuisé leurs dernières ressources ou obtenu, sinon la place qu’ils convoitent, à tout le moins un emploi quelconque. Monde interlope et louche, qui se recrute dans toutes les couches sociales : monde de déclassés avec lequel il faut compter et qu’il faut ménager, prêt à toutes les besognes rétribuées, ainsi qu’à toutes les trahisons ; instrumens indispensables et malpropres que l’homme politique doit apprendre de bonne heure à manier sans dégoût, à payer sans vergogne, à caser aux frais de l’état, et au dégradant contact duquel, si haut placé fût-il, il ne saurait se soustraire.

De là ce discrédit jeté sur la vie publique, cette insurmontable répugnance qu’inspirent à nombre de ceux que leurs aptitudes naturelles appelleraient à y jouer un rôle ces intrigues politiques dont on retrouve dans un roman curieux, qui eut son heure de célébrité, Democracy, le tableau fidèle et vivant. Silas P. Ratcliffe, le sénateur de l’Illinois, secrétaire d’état, y est le type achevé de ces ambitieux, parvenus au pouvoir, gardant jusque dans leur haute position la tare ineffaçable de leur douteuse origine et de leurs agissemens suspects. Qu’il y ait des exceptions ; que des hommes comme Daniel Webster, Everett, Marcy, Seward, Washburn et nombre d’autres aient su conserver un nom intact et respecté, ce n’est pas douteux ; que pour eux, comme pour M. James Blaine, leur supériorité les ait désignés aux suffrages de leurs concitoyens, nul n’y saurait contredire ; mais à eux, comme à lui, force a été de tenir compte de cet élément indispensable du succès. Chaque année, cette lèpre démocratique s’étend et s’accroît, gangrenant sourdement les libres institutions dont l’Amérique est fière. Devant le danger grandissant, les yeux se sont ouverts ; devant l’invasion des fonctions publiques par les politicians, devant cette curée des places qui, tous les quatre ans, bouleverse de fond en comble l’administration, on s’est ému ; et chacun de suggérer un remède, de proposer des mesures, de demander la suppression de la maxime odieuse proclamée en 1829 par la démocratie triomphante : les dépouilles aux vainqueurs, spoils to the victors ; Remède efficace, dont le parti vaincu réclame invariablement l’application et dont le parti au pouvoir ajourne, non moins invariablement, l’exécution au lendemain de sa défaite. L’excès du mal triomphera-t-il enfin de ces hésitations intéressées ? On en peut douter encore. En présence des périls qu’il fait courir à la grande république, on ne saurait que déplorer de voir les mœurs politiques favoriser le recrutement d’une armée de parasites montant la garde aux avenues du pouvoir, n’en ouvrant les portes qu’à ceux résignés à payer grassement son concours.


I

James G. Blaine naquit, en 1830, dans le comté de Washington, état de Pensylvanie. Élevé au collège local, il y brilla d’un certain éclat, en sortit avec honneur, émigra dans le Maine et débuta dans le journalisme comme collaborateur du Kennedec Journal, puis du Portland Advertiser. La politique l’attirait, et, dès 1862, il entrait à la chambre des représentans. Réélu six fois de suite, il y siégea jusqu’en 1867. Au début de la guerre de sécession, il prit nettement position dans les rangs du parti républicain, qui l’en récompensa en le nommant, en 1869, président du congrès. Élu sénateur du Maine en 1877, il intervint activement dans la lutte présidentielle de 1880 et contribua efficacement à l’élection de James A. Garfield, vigoureusement combattu par Winfield S. Hancock, candidat du parti démocratique, qui ne fut battu que par une majorité de 7,000 voix sur un total de 9 millions. Habilement travaillé par Blaine, l’état du Maine, dont le vote semblait douteux, se déclara pour Garfield, par une majorité de 8,868, et décida du succès. Dans cette campagne difficile, M. Blaine se révéla comme un tacticien consommé, et le nouveau président, reconnaissant de ses services, l’appela au pouvoir le 5 mars 1881, en qualité de secrétaire d’état. Il touchait au but de son ambition, mais, en septembre de la même année, James A. Garfield mourait assassiné par un solliciteur désappointé. Le vice-président Arthur lui succédait, et F. -T. Frelinghuysen remplaçait Blaine, dont les fonctions avaient duré dix mois à peine.

En 1884, le parti démocratique, battu à une faible majorité en 1880, rentrait en lice et portait comme candidat à la présidence Grover Clevoland. De son côté, le parti républicain faisait choix de M. Blaine pour le représenter. Contre son gré l’union s’était faite sur son nom. Les circonstances n’étaient pas favorables ; fidèle à la discipline, il n’en accepta pas moins le poste de combat que son parti lui assignait, et il mena la campagne avec son incomparable habileté, ainsi que l’attesta le résultat du scrutin. Grover Cleveland fut élu, mais par 4,911,017 voix seulement ; James G. Blaine en avait 4,848,334, et le Maine, fidèle à sa fortune, lui donnait une majorité de 20,000. S’il avait échoué, c’était de peu ; l’honneur était sauf, et le parti républicain pouvait espérer reconquérir, en 1888, le pouvoir qui lui échappait après vingt-quatre années de possession.

M. Blaine s’y employa de son mieux, et l’administration de Cleveland n’eut pas d’adversaire plus infatigable. Autant il s’était montré redoutable sur le terrain électoral, autant il se révéla délié, plein de ressources sur le terrain politique. Cette campagne de quatre années, menée avec une rare habileté, est un chef-d’œuvre de tactique parlementaire, de combinaisons savantes. Nul mieux que lui ne connut l’art d’éviter les engagemens douteux, de souligner les fautes de ses adversaires, de manier la presse et l’opposition, de les faire donner avec ensemble et peser simultanément sur l’opinion publique ; mais où il se montra encore supérieur à lui-même, ce fut pendant la dernière élection présidentielle de 1888. S’il avait porté au parti démocratique plus d’un coup dangereux, il n’avait pu ébranler chez les masses leur confiance dans les bonnes intentions et la sagesse du président sortant. Grover Cleveland était populaire, et sa popularité rejaillissait sur son parti, qui, unanimement, le présentait de nouveau aux suffrages des électeurs. La grâce et la beauté de mistress Cleveland rehaussaient encore le prestige de son époux. Cette jeune et charmante femme, par tous respectée et de la part de tous l’objet d’un culte chevaleresque, donnait, par la distinction de ses manières, son élégance et sa courtoise affabilité, un éclat inusité aux réceptions de la Maison-Blanche. C’était de part et d’autre un mariage d’inclination, et les Américains étaient fiers de montrer aux étrangers, dans leur cour républicaine, un couple étroitement uni, et, aux côtés d’un chef d’état honoré, the first lady of the land, dont, partout ailleurs, la présence eût provoqué un murmure d’admiration.

La campagne présidentielle s’annonçait favorable pour Cleveland. Un premier incident faillit la compromettre ; mais, s’il était de nature à lui aliéner les voix des capitalistes et des grands manufacturiers, en revanche, il lui assurait celles des classes moyennes et des ouvriers. Dans son message du 6 décembre 1887 au congrès, le président signalait à l’attention des représentans du peuple la situation du trésor, les excédens de recettes chaque année grossis-sans, l’affluence de l’or dans les caisses publiques. Pour parer à ce danger, il n’y avait, disait-il, que deux moyens : accroître les dépenses en entreprenant de grands travaux publics, ou réduire les recettes en dégrevant les contribuables, et résolument, il recommandait cette dernière solution comme la plus conforme aux traditions démocratiques, dédaigneux de l’influence que lui eussent donnée, à lui président rééligible, des centaines de millions à dépenser, des places à distribuer, des sinécures à créer. En honnête homme qu’il était, il mettait ses compatriotes en garde contre ces moyens d’action laissés aux mains du pouvoir exécutif, et concluait en proposant un abaissement des tarifs douaniers. A cela capitalistes et fabricans se refusaient. Ces droits protecteurs les enrichissaient, et le parti républicain en préconisait le maintien, ralliant à lui ceux qu’inquiétaient les tendances libérales de Grover Cleveland. Mais ce n’était là qu’un déplacement de voix, en somme plutôt favorable aux démocrates.

L’opposition menait grand bruit autour de ce message, encore que Blaine, qui lui donnait le mot d’ordre, n’attendit pas grand résultat de ces attaques. Tout au plus étaient-elles utiles à entretenir l’agitation, à masquer le désarroi qui régnait dans les rangs des républicains et l’évolution que préparait leur chef. Aussi, grande fut l’émotion de son parti et la surprise des démocrates quand on apprit que James Blaine déclinait la candidature à la présidence et refusait de se laisser porter contre Cleveland. Et cependant, sa lutte avec Cleveland en 1884, lutte dans laquelle il n’avait succombé qu’avec un faible écart de voix, son autorité incontestée, son prestige, faisaient de lui le candidat désigné, le seul homme capable, semblait-il, de conduire les républicains à l’assaut. Aux offres faites il répondait par un refus ; aux sollicitations, aux reproches des siens, il se dérobait en partant pour l’Europe.

