Utilisateur:Zyephyrus/Anatole France La Vie en fleur

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Calmann-Lévy (p. 1-27).
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I

ON NE DONNE PAS ASSEZ

Ce jour-là, Fontanet et moi, tous deux élèves de cinquième sous M. Brard, ayant quitté le collège à quatre heures et demie, au son de la cloche, selon la coutume, nous descendions la rue du Cherche-Midi, suivis de madame Tourtour, attachée à la famille Fontanet, et de Justine, que mon père avait surnommée la Catastrophe parce qu’elle déchaînait ordinairement autour d’elle les fureurs du feu, de l’air et des eaux, et que tous les objets qu’elle tenait dans ses mains lui échappaient soudain pour prendre des directions imprévues. Nous regagnions la maison paternelle et nous avions un assez long chemin à faire ensemble. Fontanet habitait au bas de la rue des Saint-Pères. C’était un soir de décembre. Il faisait déjà noir, le trottoir était humide et les becs de gaz brûlaient dans une brume rousse. La route s’égayait des mille bruits de la ville, que coupaient à chaque instant les cris aigus et les rires sonores de Justine, accrochée aux passants par les mailles de son fichu de laine ou les poches de son tablier.

— On ne donne pas assez, dis-je tout à coup à Fontanet.

J’exprimai cette pensée avec l’accent d’une conviction sincère et comme le résultat de mûres réflexions. Je croyais puiser une vérité si rare dans les profondeurs de ma conscience et je la communiquais comme telle à Fontanet. Il est toutefois plus probable que je répétais une phrase que j’avais entendue ou lue quelque part. J’étais disposé, en ce temps-là, à prendre pour miennes les idées d’autrui. Je me suis corrigé depuis, et je sais maintenant combien je dois à mes semblables, aux anciens comme aux modernes, à mes concitoyens ainsi qu’aux peuples étranger, et notamment aux Grecs à qui je dois tout, à qui je voudrais devoir davantage, car ce que nous savons de raisonnable sur l’univers et l’homme nous vient d’eux. Mais ce n’est pas la question.

En m’entendant énoncer cette maxime, qu’on ne donne pas assez, Fontanet, qui était très petit pour son âge, leva obliquement vers moi sa fine tête de renard et m’interrogea des yeux. Fontanet était toujours prêt à examiner toutes les idées pour en tirer profit. L’avantage de celle-ci ne lui apparaissait pas tout d’abord : il attendait des éclaircissements.

Je repris avec une gravité plus marquée :

— On ne donne pas assez !

Et je m’expliquai :

— On ne fait pas suffisamment l’aumône. On a tort ; il faudrait que chacun donnât son superflu aux pauvres.

— C’est possible, répondit Fontanet après quelques instants de réflexion.

Encouragé par cette seule parole, je proposai à mon cher condisciple de former tous les deux une association charitable. Je lui connaissais un caractère enteprenant, un esprit inventif, et j’étais sûr qu’à nous deux, nous ferions de grandes choses.

Après une courte discussion, nous tombâmes d’accord.

— Combien as-tu d’argent à donner aux pauvres ? me demanda Fontanet.

Je répondis que j’avais quarante-neuf sous à mettre dans l’œuvre et que, si Fontanet en apportait autant, nous pourrions commencer tout de suite à faire l’aumône.

Il se trouva que Fontanet, qui était l’unique enfant d’une très riche veuve, et qui avait reçu un poney tout sellé pour ses étrennes, ne pouvait disposer que de huit sous pour le moment. Mais, comme il le fit observer justement, il n’était pas nécessaire que, dès le commencement, chacun de nous apportât la même somme. Il donnerait plus tard davantage.

À la réflexion, je m’apercevais que l’inconvénient de notre entreprise était sa facilité même. Il n’était que trop aisé de remettre nos cinquante-sept sous au premier aveugle que nous rencontrerions. Et pour ma part, s’il faut l’avouer, je ne me jugeais pas assez payé de ma générosité par le regard du caniche, assis sur son derrière, sa sébile dans la gueule. Je voulais un autre loyer de ma bienfaisance. À douze ans, j’étais un peu pharisien. Qu’on me le pardonne. Je ne me suis que trop amendé depuis.

Ayant laissé Fontanet à sa porte, je me pendis au bras de Justine, que j’aimais, et, tout plein de mes desseins charitables, je lui demandai :

— Est-ce que tu trouves qu’on donne assez, toi ? dis.

À son silence, je m’aperçus qu’elle ne comprenait pas, et je n’en fus pas surpris ; elle ne m’écoutait jamais, et me comprenait rarement. À cela près, nous nous entendions à merveille. Je m’expliquai. Secouant de toutes mes forces son bras frais et ferme, pour retenir son attention fugitive, je lui criai :

— Justine, est-ce que tu trouves que l’on fait assez l’aumône aux pauvres ? Moi, je ne trouve pas.

— On donne toujours trop aux mendiants, répondit-elle, ce sont des fainéants, mais il y a les pauvres honteux, et ceux-là sont à plaindre. Il y en a partout ; ils se cachent. Et ils souffrent plutôt que de demander.

J’avais compris ; j’étais décidé. Je me vouerais avec Fontanet à la recherche des pauvres honteux.

Le soir même, par un coup inattendu de la fortune, je reçus de mon grand-père, qui était pauvre et généreux, une pièce de cent sous. Et le lendemain matin, à la classe de M. Brard, j’informai, par signes, Fontanet que nous disposions désormais d’une somme de sept francs quatre-vingt-cinq centimes pour les pauvres honteux. M. Brard observa mes gestes, les qualifia de dissipation et me donna une mauvaise note de conduite. Oh ! quel amer sourire plissa mes lèvres, de quel regard dédaigneux j’observai ce maître inepte, tandis qu’il me notait d’inconduite sur le registre déjà noir de mes fautes. Car, à quoi bon le cacher ? j’avais des torts innombrables au jugement de M. Brard.

À la récréation de midi, Fontanet fit claquer ses doigts en signe de joie et me fit pressentir qu’un jour ou l’autre, sa tante, qui était très riche, lui donnerait le double ou le triple de ce que j’apportais et qu’en attendant, je devais lui remettre les sept francs quatre-vingt-cinq. Ce dépôt était nécessaire, selon lui, pour la comptabilité de l’œuvre.

Et nous résolûmes de chercher dès le soir même, au sortir du collège, un pauvre honteux. Les circonstances favorisaient cette recherche. La Tourtour, atteinte d’une fluxion, gardait la chambre, et Justine, ma Justine, ramenait seule au foyer domestique Fontanet et moi. Et Justine, dont les joues écarlates semblaient toujours sur le point d’éclater, Justine, qui avait assez à faire de lutter contre les catastrophes qui fondaient incessamment sur elle, nous apparaissait comme incapable de surveillance et dénuée de toute autorité. Et ce n’était pas trop de tous nos moyens pour découvrir dans la foule des citadins un de ces pauvres honteux dont l’unique caractère est de souffrir en silence. Nous crûmes bien, pourtant, avoir mis la main sur l’un d’eux. Vêtu d’une cotte sordide, il se traînait en boitant.

Nous étions tout yeux pour le contempler.

— C’en est un, murmurai-je à l’oreille de Fontanet.

— Pour sûr, répondit-il.

Mais, au coin de la rue Vavin, l’homme entra dans un cabaret qui avait une grille peinte et des pampres en fer forgé. Nous le vîmes saisir et boire un verre de vin sur le comptoir de zinc qui étincelait à la lumière.

— Je crois, dis-je, que c’est un ivrogne.

— Pardi ! c’était bien facile à voir, répliqua Fontanet, qui me força d’admirer sa perspicacité.

Un échec n’était pas pour nous décourager ; nous continuâmes notre recherche, accompagnés par Justine qui s’essoufflait à nous suivre à travers les mille détours de notre course curieuse. Sur le carrefour de la Croix-Rouge, nous avisâmes une jeune paysanne qui, son panier sous le bras, épelait les écriteaux, et semblait dans une grande détresse. Je pensai avoir trouvé en elle ce que nous cherchions, je m’approchai d’elle très poliment, et, tirant mon chapeau :

— Puis-je vous être utile en quelque chose ?

Elle ne me répondit que par un regard irrité. Je renouvelai mes offres. Vraiment, on l’avait trop avertie dans son pays des dangers qu’une fille court à Paris et on lui avait donné une idée exagérée de la précocité du vice dans les villes. J’étais assez grand pour mon âge, pourtant je n’avais pas l’air bien terrible. Il fallut que la peur troublât sa vue jusqu’à me prêter des moustaches : elle m’appela insolent et me donna un soufflet. Mon innocence m’empêcha de sentir sur le coup ce que ce soufflet avait de flatteur. Fontanet, qui observait la scène avec curiosité, en poussa un gloussement de joie. Justine intervint. Elle appela la jeune paysanne femelle ou même fumelle et la menaça de la battre. Puis s’adressant à moi :

— Cela vous apprendra, monsieur Pierre, à tracasser les filles. Vous êtes bien mal gesté, vous êtes un mauvais garnement.

— Ce ne serait pas arrivé, me dit Fontanet, si tu m’avais laissé parler à cette paysanne. Mais tu veux toujours tout faire par toi-même sans demander conseil à personne.

Ce reproche était immérité. J’en atteste tous les témoins de ma vie.

Nous convînmes que la recherche d’un pauvre honteux était difficile, ardue, chanceuse ; nous ne nous y livrâmes qu’avec plus d’ardeur. Nous entrions dans la rue des Saints-Pères, et il n’y avait plus de temps à perdre. Là nous suivîmes un homme évidemment malheureux : courbé sous le poids des soucis, son pantalon pointu au genou, son chapeau crasseux, son nez qui lui descendait jusque sur la bouche, tout nous révélait un pauvre honteux. Nous allions l’aborder quand Fontanet me tira brusquement par le bras.

— Méfie-toi. Il est décoré.

En effet, un ruban rouge était noué à la boutonnière de sa redingote. Nous reconnûmes à ce signe que, loin d’être un pauvre, ce monsieur comptait parmi les personnages les plus considérables de la société. Nous exagérions peut-être, mais nous étions nourris dans le respect des honneurs.

Quelques pas plus loin, Fontanet, qui ne se lassait pas, s’écria :

— Le voilà ! le voilà ! en me montrant un vieillard négligemment vêtu qui, tout en marchant, fouillait dans ses poches et n’y trouvait pas ce qu’il cherchait, car il ne cessait pas ses fouilles. Qu’y cherchait-il ? Des pièces de monnaie, du tabac ? On ne pouvait savoir, mais c’était là, pour Fontanet, le signe certain, l’indice révélateur du pauvre honteux. Il ne peut se résigner à mendier et s’obstine à chercher dans ses poches vides les biens qui n’y sont plus.

— Parle-lui, me dit Fontanet.

— Parle-lui, toi, répliquai-je. Tu viens de me dire que je ne savais pas m’exprimer. D’ailleurs, c’est toi qui as l’argent, c’est à toi de l’offrir.

Cette raison décida Fontanet qui, se jetant devant l’homme qui fouillait ses poches, l’arrêta sur le trottoir étroit et, levant sa caquette, lui dit :

— Monsieur…

Après ce début, Fontanet, qui était pourtant de son naturel hardi et même effronté, resta coi. Le vieillard, de près, avait l’air cossu ; on lui voyait une épingle d’or et une chaîne d’or. Je me portai au secours de Fontanet, et, tirant aussi ma caquette :

— Monsieur… dis-je poliment d’une voix faible.

Et, le courage me manquant, je n’en dis pas davantage.

Voyant notre embarras, cet homme nous appela ses petits amis et nous demanda en quoi il pouvait nous être utile.

Fontanet avait dans l’esprit des ressources extraordinaires.

— Monsieur, dit-il hypocritement, voulez-vous nous indiquer la rue de Tournon ?

— La rue de Tournon… Vous y tournez le dos, mes petits amis. Prenez la première rue à gauche, puis la seconde encore à gauche, puis la troisième…

Il hésitait et, à chaque indication qu’il cherchait, il fouillait dans les goussets de son gilet comme pour y trouver les endroits difficiles de son itinéraire. Fontanet le regardait avec le mauvais sérieux de son museau de renard ; je me mordais les lèvres ; tout à coup j’éclatai de rire, mon camarade en fit autant, et nous nous enfuîmes de toutes nos jambes, non pas toutefois assez vite pour ne pas entendre le vieillard interdit nous traiter de drôles et de polissons.

Justine, ne comprenant rien à notre fuite précipitée, et craignant de nous voir lui échapper, peut-être pour toujours, se demandant déjà comment elle oserait reparaître sans moi devant ma mère, prit sa course dans la rue encombrée et sombre et nous poursuivit à travers tous les obstacles, se heurtant sur son passage aux êtres et aux choses et tombant sous une voiture à bras.

Elle nous retrouva devant la poêle de l’Auvergnat au coin de la rue de l’Université. Fontanet achetait pour deux sous de marrons sur la caisse des pauvres honteux. Justine nous reprocha notre conduite. Nous lui offrîmes un marron. La chair est faible ; elle le mangea en murmurant.

Nous arrivâmes à la maison, en retard et en désordre, Justine indécemment crottée.

— Comme vous êtes faite, ma fille, lui dit ma mère.

Justine courut à la cuisine, et, pour rattraper le temps perdu, elle versa un boisseau de charbon dans le fourneau. Elle pleurait. Les reflets du brasier empourpraient son visage et enflammaient ses larmes comme celles que versait, dans Troie incendiée, la fille de Priam, trop aimée d’Apollon :

Ad coelum tendens ardentia lumina, frustra.

Je désespérais de trouver un pauvre honteux. Mais, à quelques jours de là, Fontanet, pendant la récréation de midi, conta à La Chesnais nos projets et nos mécomptes avec un art accompli d’en rejeter tout le ridicule sur moi, et il demanda si La Chesnais connaissait un pauvre honteux, un pauvre qui ne mendie pas. La Chesnais jouissait parmi nous de la plus haute estime.