Cette attitude inexplicable qui déconcertait son parti, ce départ inattendu qui ressemblait à une défection devant l’ennemi, était, de sa part, le résultat d’un plan longuement mûri. M. J. Blaine estimait possible, probable même le succès des républicains ; mais, en ce qui le concernait, il ne croyait pas au succès de sa propre candidature. Il connaissait trop l’ombrageuse susceptibilité de la démocratie américaine, et, dans son camp même, les intrigues de rivaux impatiens de sa popularité, désireux de secouer un joug que sa nature autoritaire leur faisait lourdement sentir. Il savait qu’à l’exception de Washington, Andrew Jackson, Grant, que leurs services militaires signalaient à l’attention publique, presque aucun des présidens qui s’étaient succédé à la Maison-Blanche n’avait été choisi parmi les hommes d’état éminens de la République, parmi les chefs reconnus des partis qui se disputaient la prépondérance L’un des plus grands, Daniel Webster, l’un des plus habiles, S. A. Douglas, y avaient échoué. Henry Clay, Calhoun, Everett, Marcy, Seward, s’étaient contentés du second rang, et ce second rang, celui de secrétaire d’état, tentait, son ambition. S’il se dérobait pour la présidence, il se réservait pour le pouvoir, plus soucieux d’agir, que de paraître. Il estimait qu’un homme nouveau, moins que lui prêterait le flanc aux attaques, mieux que lui agréerait aux électeurs ; qu’il avait joué depuis quatre ans un rôle trop considérable, éveillé trop de haines, pour rallier la majorité de suffrages-qui, soupçonneux, et méfians, se porteraient plus volontiers sur un homme moins en vue.

C’est à découvrir cet homme nouveau, réunissant les conditions requises, redevable à son apparente abnégation du rang suprême, prêt à le reconnaître en l’appelant au poste qu’il ambitionnait, que tendaient tous ses efforts. Les délégués républicains convoqués à Chicago pour rédiger leur programme électoral, la platform du parti, et désigner les candidats à la présidence et à la vice-présidence, devaient se réunir en juillet 1888. Blaine était l’homme de leur choix. Son refus, son départ subit, laissaient le champ libre à des compétitions personnelles, à des scissions dangereuses. À défaut de Blaine, qu’un bon nombre de délégués s’obstinaient à nommer, espérant triompher ainsi de sa résistance, on mettait en avant les noms de Sherman, d’Alger, d’Allison, de Gresham, de Mac-Kinley, d’Harrison ; on flottait au hasard, attendant un incident, une rétractation possible, un mot d’ordre qui ne venait pas. De l’Italie, où il voyageait, disait-il, pour son plaisir et pour son repos, Blaine suivait avec attention les évolutions de l’opinion, résolu à intervenir au moment décisif, mais hésitant encore à se prononcer. Après lui, Sherman était l’homme le plus considérable du parti. Ses grands services militaires pendant la guerre de sécession étaient encore vivans dans toutes les mémoires. Ses vétérans rappelaient avec orgueil comment, après la victoire d’Atlanta, coupé de sa base d’opérations, acculé aux résolutions suprêmes, il n’avait pas hésité ; à leur tête, à se jeter dans la trouée ouverte par lui au travers des états confédérés, et qui derrière lui se refermait. Disparaissant, comme englouti, dans le remous sanglant de vingt combats, tenu pour perdu, lui et l’armée de l’ouest, on l’avait vu, un mois plus tard, reparaître victorieux sous les murs de Savannah, prendre à revers la dernière armée du sud et la contraindre à mettre bas les armes. Un tel homme était digne de représenter un grand parti, et l’éclat de son nom pouvait déterminer chez les masses un mouvement décisif en faveur des républicains.

Mais un tel homme ne saurait, être un instrument maniable même entre les mains d’un politique habile, et les grands projets caressés par M. Blaine s’accommodaient mal d’une présidence militaire. Gresham, populaire dans le parti, avait contre lui l’implacable hostilité de Jay Gould, le grand capitaliste, et de ses adhérens, bien décidés à faire échouer sa candidature, dût-il leur en coûter des millions. Et ce n’était pas une vaine menace ; d’entrée de jeu ils en souscrivaient cinq pour ouvrir la campagne contre lui[1]. Allison et Mc Kinley avaient peu de chances, Alger lui agréait peu ; Harrison apparaissait comme l’homme providentiel.

Né à North-Bend, dans l’état de l’Ohio, le 20 août 1833, il avait alors cinquante-cinq ans. Colonel des volontaires de l’Indiana, puis brigadier-général pendant la guerre de sécession, petit-fils de William Henry Harrison, neuvième président des États-Unis, il traçait haut sa généalogie qui le faisait descendre d’une vieille famille anglaise inféodée au parti de Cromwell, émigrée en Virginie, et dont l’un des représentans, Benjamin Harrison, père de celui qui fut président, avait signé la déclaration d’indépendance. Son nom était illustre, associé aux grands événemens de la république. L’homme le portait dignement, froid d’allures, taciturne et concentré, de vie irréprochable, presbytérien sincère. À travers plusieurs générations les traits caractéristiques de l’ancêtre, soldat du protecteur, persistaient : les convictions arrêtées et les idées étroites, la raideur du puritain, l’obstination du sectaire qui tient plus compte, en politique, des principes que des faits. Il représentait son parti en ce que ce parti avait de plus autoritaire et de plus absolu : le maintien, à tout prix, sans concession, du régime commercial et financier auquel les États-Unis étaient redevables du relèvement de leurs finances et de leur prospérité industrielle. En lui s’incarnait nettement la politique protectionniste opposée à celle de l’abaissement des droits que préconisait le parti démocratique ; sur lui s’émoussaient les attaques que les démocrates dirigeaient contre l’alliance des républicains et des grands capitalistes, dont ils signalaient aux masses ouvrières l’influence croissante, dénonçant leur dangereuse intrusion dans la lutte électorale.

On ne la pouvait nier, et elle devait être décisive. Outre Jay Gould et son groupe, les plus puissans financiers des États-Unis se ralliaient au parti républicain, lui apportant l’appui de leurs millions. Ils avaient foi en Blaine, connaissaient et approuvaient ses plans et le tenaient pour le représentant et le défenseur de leurs intérêts. Leurs opinions étaient les convictions de Benjamin Harrison, que son honorabilité bien connue, sa vie de famille simple et modeste à Indianopolis, capitale de l’Indiana, entre Mrs Harrison, Mrs Mac Kee, sa fille, et sa belle-fille, Mrs Russel Harrison, mettaient à l’abri des commentaires fâcheux et des insinuations malveillantes que provoquait le concours avoué des rois de la finance.

Exactement renseigné par ses affidés sur les fluctuations de l’opinion, assuré qu’à la dernière heure ses avis prévaudraient et décideraient du choix de la convention, James G. Blaine tardait cependant à se prononcer. Un incident peu connu l’arrêtait. Il craignait, en portant M. Harrison à la présidence, de voir avorter ses combinaisons ; il redoutait qu’une rancune féminine ne lui barrât la route du pouvoir.

Cet incident remontait à plusieurs années ; cette rancune datait de 1881. M. Harrison venait alors d’être élu sénateur de l’Indiana en remplacement du juge Mac Donald ; Mrs Harrison faisait son entrée dans le monde officiel de Washington. À l’occasion d’une réception donnée à la Maison-Blanche par M. Garfield, président des États-Unis, Mrs Garfield avait prié Mrs Blaine, dont le mari était secrétaire d’état, de vouloir bien l’aider à faire les honneurs de ses salons. Elle avait cru, sur l’indication du président désireux de se concilier le nouvel élu, devoir étendre la même invitation à Mrs Harrison. À l’heure indiquée, Mrs Harrison se rendit à la Maison-Blanche. On l’introduisit dans un salon particulier où elle se trouva seule avec Mrs Blaine. Embarrassée de son rôle, ignorante des usages et de l’étiquette de Washington, elle pria Mrs Blaine de bien vouloir la mettre au courant, ajoutant, sur un geste de surprise de cette dernière : — Je suis Mrs Harrison ; mon mari vient d’être nommé sénateur de l’Indiana. Vous le connaissez, je crois, tout au moins de nom ?

— Pas que je sache, répliqua dédaigneusement Mrs Blaine, irritée de ce que Mrs Garfield lui adjoignait une femme dont le mari n’était pas membre du cabinet ; il passe ici tant de gens nouveaux qu’on ne saurait se les rappeler tous.

Mrs Harrison n’oublia pas cette impertinence, et, pendant son séjour à Washington elle évita tout rapport avec Mrs Blaine. Si trivial que fût l’incident, il n’en créait pas moins une difficulté éventuelle que des amis communs s’entremirent à écarter. Est-il vrai, comme on l’affirme, que des engagemens écrits furent alors pris par M. Harrison, vis-à-vis de M. Blaine, ou, ce qui est plus vraisemblable, étant donnés le caractère et la situation de ces deux hommes, que M. Blaine s’en fiât à sa haute situation et à la reconnaissance de M. Harrison, et qu’au lendemain de l’élection en convention ce dernier ait spontanément écrit à M. Blaine pour le remercier de son concours, l’engagera revenir diriger la campagne présidentielle et lui donner à entendre qu’il lui réserverait, en cas de succès, la place de secrétaire d’état ? Cette dernière version est la seule qu’admettent les partisans de M. Blaine et que n’aient pas contredite les amis de M. Harrison.

Quoi qu’il en soit, la convention républicaine se réunit à Chicago et, dès le début, les voix se répartirent entre MM. Blaine, Sherman, Alger, Gresham, Harrison et Mac-Kinley. Cinq votes successifs laissèrent intacte cette situation en apparence inextricable et que M. Blaine, revenu en Angleterre pour être plus à portée des événemens, et tenu au courant par les dépêches télégraphiques, se plaisait à prolonger pour mieux faire sentir le poids de son influence et montrer que, tout absent qu’il fût et nonobstant son désistement, son nom ralliait une phalange compacte d’adhérens résolus. Seuls au courant de ses intentions, MM. Boutelle et Manley, délégués du Maine, préparaient les voies attendant le mot décisif. Il vint sous la forme d’une double dépêche datée d’Édimbourg le 25 juin, qui fut lue par eux à la convention au moment où, pour la sixième fois, on allait procéder au vote. La première confirmait son refus de se laisser porter ; la seconde était ainsi conçue : « J’invite instamment mes amis à respecter ma décision et à s’abstenir de voter pour moi. Prière de communiquer immédiatement ces dépêches à la convention. » L’évolution s’accomplit ; les partisans de Blaine votèrent en masse pour Harrison, entraînant avec eux la majorité, et le sixième scrutin donna le résultat suivant :


Harrison 544 voix
Sherman 118 —
Alger 100 —
Gresham 59 —

Conformément à l’usage, le gouverneur de l’Ohio, président de la délégation, dont le vote pour Sherman n’avait pas varié, proposa de déclarer Harrison candidat du parti républicain à l’unanimité, ce qui, conformément aussi aux traditions, fut acclamé par les partisans des candidats vaincus. M. Morton, le banquier cinquante fois millionnaire de New-York, ancien ministre des États-Unis en France, fut désigné pour la vice-présidence.