Il répondit que sa mère avait secouru un pauvre de cette espèce.

— Il est mort, mais il a laissé une veuve et deux enfants. Maman leur donne mes vieux vêtements. La veuve Bargouiller, ajouta La Chesnais, habite passage du Dragon.

Et il indiqua le numéro, que j’ai oublié. Nous résolûmes, Fontanet et moi, de porter à la veuve Bargouiller la somme consacrée à l’infortune cachée, ou du moins, ce qui restait de cette somme, car, à l’instigation de Fontanet, j’en tirais chaque jour quelque chose pour acheter des gâteaux et des tablettes de chocolat. Fontanet m’engageait d’autant plus vivement à faire ces dépenses qu’il apporterait bientôt lui-même des sommes énormes à la caisse commune.

Le mercredi, jour de congé, ma mère me laissait sortir l’après-midi seul avec Fontanet qui lui inspirait une entière confiance. À un certain égard, elle n’avait pas tort : Fontanet ne faisait jamais de sottises, mais, volontiers, il en faisait faire aux autres. Ma mère ne pouvait pas pénétrer le caractère de Fontanet, qui se montrait toujours à son avantage devant elle et déployait ce qu’il faut d’hypocrisie pour obtenir l’estime du monde. Nous profitâmes de cette confiance pour aller visiter la veuve Bargouiller. La rue de Rennes n’était pas encore percée et l’on pénétrait dans la cour du Dragon par une rue étroite, sous une voûte où se tordait un effroyable dragon. Il existe encore ; c’est un morceau d’un très bon style Louis XV. On l’a peint en vert. Il serait plus beau dans le gris de la pierre[1]. Au temps lointain dont je parle, il était peint d’un rouge vif qui en augmentait l’horreur. Et il semblait que sa gueule enflammée fît un vacarme épouvantable, car, en s’en approchant, on entendait un bruit auprès duquel celui des moulins à foulon, qui effraya tant Sancho Pança, passerait pour un doux murmure. Ce tapage étourdissant était produit, à la vérité, par des centaines de marteaux qui battaient le fer ensemble. Ce passage, habité par des cyclopes, est hérissé de grilles peintes en rouge comme le dragon de la voûte. Nous cheminions à travers ce fer retentissant. L’aventure promettait d’être assez merveilleuse. Enfin, vers le bout du passage, au numéro indiqué par La Chesnais, nous poussons une porte et nous pénétrons dans des ténèbres gluantes, nous respirons une odeur de moisissure et nous nous heurtons à de vieux fûts, à des échelles, à des planches pourries. Le bruit des marteaux sans nombre, qui nous étourdissait tout à l’heure, nous parvient assourdi et nous rassure. Après quelques instants, nos yeux s’accoutumant à l’obscurité, découvrent un escalier tournant très rapide, où pend, pour soutien, une grosse corde grasse. Après avoir monté à tâtons une vingtaine de marches, nos mains touchent une porte ; ne trouvant pas de sonnette, je gratte doucement. Fontanet frappe plus fort.

— Qui frappe ? demanda une voix rude.

— Nous.

— Que demandez-vous ?

— Madame Bargouiller.

Des pas approchent lentement, la serrure grince, la porte s’ouvre. Madame Bargouiller paraît rougeoyante, coiffée en nid de vipères, la poitrine mal contenue par une camisole à fleurs.

La chambre carrelée servait de cuisine et de chambre à coucher ; un grand lit, un petit, un buffet de bois, quelques chaises de paille en composaient l’ameublement. Une de ces chaises n’avait que trois pieds. Des ustensiles de cuisine et des images de sainteté étaient pendus aux murs. Des bouteilles et des verres sales garnissaient la cheminée.

La veuve nous demanda d’une voix adoucie ce que nous voulions.

— Vous êtes pauvre, n’est-ce pas, madame ? lui demanda Fontanet.

— Hélas, oui ! soupira la veuve.

Elle nous fit asseoir. Fontanet, bien plus petit que moi, lui parut le plus considérable, car elle le fit asseoir dans un siège garni de coussins troués et me tendit la chaise qui n’avait que trois pieds. Elle nous conta, en gémissant, ses malheurs : ils venaient de son veuvage. Son mari occupait un poste de confiance à Bercy. Mais il était mort après une longue maladie et l’on avait tout vendu. Elle-même était matelassière, mais avait perdu toute sa clientèle. Elle parla abondamment de ses deux enfants, Alice et Firmin, bien mignons et donnant bien de la peine à élever. Sans ouvrage, pour l’heure, ils étaient allés en chercher.

Avec une grâce et une aisance que j’admirai, Fontanet lui remit le secours pécuniaire, sans spécifier la part que j’y avais, car il connaissait ma modestie. Elle l’appela Monsieur le Vicomte, et le remercia avec des larmes en louant le bon Dieu qui lui avait envoyé un ange pour la secourir.

Elle nous demanda si par hasard nous n’aurions pas du vieux linge et de vieux souliers, car elle en manquait. Elle nous demanda de lui donner tout ce qui était hors d’usage : elle tirerait parti de tout.

Elle s’enquit de la personne qui nous avait envoyés, et, quand elle sut que nous avions son adresse par le fils de madame de La Chesnais, elle garda le silence, ce qui me donna l’impression qu’elle n’était pas restée en très bons termes avec cette bienfaitrice.

Elle s’informa soigneusement de nos noms et de la condition de nos parents et nous fit répéter plusieurs fois l’indication de nos domiciles, comme pour l’apprendre par cœur. Nous nous levâmes et prîmes congé.

Elle nous rappela sur le pas de la porte le besoin où elle était d’habits et de linge, tant pour elle que pour Alice et Firmin, nous invita de la façon la plus pressante à revenir la voir, nous promit de nous recommander au bon Dieu, dans ses prières, et nous avertit de ne pas tomber dans l’escalier qui était un peu noir.

Je sortis de ce misérable logis le cœur sec et sans aucune pitié de la veuve Bargouiller. Mais le visage de Fontanet exprimait, au contraire, si profondément un zèle pieux, les joies austères de la bienfaisance, l’ardeur d’une âme charitable, que, me comparant à lui, je fus honteux de moi-même.

— On ne donne pas assez ! soupira mon ami. De quel plaisir on se prive !

Et son museau pointu reluisait d’une sainte allégresse.

Cette pensée, cette attitude, cet air pénétré firent impression sur moi, et je m’efforçai d’éprouver d’aussi beaux sentiments que Fontanet.

— Qu’est-ce que tu sens donc, Pierre ? me demanda ma mère.

Sa finesse d’odorat lui faisait découvrir d’ordinaire en quelles compagnies les êtres qu’elle aimait étaient allés en son absence. Mais sa confiance en Fontanet lui ôtait toute inquiétude. Elle n’insista pas.

Sans tendresse pour la veuve Bargouiller, je résolus cependant de lui continuer mes bienfaits. Ce n’était pas facile. Je n’avais pu économiser en toute une semaine que vingt-cinq centimes, maigre ressource pour une mère et ses deux enfants. Fontanet n’avait encore rien reçu de sa tante. Tourmenté du désir égoïste de donner, et me rappelant que la veuve Bargouiller demandait instamment du vieux linge, je jetai les yeux sur l’armoire où ma mère rangeait mes caleçons et mes chemises et je fus tenté d’en prendre quelques-uns pour satisfaire mon appétit de bienfaisance. Quand l’ordre des temps ramena le mercredi cette tentation devint irrésistible. Je ne me faisais pas d’illusions sur la légitimité de cette action hardie. J’avais alors sur la propriété des idées plus sévères que je n’en ai aujourd’hui, des idées traditionnelles. J’estimais que mon linge de corps n’était pas à moi puisque je ne l’avais pas payé. Je trouve aujourd’hui la question moins simple. Je conçois l’origine et la nature de la propriété tout autrement que la foule de mes contemporains. Dans le temps lointain où ce récit me reporte, j’étais aussi peu proudhonien que possible et je distinguais le bien d’autrui du mien avec une parfaite clarté. Or, selon mon sentiment, conformément à mes principes, d’après ma propre morale enfin, je ne pouvais disposer de mes nippes. Ma conscience me l’interdisait absolument. Je n’écoutai point ma conscience, je me coulai dans ma chambre, j’ouvris précipitamment l’armoire (c’était, il m’en souvient, une petite armoire anglaise, très simple, en acajou, que je trouvais affreuse et qui devait être charmante ; mais nul alors ne s’avisait de la trouver belle). J’en tirai sans choix, presque au hasard, un petit paquet de hardes que je coulai sous mon pardessus, et je m’esquivai aussitôt en compagnie de Fontanet. Si l’on veut le savoir, j’emportai, autant qu’il m’en souvienne, deux ou trois chemises de nuit, un gilet de laine, ou peut-être de coton, et une demi-douzaine de bonnets de nuit, de ces bonnets de nuit, vraiment hideux, qu’on nommait casques à mèche, couvre-chefs emblématiques du bourgeois tranquille. Sans doute, j’avais fait ce choix avec précipitation, mais quand je dis que je l’avais fait au hasard, je farde la vérité. Les bonnets de coton m’étaient en horreur ; dépenser les miens en aumônes me causait une double joie, et c’est avec une intention bien nette que j’en mis le plus grand nombre possible dans mon butin.

Aujourd’hui encore le bonnet de coton me paraîtrait quelque chose d’abominable si je ne songeais que Jeanneton, dit-on, en couronna le petit roi d’Yvetot. Mais cela n’est point dans mon sujet. Fontanet, qui huit jours auparavant avait si bien exprimé les délices de la bienfaisance, ne s’intéressait plus à la veuve Bargouiller. Il refusait de m’accompagner chez elle. Son intention était d’aller tirer à la carabine dans une baraque nouvellement établie sur le boulevard de l’Observatoire. Je lui représentai que je tenais sous mon pardessus du vieux linge, destiné aux deux enfants de la pauvre veuve. Il me conseilla de rapporter le paquet à la maison, ou plus simplement de le jeter dans quelque bouche d’égout. Tout ce que je pus obtenir de lui, ce fut qu’il m’attendît devant le passage du Dragon pendant que j’accomplissais, en vêtant ceux qui sont nus, une des sept œuvres de la miséricorde. Je trouvai madame Bargouiller plus rouge et plus enflammée que la première fois et le nid de vipères plus agité sur sa tête. Elle me demanda des nouvelles du petit vicomte (c’est ainsi qu’elle appelait Fontanet) et, quand elle apprit qu’il ne viendrait point, elle parut vivement contrariée.

— Il est si mignon, dit-elle. Et puis on voit qu’il est « de la haute ».

Alice et Firmin étaient encore sortis pour chercher de l’ouvrage. Leur mère reçut avec une reconnaissance qui me parut médiocre les vêtements que j’apportais pour eux. Elle m’invita avec des prières et même des menaces à ne pas dire dans ma famille à qui j’avais remis ce linge ; elle m’avertit que les plus grands malheurs fondraient sur moi si je révélais ce secret. Comme je ne lui promettais rien, elle changea de manière, gémit, pleura, prit Dieu à témoin de ses malheurs et de ses vertus ; puis, ayant versé un peu de liqueur rouge dans un petit verre, elle me l’offrit.

— C’est du noyau, me dit-elle, cela vous fera du bien, mon mignon.

Je refusai, elle insista. Toutes les vipères de sa chevelure se tordaient sur sa tête. Épouvanté, je bus. Elle me demanda si je ne pourrais pas lui donner quelque argent pour payer le boulanger. Je lui répondis avec confusion que je n’en avais pas. Comme dit le poète tragique, « je respirais une retraite prompte ».

Au bout du passage, je retrouvai Fontanet, qui, sous le Dragon rouge, au bruit des marteaux, achevait de manger une tarte aux prunes qu’il venait d’acheter chez le pâtissier du coin. Il écouta à peine le récit que je lui fis de mon entretien avec la veuve Bargouiller et me déclara qu’il désapprouvait ma conduite et se refusait à rien savoir de cette sotte histoire. Nous allâmes tirer au pistolet. Il me persuada qu’il tirait bien. Mais il n’y parvint que par la force de la parole et contrairement au témoignage de mes sens.

J’étais soucieux ; en montant l’escalier domestique, mon inquiétude croissait à chaque degré. Je me jugeais sévèrement et m’attendais, non sans raison, à ce que mes fautes fussent découvertes. Justine m’ouvrit la porte. Ses yeux bleus avaient cuit dans les larmes ; ses joues écarlates étaient près d’éclater. Elle me regarda, en silence, avec terreur.

Je trouvai ma mère très calme :

— Tu sens l’eau-de-vie, me dit-elle. D’où viens-tu ? À qui as-tu donné le linge que tu as emporté ?

— À une pauvre veuve, qui habite la cour du Dragon, madame Bargouiller.

— Je la connais, fit ma mère.

Et se tournant vers mon père :

— C’est cette matelassière qui m’a volé la laine de mes matelas et s’est fait chasser de partout pour son ivrognerie.

Irrité d’avoir été dupe, je protestai aigrement que c’était une très honnête femme, et pieuse.

J’ajoutai que madame Bargouiller avait deux enfants à élever.

— Sans doute, me répondit mon père, et ils sont fort à plaindre. Mais, dis-moi, Pierre, pourquoi n’as-tu pas consulté tes parents avant de faire l’aumône ? Il n’y a rien de plus difficile que de donner. Et j’avoue que cette question de la charité privée me trouble beaucoup. C’est bien de la témérité de ta part, Pierre, d’avoir cru, à ton âge, pouvoir faire seul, sans conseils, ce qui exige beaucoup d’expérience et de réflexion. Mon ami, monsieur Amédée Hennequin, condamne la charité privée et la charité publique, et pourtant c’est une âme tendre. Il est communiste et assure qu’on n’arrivera à rien en fait d’assistance sans une révolution sociale. Je suis tenté de croire qu’une révolution sociale ne suffirait pas et qu’il faudrait une révolution morale…

Ma mère interrompit ce discours qui, visiblement, lui semblait déplacé et hors de propos.

— Pierre, me dit-elle, pourquoi ne m’as-tu pas demandé la permission d’emporter ce linge ?… Tu ne me l’as pas demandée parce que tu prévoyais que je ne te la donnerais pas. Ce linge n’était pas à toi. Les idées de monsieur Amédée Hennequin et de monsieur Proudhon ne sont pas encore réalisées. Tu as disposé d’un bien qui ne t’appartenait pas. Je consens à t’excuser sur l’intention, bien que tu aies agi beaucoup plus par orgueil que par pitié, et surtout avec légèreté. Ce n’est pas Fontanet qui aurait fait une pareille sottise. Je suis bien sûre qu’il ne t’a pas accompagné chez cette femme, quand tu y as porté tes chemises et tes bonnets de nuit.

Je ne pus m’empêcher de murmurer de ces louanges que je ne jugeais pas méritées. Je savais que Fontanet ne valait pas mieux que moi, et si je ne le sais plus aujourd’hui, c’est que j’ai appris à douter de tout.

— Écoute-moi, mon enfant, poursuivit ma mère avec plus de fermeté qu’elle n’en avait encore mis dans sa réprimande. Je vais te faire connaître une des conséquences de ton étourderie. C’est Justine qui a découvert, quelques instants après ton départ, le pillage de ton armoire. Justine est une très honnête fille ; mais sa condition lui fait toujours craindre d’être soupçonnée. La peur d’être accusée du vol de ce linge lui a donné une affreuse crise de nerfs. Elle perdit la raison. Je m’efforçais de la rassurer et de lui dire que je ne la soupçonnais pas. Elle criait que les gendarmes viendraient la prendre et qu’on la mettrait en prison pour une faute qu’elle n’avait pas commise.

Ces paroles de ma mère me firent grande impression. J’avais assisté, au théâtre Comte, à la représentation de la Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau. Je comprenais les affres qui avaient déchiré le cœur de ma chère Justine.

Je courus à la cuisine où je la trouvai plongée encore dans un sombre désespoir. Je l’embrassai avec effusion et lui demandai pardon des angoisses que je lui avais causées bien involontairement par mon étourderie.

— Ah ! monsieur Pierre ! s’écria-t-elle à travers ses sanglots, si vous aviez été plus intelligent, vous n’auriez pas fait une chose pareille.

Justine avait raison. Je n’aurais pas fait une pareille chose, si j’avais été plus intelligent.

  1. Mais voici qu’un Parisien curieux des antiquités et illustrations de sa ville me dit qu’il ne faut pas rêver sur ce dragon, qu’il est en plâtre et moins ancien qu’il n’a l’air.
Calmann-Lévy (p. 28-36).

II

LES MALHEURS
DE LA FILLE DES TROGLODYTES

Je ne retrouvais plus en Justine cette ardeur destructive qui s’était exercée, dans les premiers temps de sa condition, sur la vaisselle confiée à ses soins et les bronzes offerts au docteur Nozière par ses malades guéris et reconnaissants. La cuisine retentissait moins souvent du bruit des assiettes écroulées, et des cris frénétiques de la jeune servante hachant le bout de ses doigts avec le bœuf bouilli. Les feux de cheminée et les inondations devenaient plus rares : les lustres ne tombaient plus d’eux-mêmes et spontanément sur les planchers, et, si mon père la disait encore féconde en catastrophes, s’il dénonçait le génie sivaïte de cette simple créature, s’il l’accusait de troubler sans cesse le repos nécessaire à l’homme d’études, c’était qu’incapable, ainsi que la plupart des hommes, de réformer ses jugements sur de nouvelles expériences, il s’en tenait aux opinions acquises et aux idées préconçues. Ma mère, plus juste et mieux avisée, reconnaissait qu’au chaos des premiers jours succédaient, en cette intelligence servile, les premiers linéaments de l’ordre et les premiers accords de l’harmonie.

Justine avait fait la paix avec le Spartacus de la pendule. Elle ne le frappait plus de la hampe de son plumeau dépenaillé et le héros ne menaçait plus de l’écraser de son poids. Mais elle se refusait obstinément à croire qu’il s’appelât Spartacus. En vain, je m’efforçais de le lui prouver, histoire et dictionnaire en main, avec le pédantisme niais et taquin d’un humaniste de treize ans. Elle opposait à mes démonstrations un sourire tranquille et répondait invariablement :

— Non ! Non ! mon petit maître, il ne s’appelle pas du nom que vous dites. Oh ! non certes.

— Pourquoi cela ?

— Vous seriez trop content si je vous le disais.

— Mais, Justine, comment s’appelle-t-il, s’il ne s’appelle pas Spartacus ?

— Il s’appelle rien : c’est vous qui avez donné à ce guignol un vilain nom.

— Justine, apprenez que Spartacus à la tête d’une troupe d’esclaves défit quatre armées prétoriennes, trois armées consulaires, et qu’enfin, le Sénat ayant envoyé contre lui les légions de Crassus et de Pompée, forcé d’accepter la bataille, il tua son cheval…

Justine m’interrompit :

— Il faut que j’aille remuer mes lentilles qui sont sur le feu, car il n’y a rien de traître comme les lentilles pour s’attacher.

Je la retins par son tablier.

Justine, cette statue de Spartacus est le chef-d’œuvre de Monsieur Foyatier, un ami de papa, maintenant très vieux. Il était berger dans son enfance et, en gardant les troupeaux, il sculptait de petits animaux dans du bois, avec son couteau…

— C’est comme mon frère Phorien, dit Justine. Pas plus haut qu’une botte, en paissant les bêtes, il faisait des pièges à prendre les oiseaux et toutes sortes d’engins. Il se montrait déjà très capable. Mais il faut que j’aille remuer mes lentilles.

Et Justine courut vers la cuisine d’où s’échappait une âcre odeur de brûlé.

Ce Spartacus du doux Foyatier, dont l’original, dans le jardin des Tuileries, tournait jadis contre le château ses regards irrités et ses poings menaçants, je l’ai pris en grippe pour l’avoir trop vu dans mon enfance, et parce que c’est un morceau insipide. M. Ménage en disait : « ce bonhomme est baudruchard. » Mon père l’aimait. Je ne crois pas, entre nous, qu’il l’ait jamais vu, ce qu’on appelle vu. Il ne regardait rien de ce qui ne touchait pas à sa profession, excepté les aspects de la nature, quand ils étaient riants ou sublimes. Ce qu’il admirait dans le Spartacus de son cher Foyatier, c’était l’idée, le symbole. Il considérait en cette figure le libérateur des opprimés, spectacle agréable à ses yeux, car il aimait la justice et détestait la tyrannie.

— Si j’étais républicain, disait-il, je pourrais à la rigueur admettre l’oppression au nom d’un principe fondamental ou d’un intérêt supérieur ; mais je suis royaliste, et la première raison d’être d’un roi, je dirai même son unique raison d’être, c’est de garantir la liberté des peuples. Une royauté oppressive est un non-sens.

À quoi mon parrain répondait :

— Malheureusement, le souverain, d’ordinaire, retire au peuple les libertés nécessaires pour lui garantir les autres.

— C’est ce qui arrive quand le peuple est souverain.

— Faut-il qu’un homme possède notre bien pour nous le garder, et ne pouvons-nous le garder nous-mêmes ?

— En possédant tout, le roi, qui n’est qu’un homme, ne possède rien que par fiction et le peuple jouit de tout. Au contraire, dans une démocratie, les partis qui gouvernent et forment une multitude possèdent réellement le bien commun : ils frustrent le peuple qui ne jouit de rien.

— La liberté est le plus précieux des biens.

— À condition de le perdre. On aliène sa liberté chaque fois qu’on en use.

— Un républicain n’en aliène jamais le principe. Voilà la différence !

Ainsi ces deux excellents hommes, nés sitôt après l’orage qui bouleversa la société jusque dans ses fondements, disputaient ensemble sans jamais se persuader l’un l’autre et sans s’apercevoir jamais de l’évidente inutilité de leurs paroles. Ils étaient Français et aimaient l’éloquence.

Cependant Justine avait un amoureux et elle l’aimait. Je m’en étais aperçu. À quels signes ? Était-ce à l’impatience anxieuse avec laquelle elle épiait le facteur ? À la joie qui brillait dans ses yeux et embellissait son visage quand elle recevait une lettre, et à sa façon de la glisser dans son corsage ? Au rayonnement de toute sa personne ? À son humeur bizarre et changeante ? Aux brusques éclats de ses joies, au jaillissement soudain de ses larmes très douces ? Je ne saurais le dire. Mais, pour moi, tout en elle trahissait ses sentiments.

Tout à coup son humeur s’assombrit. Elle perdit ses couleurs. Ses yeux se cernèrent de noir. Elle maigrit. On ne pouvait lui arracher une parole. Ses lèvres amincies et serrées semblaient arrêter au passage des plaintes et des reproches. Le soir, elle étalait des cartes crasseuses sur la table de la cuisine, les consultait comme des oracles, puis les brouillait avec colère. Insensiblement, elle tomba dans un abattement profond. Elle ne regardait plus ses casseroles ; elle oubliait de boire et de manger. Ses mouvements devenaient difficiles et lents, et, si elle brisait encore quelque vaisselle, ce n’était plus, comme autrefois, dans une sorte de fureur sauvage, mais par l’effet d’une langueur qui lui coupait les bras et lui amollissait les doigts. Je ne doutai point que l’amour causât ces douleurs et que Justine eût perdu son amoureux. Et il n’y avait pas à en douter. J’avais vu dans le magasin de madame Letort une gravure représentant « l’Abandonnée », une jeune femme en robe de velours noir, assise sur un banc de pierre, dans une forêt dépouillée par l’automne. Justine, dans la cuisine, immobile sur sa chaise de paille, ressemblait à l’abandonnée, bien que moins jolie de beaucoup. Même expression douloureuse et sombre, mêmes regards perdus dans l’espace, même lassitude des bras tombés inertes sur les genoux. Son état m’inspirait un extrême intérêt. Connaissant la cause de son chagrin, je souhaitais qu’elle me la confiât et me permît de la consoler, mais je ne l’espérais pas. Je savais bien qu’elle ne me dirait point son mal, parce qu’il est embarrassant de parler de ces choses à un garçon, et aussi parce qu’elle me jugeait incapable de rien comprendre ; son opinion était faite à mon égard. Je la plaignais en silence.

Un matin, elle resta très longtemps, plus d’une heure, seule avec ma mère, dans la chambre aux boutons de rose. Je l’en vis sortir en larmes mais avec un air rasséréné, et je ne doutai pas, alors, qu’elle n’eût confié son chagrin à sa maîtresse et qu’elle n’en eût reçu des consolations. Ne craignant plus d’être indiscret, je dis à ma mère :

— Justine a été abandonnée par son fiancé. C’est bien triste.

Ma mère me regarda avec surprise.

— Elle te l’a dit ?

— Non, maman, mais je le sais.

Et je lui expliquai comment j’avais surpris, par la seule finesse de mon esprit, le secret de Justine et n’en avais rien révélé par discrétion.

— C’est fort bien d’être discret, me répondit ma chère maman, mais tu l’aurais été davantage en ne cherchant pas à surprendre des secrets qu’à tous égards tu ne devais pas connaître.

Elle parlait sévèrement, mais il me parut qu’elle admirait malgré elle ma perspicacité.

Calmann-Lévy (p. 37-57).

III

L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE

J’en atteste la tête innocente de l’aimable enfant que j’étais alors, la vie scolaire de M. Crottu n’était qu’un tissu d’injustices. Cet homme filait l’iniquité comme l’araignée sa toile. Et, sans me flatter, des trente jeunes enfants qu’il enseignait, c’était moi qui éprouvais les plus grands et les plus nombreux effets de sa mauvaise foi. Je ne lui en aurais pas gardé de ressentiment, étant accoutumé dès l’enfance à trouver les hommes injurieux et durs. Mais je ne lui pardonnai pas son inélégance. Il faut croire que, dans un âge si tendre, je pressentais les hautes vérités morales auxquelles je me suis élevé par la suite, et qu’un démon familier me soufflait dès lors que les seuls crimes irrémissibles sont les crimes contre la beauté. Je pris contre M. Crottu le parti des Muses et des Charites, qu’il offensait grièvement en toute sa personne. Le malheureux ! Un cuir épais recouvrait ses grosses mains courtes qui froissaient toutes les choses délicates sur lesquelles elles s’appesantissaient et ne le pouvaient réjouir d’aucun contact agréable. Ses regards défiants ne savaient pas se reposer sur de belles images. Sa face était morne ; la seule expression de plaisir qu’il laissât paraître était de tirer hors de la bouche une langue humide en inscrivant sur un registre sordide des punitions iniques. Comme le rustre dont parle, je ne sais où, Népomucène Lemercier, il crachait en éventail et se mouchait en trompette. Tels étaient mes griefs à son endroit. Je le haïssais bien moins pour ce qu’il faisait que pour ce qu’il était ; haine constante, vouée, non pas aux actes qui varient, mais au naturel qui ne change pas ; et peut-être cette haine si forte et si bien nourrie ne se serait jamais révélée, peut-être mon cœur l’eût toujours tenue renfermée et secrète si une circonstance, amenée par M. Crottu lui-même, ne l’eût fait éclater.

Il nous conta, un jour, à je ne sais quel propos, l’histoire du satyre Marsyas qui, osant lutter avec sa flûte contre Apollon, fut vaincu et écorché vif par le dieu de la lyre.