Rien ne retenait plus M. Blaine en Europe. Il se hâta de revenir prendre en main la direction de la campagne présidentielle. Une ovation l’attendait à son retour, et ce fut salué par les acclamations enthousiastes des républicains qu’il débarqua à New-York. Ils faisaient fond sur son habileté pour enrayer les progrès du parti démocratique, qui, mettant à profit le retard de ses adversaires à entrer en ligne, n’avait rien négligé pour se concilier les masses ouvrières, effrayées par la cherté croissante de la vie matérielle, d’instinct hostiles aux capitalistes et aux manufacturiers qu’enrichissaient les tarifs prohibitifs auxquels, non sans raison, elles attribuaient leurs souffrances. On ne doutait plus du succès de Cleveland, et, critérium infaillible, semblait-il, les paris étaient à deux contre un en sa faveur. C’est alors que Blaine entrait en lice, et se révélait l’adversaire redoutable et le tacticien consommé qu’il sut être jusqu’au vote définitif.

Pendant la période électorale, toutes les armes semblent bonnes, toutes les insinuations permises, et, si les chefs s’abstiennent de certaines personnalités par trop odieuses, on n’en saurait dire autant des politiciens sans scrupules qui gravitent autour d’eux. À défaut d’autres argumens, on ne se faisait pas faute de rééditer contre M. Cleveland les accusations à l’aide desquelles on avait combattu sa candidature en 1884. On rappelait, qu’à l’époque où il était shérif de l’Erié il avait dû, en cette qualité, exécuter de ses propres mains deux malfaiteurs, Gaffney et Morissey, condamnés à être pendus. On ne s’en tenait pas à ce fait, exact d’ailleurs ; on s’efforçait de le diffamer dans sa vie privée, de se faire une arme contre lui de l’universelle sympathie qu’inspirait Mrs Cleveland. On l’accusait de la maltraiter ; s’autorisant d’une absence de sa belle-mère ; on affirmait qu’indignée de sa conduite brutale, elle avait quitté Washington pour l’Europe et se refusait à rentrer à la Maison-Blanche ; vainement elle s’empressait de revenir pour protester par sa présence et ses communications aux journaux contre cette inepte accusation.

Dans de pareilles manœuvres, M. James Blaine n’avait rien à voir. Il les écartait avec dégoût. Adversaire politique, il entendait se maintenir sur le terrain de la politique, porter d’autres coups et mettre à profit les fautes de ses adversaires. Il attendait, prêt à saisir une occasion ; elle ne tarda pas à s’offrir. Le 13 septembre 1888, se produisit un incident, insignifiant en apparence, dont on s’occupa peu le jour même et le lendemain, perdu qu’il était dans la poussière de la lutte, mais dont James Blaine comprit tout le parti que l’on pouvait tirer : il y vit le moyen de détacher de Cleveland le vote irlandais, nombreux et compact, et de l’amener au camp républicain. L’histoire est en droit de s’étonner de l’importance qu’un tacticien habile sut donner à l’incident Sackville.

Sir Lionel Sackville-West, ministre d’Angleterre à Washington, recevait, le 12 septembre 1888, une lettre d’un électeur de Pomona (Californie), dans laquelle celui-ci lui demandait auquel des deux candidats en présence il devait donner sa voix, par-dessus tout soucieux, ajoutait-il, de voter pour celui dont l’élection serait le mieux de nature à rétablir, entre l’Angleterre et les États-Unis les bons rapports compromis par la question des pêcheries. Était-ce un piège tendu à M. Sackville, ou tout simplement la préoccupation assez naturelle d’un Anglais naturalisé citoyen américain, désireux, de s’éclairer sur un point qui lui tenait à cœur ?

Quoi qu’il en soit, M. Sackville répondit par une lettre particulière dans laquelle il exprimait l’opinion, fort sensée d’ailleurs, que les accusations virulentes dirigées par les républicains, aussi bien que par les démocrates, contre l’Angleterre, se ressentaient de la fièvre électorale ; que, de part et d’autre, on se disputait le vote irlandais, mais que, la lutte terminée, cette agitation factice tomberait et que l’on reviendrait à des appréciations plus calmes. Il ajoutait que l’élection de M. Cleveland, président en exercice, partant plus au courant de la question, lui paraissait mieux de nature à ramener, à bref délai, entre les deux pays, une bonne entente désirable, que celle de M. Harrison, tenu de donner, au cas où il serait nommé, satisfaction immédiate à ses adhérens.

Reproduite par toute la presse républicaine, habilement commentée par des polémistes de premier ordre, cette lettre fut bientôt représentée comme une tentative de pression exercée par le ministre d’Angleterre sur les électeurs indépendans de l’Union. Le président Cleveland, pour assurer sa réélection, ne reculait pas, disait-on, à faire intervenir dans la lutte le représentant officiel d’une puissance avec laquelle les États-Unis étaient, en ce moment même, en conflit. Sur ce thème, qui s’y prêtait, on exécuta des variations sans fin, et, en peu de jours, l’incident Sackville prit des proportions telles que force fut au président et à son cabinet, pour donner satisfaction à l’opinion publique surexcitée, d’en référer à Londres et de demander à lord Salisbury le rappel de son envoyé. Ce rappel tardant trop au gré de l’impatience nationale et des sommations impérieuses du parti républicain, le ministre fut invité à quitter Washington et à se rendre à Londres.

Ces concessions ne désarmèrent pas des adversaires qui, au fond, n’attachaient qu’une fort médiocre importance à une lettre particulière adressée par sir Lionel Sackville à un électeur indécis, mais qui en attachaient une très grande, à enlever à M. Cleveland l’appoint du vote irlandais. « Il est trop tard, » déclara M. Blaine, lorsqu’il apprit que M. Bayard avait envoyé ses passeports au représentant de l’Angleterre. Il était trop tard, en effet ; le vote irlandais échappait à Cleveland et passait au parti républicain.

Cette première trouée faite, les attaques se succédèrent, répétées, incessantes, propagées par une presse hostile manœuvrée avec un remarquable savoir-faire. Laissant de côté les personnalités contre le président Cleveland, elle prenait à partie les membres de son cabinet, signalant l’insuffisance de M. Bayard, le secrétaire d’état, dont elle accusait, avec un singulier à-propos, la politique incertaine et toute d’à-coups de ne déguiser, sous la violence des formes, qu’impuissance et faiblesse ; dénonçant l’insouciance de M. Lamar, secrétaire de l’intérieur, vis-à-vis des accapareurs de terres publiques ; menant une campagne vigoureuse contre M. Garland, l’attorney général, à tort ou à raison soupçonné de s’enrichir au pouvoir et de prêter la main à des spéculations douteuses. Elle ne tenait pas le président pour complice, mais elle le tenait pour coupable de s’entourer d’hommes incompétens ou décriés.

La presse démocratique ripostait avec vigueur ; multipliant ses accusations contre les financiers, amis de Blaine, adhérens d’Harrison ; contre l’intervention des gros capitaux dans l’élection ; s’efforçant de recruter dans la puissante association des Chevaliers du travail de nouvelles voix pour combler les vides faits dans ses rangs, y réussissant en partie. Jusqu’au jour du vote le résultat resta indécis. Enfin, le 4 novembre 1888, on procédait au scrutin. Harrison l’emportait sur Cleveland ; le parti démocratique, dépossédé du pouvoir, cédait, une fois de plus, la place à ses adversaires, et, le 5 mars 1889, M. James G. Blaine entrait aux affaires en qualité de secrétaire d’état.


II

Il y apportait une ambition longtemps comprimée, une volonté tenace et sûre d’elle-même, une expérience consommée des hommes et des mobiles qui les font agir, une rare entente de la politique et des rouages parlementaires. Il y apportait aussi son intrépide confiance en lui-même et ses grandes visées d’avenir.

A certains momens de leur existence nationale, les peuples jeunes, vigoureux et prospères, sentent confusément s’agiter en eux l’instinct de leurs hautes destinées. Sur eux, comme sur l’adolescent, passe, ainsi qu’un souille invisible, « l’orgueil de la vie ; » dans leurs veines circule un sang chaud, généreux et puissant. Ils croient tout possible, n’ayant encore tenté que ce qui était possible ; ils croient leurs forces illimitées, une douloureuse expérience ne leur en ayant pas encore révélé les limites. La grande république en est à ce moment de son histoire. Elle est sortie victorieuse de la double épreuve de la guerre étrangère et de la guerre civile ; elle a conquis sur l’Angleterre son indépendance, sur elle-même son unité nationale. Plutôt que de se résigner à l’existence végétative d’une fédération d’états, elle n’a pas hésité à sacrifier un million d’hommes et des milliards pour cimenter l’Union américaine. Aujourd’hui, en pleine possession d’elle-même, consciente de ses forces, de son nombre et de ses richesses, elle attend l’heure qui doit sonner et l’homme en qui s’incarnera le rêve qui la hante.

Rêve jusqu’ici flottant et indécis ; rêve sans contours arrêtés, sans corps tangible, que James G. Blaine a fait sien, auquel il a insufflé la vie en le précisant et le formulant. Avec une rare habileté il a su lui donner la consécration du temps, le rattacher au passé, l’entourer d’une patriotique auréole. À le poursuivre, à le réaliser, la république ne fait, semble-t-il, que suivre la voie tracée par ses ancêtres, que réaliser sa manifest destiny, sa mission providentielle, entrevue par James Monroë et proclamée par lui dans un message célèbre.

« L’Amérique aux Américains, » avait-il dit on J823. Phrase sonore et vague qui vibrait encore dans toutes les mémoires, mot d’ordre de l’avenir, dont l’écho se répercutait à travers le temps, outrepassant la pensée qui l’avait dicté et qui n’allait pas alors au-delà de la reconnaissance d’un fait accompli : l’indépendance des républiques espagnoles. Encouragé par l’Angleterre, poussé par lord Castlereagh, qui voyait avec déplaisir la sainte alliance entreprendre de restituer à l’Espagne quelques-unes de ses colonies du Nouveau-Monde pour prix de son concours dans la lutte gigantesque contre l’empereur Napoléon, Monroë protestait contre toute velléité d’intervention de l’Europe sur le continent américain.

« L’Amérique aux Américains, » répètent à plus d’un demi-siècle d’intervalle M. Blaine et le parti républicain : c’est-à-dire la fédération des trois Amériques groupées sous l’égide des États-Unis, ralliées autour de l’état le plus populeux, le plus riche et le plus puissant de cette ligue amphictyonique de 150 millions d’habitans détenteurs de 41 millions de kilomètres carrés, du plus fertile des continens : c’est-à-dire ce continent fermé aux produits européens, ouvert aux produits des manufactures de la grande république monopolisant à son profit un marché chaque année plus important, décuplant, avec son outillage, sa production industrielle, s’enrichissant sans efforts, absorbant l’or et l’argent du Mexique et du Pérou, de la Bolivie et de Costa-Rica, de l’Equateur et du Venezuela, fabriquant pour tous, vendant à tous.

Puis, comme corollaire : l’Angleterre à demi ruinée et l’Europe appauvrie, hors d’état de lutter contre des tarifs exorbitans ; les États-Unis occupant, sans conteste, le premier rang parmi les nations commerciales ; New-York devenant le premier port du monde, le marché financier de l’Amérique entière ; le Nouveau-Monde affranchi de l’ancien, attirant à lui par l’appât des salaires élevés, des terres vacantes, des institutions libres, un irrésistible courant d’émigration ; le cours des siècles anticipé, l’axe du monde déplacé par une évolution brusque, transféré d’un continent dans l’autre.

Depuis longtemps. James G. Blaine caressait ce rêve ; à sa réalisation il avait consacré tous ses efforts, voué sa vie politique. « Un moment il s’était cru sur le point de réussir, quand, en 1881, Garfield, élu président, l’avait appelé au poste de secrétaire d’état. Il touchait au but. Désireux de ne révéler que peu à peu le plan qu’il avait conçu, d’éviter de donner l’éveil à l’Europe et de soulever d’intempestives controverses, il soumit à la signature du président un projet de congrès de la paix ayant en vue de prévenir les guerres sur le continent américain au moyen de l’arbitrage. Ce congrès pacifique n’était pour alarmer aucun intérêt ; on le convoqua à se réunir le 15 mai 1882 à Washington. La mort tragique du président Garfield, en septembre 1881, mit à néant les espérances de M. Blaine. Son successeur, M. Frelinghuysen, ordonna le retrait des invitations déjà lancées, et le projet fut abandonné.

Si imprévu que fût alors le coup qui le frappait, James Blaine n’avait pas perdu courage, et si, depuis, on l’a vu disputer la présidence à Cleveland, battu, y renoncer pour son propre compte et y pousser M. Harrison, ambitionner le second rang et ressaisir le pouvoir, c’est qu’à tout prix il entendait mener à bien son œuvre, réaliser sa gigantesque conception. L’heure était venue : le trésor regorgeait de numéraire, les docks de marchandises, les entrepôts de blé. L’homme apparaissait : i ralliés autour de Blaine, dont le succès devait ajouter des millions à leurs millions, les plus puissans capitalistes des États-Unis l’encourageaient à oser. Depuis dix ans, il mûrissait ses plans ; il avait quatre années pour agir. C’était suffisant ; mais, fallût-il davantage, on aviserait, et de fait on avisait déjà.

Dès le lendemain de la nomination de M. Harrison, le public non initié à ce qui se préparait vit avec surprise la presse républicaine ouvrir, avec un remarquable ensemble, une campagne inattendue, énumérant les pertes énormes que faisaient subir au pays des élections présidentielles se renouvelant tous les quatre ans. Ces pertes, on les chiffrait, et les hommes les plus compétens les évaluaient à deux milliards et demi. C’était, affirmaient-ils, ce qu’avait coûté aux États-Unis la dernière lutte électorale ; les journaux démocratiques ne contestaient pas ce total énorme, les plus autorisés l’acceptaient[2]. Les money kings, les rois de l’argent : MM. Jay Gould et Chauncey, M. Depew ; Ch. M. Smith, président de la chambre de commerce, et Sydney Dillon, H. Degraaf et George William ; les banquiers, les grands propriétaires : Henry Hoguet, William Sturgess, B. Fairchild, William Myers ; les rois des chemins de fer : Samuel Sloan, Russell Sage, tous confirmaient cette assertion, tous demandaient que les pouvoirs présidentiels fussent prolongés de quatre à sept années. Les argumens ne manquaient pas pour soutenir cette thèse, à tout prendre fort soutenable, et qui n’avait contre elle que de surgir inopinément, au lendemain et non à la veille d’une lutte chaudement disputée. Si l’intérêt de parti était trop manifeste, les raisons alléguées étaient trop sérieuses pour qu’on les écartât sans discussion.

On ne pouvait nier, en effet, les conditions instables d’un pouvoir exécutif limité, nominalement, à quatre années d’exercice, en réalité réduit à deux : la première employée à répartir entre les vainqueurs les dépouilles des vaincus, la dernière ouvrant une période électorale dans laquelle l’administration détournée de sa tâche véritable, indifférente aux intérêts généraux, menacée dans sa propre existence, mettait au service de ceux dont elle dépendait l’influence et l’autorité des fonctions publiques. Transformés en courtiers électoraux, combattant pour leurs places, tous, à tous les degrés, n’avaient plus d’autre préoccupation que de maintenir la suprématie de leur parti, d’écarter leurs adversaires, de peser sur les électeurs.

On ne pouvait nier non plus l’impérieuse nécessité de licencier, autant que faire se pourrait, l’armée grossissante des politiciens de profession, ces nuées de solliciteurs qui encombraient Washington et les avenues du pouvoir, gent famélique, prête à tout, même au meurtre, ainsi que l’avait prouvé l’assassinat de Garfield. Puis, enfin, la vie commerciale du pays entravée, paralysée pendant des mois, les transactions suspendues, l’attention publique absorbée par des luttes intestines, la presse déchaînée, les passions surexcitées, le cynique étalage de ; la vénalité des votes et de la puissance de l’argent inquiétaient les plus indifférens, alarmaient, les meilleurs citoyens. Aussi, l’opinion publique fit-elle à cette suggestion, dans laquelle, en toute autre circonstance, elle n’eût vu qu’une manœuvre grossière, un accueil encourageant. Satisfaite du résultat acquis, de la sympathie surprise, laissant au temps le soin de fortifier les convictions et se réservant de reprendre cette thèse au moment opportun, la presse républicaine s’en tint là, n’entendant pas pousser plus loin ses avantages, ni la polémique soulevée. Le jalon était posé, et bien posé ; si besoin, on y reviendrait.

Maître du pouvoir, M. Blaine se mit résolument à l’œuvre. Il reprit, sans plus tarder, les choses au point où elles étaient en 1881. Il n’avait pu alors qu’esquisser ses plans, mettre en relief le côté humanitaire et général de ses combinaisons. Exploitant habilement la guerre du Chili contre le Pérou et la Bolivie, il y avait rattaché sa première proposition : réunir un congrès des républiques américaines pour « aviser aux moyens de régler tout conflit entre elles par la voie de l’arbitrage. » S’appuyant, non moins habilement, en 1888, sur l’impulsion donnée par un tarif protecteur à l’industrie manufacturière des États-Unis, sur la production excessive qui en résultait et sur l’encombrement des produits fabriqués, il y rattachait sa seconde proposition : « accroître les relations commerciales avec tous les pays américains, de façon à créer des débouchés nouveaux pour le commerce d’exportation des États-Unis. »

Cette double formule conciliait tous les suffrages, elle ne contenait rien d’exclusif, rien qui put donner ombrage aux républiques américaines, rien qui pût éveiller les inquiétudes de l’Europe. Le droit des États-Unis à chercher sur leur propre continent des débouchés à leurs produits n’était pas contestable ; le haut prix de leur main-d’œuvre rendait leur concurrence peu dangereuse. Pour mettre plus en relief le côté utilitaire et humanitaire de ses projets, M. Blaine proposait de profiter de la réunion de ce congrès pour convoquer à Washington les délégués de l’Europe en congrès maritime chargé d’étudier les mesures à prendre en vue d’établir des règles de route et des signaux en mer, de prévenir les abordages, de sauvegarder et protéger la vie et les biens des voyageurs. Le premier de ces congrès, sous le nom de « Congrès des États américains, » ne concernait et ne comprenait que les États des trois Amériques ; il était convoqué pour le 4 octobre 1889. Le second, le « Congrès international maritime, » devait se réunir le 16 du même mois, et des invitations à s’y faire représenter étaient adressées à toutes les nations maritimes.