— Marsyas, nous dit M. Crottu, avait la face bestiale, le nez camus, la chevelure inculte, des cornes au front, les oreilles longues et velues, une queue de cheval et des pieds de bouc.

Le satyre ainsi dépeint, c’était M. Crottu lui-même, M. Crottu tout craché, aux cornes près, aux pieds de bouc et à la queue de cheval, que rien ne nous permettait de supposer chez un universitaire. Mais tout le reste s’y trouvait, notamment les oreilles vastes et broussailleuses. Les rires étouffés, les chuchotements, les exclamations qui accueillaient le portrait de Marsyas firent assez connaître que cette ressemblance apparaissait à toute la classe. Que je me sois écrié avec les autres, que j’aie fait ma partie dans le concert des rires, c’est croyable ; mais je m’abîmai tout aussitôt dans une méditation profonde. Bien que porté à donner tort à Marsyas, je ne pouvais me résoudre à approuver entièrement la conduite d’Apollon à l’égard de son rival ; et, pour tout dire, je la trouvais cruelle. Toutefois, appliquée à un être que j’identifiais à M. Crottu, j’y découvris peu à peu une haute raison et une justice supérieure. J’esquissai sur mon cahier un portrait où ma main inhabile s’efforçait de fondre les traits du satyre et ceux du cuistre. Cette figure commençait à prendre de l’expression et devenait assez horrible quand M. Crottu l’aperçut, s’en saisit, la lacéra et paya mon art de je ne sais quel châtiment saugrenu. C’en était fait ! Je le traitai en ennemi et répondis à son attentat par un rire méprisant. Une sagesse tardive m’enseigne que j’eus tort de déclarer trop généreusement ma haine.

Dès lors j’affectai en sa présence un mépris hautain dont je m’exagérais l’effet. Je lui prodiguai toutes les marques d’aversion et de dégoût que me suggérait ma jeune imagination. À vrai dire, il en remarqua quelque chose et sa malveillance pour moi s’en accrut. Son humeur acerbe s’exerça avec une ardeur nouvelle sur mes erreurs et mes fautes ; mais c’était surtout ce que je faisais de bien qu’il ne me pardonnait pas. Mes mérites étaient petits et ne se montraient guère ; encore n’étais-je pas entièrement dénué d’intelligence, et il m’arrivait parfois d’en donner quelques signes. C’est ce qui exaspérait M. Crottu. Lui faisais-je une réponse exacte, trouvait-il dans mes devoirs une bonne expression ; aussitôt son visage trahissait une vive contrariété et ses lèvres tremblaient de colère. Je succombais sous le poids inique des punitions. Par un juste ressentiment, j’entrepris de soulever la classe contre l’oppresseur. Pendant les récréations, je chargeais son nom d’invectives et d’exécrations. Je rappelais à mes condisciples ses vexations, ses difformités, les broussailles de ses oreilles pointues. Ils ne me contredisaient point, aucune voix ne s’élevait pour le défendre, mais la peur du maître pesait sur leur langue : ils se taisaient. À la maison, pendant les repas, j’essayais parfois de dévoiler M. Crottu à ma mère. Hélas ! il n’y avait pas de personne au monde moins préparée à recevoir une semblable révélation. Sa belle âme, nourrie du Télémaque, se représentait mes maîtres comme des sages de la Grèce, et M. Crottu lui apparaissait sous les traits de Mentor. Pour substituer, dans son esprit, à cette vénérable image une figure bestiale et cornue, l’habileté la plus consommée aurait à peine suffi ; et je m’y prenais tout de travers, laissant voir ma partialité, accumulant les exagérations et les invraisemblances et affirmant, sans preuve, que le pantalon cannelle de M. Crottu cachait dans son vaste fond une queue de cheval. Quant à mon père, rien n’eût pu ébranler le respect que lui inspirait la hiérarchie ni cette confiance absolue qu’il donnait aux gens qui la méritaient le moins. Je ne réussissais pas mieux à dévoiler M. Crottu à ma bonne Justine. Peu disposée d’ordinaire à me croire, quand je lui rapportais les iniquités de mon professeur, elle me disait :

— Mon petit maître, si vous appreniez bien vos leçons et si vous ne faisiez pas endêver ce pauvre monsieur, vous n’auriez point à vous plaindre de lui ; vous n’auriez qu’à vous en louer.

Et elle me citait l’exemple de son frère Symphorien qui était un bon sujet. Aussi le maître d’école l’avait nommé moniteur et monsieur le Curé lui faisait servir la messe.

— Tandis que vous, vous ferez damner votre bon maître et vous en répondrez devant Dieu.

En vain je produisais les faits les plus probants. Justine ne voulait rien croire, pas même qu’il s’appelât Crottu : elle disait que ce n’était pas un nom.

Un jour, j’allai porter mes griefs à Madame Laroque[1] qui, dans son fauteuil de tapisserie, les pieds sur sa chaufferette, m’écoutait en tricotant des bas bleus. Elle entendait mes plaintes avec bienveillance. Mais la pauvre dame se faisait vieille ; elle brouillait le passé et le présent, radotait un peu et mêlait étrangement M. Crottu avec un ancien oratorien, professeur à Granville, qui donnait, en 1793, la férule à Florimond Chappedelaine pour n’avoir point crié : vive la nation ! Mon ressentiment, que je ne pouvais répandre au dehors, m’étouffait.

Je ne me tenais pas pour vaincu. Cependant il est inutile de dire que, dans cette lutte, M. Crottu était le plus fort.

Un matin de printemps, je m’éveillai au chant des oiseaux ; des flèches de lumière, dardées par les fentes des volets, criblaient mon lit ; j’adorai la lumière du jour et la pensée de M. Crottu me fut plus amère que la mort. Ce matin-là, ma chère maman veilla, selon son habitude, à ce que mon cou et mes oreilles fussent débarbouillés et mes leçons repassées. J’affectai une contenance tranquille : ma résolution était prise. Après avoir déjeuné de pain et de lait, à sept heures trente-cinq, comme de coutume, portant sous le bras ma serviette de molesquine, que j’avais pris soin de ne point trop bourrer de livres, je descendis l’escalier, suivis la Seine argentée et pris la rue qui conduisait au collège. Puis brusquement je tournai à droite et m’engageai dans une rue où, jusqu’à cette heure, je n’avais pas pénétré bien avant, mais que je savais longue et qui permettait de me conduire dans des régions inconnues et délicieuses. Ma joie était vive et si expansive, que je la criai à un petit âne arrêté avec sa charrette de légumes. En vain la sagesse m’avait représenté la gravité de ma faute et les dangers auxquels je m’exposais si elle était connue, ce qui ne pouvait guère manquer, puisque les absences, au collège, étaient relevées et signalées. Je comptais, pour me tirer d’affaire, sur des hasards amis, sur cet heureux désordre qui, régissant les choses humaines, y tempère les rigueurs de la justice.

Et puis, je n’aurais jamais cru payer trop cher un si grand et rare plaisir. Enfin j’étais résolu à faire l’école buissonnière. Cette manœuvre ne me délivrait de Crottu que pour un jour ; mais il y a des jours que l’on croit éternels, et non sans apparence, puisqu’ils nous font oublier le passé et l’avenir. Tout dans cette vieille rue, qui s’éveillait au soleil, m’était sourire et divertissement. Sans doute les choses, autour de moi, ne faisaient que refléter et me renvoyer la joie de mon cœur. Pourtant, on peut le dire sans crainte d’être accusé de louer le temps passé au détriment du présent, Paris était alors plus aimable qu’il n’est aujourd’hui. Les maisons y étaient moins hautes, les jardins plus fréquents. À chaque pas on voyait des arbres pencher sur de vieux murs leur cime bocagère. Les maisons, très diverses, se montraient chacune avec l’air de son âge et de sa condition. Plusieurs, qui avaient été belles au temps jadis, gardaient une grâce mélancolique. Dans les quartiers populeux, des chevaux de toute robe et de toute encolure, traînant fiacres, haquets, tapissières, cabriolets, égayaient la chaussée où les moineaux s’abattaient en troupes pour picorer le crottin. Et, à longs intervalles, un omnibus jaune, attelé de percherons pommelés, roulait avec fracas sur le pavé bossu. L’enceinte de la ville n’était pas encore élargie jusqu’aux fortifications ; Paris n’était pas encore la ville unique au monde ; un grand préfet commençait seulement ces larges percées par lesquelles entrèrent abondamment la monotonie, la médiocrité, la laideur et l’ennui. Je croirais volontiers, à considérer seulement les quartiers du centre, que, depuis la régence d’Anne d’Autriche jusque vers le milieu du second empire, en deux siècles, Paris, qui cependant vit tant de révolutions, a moins changé que dans les soixante années qui nous séparent du temps que je m’amuse à rappeler ici.

Moi qui vous parle, j’ai connu, peu s’en faut, les bruits et les embarras de Paris, tels que Boileau les décrivait, vers 1660, dans son grenier du Palais. J’ai entendu comme lui le chant du coq déchirer, en pleine ville, l’aube matinale. J’ai senti dans le faubourg Saint-germain une odeur d’étable ; j’ai vu des quartiers qui gardaient un air agreste et les charmes du passé. Et ce serait une erreur de croire qu’un enfant de douze ans ne sentait pas l’agrément de sa ville. Il le respirait avec l’air natal et le goûtait tout naturellement. Prétendre qu’il prisait les belles proportions des hôtels qui dressaient leurs ordres classiques, leurs portiques et leurs frontons entre cour et jardin, ce serait trop dire ; mais il en prenait au passage, selon ses forces et ses besoins, comme de son propre bien ; et ce qu’il ne comprenait pas, il se savait prédestiné à le comprendre un jour. Faut-il être bien avancé en âge pour rêver d’un jardin défendu qui laisse apercevoir par une petite porte entre-bâillée quelques branches et des fleurs ? Faut-il être sorti de l’enfance pour s’émouvoir à la vue d’un vieux mur ? L’amour du passé est inné chez l’homme. Le passé émeut à l’envi le petit enfant et l’aïeule ; il n’en faut pour preuve que les contes de ma mère l’Oie, les contes du temps que Berthe filait, les fables du temps que les bêtes parlaient. Et si l’on cherche pourquoi toutes les imaginations humaines, fraîches ou flétries, tristes ou joyeuses, se tournent vers le passé, curieuses d’y pénétrer, on trouvera sans doute que le passé c’est notre seule promenade et le seul lieu où nous puissions échapper à nos ennuis quotidiens, à nos misères, à nous-mêmes. Le présent est aride et trouble, l’avenir est caché. Toute la richesse, toute la splendeur, toute la grâce du monde est dans le passé. Et cela, les enfants le savent aussi bien que les vieillards. Voilà pourquoi sans doute, dès ma plus tendre jeunesse, j’entendais avec émotion les pierres de ma ville parler du temps jadis. Hélas ! Les vieilles pierres ont fait place à des pierres neuves qui seront vieilles à leur tour. Et, sans doute, elles paraîtront touchantes alors aux âmes rêveuses.

À mesure que j’avançais dans cette longue rue, les maisons devenaient plus humbles et plus rustiques ; j’y observais des métiers et des mœurs inconnus dans les beaux quartiers où s’écoulait mon enfance. C’est là que je vis pour la première fois des maraîchers en grand chapeau de paille arroser leur jardin, des filles hâlées traire les vaches, des marchands de bois dresser dans les chantiers les bûches en arcs de triomphe, et le maréchal, sur le seuil de sa forge, dans une âcre odeur de corne brûlée, ferrer un cheval maintenu, un pied relevé, par un compagnon. Le maréchal horrifiait son visage d’une terrible patte de lièvre et de moustaches martiales. La manche retroussée de sa chemise découvrait au bras gauche une croix d’honneur, tatouée en bleu, avec cette inscription : Honneur et Patrie. Je le retrouvai bientôt devant le comptoir d’un marchand de vin du voisinage s’essuyant les moustaches d’un revers de main et frappant joyeusement des coups sonores sur l’épaule d’un vieux charretier.

La vue de ces artisans me communiqua en quelques instants plus de connaissances utiles que je n’en recueillais en trois mois au collège, et peut-être est-ce en ce jour que fut déposé en moi le germe de cet amour fécond que je gardai toute ma vie pour les arts manuels et ceux qui les pratiquent.

Je me promettais bien, en ce jour, qui me semblait infini, d’épuiser les amusements de la vie et les délices des bois. Je rencontrai au bord de la Seine, près d’un pont, une vieille femme assise sur un pliant, à côté d’une petite table chargée de gâteaux de Nanterre et d’une carafe de coco bouchée d’un citron. Ce mets et cette boisson me fournirent un déjeuner délicieux. Plein d’une force nouvelle, j’avais hâte de me promener dans le bois de Boulogne. J’y entrai par Auteuil, qui était encore à cette époque un village et dont les jolies maisons gardaient, sous l’ombre mouvante du feuillage, des souvenirs illustres et charmants qu’en ce temps-là je n’étais pas en état de goûter.