Ainsi présentée, l’œuvre était vaste, mais l’homme était à la hauteur de l’œuvre. De ces deux congrès, le premier lui tenait surtout à cœur. Fertile en ressources et en combinaisons, il entendait élargir et étendre le cadre élastique de la formule dans laquelle il renfermait sa pensée, lui donner une bien autre portée que celle « d’accroître les relations commerciales avec les pays américains et d’ouvrir de nouveaux débouchés au commerce d’exportation des États-Unis. » Un obstacle insurmontable, semblait-il, se dressait devant lui : le régime protectionniste, plate-forme du parti républicain, mot d’ordre des capitalistes qui l’appuyaient. Leur demander, sur ce point, des concessions ; obtenir qu’ils fissent fléchir la rigueur du principe en vue d’un résultat ultérieur, si important fut-il, il n’y fallait pas songer. Au lendemain d’une lutte acharnée, livrée sur ce terrain même, on ne pouvait se déjuger, donner gain de cause à ses adversaires, abaisser de ses propres mains des barrières dont on avait déclaré le maintien indispensable. James G. Blaine n’y songe pas. Puisant dans l’excès même du principe l’unique moyen de tourner la difficulté, il se propose de convertir l’Amérique entière aux théories protectionnistes, de les retourner contre l’Europe, d’édifier autour du continent une muraille de Chine, infranchissable à tous, ouverte aux seuls États-Unis.

Espérer en amener là des états jeunes, imbus des théories du libre échange, attendant de l’émigration européenne le rapide accroissement de leur population, de la liberté des transactions l’écoulement de leurs matières premières, du bas prix de l’intérêt dans l’ancien monde les capitaux nécessaires à la mise en culture de leur sol, à la construction de leurs routes et de leurs voies ferrées, à la création de leurs docks et de leur navigation à vapeur, dénotait, de la part du secrétaire d’état, une audacieuse confiance en lui-même, dans les ressources de son esprit ingénieux et délié, dans le concours et l’appui des personnalités les plus puissantes. Il savait pouvoir faire fond sur ces dernières ; il a su les encadrer dans une organisation savante, en faire les rouages utiles d’un mécanisme docile à son impulsion. Tant de questions à soulever et à débattre, tant d’argumens à réfuter, de prétentions à concilier dépassaient la compétence d’un seul homme. Le cas était prévu. Aux termes des lettres de convocation, chacun des pays appelés à figurer au congrès pouvait s’y faire représenter « par autant de délégués qu’il le jugerait bon, étant entendu, cependant, qu’après la discussion des questions soumises au congrès, chaque état n’aurait droit qu’à un seul vote, quel que fût le nombre des délégués. »

M. Blaine fit décider que les États-Unis seraient représentés par dix délégués, sans le compter ; il se réservait la présidence du congrès. Les choix faits furent habiles et, s’ils portèrent, pour la plupart, sur des hommes inféodés au parti au pouvoir, ils portèrent aussi sur des hommes éminens, doués d’aptitudes spéciales et parfaitement au courant des questions à régler. En première ligne, figure l’ami personnel et dévoué de M. Blaine, Andrew Carnegie, de Pensylvanie. Compagnon du futur secrétaire d’état lors de son voyage en Europe, il avait été le confident de ses espérances et de ses ambitions. Représentant des industries minières des États-Unis, possesseur d’une fortune de plus de 200 millions, auteur d’un pamphlet bien connu : la Démocratie triomphante, Andrew Carnegie est, dans la délégation américaine, l’alter ego et le porte-paroles officieux de l’homme d’état. John B. Anderson, du Missouri, légiste éminent, et William P. Whyte, du Maryland, célèbre comme juriste international, sont chargés de préparer et de rédiger le texte des résolutions à soumettre au congrès. John J. Bliss. y représente les intérêts de l’état et de la ville de New-York ; J. Hanson, l’un des rois, du coton, ceux de la Géorgie et des états cotonniers ; Jefferson. Coolidge, du Massachusetts, les filatures. Clément, Studebaker, de l’Indiana, personnifie les grands intérêts agricoles de l’ouest ; William-Henry Trescott, de la Caroline du Sud, et John R. Pitkin, de la Louisiane, ont charge des intérêts maritimes ; enfin Morris M. Estee représente, ceux des états du Pacifique. Tous ces hommes, puissamment riches, au courant des ressources et des besoins de la population au milieu de laquelle ils vivent, au courant des questions à traiter et des pays avec lesquels ils ont à négocier, en communion de vues et d’idées avec le politique habile qui les dirige, lui apportent uni concours individuel et collectif dont on ne saurait trop estimer la valeur.

Au-dessous de ces délégués officiels, mais à côté d’eux, par l’importance du rôle qu’ils sont appelés à jouer, par l’influence qu’ils sont destinés à exercer : une association de capitalistes et de négocians ; association toute volontaire, en apparence d’initiative spontanée ; en réalité, officieuse. Elle a pour tâche d’élucider et de préparer l’étude des questions, de centraliser les faits et les documens, de dresser les statistiques ; puis aussi, et surtout, d’offrir aux délégués étrangers une hospitalité digne de la grande république, de les accueillir et de les renseigner. Ici encore, un groupe de millionnaires puissans, tous prêts à dépenser sans compter, appréciant à leur prix les séductions d’un somptueux confort, d’une table recherchée, d’un luxe intelligent. Dans cette organisation savante rien qui rappelle les solennités d’apparat, les réceptions et la pompe officielle d’un congrès en Europe. Une réunion d’hommes d’affaires discutant et traitant avec une démocratique simplicité, de grands intérêts, mais représentans d’une démocratie suant l’argent par tous les pores, plus riche, que ne le fut aucune aristocratie et mieux qu’aucune excellant dans l’art de ne faire que de rémunératives dépenses. Démocratie moderne et hautaine, oublieuse de son point de départ et des primitives vertus, auxquelles elle a dû de s’élever si haut, mais gardant au cœur, le culte de ses institutions, la foi dans l’avenir et dans sa mission providentielle de faire des États-Unis l’état modèle, la première nation, du monde.

Tout cela s’incarne dans ; l’homme aujourd’hui au, pouvoir, qu’obsède son idée et qui, se croit à la veille de réaliser ses projets. Ni les encouragemens ne lui manquent, ni les concours ne lui font défaut. Un grand parti le soutient, et ses adversaires politiques eux-mêmes, séduits par les brillantes perspectives qu’il fait luire à leurs yeux, n’ont garde, sur ce point, d’entraver ses efforts. On sait ce qu’il veut et on le suit. Il a tout préparé ; la mise en scène est au point, chacun à son poste, acteurs et comparses, spectateurs sympathiques et presse à sa dévotion. Le congrès peut s’ouvrir.


III

Le 2 octobre 1689, il se réunissait à Washington, dans l’hôtel Wallach, loué et aménagé pour la résidence des trente-cinq délégués nommés par les quinze états qui avaient adhéré au congrès. Un seul, Saint-Domingue, avait décliné l’invitation ; deux autres, Haïti et le Paraguay, n’étaient pas encore représentés, mais ils restaient libres de souscrire plus tard, en pleine connaissance de cause, aux résolutions adoptées. Ces quinze états étaient la République Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Colombie, Costa-Rica, l’Equateur, Guatemala, Honduras, le Mexique, Nicaragua, le Pérou, San-Salvador, l’Uruguay et le Venezuela. Chacun d’eux avait choisi, pour le représenter, ses hommes d’état et ses légistes les plus éminens. Vincente Quésada, Saenz Pénia et Manuel Quintana, délégués de la République Argentine, étaient, le premier un diplomate expérimenté, le second un jurisconsulte de grand savoir, le troisième vice-président du sénat. Tous trois apportent à ce congrès, avec le désir de s’éclairer sur les vues ultérieures de M. Blaine, avec de sincères sympathies pour certaines des mesures proposées, telles que l’unification des monnaies, des poids et mesures, les subventions aux lignes postales, d’instinctives méfiances quant à une union douanière. Émule des États-Unis, aspirant à jouer, dans l’Amérique méridionale, un rôle prépondérant, équivalent au leur dans l’Amérique du Nord, la République Argentine, en plein essor de développement, se soucie peu d’aliéner une liberté d’action dont elle n’a, jusqu’ici, retiré que de grands avantages.

Le Brésil a fait choix de Rodriguez Péreira, ancien premier ministre, président de la commission d’arbitrage des délimitations de frontières entre le Chili, le Pérou et la Bolivie. Unique représentant du principe monarchique parmi ces nations républicaines, le Brésil devait, à quelques jours de là, renverser le placide gouvernement de la maison de Bragance, jeter dans les bras des États-Unis le plus vaste état de l’Amérique du Sud, et, par sa révolution opportune, justifier les prévisions, alors inexplicables, de l’homme d’état prévoyant qui affirmait, comme à point nommé, le droit pour les nations américaines de régler elles-mêmes leurs destinées sans intervention de l’Europe.

Emilio Taras, ministre et membre du congrès national, représente le Chili ; J.-M. Hurtado, grand capitaliste, et C. Silva, ministre des finances, la Colombie. Le Mexique compte trois délégués : un ministre plénipotentiaire, Matias Romero, très influent à Mexico et marié à une Américaine, miss Allen, de Philadelphie, José Limantour, d’origine française, neveu par alliance du ministre des affaires étrangères, et J. -N. Navarro, consul général à New-York. Manuel Aragon est délégué de Costa-Rica ; José Maria Camano, ex-président de la république, est celui de l’Equateur. Fernando Cruz, premier ministre, juriste et linguiste éminent, représente le Guatemala. Le Honduras a fait choix d’un ancien ministre des affaires étrangères, diplomate distingué, Jeronimo Zelaya. Le Nicaragua et le Venezuela ont désigné, le premier : Horatio Guzman, son ministre à Washington ; le second : MM. Peraza et Zegarra. Ces derniers états, consciens de leur faiblesse, reprenant à nouveau d’anciennes traditions, cherchaient, dans une fédération partielle, dans une union plus intime entre eux la force qui leur faisait défaut, quand la convocation de M. Blaine est venue suspendre les négociations entamées. Par leur situation comme par la nature de leurs produits, ils n’ont que peu de liens avec les États-Unis. À graviter dans leur orbite, ils ont plus à perdre qu’à gagner, et la ligue amphictyonique qu’on leur propose leur apparaît comme un protectorat déguisé.