Ces maisons commençaient à tomber sous la pioche du démolisseur, et sur les jardins rasés s’élevaient de hautes bâtisses. Le bois de Boulogne aussi se transformait. Gâté par des perspectives et des cascades, il avait perdu son naturel et sa fraîcheur. L’on ne trouvait plus sous son ombre l’horreur sacrée. La profondeur des bois m’inspirait dès ma plus tendre enfance un plaisir mélancolique. Toutefois la vérité m’oblige à dire que, m’étant enfoncé dans les fourrés où la lumière tombait à travers la feuillée en disques d’or, je m’éloignai à la hâte, de peur des rôdeurs qui troublaient ma solitude. Je ne ralentis le pas que sur une pelouse où, près de la Muette, des enfants jouaient sur l’herbe, tandis que les mères, les grandes sœurs et les nourrices enrubannées se tenaient à l’ombre des marronniers sur des bancs, des chaises ou des pliants. Une place sur un banc s’offrit à moi à côté d’un enfant qui me parut un jeune homme, car il semblait à peu près de mon âge, très beau, habillé comme j’aurais aimé à l’être, avec une élégance négligée. Sa cravate bleue, à pois blancs, flottait au vent. Sa montre tenait à son gilet par une chaîne d’or. Ses cheveux courts se tordaient en boucles fauves ou dorées, ses yeux clairs luisaient, son visage pâle d’une fraîcheur charmante se colorait aux pommettes. Il tenait d’une main inquiète un crayon et un carnet ; mais il n’écrivait pas. J’éprouvai pour lui une soudaine sympathie, et, bien que timide, je lui adressai le premier la parole. Il me répondit sans empressement mais de bonne grâce, et la conversation s’engagea. Il m’apprit qu’il était orphelin et malade, qu’il habitait une maison sur le Ranelagh, avec sa grand’mère, d’une très vieille famille irlandaise, depuis longtemps établie en France, et alliée par son mari, qu’elle avait perdu, aux plus beaux noms de la noblesse impériale.

Il aurait voulu aller au lycée, travailler et jouer avec des camarades, faire des parties de barre et de ballon, remporter des prix au concours général. Il étudiait sous un petit abbé, dont il parlait sans haine et sans amour, ne blâmant décidément en lui qu’un bosselar de soie d’une hauteur démesurée, que l’abbé portait préférablement au chapeau ecclésiastique. Ce jour, l’abbé l’avait conduit au bois, comme d’ordinaire. Il était surpris, mais non contrarié, qu’on le laissât si longtemps seul contre la coutume. Il me parla avec exaltation des victoires de Crimée. Il avait vu, d’une fenêtre de la place Vendôme, passer les troupes revenues d’Orient, et portant leurs habits de campagne usés et troués. Les blessés marchaient à la tête des régiments ; les femmes leur jetaient des fleurs ; on acclamait les drapeaux et les aigles. Le souvenir seul lui en donnait des battements de cœur. Il me décrivit, comme s’il y avait assisté lui-même, les dîners et les bals des Tuileries, auxquels était souvent invitée sa cousine Claire, qui avait épousé un écuyer de l’impératrice. Les spectacles, les expositions, les fêtes excitaient étrangement sa curiosité.

Il eût bien voulu assister à l’assaut d’armes donné dans la salle Saint-Barthélemy par Grisier et Gâtechair. Il se promettait de fréquenter assidûment, dès qu’il en aurait l’âge, la Comédie-Française, le Théâtre Lyrique et l’Opéra. En attendant, il savait par son oncle Gérard tout ce qui se passait dans ces trois grands théâtres, et il lisait les feuilletons dramatiques. Il m’apprit que Madame Miolan-Carvalho avait fait, au Théâtre Lyrique, des débuts très remarqués et me demanda si j’aimais Madeleine Brohan ? Et, tirant de la poche de son veston une photographie représentant une très jolie femme blonde, accoudée, les bras nus, au dossier d’une causeuse :

— La voilà, me dit-il, regardez comme elle est belle !

J’admirai qu’il connût si bien les choses du théâtre, dont j’étais curieux et que j’ignorais. Que ne savait-il pas du monde élégant, des arts et des lettres ? Il avait vu Ponsard, il avait causé avec lui de l’Académie française. Il savait la véritable histoire et même le vrai nom de la Dame aux Camélias. Il connaissait intimement le prédicateur qui avait prêché le carême aux Tuileries.

Il me faisait des questions dont il n’attendait pas la réponse.

— Que pensez-vous des tables tournantes ? J’ai vu tourner un guéridon. Ne voudriez-vous pas être Chaix d’Est-Ange ? Moi, je le voudrais. Je voudrais devenir un grand orateur. Mais j’ai été trop malade pour faire des études régulières. Les médecins disent que j’ai encore besoin de beaucoup de ménagements. Ils m’envoient passer l’hiver à Nice.

Après quelques instants de silence, il ouvrit son cahier et traça maladroitement sur une page blanche une figure qui voulait être un triangle isocèle, et qu’il me montra en souriant.

— Vous voyez cela ?

— Oui, c’est un triangle.

— C’est un triangle, et c’est ma vie.

Lentement et comme à regret, il traça en partant de la base, entre les deux côtés égaux de ce triangle, des lignes parallèles à cette base, qui devenaient nécessairement de plus en plus courtes à mesure qu’elles se rapprochaient du sommet, et en les traçant il murmurait :

— Cinq ans… dix ans… douze, treize, quatorze, quinze, seize ans…

— Vous voyez, fit-il, comme cela diminue et comme cela finit.

Après un moment d’hésitation il toucha de la pointe de son crayon le sommet du triangle.

— Dix-sept ans ! On étouffe et c’est la fin.

Puis il ferma brusquement son carnet, releva la tête et dit avec force :

— Mais je guérirai. Je suis sûr de guérir. Les médecins croyaient que c’était la poitrine qui était prise. Ils se trompaient ; c’était le cœur. J’ai des palpitations. C’est le cœur.

Après un court silence il me demanda si je n’aimerais pas être officier de marine ?

— C’est ce que j’aurais voulu être, ajouta-t-il en promenant au loin un regard rêveur.

Une vieille dame en robe feuille morte à volants, que gonflait une crinoline majestueuse, s’approcha de nous.

— Ma grand’mère, murmura-t-il.

Elle s’assit près de lui, tira ses gants, lui prit les mains, lui tâta les joues.

— Cyrille, tu as les mains chaudes, le front moite, je suis sûre que tu t’es fatigué à parler.

Et, baissant la voix, mais non pas assez pour que je n’entendisse pas :

— Cyrille, il ne faut pas causer avec un enfant que tu ne connais pas ; surtout quand il n’est pas accompagné.

Je me sentais déjà l’ami de Cyrille. Aussi me fut-il cruel de me voir écarté de lui avec ce dédain. Il ne m’échappa point qu’il se taisait et évitait de regarder de mon côté. Je me levai, m’éloignai, le cœur serré, sans tourner la tête.

Après avoir cheminé assez longtemps en songeant à Cyrille et en regrettant cette amitié si vite formée et si tôt perdue, je vis, assis dans l’herbe au bord d’un sentier désert, une grande fille et un petit gars qui se ressemblaient comme frère et sœur, tenant à la fois du faubourg et des champs, tous deux les yeux en trou de vrille, que des sourcils en pointe coiffaient drôlement, le visage criblé de taches de rousseur, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, l’air effronté, et si réjouis qu’on ne pouvait les voir sans sourire. La fille était habillée de petite indienne à fleurs, le garçon d’une blouse bleue toute neuve. Ils mordaient à pleine bouche dans une tartine de raisiné et buvaient à la régalade à même une grande bouteille.

Comme je les regardais avec curiosité, le jeune gars, se passant la main sur l’estomac et me tendant la bouteille, me cria :

— C’est bon ! En voulez-vous goûter ?

Moins par morgue que par gaucherie, je m’éloignai sans répondre et ne songeai pas que je marquais la distance du couple sylvain au petit bourgeois que j’étais, d’une façon plus insolente encore que la vieille dame en crinoline n’avait marqué la distance de son petit-fils à un enfant errant et inconnu.

Cependant je sentis la faim et vis avec émoi s’allonger les ombres des arbres. Je tirai ma montre et m’aperçus qu’il ne me restait plus que trente-cinq minutes pour arriver à la maison à l’heure coutumière. En y rentrant avec quelque retard, tout essoufflé et sentant bon l’herbe, j’y trouvai ma tante Chausson qui me demanda si je travaillais bien et ce que j’avais fait dans la journée.

Elle venait à propos et m’interrogeait à point. Car j’aurais eu scrupule de mentir à ma mère et j’estimais que c’était œuvre pie que de tromper ma tante Chausson. Je répondis donc que j’avais appris plus de choses en ce jour que je n’avais fait depuis six mois et n’avais pas perdu mon temps.

Ma tante Chausson se récria sur ma bonne mine et me fit remarquer judicieusement que l’étude ne nuisait pas à la santé.

J’avais compté que, grâce au désordre qui régnait dans le collège où j’étais, mon absence ne serait pas remarquée. C’est ce qui arriva. Parmi tous les heureux effets de ces vacances coupables et délicieuses, j’en dois signaler un fort singulier.

Je revis M. Crottu sans déplaisir : je ne le haïssais plus.

  1. Voir le Petit Pierre, p. 163.
Calmann-Lévy (p. 58-63).

IV

MADAME LAROQUE

Comme j’achevais de m’habiller, ma mère me dit :

— Madame Laroque est bien malade. Elle va mourir. Ses filles t’ont fait demander ce matin. Tu les trouveras toutes deux à son chevet. Dépêche-toi, mon enfant.

J’étais surpris. On avait parlé d’un rhume, et je n’y avais pas fait attention.

— La nuit a été terrible, ajouta ma mère. À quatre-vingt-treize ans, elle lutte avec une force inouïe contre le mal. Ce matin, elle est calme.

Je courus. À la porte de la chambre une barre invisible me frappa la poitrine et m’arrêta. Le grand silence n’était coupé que par le râle de la mourante. L’aînée des deux filles, la mère Séraphine, en costume religieux, le visage jaune comme une ancienne figure de cire, debout près du lit, tournait dans un verre une petite cuiller d’argent, grave et simple, bien au-dessus du commun et rendant d’humbles soins avec un calme ascétique, qui convenait à cette scène familière et solennelle. Thérèse, la cadette, bouffie d’insomnie et de larmes, ses cheveux blancs ébouriffés, les coudes sur les genoux, les poings dans les joues, affaissée, hébétée et douce, regardait sa mère. Je ne reconnaissais pas la chambre et rien pourtant n’y était changé, à cela près que des bouteilles, des fioles, des verres encombraient la table de nuit et le marbre de la cheminée. À gauche, le lit dont le haut bateau me cachait la mourante. Au-dessus, le bénitier dont la coquille était portée par deux anges de porcelaine coloriée, un crucifix et le portrait au pastel de Thérèse jeune et mince, coiffée de grandes coques brunes, en robe cannelle, à manches à gigot, qui lui faisait une « taille de sylphide ». Au fond, la fenêtre garnie de vieux rideaux de cotonnade rouge. À droite, la commode d’acajou, qui portait un service à café blanc avec de larges filets d’or ; au-dessus, un daguerréotype de Madame Laroque et une tête de Romulus dessinée au crayon noir, d’après David, par la mère Séraphine encore enfant. Et ces quatre murs si vulgaires se revêtaient de majesté.

— Entre donc, Pierre, me dit la religieuse.

J’approchai du lit. Le visage de Madame Laroque n’était pas changé. Le ventre météorisé soulevait les couvertures. Les mains terreuses grattaient les draps. La mourante tenait les yeux mi-clos et ne reconnaissait personne. Elle éprouvait sans doute une pénible impression de faim, car elle réclama plusieurs fois à manger et demanda d’une voix rude si elle était à l’auberge pour faire si maigre chère. Elle continuait de râler, mais demeurait parfaitement tranquille. Il y avait une demi-heure que j’étais près d’elle quand elle donna des signes d’agitation. Son visage était en feu, ses rares cheveux gris, échappés de sa coiffe, collaient sur ses tempes visqueuses.

Elle prononçait des paroles entrecoupées mais distinctes.

— Eh ! là !… Jeannette. Eh ! là… Espérez un peu, ma mère ; faut que je ramène la vache à l’étable… on ne voit plus clair… Ma mère, je leur ai donné de la soupe aux pois et une omelette… Des braconniers, des braconniers !…

Elle se voyait enfant, dans son village.

— Ma mère, il fait noir. On n’y voit goutte. Je vas allumer la vue.

Elle prononçait la veue, nommant ainsi la petite lampe de forme antique pendue au foyer normand.

— Ma mère, je vas faire des crêpes de sarrasin pour le petit Pierre qui en est friand.

En l’entendant parler ainsi, ses deux filles firent un mouvement brusque. Pour moi, j’éprouvai une impression étrange et terrible à m’entendre ainsi mêlé à des êtres et des choses d’un autre âge.

Thérèse restait abîmée dans sa chaise trop basse. La mère Séraphine me reconduisit dans l’antichambre et me dit d’une voix tranquille :

— Elle avait toute sa connaissance quand elle a reçu les sacrements. Elle a été administrée par l’abbé Moinier. Le médecin ne nous avait laissé, dès le début, aucun espoir, et le grand âge de notre mère ne permettait de se faire aucune illusion. Elle a été atteinte vendredi d’une pneumonie sénile. La paralysie des intestins s’est produite presque aussitôt. Thérèse, qui supporte mal l’insomnie, est très fatiguée.

Et la mère Séraphine, les mains dans ses manches, me fit un imperceptible signe de tête. Son esprit était grave et sans ornements comme son habit ; sa tristesse s’embellissait de paix. On entendait à travers la porte de la cuisine le perroquet Navarin qui disait :

J’ai du bon tabac
dans ma ta…
et de quoi ? Et de quoi ?

Quand je revins, le soir, les rideaux étaient tirés. Il n’y avait plus de verres, de fioles ni de bouteilles sur la table de nuit ; deux bougies y brûlaient ; une branche de buis trempait dans une soucoupe d’eau bénite. Madame Laroque, les mains jointes sur un crucifix, dormait paisiblement, toute blanche.

— Donne-lui un baiser d’adieu, Pierre, me dit la religieuse, elle t’aimait comme son enfant. Dans les derniers moments où elle garda sa raison, elle pensa à toi. Elle nous dit : « vous donnerez à Pierre une montre en or, en mémoire de moi. Et vous ferez graver sur le boîtier la date de… ». Elle n’acheva pas. Et, depuis ce moment-là, elle ne reconnut plus personne.

Calmann-Lévy (p. 64-74).