Les élémens réfractaires ne font pas, on le voit, défaut dans ce congrès, et ce ne sera pas trop du prestige des États-Unis, de l’habileté de M. Blaine et de la science de ses collègues pour le mener à bonne fin.

À la séance d’ouverture, M. Blaine, président de la délégation des États-Unis, prit le premier la parole. Après avoir souhaité la bienvenue aux représentans des trois Amériques, il aborda l’objet de leur réunion, s’appliquant à faire ressortir, par la simplicité voulue du langage, la grandeur et l’importance de l’œuvre, écartant toute emphase de mots pour laisser parler haut les faits et les chiffres. « Vous êtes ici, leur dit-il, les représentans d’états dont la superficie territoriale est le triple de celle de l’Europe, le quart du monde ; d’un continent peuplé de plus de 120 millions d’habitans, à même d’en contenir plus d’un milliard. Les résolutions que vous adopterez auront sur la prospérité présente de l’Amérique une grande influence, sur l’avenir qui lui est réservé une plus grande encore. Cet avenir ne fait doute pour aucun de nous, et cette conviction ne saurait qu’accroître le sentiment de la responsabilité qui nous incombe. Libres et maîtres de ce continent, il dépend de nous d’augmenter nos forces par notre union, de nous aider et de nous soutenir mutuellement. Ici, dans cette république, sœur aînée des vôtres, nous estimons que nous avons tout à gagner, les uns et les autres, à faciliter et multiplier nos moyens d’échanges ; nous estimons désirable de relier les unes aux autres nos voies ferrées, en les faisant converger, du nord et du sud, vers l’isthme de Panama, point de jonction géographique, et de mettre ainsi en rapports directs nos capitales politiques. Nous croyons possible de conjurer les maux de la guerre et de prévenir, par l’arbitrage, des luttes entre peuples amis ayant tous le même objectif et la même ambition : la prospérité et la paix de l’Amérique, notre commune patrie. Ni les uns ni les autres, nous ne voulons de ces armées permanentes qui ruinent l’Europe, dépeuplent ses campagnes et épuisent ses forces. Ce que nous voulons, ce à quoi les États-Unis aspirent, c’est à resserrer avec vous ces liens d’amitié et de communauté d’intérêts qui assureront à jamais l’indépendance des trois Amériques, c’est à établir sur une base solide ces relations commerciales qui nous permettront de nous suffire à nous-mêmes et d’imprimer à notre industrie et à notre production un essor auquel nul ne saurait assigner de limites. »

Pour donner à ces dernières paroles la sanction des faits, pour montrer aux délégués les merveilleux progrès qu’avait pu, en un siècle de vie nationale, réaliser la grande république, ceux que pouvaient et devaient réaliser elles-mêmes, avec son concours amical, les nations qu’ils représentaient, James G. Blaine les invitait, avant toute discussion, à un voyage d’exploration à travers les États-Unis. Le gouvernement en faisait les frais, réglait l’itinéraire, tout était prêt, on n’attendait que leur assentiment.

Séance tenante et aussitôt après le départ de M. Blaine, le congrès procéda à son organisation. James G. Blaine fut élu président à l’unanimité, sur la motion des délégués du Mexique, du Brésil, du Nicaragua et de l’Uruguay. On ne désigna pas de vice-présidens ; en l’absence du président, chacun des délégués présiderait à tour de rôle ; par une entente officieuse, on se réservait, après en avoir conféré avec le secrétaire d’état, d’appeler à ces fonctions Jose-Alphonso, jurisconsulte chilien, et Romero, délégué du Mexique. A l’unanimité, également, on accepta l’invitation du gouvernement, et le Congrès s’ajourna au 18 novembre 1889.

Dans son discours, dont nous avons reproduit le passage principal et qui eut un grand retentissement, M. Blaine se révélait sous un aspect nouveau. Rhéteur abondant et souvent emphatique, empruntant ses effets oratoires à ce genre d’éloquence banale et déclamatoire connue aux États-Unis sous le nom de Spread Eagle, il adoptait la sobriété, la concision et la clarté de l’homme d’Etat. Au sobriquet de Plumed Knight, le chevalier à panache, dont l’affublaient ses compatriotes, dès le lendemain ils substituaient celui de Bismarck américain, que le New-York-Herald lui décernait et qui fit fortune. Comme son modèle allemand, il disait haut ce qu’il voulait, et, sur le tapis vert du Congrès, abattant ses cartes, il montrait son jeu. Dans ses entretiens particuliers, il ne dissimulait rien de ce qu’il espérait en invitant une grave assemblée de diplomates et de jurisconsultes à faire trêve aux discussions sérieuses pour se métamorphoser en un congrès de touristes visitant un pays riche et curieux, banquetés et fêtés, hôtes choyés de la grande république. Le Congrès avait voté, pour ces dépenses, une somme de 125,000 dollars (625,0001francs), mais les villes se disputaient l’honneur de traiter magnifiquement les visiteurs. ; les grandes compagnies de chemins de fer d’organiser il leurs frais un train princier. Jay Gould et ses collègues, ainsi que le comité de réception, entendaient faire grandement les choses et donner aux délégués une haute idée de la richesse des Américains. Ils y réussirent, et jamais encore on ne vit, en pareille circonstance, déployer pareil luxe.

On construisit des voies de raccordement permettant au train du Congrès de passer d’une ligne sur l’autre sans transbordement. Pour épargner aux voyageurs tout retard et tout déplacement, leur installation était définitive et permanente ; jusqu’à la fin de ce voyage de six semaines, d’un parcours de 5,400 milles et qui emprunterait le transit des voies de trente compagnies différentes, ils occuperaient les mêmes voitures au service desquelles étaient affectés des domestiques spéciaux. Cinq wagons construits et aménagés d’après un système nouveau contenant chacun douze chambres à coucher et cabinets de toilette, salles de bains, de coiffeur et buffet, un wagon-salon avec fumoir et salles de jeu, un wagon-restaurant présidé par un chef émérite ayant sous ses ordres les cuisiniers et le personnel nécessaire, constituaient une installation comme il n’en existe pas en Europe. Le train entier était éclairé à la lumière électrique et chaque chambre était aménagée de manière à permettre de lire, écrire, travaillera son aise, ou, d’un balcon vitré, admirer les sites les plus célèbres.

Le jour même de la séance d’ouverture, les délégués furent reçus à la Maison-Blanche par le président des États-Unis ; le soir, ils dînèrent à Bijou-Hôtel, résidence de M. Blaine. Le lendemain, ils partaient ; l’itinéraire tracé leur faisait parcourir vingt États. Retenu à Washington par les complications de sa politique extérieure, M. Blaine déléguait, pour le remplacer auprès d’eux, M. William E. Curtis.

Ces complications sont nombreuses, et il semble que le secrétaire d’état prenne plutôt à tâche de les accentuer. Entre-t-il dans ses plans de laisser la porte ouverte à des réclamations européennes, auxquelles il se réserverait de faire droit en temps utile, mais qui justifieraient devant le Congrès son assertion relative aux dangers que pourrait faire courir aux États américains une ingérence toujours possible et peut-être menaçante de l’Europe ? Compte-t-il assez et assez tôt, sur la réussite de son projet pour attendre d’elle et du prestige qui rejaillirait sur lui la solution des difficultés qu’il accumule à plaisir, ou bien, engagé trop avant, par ses critiques contre la politique, vacillante de M. Bayard ; estime-t-il qu’il se doit à lui-même et qu’il doit à son parti de se montrer aussi net et aussi cassant que son prédécesseur était irrésolu ? Est-ce par confiance en son audace, par indifférence des conséquences ou par instinct naturel et agressif, qu’ajournant le règlement définitif de la question des pêcheries avec l’Angleterre, il laisse s’envenimer un état de choses qu’un incident peut faire dégénérer en conflit sérieux ? Bien qu’en apparence les difficultés soulevées entre les États-Unis et l’Allemagne au sujet des îles Samoa soient réglées, elles le sont de façon à pouvoir renaître et déjà des difficultés analogues surgissent aux îles Marshall, où les Américains protestent contre les agissemens allemands et où le secrétaire d’état intervient en faveur de ses nationaux, ce qui est son droit et son devoir, et des indigènes, ce qui est plus grave et peut l’entrainer, plus loin.

A quel mobile obéissait-il, en livrant à la publicité retentissante de la presse américaine le récit de son entrevue avec M. Milliken[3], entrevue dans laquelle, soulevant la question, brûlante de l’annexion du Canada et de Cuba, il éveillait à nouveau, et simultanément les appréhensions de l’Angleterre et de l’Espagne ? « L’annexion du Canada, disait-il, n’est pas encore mûre ; sachons attendre, ce n’est qu’une question de temps, avant peu nous cueillerons le fruit. » Puis il ajoutait : « De toutes les annexions auxquelles nous sommes en droit de prétendre, celle de Cuba, la perle des Antilles, l’île siempre leal, comme l’appellent les Espagnols, l’île toujours malpropre comme on pourrait la désigner, est la plus légitime. Cuba est un foyer d’infection, la serre chaude de la fièvre jaune, qui périodiquement envahit nos côtes et décime nos populations. Cuba, entre nos mains, assainie et drainée, cesserait d’être un danger permanent ; le fléau disparaîtrait à jamais. Même au point de vue économique, nous aurions avantage à acheter Cuba à l’Espagne ; si élevé que pût être le prix qu’elle en demanderait, il serait encore inférieur à ce que coûte la fièvre jaune au bassin du Mississipi. Enfin Cuba est un point stratégique important ; elle confine, au nord à la Floride, au sud à la presqu’île du Yucatan ; elle ferme l’entrée du golfe du Mexique, elle en est la clé, et cette clé serait mieux dans nos mains. Voilà bien des raisons en faveur d’une annexion. »

Et des raisons analogues militent, à ses yeux, en faveur de l’annexion des îles Sandwich, gravitant dans l’orbite des États-Unis, colonisées et exploitées par les Américains, enrichies par eux et les enrichissant. Pour prix du renouvellement du traité de commerce, il réclame du gouvernement havaïen des concessions, lesquelles, jointes à la mainmise sur Pearl River, convertie en dépôt naval, mainmise consentie en vue même du traité, ne laisseraient plus subsister qu’une souveraineté nominale, passée de fait aux États-Unis[4].

A l’intérieur, même expansion, même appétit de terres nouvelles. Parqués dans leur réserve sur les bords du Missouri, les Sioux y occupent un territoire aussi vaste que l’Indiana : plus de 5 millions d’hectares que convoitent les settlers. M. Blaine négocie, par l’intermédiaire du général Crook, avec les Sioux, la cession de ce vaste domaine, l’obtient de leur chef Gall au prix de 70 millions de francs qu’ils acceptent contraints et forcés, sachant bien qu’avant peu il ne leur restera rien de ces millions, qui, d’eux-mêmes, rentreront dans les poches des blancs, marchands d’eau-de-vie : « Les Indiens ont vécu, disait, en apprenant la conclusion du traité, Sitting-Bull, le seul de leurs chefs qui résistât encore ; les Hunk-Papas sous mes ordres sont tout ce qu’il en reste. Les autres sont morts et ceux qui ont accepté l’or américain sont des squaws et non des hommes. La meute des blancs aboie sur leurs frontières ; elle n’attend qu’un signal pour se ruer sur leurs terres et les en chasser. »

« L’Amérique aux Américains. » Le sol au colon citoyen, à l’émigrant naturalisé. Le Canada : terre américaine, qu’un lien nominal rattache à l’Angleterre, mais qui, tôt ou tard, et plus tôt que plus tard, doit entrer, état indépendant ou territoire annexe des États-Unis, dans la fédération des trois Amériques. Terre-Neuve et ses pêcheries, la baie d’Hudson et celle de Baffin : terres et mers américaines. Terres américaines aussi : Cuba, Haïti et les Sandwich, clés du Pacifique et du golfe du Mexique. Des rives glacées de la mer de Lincoln au Cap-Horn, « l’Amérique aux Américains ! »

Puis, sur ce continent où l’Europe n’aurait plus pied ni accès, inaugurer une politique de paix et de concorde ; par l’arbitrage conjurer les guerres ; par l’unification des poids et mesures, par l’adoption d’une monnaie ayant cours légal dans tous les États, abaisser les barrières qui entravent les échanges ; par la formation d’une union douanière et l’établissement d’un tarif commun régir le mode d’importation et d’exportation des marchandises ; substituer une méthode unique de classification et d’évaluation, un système unique de factures, aux usages particuliers à chaque État ; garantir par des lois uniformes la protection des brevets et des marques de fabrique ; réglementer par un mode commun de procédure l’extradition des criminels, tel est l’ensemble des mesures préparées par M. Blaine et qu’il se propose de soumettre aux délibérations du Congrès. Si vaste que soit ce plan, il est, dans une certaine mesure, de nature à séduire les délégués. S’il a, contre lui, l’évidente contradiction des intérêts, l’importance et la multiplicité des questions soulevées, dont une seule suffirait à absorber l’attention d’un congrès, il a pour lui la grandeur du rôle des négociateurs, l’occasion, à eux offerte, d’illustrer leur nom par une œuvre considérable, l’incontestable utilité de quelques-unes des solutions suggérées et possibles.

D’autre part, on hésiterait à croire qu’un homme aussi intelligent et pratique que le secrétaire d’état de la république s’illusionnât au point de tenir pour réalisable la fédération douanière dont il recommande l’adoption, si l’on n’avait vu souvent les esprits les plus lucides se leurrer d’espérances chimériques, et la grandeur du but entrevu leur voiler les obstacles à surmonter. M. Blaine espère-t-il sérieusement mener à terme l’œuvre entreprise par lui, fermer l’Amérique à l’Europe et la rendre tributaire des manufactures des États-Unis, ou bien, satisfait d’avoir posé les premiers jalons, d’avoir resserré les liens et préparé l’avenir, entend-il laisser au temps et aux événemens le soin de la compléter dans la mesure réalisable ? De ces deux hypothèses, la première semble la plus probable, étant donnés l’homme et son impatiente ardeur ; la seconde est plus vraisemblable, étant données les difficultés de toute sorte qui se dresseront sur sa route.

Grouper en un faisceau compact autour de la grande république dix-sept états d’origine, de langue, de traditions et de mœurs autres, et cela au nom d’une idée grande et séduisante en apparence, étroite et décevante en réalité ; les amener à sacrifier leurs intérêts immédiats au rêve irréalisable d’une nationalité continentale ; aller à l’encontre de leurs instincts d’expansion en leur demandant de restreindre d’eux-mêmes un commerce croissant, de s’interdire leurs meilleurs débouchés, de renoncer à un marché de 347 millions de consommateurs européens pour y substituer celui de 50 millions de producteurs que leur offrent les États-Unis, semble une tâche impossible. Dépouillée des artifices de langage, des sophismes brillans, du mirage trompeur dont il a su la parer, telle ne saurait manquer d’apparaître la conception de M. Blaine. Les avantages qu’en recueilleraient les États-Unis sont trop évidens, ceux qui en résulteraient pour les autres états trop problématiques, pour ne pas éveiller les défiances de ces derniers. Le temps et le prestige, l’étendue du pouvoir et sa durée manquent au Bismarck américain. Il n’a pu ni attendre l’occasion propice ni la faire naître ; il a dû précipiter les événemens, enserré qu’il était dans le cercle restreint des institutions démocratiques, des exigences de son parti et des vicissitudes électorales.

On pourrait comprendre, en effet, qu’en présence de l’attitude hostile d’une des grandes puissances européennes, une ou plusieurs des républiques américaines menacées dans leur indépendance, arrêtées dans leur développement, prêtassent une oreille complaisante aux ouvertures des États-Unis. Si, comme au temps de Monroë, l’Espagne, rêvant de reconquérir sa suprématie au-delà des mers, cherchait, avec l’appui, ou, à tout le moins, avec l’approbation tacite de d’Europe, à ressaisir une partie de son antique domaine, on pourrait admettre que le sentiment du danger jetât les républiques menacées dans les bras de la seule république en état de parler ou d’agir pour elles, qu’elles s’autorisassent, elles aussi, de la doctrine Monroë pour demander que l’Amérique appartînt aux Américains. Mais ni l’Europe n’est hostile, ni l’Espagne, non plus qu’aucune autre puissance, ne songe, croyons-nous, même en présence des événemens du Brésil, à intervenir dans les affaires du Nouveau-Monde. Et cette éventualité vînt-elle à se produire, ni la flotte ni l’armée américaine ne seraient d’un secours efficace. La force des États-Unis est toute morale ; elle est dans leur richesse, dans le chiffre de leur population, dans leur prospérité, dans leur commerce, dans leur isolement de l’Europe, dans leur vitalité puissante, non dans les coups qu’ils pourraient frapper, dans les vaisseaux et les hommes qu’ils pourraient mettre en ligne.

Ils le savent et on le sait. Ce que l’on montre aux délégués des trois Amériques, dans leur féerique et luxueuse excursion, ce ne sont ni des cuirassés ni des régimens ; d’appareil belliqueux il ne saurait être question. On leur montre des usines et des manufactures, des fermes et des docks, Chicago et ses elevators regorgeant de blé, des troupeaux, des machines, des voies ferrées, des forges et des mines, ce qui est et ce qui crée la richesse, ce qui suppléera la force, et, au besoin, permet de l’évoquer.

Tout cela, ils le voient et l’admirent ; le spectacle en vaut la peine. Le prodigieux effort qui a fait surgir des villes populeuses dans les solitudes de l’ouest, qui a créé 260,000 manufactures opérant avec un capital de 15 milliards, qui a mis en culture 300 millions d’hectares valant 55 milliards de francs ; qui, de 3 millions ½ d’habitans en 1789, a porté la population à plus de 50 millions, justifie l’orgueil des États-Unis. Mais ce que les délégués voient surtout, c’est l’image de leurs patries respectives reflétée dans ce cadre gigantesque, c’est l’avenir qui les attend, qui déjà, pour plusieurs d’entre elles, s’accuse et s’affirme. Ils comprennent que, si les États-Unis sont ce qu’ils sont, si, de si bas ils ont monté si haut, ils le doivent à leurs efforts, à leur persévérance et aussi à leur farouche indépendance. Ils ne l’ont ni aliénée ni enchaînée ; libres de toute alliance, dégagés de toute entrave, affranchis de tous liens, même de ceux de la gratitude, en tout et toujours ils n’ont consulté que leur intérêt, devenu l’intérêt de tous, l’intérêt national. Et pourquoi ce qui a fait la grandeur des États-Unis ne ferait-il pas aussi la leur ?