V

MONSIEUR DUBOIS

J’avais eu, cette semaine-là, des notes déplorables. Ma conduite était mauvaise, mon travail nul. Ma pauvre mère, accablée d’affliction, implora M. Dubois.[1]

— Puisque vous voulez bien vous intéresser à cet enfant, lui dit-elle, grondez-le. Il vous écoutera mieux que moi. Faites-lui comprendre le tort qu’il se fait en négligeant ses études.

— Comment lui faire concevoir ce tort, chère madame, répondit M. Dubois, si je ne le conçois pas moi-même ?

Et, tirant un volume de sa poche, il lut ces lignes :

« Homère ne passa point dix ans dans le fond d’un collège à recevoir le fouet pour apprendre quelques mots qu’il eût pu, chez lui, savoir mieux en cinq ou six mois. »

» Et savez-vous qui a dit cela, Madame Nozière ? Un rustre, un ignorant, un ennemi des bonnes études ? Non, mais un gentil esprit, un homme très docte, le meilleur écrivain de son temps qui était le temps de Chateaubriand, un pamphlétaire plein de sel, un amateur de grec, le délicieux traducteur de la pastorale de Daphnis et Chloé, l’homme qui écrivait les plus jolies lettres du monde, Paul-Louis Courier.

Ma mère regarda M. Dubois surprise et désolée. Et le vieillard, me tirant doucement l’oreille :

— Mon ami, ce n’est pas tout que d’être sourd à ces cuistres, ennemis de la nature ; il faut écouter la nature qui seule peut t’expliquer Virgile, et t’enseigner les lois des nombres. Ne perds pas un moment pour rattraper, quand tu es libre, le temps que tu perds au collège.

M. Dubois était alors un grand vieillard de soixante-dix à soixante-douze ans qui portait haut la tête, saluait avec grâce et se montrait à la fois affable et distant. Une coiffure en coup de vent et de courtes pattes de lièvre, à la mode de sa jeunesse, rehaussaient son long visage glabre. Sa face était sévère, son sourire charmant. Il portait d’ordinaire une longue redingote vert bouteille, prisait dans une boîte d’écaille à médaillon et se mouchait dans un vaste foulard rouge.

Il s’était trouvé en relation avec ma famille par sa sœur dont mon père avait été le médecin et l’ami. Après la mort de cette sœur, M. Dubois ne cessa pas de fréquenter notre maison. Il y était très assidu. Si je n’avais pas entendu M. Dubois causer avec mon père, dont il ne partageait les opinions sur aucun sujet, si je ne l’avais pas vu rendre ses devoirs à ma mère, qui était trop simple et trop timide pour encourager les belles manières, je n’aurais pas l’idée du point de perfection auquel un galant homme peut porter le bon ton, la réserve et la politesse. Issu de gros bourgeois de Paris, avocats, magistrats sous l’ancien régime, M. Dubois tenait par son éducation à la vieille société française. On le disait égoïste et parcimonieux. Je crois qu’en effet pour lui la grande affaire était de vivre, et que, menant un train des plus réduits, il ne recherchait pas les occasions de faire des largesses. C’était un homme d’habitudes, qui aimait la simplicité, la pratiquait, s’en faisait à la fois un agrément et une vertu. Il habitait seul avec sa vieille gouvernante Clorinde qui lui était dévouée. Mais « elle buvait », ce qui la rendait incommode, et peut-être, M. Dubois, en recherchant notre maison, fuyait-il la sienne.

M. Dubois me témoignait une bienveillance d’autant plus précieuse qu’elle venait d’un vieillard qui n’aimait pas les jeunes gens. Je la gagnai, à ce que je pense, en l’écoutant avec attention ; car il se plaisait à conter, et tout enfant que j’étais, ce qu’il disait m’intéressait presque toujours. Vers mes quatorze ans, je fus tout à fait dans ses bonnes grâces. Sans me flatter, il causait avec moi plus volontiers qu’avec mon père. Après si longtemps qu’elle s’est tue, j’ai encore sa voix dans l’oreille. Elle était sans beaucoup de force et ne s’élevait jamais. Sa prononciation, ainsi que celle de ses contemporains, différait de celle des hommes d’aujourd’hui ; elle était plus facile et plus douce. M. Dubois disait mame pour madame, Sèves pour Sèvres, Luciennes pour Louveciennes. Il disait segret pour secret, ne faisait jamais sonner les lettres doubles, prononçait commentaire comme nous prononçons comment, et ne faisait pas entendre les consonnes finales dans les mots fils, ours, dot, legs, lacs.

De sa vie, je savais peu de chose et ne me souciais pas d’en savoir davantage ; je n’avais pas alors, comme aujourd’hui, la curiosité du passé. À vingt ans, au déclin de l’empire, il était entré dans l’armée et avait fait, comme aide de camp du général D…, la campagne de 1812. Il avait eu les oreilles gelées à Smolensk. M. Dubois n’aimait pas Napoléon à qui il reprochait avec une égale amertume d’avoir fait périr cinq cent mille hommes en Russie et de s’être coiffé, pendant la campagne, d’un bonnet polonais à créneaux, fort séant, sans doute, aux magnats, mais qui lui donnait l’air d’une vieille femme.

— Et dans le fait, curieux et bavard, ajoutait M. Dubois, c’était une véritable commère. Quand je l’ai vu, il était gras et jaune. Il ne faut pas s’en faire une idée d’après ses bustes et ses portraits. Ses artistes, sur son ordre, corrigeaient son visage d’après l’antique. Il était commun dans ses manières, impoli avec les femmes, se barbouillait de tabac et mangeait avec ses doigts.

Mon parrain, M. Danquin, qui adorait l’empereur, bondissait à de tels propos.

— Moi aussi, je l’ai vu ! s’écriait-il. En 1815, âgé de huit ans, j’étais à cheval sur les épaules de mon père. Il entrait à Lyon ; sa tête était d’une beauté souveraine. Tel je le voyais, tel le voyait un peuple immense, pétrifié par ce grand visage, comme par la tête de Méduse. Nul ne pouvait soutenir son regard. Ses mains, qui ont pétri le monde, étaient petites comme des mains de femme et d’une forme parfaite.

En ce temps-là, Napoléon vivait fortement dans les esprits. Deux générations n’avaient pas encore passé sur sa gloire. Il n’y avait pas vingt ans qu’il était venu, sur son char, dormir au bord de la Seine. Deux de ses sœurs, trois de ses frères, son fils, ses maréchaux, s’échelonnant dans la tombe, avaient éveillé tour à tour, à leur départ, un écho de son nom. Un de ses frères, plusieurs de ses généraux, une multitude de ses soldats et de ses collaborateurs vivaient encore. Quelques vieillards simples d’esprit, comme ma bonne Mélanie, le croyaient lui-même toujours vivant.

Toutes les conversations dont il était le sujet s’enflammaient.

— Ce fut le plus grand des capitaines, disait M. Danquin.

— Je le crois, répliquait M. Dubois, si l’on mesure sa grandeur sur ses défaites.

Et la dispute engagée se développait toujours dans les mêmes termes.

M. DANQUIN

Il avait le génie de la guerre, comme il avait toutes les sortes de génies. Son œil d’aigle voyait tout à la fois. Il possédait la présence d’esprit, la mémoire, la connaissance des hommes, le sens des foules, une puissance de travail unique ; il pénétrait dans les moindres détails et les subordonnait à l’ensemble. Il passa dans l’action les limites assignées jusque-là aux forces humaines.

M. DUBOIS

Il connaissait les hommes, mais il haïssait les supériorités. Il ne souffrait auprès de lui que des médiocres, ne voulait que des lieutenants et des commis. Et quand, à l’heure de l’épreuve, il eut besoin d’hommes, il n’en trouva pas autour de lui. Sans doute, il était intelligent ; son regard était lucide quand l’ambition ne le troublait pas. Mais il avait un esprit terre à terre. Il voyait les hommes et les choses non pas en philosophe, mais en administrateur. Indifférent aux théories, étranger à toute philosophie, ce qui ne sert pas ses projets lui est indifférent. Même dans la mécanique, où il est sur son terrain, il rejette ce qu’il ne juge pas d’un profit immédiat, comme les bateaux et les voitures à vapeur. Chez lui, jamais une idée désintéressée, une spéculation pure. Il ne soupçonna jamais le génie d’un Lavoisier, d’un Bichat, d’un Laplace. Il avait la pensée en horreur.

M. DANQUIN

C’est-à-dire que sa nature répugnait à l’idéologie et aux idées creuses. Il avait le génie de l’action.

M. DUBOIS

Il n’avait pas le sentiment de la mesure. On trouve en lui des contrastes qui étonnent. Il est tout action, et il tombe dans le romantisme. Il y a en lui du grand homme et il y a de l’enfant. Voyez-le dans ces croquis où Girodet le surprit au théâtre de Saint-cloud : sa tête poupine est d’un enfant, d’un enfant de Titan, si vous voulez, mais d’un enfant. Au moral, il garde de l’enfant la puissance d’illusion, le goût de l’énorme, de l’excessif et du merveilleux, l’impossibilité de résister à ses désirs, une légèreté d’esprit qu’il porte jusque dans les situations les plus graves, et cette faculté d’oublier que la plupart des hommes perdent au sortir de l’enfance et qui subsista chez lui dans la maturité de l’âge.

M. DANQUIN

Il fallait bien qu’il détendît parfois son esprit tendu à se rompre : il y avait mis le monde entier.

M. DUBOIS

Ce fut un joueur et, comme tous les joueurs, il finit misérablement. Il a dit une fois : « On n’agirait jamais si, pour agir, on attendait d’avoir toutes les chances pour soi. » Ce mot révèle le joueur. Les joueurs veulent des émotions fortes. L’incertitude est nécessaire à leur volupté. Ils n’auraient plus de plaisir s’ils jouaient à coup sûr. À la paix, il préférait la guerre, parce que la guerre offre plus de risques et plus de chances. Et quand il avait perdu au jeu des armes, c’est au même jeu qu’il demandait de réparer ses pertes.

Et qu’a-t-il laissé, votre héros ? Quelle est son œuvre ? Il s’est jugé lui-même à Munich, en 1805, ou en 1809, le jour où trouvant dans la chambre qu’on lui avait préparée un portrait de Charles XII, il dit avec un impérieux dédain : « Qu’on ôte ce portrait ! C’est un homme sans résultat. » Ce jour-là, il dicta sa propre condamnation au tribunal de l’Histoire, lui qui devait être entre tous les grands hommes l’homme sans résultat.

M. DANQUIN

Sans résultat !… Il a sauvé la France de l’anarchie, il a consolidé les conquêtes de la Révolution, fondu dans la fournaise de son génie l’ancienne société et la nouvelle et obtenu ainsi un alliage d’une force, d’une richesse, d’une beauté uniques, à l’épreuve du fer et du feu, des torches de la guerre civile comme des canons de l’étranger ! Il a créé la France nouvelle et donné à la patrie ce qui lui est plus précieux que l’or, plus nécessaire que le pain, la Gloire.

Et les breloques de M. Danquin sonnaient la charge sur son ventre tandis que M. Dubois tournait entre ses doigts sa boîte comme pour en associer les formes géométriques à celles de sa pensée. Et cela faisait un groupe digne de figurer dans l’École d’Athènes de Raphaël.

Mon parrain avait le goût des batailles, qu’il n’avait vues qu’en peinture ; M. Dubois, qui avait passé la Bérésina, en avait rapporté l’horreur de la guerre. Ayant donné sa démission, en 1814, il ne reprit pas de service sous la restauration qu’il n’aimait pas plus que l’empire. Il regrettait Marc-Aurèle.

  1. Voir le Petit Pierre, p. 204.
Calmann-Lévy (p. 75-90).

VI

LA BIFURCATION

Cette année-là, huit jours avant la rentrée des classes, je vis Fontanet, qui revenait d’Étretat, le visage bruni par les embruns et la voix plus grave qu’il ne l’avait auparavant. Il restait petit de corps et remédiait à la brièveté de sa taille par la hauteur de sa pensée. M’ayant conté ses jeux, ses bains, ses navigations, ses périls, il fronça le sourcil et me dit d’un ton sévère :

— Nozière, nous allons entrer dans les classes supérieures ; c’est l’année de la bifurcation. Tu as une grande détermination à prendre ; y as-tu pensé ?

Je lui répondis que non, mais que je choisirais certainement les lettres.

— Et toi ? lui demandai-je.

À cette question, il assembla des nuages sur son front et répondit que c’était grave, qu’on ne pouvait se décider à la légère.

Et il me laissa troublé, humilié et jaloux de sa sagesse.

Pour comprendre les paroles échangées par Fontanet et moi, il faut savoir qu’en ce temps-là, les élèves de l’Université de France, mis en demeure, au sortir des classes de grammaire, d’opter, sur le seuil de la classe de troisième, pour les lettres ou les sciences, et obligés, à quatorze ou quinze ans, de bifurquer, comme on disait, se décidaient, d’après leurs lumières et celles de leurs parents, pour l’une ou l’autre branche de la fourche pédagogique, sans trop s’émouvoir de l’obligation où on les mettait de choisir entre l’éloquence et l’algèbre, et de ne plus suivre le chœur entier des Muses, que M. Fortoul avait désuni.

Cependant, quelque parti que nous prissions, notre esprit en devait souffrir un grand dommage ; car les sciences, séparées des lettres, demeurent machinales et brutes, et les lettres, privées des sciences, sont creuses, car la science est la substance des lettres. Ces considérations, je dois le dire, n’entraient pas dans ma mince cervelle.