Qui, mieux que les délégués de la République Argentine, saurait lire dans le livre ouvert devant leurs yeux, en dégager les leçons qu’il contient ? Chez eux la population croît plus rapidement encore, en proportion, que ne l’a fait celle des États-Unis. Plus jeune, la République Argentine a, sur la grande république, davantage que celle-ci possédait : de bénéficier des conquêtes modernes, d’éviter les tâtonnemens coûteux, d’utiliser les procédés les plus récens. Elle débute à peine dans la construction des voies ferrées, et déjà elle en possède autant que l’Espagne, deux fois plus que la Belgique, trois fois plus que la Suisse. Même audace qu’aux États-Unis, même confiance dans l’avenir, audace et confiance servies par des instrumens supérieurs, par une expérience plus étendue, par des capitaux bien autrement importans. Sur un tremplin plus élastique, l’élan est plus vigoureux. Buenos-Ayres naissante rivalise avec New-York, possède plus de journaux quotidiens que New-York, des banques plus monumentales, des cercles plus somptueux. « C’est à tort que l’on désigne les Chiliens sous le nom de Yankees de l’Amérique du Sud à cause de leur caractère énergique et entreprenant. Le Chili est, à proprement parler, une colonie anglaise. L’influencer de l’Angleterre y domine, l’or anglais y alimente toutes les transactions. Les vrais Yankees de l’Amérique du Sud sont les Argentins. Ils n’ont pas seulement notre hardiesse et notre vigueur, ils ont encore avec nous des affinités commerciales et des sympathies politiques[5]. » Cette dernière assertion est contestable. En tout cas, ces affinités et ces sympathies ne se traduisent guère par des chiffres. La France achète annuellement pour 130 millions de produits argentins, l’Angleterre pour 85, les États-Unis pour 28 ; A elles seules, la France et l’Angleterre figurent dans le commerce d’importation pour 54 pour 100, les États-Unis pour 8 pour 100, un peu moins que la Belgique.

Quel avantage trouverait la République Argentine à se fermer le marché financier de l’Europe, qui soutient son crédit et l’aide à porter le poids énorme, vu sa population, d’une dette de 2 milliards 1/2 ? Certes, les capitaux abondent aux États-Unis, mais ils sont plus exigeans qu’en Europe ; et, si riche que puisse être l’Union américaine, elle ne l’est pas encore assez pour absorber les émissions multiples et répétées d’états nouveaux, impatiens d’étendre le réseau de leurs voies ferrées, de compléter leur outillage agricole et industriel, de mettre leur sol en rapport. Producteurs de matières premières, les États de l’Amérique méridionale exportent, bon an mal an, un peu plus de 3 milliards de coton, sucre, café, bois, peaux, métaux précieux, etc. L’Europe leur en prend la presque totalité, les États-Unis pour 200 millions seulement. C’est que les États-Unis sont producteurs et vendeurs, eux aussi, de la plupart de ces produits et n’ont que faire de s’en encombrer. Ce qu’ils veulent et ce qu’ils cherchent, c’est moins acheter que vendre. Le mécanisme des lois commerciales fait de l’Europe, principal marché sur lequel s’écoulent les matières premières de l’Amérique méridionale, le marché naturel qui lui fournit, en échange, les articles qu’elle ne fabrique pas. Aussi retrouve-t-on la même proportion dans les achats que dans les ventes. Sur les 2 milliards 1/2 de produits manufacturés qu’absorbe actuellement l’Amérique méridionale, 89 pour 100 viennent d’Europe, 11 pour 100 seulement des États-Unis.

C’est à renverser complètement les termes de cette proposition mathématique que tendent les efforts de M. Blaine. Il fait miroiter aux yeux des capitalistes et manufacturiers américains l’espoir de monopoliser ce trafic, d’ouvrir aux produits manufacturés des États-Unis un débouché annuel de 2 milliards ; pour cela, — fermer ce marché à l’Europe au moyen de droits élevés sur les produits européens, de libre entrée des produits américains, résultat de traités de réciprocité entre tous les états du continent. Mais tous les traités du monde ne modifieront pas les facteurs du problème. Ils ne feront pas que le Brésil, producteur de coton, de sucre, de cuir et de tabac, trouve acquéreur aux États-Unis, non plus que le Chili y écoule son cuivre et ses céréales, l’Uruguay ses cuirs, le Mexique ses sucres. C’est en numéraire que devra se régler l’inévitable différence qui résultera, pour eux, de transactions avec un grand pays manufacturier, exportateur et vendeur, mais non acheteur de matières premières dont il est lui-même producteur.

« Si les manufacturiers des États-Unis veulent vendre leurs marchandises dans l’Amérique centrale et l’Amérique méridionale, dit l’un des principaux organes du Brésil, le Rio Janeiro News, il leur faut tout d’abord réduire leurs tarifs sur les laines, les cuivres et tous les autres produits de ces régions. Ils disent et répètent avec une singulière insistance qu’ils doivent avoir une influence prépondérante sur le commerce de l’Amérique entière ; pour l’obtenir, ils combinent force plans ; mais, de façon ou d’autre, ils ne vont jamais au-delà d’offres de nous vendre leurs produits et d’objections à acheter les nôtres. Leur idée du commerce paraît être de vendre contre numéraire ; ils proposent bien d’accorder des subventions aux lignes de bâtimens à vapeur, et cela à seule fin d’exporter leurs marchandises, à condition que ces bâtimens ne rapportent, comme fret de retour, que de l’or ou de l’argent. Aussi longtemps que l’Oncle Sam refusera d’acheter ce que nous avons à vendre, nous irons acheter là où nous trouvons à vendre. » Et le Republican de Springfield d’ajouter : « Voilà ce qui se dit là-bas. Évidemment, il faudra autre chose qu’un congrès où l’on fera de beaux discours sur la grandeur de notre république pour amener ces gens-là à souscrire aux singulières théories commerciales qui ont cours parmi nous. »

Il faudra autre chose aussi que les sommations impérieuses du sénateur Frye : « L’Europe n’a que faire ici, et nous devons résister à ses empiétemens. Qu’elle aille commercer en Afrique, dans l’extrême Orient, où elle voudra, mais qu’elle laisse enfin l’Amérique aux Américains. » Autre chose aussi que les déclarations de l’un des organes principaux de la presse, résumant la question en termes aussi nets que précis : « Ce que nous voulons, c’est monopoliser, si possible, le commerce de l’Amérique, non par le bon marché et la qualité de nos produits, mais en englobant le continent dans notre tarif protectionniste actuel. Nous voulons entrer dans les ports des signataires et en interdire l’accès à nos concurrens européens[6]. »

Irréalisable et chimérique sur ce point, — pour le moment du moins et dans les circonstances actuelles, — la conception de M. Blaine n’en reste pas moins réalisable et pratique sur d’autres. Telle qu’elle est, et telle qu’elle se dégagera vraisemblablement des discussions du congrès, elle reste une menace et un avertissement pour l’Europe. Ainsi l’a comprise et entendue la chambre syndicale des négocians-commissionnaires de France, qui, la première, a signalé à l’attention publique les dangers dont étaient menacés le commerce européen, et le nôtre en particulier. MM. E. Lourdeletet A. Prince, président et vice-président de cette chambre, ont donné l’éveil. On ne saurait que les louer de leur vigilante sollicitude. Le jour où l’initiative, privée d’hommes compétens, habitués au maniement des grandes affaires, viendra, comme dans ce cas, apporter son concours à la diplomatie officielle, réclamer celui de la presse, un grand progrès sera réalisé.

Ce qui est pour attirer et retenir l’attention, c’est la persistance de l’idée conçue par Bolivar, en germe dans le message de Monroë, reprise en 1881, et que M. Blaine s’efforce de réaliser en 1889. Il y a là l’indice qu’en elle-même cette idée répond, dans une certaine mesure, à une aspiration légitime, qu’elle renferme en elle un germe de vérité et de progrès ; et c’en est un que cette tendance à supprimer des barrières artificielles, à substituer une monnaie unique, un système uniforme de poids et de mesures, d’évaluation et de classification, aux entraves résultant de monnaies diverses, d’usages commerciaux aussi, variés que compliqués. Avec tout son savoir-faire, malgré toute son habileté, M. Blaine ne dégagera de sa conception que ce qu’elle contient de juste et d’immédiatement réalisable. Le reste : l’union douanière, le tarif des États-Unis étendu au continent entier, l’Amérique fermée aux produits européens, ne saurait aboutir qu’en des temps autres et des circonstances différentes.

C’est moins encore des États-Unis que de l’Europe qu’il dépend de précipiter les événemens, de hâter ou d’écarter cette éventualité. C’est de l’Europe qu’il dépend de resserrer ses liens commerciaux avec ces nations nées d’elle et dont l’Exposition de 1889 a révélé la vitalité puissante et la production croissante, d’éviter les complications politiques, les menaces d’intervention qui les jetteraient dans les bras de la grande république. La question vaut que l’Europe s’en occupe et que ses diplomates s’en préoccupent. Avec un homme d’état de l’envergure de M. Blaine, aussi tenace en ses idées que fertile en ressources, bien des surprises sont possibles ; et, de ce que les circonstances actuelles militent contre son projet, il ne s’ensuit pas qu’elles soient immuables, et, contre toute attente, ne changent. Si le Bismarck américain n’a, pour lui et derrière lui, ni les éclatans succès de son modèle, ni une organisation militaire préparée de longue main, et, au moment décisif, sans égale, il a derrière lui une nation prospère, pleine d’ardeur et d’ambition, des capitalistes comme le monde n’en avait pas encore vu ; il a, pour lui, les fautes que l’Europe pourrait commettre et le parti qu’il en saurait tirer..


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez le New-York Herald du 25 juin 1888.
  2. Voyez le New-York Herald du 14 novembre 1888.
  3. Voyez le New-York Herald du 12 février 1889.
  4. Voyez la Hawaiian Gazette du 5 octobre 1889.
  5. Voyez le New-York Tribune de 2 avril 1889
  6. Voyez le Sun de Baltimore du 29 mai 1889.