Ce qui peut surprendre, c’est que mes parents ne touchassent jamais ce point en causant avec moi. S’il faut trouver des raisons à leur silence, j’en distingue quelques-unes, telles que la timidité de mon père, qui n’osait jamais mettre ses idées en avant, et l’agitation de ma mère, qui ne laissait pas les siennes se former. Mais leur principal motif de s’abstenir était que ma mère ne doutait pas que, quelque voie que je prisse, je ne fisse éclater mon génie, parfois obscurci, mais toujours ardent, tandis que mon père estimait qu’en lettres comme en sciences, je ne ferais jamais rien de bon. Mon père avait, pour sa part, un motif encore de se taire, devant moi, sur cette mesure qui, sortie, après le coup d’État, d’un décret de M. Hippolyte Fortoul, grand maître de l’Université en 1852, touchait aux questions les plus brûlantes de la politique. Zélé catholique, mon père approuvait une réforme qui semblait favoriser l’Église aux dépens de l’Université, mais, opposé à l’Empire, il regardait avec défiance les présents d’un ennemi, et ne savait plus que penser. Sa réserve m’empêchait de former mon idée par le moyen ordinaire, qui était de prendre le contre-pied de la sienne. Mais j’étais pour les lettres qui me semblaient faciles, élégantes et amies, et je ne feignais d’avoir à résoudre une grande difficulté que pour me donner de l’importance et ne pas paraître moins sérieux que Fontanet. Je dormis fort paisiblement. Le lendemain matin, trouvant Justine qui balayait la salle à manger, j’affectai un air sombre et lui dis d’une voix grave :

— Justine, cette année, j’entre dans les classes supérieures. C’est l’année de la bifurcation. J’ai une grande résolution à prendre qui décidera de toute mon existence. Pense donc, Justine : la bifurcation.

En entendant ces mots, la fille des Troglodytes s’appuya sur son balai comme la Minerve au Décret sur sa lance, demeura pensive et, jetant sur moi un regard consterné, elle s’écria :

— C’est-il, Dieu, vrai ?

Elle entendait pour la première fois ce mot de bifurcation, qu’elle ne pouvait pas comprendre ; et pourtant elle ne demandait pas ce qu’il voulait dire, y ayant d’elle-même tout d’abord attaché un sens, et c’était assurément un sens funeste. Je conjecture qu’elle croyait reconnaître dans la bifurcation un de ces fléaux envoyés par le gouvernement, comme la conscription, les prestations, les contributions, et, bien que peu sensible d’ordinaire, elle me plaignait d’en être frappé.

Le soleil du matin illuminait les yeux bleus et les joues roses de la fille des Troglodytes ; elle avait retroussé ses manches, et ses bras blancs, rayés d’égratignures vermeilles, me parurent beaux pour la première fois. Par une réminiscence de mes lectures poétiques, je faisais d’elle une prêtresse d’Apollon radieuse de jeunesse et de majesté et me transformais en un jeune pâtre d’Orchomène qui venait à Delphes demander au dieu quelle voie de la Connaissance il fallait choisir. La salle à manger du docteur représentait mal la sainte Pytho ; mais le poêle de faïence, que surmontait le buste de Jupiter Trophonius, me figurait suffisamment un autel vénéré, et mon imagination, qui en ce temps-là suppléait à tout, m’offrait un paysage du Poussin.

— Il faut bifurquer, dis-je avec gravité, et choisir entre les lettres et les sciences.

La prêtresse d’Apollon secoua trois fois la tête et dit :

— Mon frère Symphorien est fort dans les sciences : il a mérité le prix de calcul et le prix de catéchisme.

Puis, s’éloignant en poussant son balai :

— Il faut que je fasse mon travail.

Je la pressai de me dire si je devais choisir les sciences.

— Pour sûr que non, mon petit maître, me répondit-elle dans toute la sincérité de son cœur, vous n’êtes pas assez intelligent.

Et elle ajouta pour ma consolation :

— L’intelligence n’est pas donnée à tout le monde. C’est un don de Dieu.

Je ne tenais pas pour absolument incroyable que je fusse aussi bête que le pensait la fille des Troglodytes, mais n’en étais pas assuré et, sur ce point, comme sur tant d’autres, je demeurais dans l’incertitude. Je ne songeais point à nourrir mon esprit et à former mon intelligence. Dans cette affaire de bifurcation, je ne cherchais que mon repos et mon agrément et préférais, je l’ai déjà dit, suivre les lettres comme plus flottantes et légères. La vue d’une figure de géométrie, loin d’éveiller ma curiosité, m’engourdissait de tristesse et offensait ma sensualité puérile. Un cercle, passe encore ; mais un angle, mais un cône ! Fréquenter ce monde triste, sec, anguleux, hérissé, tandis qu’il y a du moins, dans les classes de lettres, des formes et des couleurs, et qu’on y devine, par moment, des faunes, des nymphes, des bergers, qu’on y entrevoit les arbres chers aux poètes et l’ombre qui, le soir, tombe des montagnes, comment montrer un si farouche courage ?

Aujourd’hui, ce stupide mépris de la géométrie, je l’abjure humblement à vos pieds, vieux Thalès, Pythagore, roi fabuleux des nombres, Hipparque, vous qui le premier tentâtes de mesurer les mondes, Viète, Galilée, vous qui, trop sage pour aimer la souffrance, avez néanmoins souffert pour la vérité, Fermat, Huyghens, curieux Leibnitz, Euler, Monge, et vous, Henri Poincaré, dont j’ai contemplé le visage muet, lourd de génie, ô les plus grands des hommes, héros, demi-dieux, devant vos autels j’apporte mes vaines louanges à Vénus Uranie qui vous combla de ses dons les plus précieux.

Mais en ces heures lointaines, pauvre petit ânon que j’étais, j’avais hâte de crier sans discernement ni connaissance : « J’opte pour les lettres. »

Je crois même que je brayais des blasphèmes contre la géométrie et l’algèbre, quand mon parrain Danquin s’apparut à moi, rose et fleuri. Il venait me chercher pour me faire partager un de ses divertissements favoris.

— Pierrot, me dit-il, tu dois t’ennuyer depuis six semaines que tu traînes tes vacances : viens entendre avec moi la conférence de Monsieur Vernier sur la direction des ballons.

Encore dans la fleur de la jeunesse, M. Joseph Vernier s’était signalé par plusieurs ascensions audacieuses. Son zèle et son intrépidité enflammaient le cœur de mon parrain, qui s’intéressait passionnément aux progrès de l’aérostation.

En chemin, sur l’impériale de l’omnibus, mon excellent parrain m’exposa avec enthousiasme les destinées de la navigation aérienne. Ne doutant pas que le problème du ballon dirigeable ne fût bientôt résolu, il me prédit que je verrais le jour où les routes de l’air seraient fréquentées par d’innombrables voyageurs.

— Alors, disait-il, il n’y aura plus de frontières. Tous les peuples ne formeront qu’un peuple. La paix régnera sur le monde.

M. Joseph Vernier devait faire sa conférence dans une des salles d’une vaste usine de Grenelle. On y pénétrait par un hangar où l’on voyait le ballon qu’avait monté le jeune aéronaute, en une ascension terrible. Il gisait là, dégonflé, semblable au corps sans vie d’un monstre fabuleux, et la grande blessure, dont il était déchiré, attirait les regards. Près du ballon, on remarquait l’hélice qui avait, disait-on, pendant quelques instants, imprimé une direction à l’aérostat. Introduits dans la salle voisine, nous vîmes plusieurs rangées de chaises déjà occupées par une assistance où brillaient des chapeaux de femmes et d’où montait un bourdonnement de voix. À une extrémité de la salle, s’élevait une estrade portant une table et des fauteuils vides qui faisaient face aux chaises. Je regardais avidement. Après une attente d’une dizaine de minutes, nous vîmes le jeune aéronaute monter les trois degrés de l’estrade, au bruit des applaudissements, dans un cortège illustre. Le teint mat, imberbe, maigre, pâle, grave comme Bonaparte, son visage affectait l’immobilité d’un masque historique. Deux vieux membres de l’Institut prirent place à ses côtés, tous deux d’une laideur surnaturelle et pareils à ces deux cynocéphales que les anciens Égyptiens, dans leurs rituels, mettaient à la droite et à la gauche du mort, pendant son jugement. Derrière l’orateur se rangèrent quelques personnes considérables, sur lesquelles se détachait une dame très belle, grande, en robe verte, ressemblant à la femme qui figure l’art chrétien sur la fresque peinte par Paul Delaroche dans l’hémicycle des Beaux-Arts. Mon cœur battait. Joseph Vernier parla d’une voix sourde et monotone qui s’accordait avec l’immobilité de son visage. Il énonça immédiatement son principe.

— Il faut, dit-il, pour naviguer dans l’air, une machine à vapeur mettant en mouvement une hélice motrice, établie sur des calculs mathématiques, analogues à ceux qui ont permis de faire les vannes de la turbine et les ventilateurs de l’hélice maritime.

Il s’étendit ensuite très longuement sur la forme du ballon qui devait être aussi allongé que possible dans le sens de la direction.

L’un des cynocéphales approuvait et donnait le signal des applaudissements, l’autre demeurait impassible.

L’orateur fit ensuite le récit de ses ascensions périlleuses et conta un atterrissage pendant lequel, l’ancre s’étant rompue, le ballon, animé d’une vitesse extrême, rasant la terre, brisait les arbres, les haies, les barrières sur son passage, et faisait bondir, parmi les débris, la nacelle avec l’équipage. Il nous fit frémir en nous disant avec simplicité qu’une autre fois, la soupape n’ayant pas fonctionné, le ballon s’éleva à des hauteurs où l’on ne respire plus, si gonflé qu’il allait éclater quand Vernier fendit l’étoffe. Mais, la déchirure s’étant étendue jusqu’au sommet, la chute devint d’une effroyable rapidité et les aéronautes se fussent broyés sur le sol si la nacelle ne fût tombée dans un étang. En manière de conclusion, il annonça qu’il ouvrait une souscription afin de construire des appareils nécessaires à la navigation aérienne.

Il fut très applaudi. Les deux cynocéphales lui serrèrent la main. La dame verte lui offrit une gerbe de fleurs. Et moi, le cœur battant, les yeux gros de larmes généreuses, je m’écriai au dedans de moi :

— Moi aussi, je serai aéronaute !

Je ne pus dormir de la nuit, agité par les exploits de Joseph Vernier et ressentant une fierté anticipée des navigations aériennes auxquelles je me destinais. Il m’apparaissait que, pour construire, conduire, diriger des ballons, il fallait acquérir de fortes connaissances techniques. Je résolus d’opter pour les sciences.

Dès le matin, je fis part à Justine de ma résolution et des raisons qui l’inspiraient. Elle me dit que son frère Symphorien fabriquait des ballons de papier et qu’il les faisait partir en l’air après les avoir tenus sur un brasier. Mais ce n’était qu’un jeu. Elle n’approuvait pas qu’on montât tout vif au ciel, et condamnait les voyages à la lune, parce que Caïn y était prisonnier. Par une nuit claire, on le lui avait montré, portant sur son dos un fagot d’épines.

Je demeurai trois jours ferme dans mon propos. Mais, dès la quatrième journée, les myrtes de Virgile et les secrets sentiers de la forêt des ombres me tentèrent de nouveau. Je renonçai à la gloire de conquérir les airs et suivis nonchalamment la branche de la fourche qui conduisait à la classe de M. Lerond. J’en conçus quelque orgueil et dédaignai mes camarades qui avaient pris l’autre branche. Tel était l’effet ordinaire de la bifurcation. Comme il devait arriver, comme le voulait l’esprit de corps si répandu, et qui est l’esprit de ceux qui n’en ont pas, les élèves de lettres et les élèves de sciences se méprisaient réciproquement. Élève de lettres, j’épousai le préjugé de ma classe et me plus à railler l’esprit lourd et mal orné des scientifiques. Peut-être manquaient-ils d’élégance et d’humanités. Mais quelles figures de sots nous faisions, nous les littéraires !

Je ne puis juger par ma propre expérience des effets de la bifurcation, étant de mon naturel incapable de tirer profit d’un enseignement donné en commun. Dans les classes de sciences, comme dans les classes de lettres, j’aurais apporté une intelligence fermée et un esprit rebelle. Le peu que j’ai appris, je l’ai appris seul.

Je crois que la bifurcation précipita le déclin des études classiques, qui ne répondaient plus aux besoins d’une société bourgeoise tout entière entraînée vers l’industrie et la finance. On a dit que le ministre de l’Instruction publique de 1852 mettait son étude et ses soins à dénaturer l’enseignement universitaire, tenu en haut lieu pour un danger public. Il en retranchait les parties les plus nobles et il osait dire : « les discussions historiques et philosophiques conviennent peu à des enfants et ces recherches intempestives ne produisent que vanité et que doute. » Certes, ce n’est pas là comme parle un éducateur jaloux d’éveiller les jeunes intelligences. Fortoul se flattait de former des générations paisibles et se proposait de donner aux fils des bourgeois grandis sous la royauté libérale une instruction convenable à la vie d’affaires à laquelle ils étaient destinés. À cette époque, un universitaire d’esprit bourgeois et resté fidèle à la monarchie de juillet a suffisamment exprimé ces intentions dans les lignes que voici : « Nos fils ne sont pas destinés à être des savants. Nous ne voulons pas en faire des poètes, des hommes de lettres ; la poésie et la littérature sont des métiers trop chanceux ; nous ne voulons pas qu’ils soient avocats, il y en a assez ; nous voulons qu’ils soient bons commerçants, bons agriculteurs. Or, pour ces états, qui forment le corps de la société, à quoi servent à nos fils le grec et le latin que vous leur enseignez et qu’ils oublient vite ? Tout le monde ne peut pas écrire, plaider, enseigner. Le plus grand nombre est hors du cercle des professions savantes. Que font vos collèges pour ce grand nombre ? Rien ou rien de bien. »


Il n’est pas de cœur un peu fier que ces paroles basses et grossières ne soulèvent de dégoût. Je les rappelle parce que l’état d’esprit qui les a inspirées subsiste encore. L’enseignement secondaire n’a fait que déchoir depuis un demi-siècle. Il est condamné. Il ne convient plus à notre société que l’enfant du peuple aille à l’école primaire et qu’à l’enfant riche soit réservé le lycée où d’ailleurs il n’apprend rien. Après cette guerre monstrueuse, qui en cinq ans a rendu caduques toutes les institutions, il faut reconstruire l’édifice de l’instruction publique sur un plan nouveau, d’une majestueuse simplicité. Même enseignement pour les enfants riches et pauvres. Tous iront à l’école primaire. Ceux d’entre eux qui y montreront le plus d’aptitude aux études seront admis à recevoir l’enseignement secondaire qui, gratuitement donné, réunira sur les mêmes bancs l’élite de la jeunesse bourgeoise et l’élite de la jeunesse prolétarienne. Et cette élite versera son élite dans les grandes écoles de science et d’art. Ainsi la démocratie sera administrée par les meilleurs.

Pour revenir aux âges fabuleux de mon enfance, disons que l’instinct qui me portait aux études littéraires ne me trompait pas tout à fait. Dans ces salles sordides, la Grèce et Rome m’apparurent, la Grèce qui enseigna aux hommes la science et la beauté, Rome qui pacifia le monde.

Calmann-Lévy (p. 91-113).

VII

MOURON POUR-LES-PETITS-OISEAUX

Du temps que j’étais écolier, chaque année, le 28 janvier, jour de la Saint-Charlemagne, un banquet réunissait les élèves qui avaient obtenu la première place en quelque matière. Élève de troisième, j’avais peu d’espoir de m’asseoir jamais à ce banquet des princes. J’étais trop loin de tenir la tête de ma classe, heureux d’en occuper le centre obscur. Ce n’est pas que je fusse paresseux ; je travaillais au contraire tout autant qu’un autre, et parfois davantage. Mais plus je travaillais, plus je m’éloignais des premiers rangs. La cause en était que je m’appliquais à des études entièrement étrangères à l’enseignement classique et avec une attention qui absorbait complètement mes facultés. D’ardentes curiosités m’attiraient tour à tour sur quelque sujet et m’y retenaient corps et âme. C’est ainsi que, cette année-là, pendant les trois semaines qui suivirent la rentrée des classes, je fus captivé par la reine Nitocris. Je ne pensais qu’à elle, je ne voyais, je ne respirais qu’elle. Les sujets composant les programmes, les thèmes, les versions, les narrations, les fables d’Ésope, les vies de Cornélius Népos, les guerres puniques ne m’étaient de rien. Je demeurais étranger à tout ce qui ne touchait pas à la reine Nitocris. Jamais amour ne fut plus exclusif. Au déclin de ce sentiment (car rien ne dure) ma mère un jour m’ayant donné une branche de gui, en me disant que c’était la plante sacrée des druides, je ne vis plus, durant des semaines, que forêts profondes, blanches prêtresses, faucilles d’or et corbeilles de gui. Puis ce furent les abeilles d’Aristée qui me possédèrent, et les pommes d’or du jardin des Hespérides. Ces occupations de mon esprit m’ôtaient toute apparence d’intelligence, et l’on conçoit qu’en cet état je ne pouvais inspirer beaucoup d’estime à M. Beaussier mon professeur, homme juste, d’un caractère grave et même un peu morose, d’une intelligence droite, sans grande étendue, autant que je peux croire, si je m’en rapporte à mes souvenirs. Il se montrait à mon égard d’une sévérité que ne tempérait nulle pitié, car, en son âme et conscience, il me considérait comme un esprit mauvais et pervers. Or, en dépit de mon humeur contemplative, j’avais une inclination, que j’ai bien perdue depuis : j’aimais la gloire. Oui, malgré les difformités de mon intelligence, qui me vouaient au mépris de M. Beaussier et me retranchaient à jamais de l’élite scolaire, j’aurais voulu briller sur les bancs de la classe et recueillir les lauriers comme un héros antique. Oui, j’aimais la gloire. L’éducation universitaire, qui avait tout de même pénétré en moi, me faisait confondre en une même admiration les vainqueurs de Salamine et les héros du Palmarès. J’aimais la gloire. La discipline napoléonienne à laquelle j’étais assujetti me faisait soupirer après la couronne de papier vert, comme elle m’eût inspiré ensuite le désir des croix, des cordons et des habits brodés, si je n’eusse mal tourné. J’aimais la gloire ; j’enviais nos illustres.

Ils étaient trois surtout, graves, sérieux, imposants, un peu lourds peut-être, mais solides, mais fermes, qui moissonnaient tous les lauriers et occupaient les premiers rangs, Radel, Laperlière et Maurisset. Tous trois pensionnaires, l’internat imprimait à leurs mœurs un caractère quasi militaire, et ils méprisaient comme des civils les externes tels que moi, qui n’étaient pas, autant dire, de la maison. Ils avaient l’esprit de corps qui me manquait tout à fait et que, pour mon malheur, je ne devais jamais acquérir. Ils dominaient dans les récréations ainsi que dans les classes et montraient, au cheval-fondu et dans les parties de barres, la maîtrise que nous leur reconnaissions en thème grec et en discours latin. Tant de grandeur m’étonnait plus qu’elle ne me charmait et j’éprouvais pour eux plus d’admiration que de sympathie.

Chaque semaine, le samedi soir, lorsqu’il annonçait les places de la composition, thème, version, discours latin ou narration, M. Beaussier avouait qu’en examinant avec une attention soutenue les copies de ces trois excellents élèves, il avait eu la plus grande peine à découvrir la supériorité de l’une de ces copies sur les deux autres. Selon lui Radel, Laperlière et Maurisset s’égalaient ; à peine pouvait-on dire que Radel était plus exact, Laperlière plus élégant, Maurisset plus concis. La concision, au jugement de M. Beaussier, était peut-être le principal mérite de Maurisset. Étranger à tout ce qui se disait et se faisait dans la classe, négligeant les préceptes les plus utiles, ignorant les règles les plus nécessaires, je produisais des thèmes et des versions bien éloignés de cette exactitude, de cette élégance et de cette concision. Tout ce qui sortait de ma plume abondait en solécismes et en barbarismes, en faux sens et en contre-sens. À la vue de ma copie, le visage de M. Beaussier exprimait tout à coup une tristesse décente, une sombre réprobation. Un pli douloureux contractait les lèvres minces et sinueuses du maître, qui me reprochait amèrement les incorrections dont fourmillaient mes devoirs et le mauvais goût qui achevait de les déparer à ses yeux ; ce mauvais goût désolait M. Beaussier et le grief qu’il m’en faisait m’accablait d’autant plus que je n’entrevoyais pas le moyen de m’en décharger en améliorant mon goût. Aujourd’hui, après tant d’années, je ne sais pas encore en quoi M. Beaussier trouvait mon goût si mauvais. Mais son antipathie pour ce goût était bien vive, à en juger par la manière dont il tournait ma copie du doigt avec un ricanement sinistre. Je souffrais de ces dédains. Je sentais bien qu’il fallait renoncer pour toujours à la gloire, heureux encore si je pouvais me réfugier dans une obscure médiocrité !

Une circonstance à cet égard me rassurait en quelque manière. Je ne descendais jamais aux trois dernières places. Ce n’était pas possible. Ce rang était à jamais assuré à Morlot, Laboriette et Chazal. Quelle que fût l’épreuve, en quelque matière qu’il fallût composer, sciences ou lettres, langues vivantes ou classiques, Morlot, Laboriette et Chazal étaient toujours les derniers. Le phénomène se reproduisait chaque semaine, avec la constance de ces lois, qui règlent le mouvement des astres, et le retour des saisons. Il y avait des variations sur le pénultième qui était tantôt Laboriette et tantôt Morlot. Quant au dernier, c’était Chazal invariablement et l’on admirait l’inébranlable fermeté avec laquelle il se maintenait à la dernière place. M. Beaussier ne faisait aucune objection à un fait d’une exactitude si satisfaisante et si nécessaire. Il s’inclinait devant la nécessité, maîtresse des hommes et des dieux, et il terminait la lecture du classement par les noms de Morlot, Laboriette et Chazal, sans commentaire inutile. Donc, en cas de défaite, Morlot, Laboriette et Chazal, si j’ose dire, assuraient mes derrières. Cette garantie n’était pas superflue et me devenait de jour en jour plus nécessaire. Je tendais à descendre, une secrète et maligne influence m’inclinait vers les rangs inférieurs. Comment me le dissimuler, quand M. Beaussier le constatait avec l’âpre joie d’une âme droite qui applaudit aux rigueurs de la justice ; quand ma mère, humiliée dans son plus cher orgueil, s’en plaignait durant les repas, que ses reproches me rendaient amers ; quand mon père gardait un silence réprobateur ; quand la bonne Justine, elle-même, perdant tout respect pour son petit maître, lui opposait l’exemple de son frère Symphorien, qui, pas plus haut qu’une botte, remportait tous les prix, chez les frères ? Je m’affligeais de cet abaissement progressif ; et j’en cherchais vainement la cause, ne songeant pas à l’attribuer à ce que je ne prenais nulle connaissance de ce qui se disait et se faisait dans la classe. Et je ne cessais de décliner. Un certain samedi de décembre, je me trouvai classé en thème grec (muses immortelles, ô chastes sœurs, ô Mnémosyne, dérobez à la mémoire ce souvenir humiliant), je me trouvai classé immédiatement au-dessus de Morlot, Laboriette et Chazal, intercalé entre Morlot, que je surmontais par la force des choses, et Mouron, que je ne pouvais souffrir et qui me surmontait par une fatalité dont j’étais étonné. Je méprisais profondément Mouron, Jacques Mouron, le petit Mouron, que nous appelions Mouron pour-les-petits-oiseaux, car nous avions de l’esprit. Je le croyais bête, et la suite de ce récit fera savoir si j’avais raison. Je le jugeais plus borné encore que Morlot, Laboriette et Chazal. Chazal était rustique et étonnait quelquefois par la naïveté joyeuse de ses reparties ; Laboriette, louche, hagard, hurlant, avait l’air d’un fou ; Morlot, qui dormait sans cesse, avait de longs cils soyeux et ressemblait à un prince enchanté des contes arabes. Ils avaient chacun quelque chose qui intéressait. Mouron me semblait sans aucun intérêt, et je crois que mes camarades n’en jugeaient pas autrement que moi. Petit, mince, malingre, toujours souffrant, il avait manqué beaucoup de classes, et ses nombreuses maladies avaient creusé des tranchées profondes d’ignorance dans son savoir classique. Il avait l’intelligence lente, la mémoire rebelle et son ingénuité laissait voir toutes grandes les disgrâces de son esprit. Enfin, nous le jugions laid parce qu’il était faible, stupide parce qu’il était timide, méprisable parce qu’il était inoffensif. Il y avait pourtant en Mouron je ne sais quoi de secret, de mystérieux, de profond qui aurait dû nous donner à réfléchir et suspendre notre jugement. Mais la promptitude de notre sottise nous emportait et la coutume s’était établie de railler et de tourmenter Mouron. Moi aussi je me moquais de Mouron. Car alors je respectais aveuglément la coutume. Si j’avais continué, je me déplairais beaucoup, mais j’aurais réussi dans le monde. Je méprisais Mouron, je me forçais à le déprécier et à le contemner, plus coupable et plus sot en cela que personne, si vraiment il n’existait pas entre Mouron et moi l’antipathie naturelle qui le séparait de ses autres condisciples et de ses maîtres. Du moins j’étais sincère. De bonne foi, je tenais Mouron pour un être bien inférieur à moi, absolument inférieur, d’une infériorité dégradante, et je lui témoignais autant de dédain, je l’accablais d’autant d’ironies que ma douceur naturelle et ma perpétuelle étourderie en laissaient à ma disposition.

M. Beaussier, je le proclame, et ses actions le crient plus haut que moi, M. Beaussier était un homme juste. Sa Thémis pouvait être sans lumière et sans grâce, mais elle tenait égaux les plateaux de ses balances. La circonstance singulière que je vais rapporter prouve que M. Beaussier jugeait sans haine et sans amour et que parfois son verdict lui coûtait de grandes douleurs. Voici le fait : un samedi, un étrange samedi, M. Beaussier annonça que j’étais premier en version latine. Il l’annonça d’un ton grave, avec tristesse, dans un profond abattement. Il donna à entendre que c’était fâcheux, que c’était regrettable, que c’était immoral. Mais enfin, il l’annonça, il le proclama, et cette place enfin qu’il s’affligeait de voir occupée par moi, c’est lui qui me l’avait décernée. La version, paraît-il, était difficile. Les plus habiles s’étaient égarés en maint endroit. Ils avaient cherché et n’avaient pas trouvé. Mon étourderie m’avait servi. Je n’avais, à mon habitude, songé à rien. Et, ne m’apercevant pas des difficultés, je les avais surmontées. Telle était, du moins, l’explication que hasardait M. Beaussier de ce fait inexplicable. Quoi qu’il en fût, j’étais premier, j’avais vaincu Radel, Laperlière et Maurisset.

J’étais premier. J’aimais la gloire, mais je n’étais pas fait pour elle. Je supportai mal la mienne. Son premier rayon qui me frappait d’une façon si inattendue m’échauffa la tête. Je devins fat ; par une aberration monstrueuse de ma raison, je trouvai naturel d’être le premier de ma classe, quand, en réalité, c’était hors de toute règle et de toute prévision. Soudain une pensée me vint, qui m’inonda de joie et me gonfla d’orgueil. Je songeai que je serais convié au banquet de la Saint-Charlemagne et que j’y siégerais parmi les grands et les forts au milieu des têtes des classes depuis cette troisième à laquelle j’appartenais, jusqu’à la rhétorique et aux mathématiques spéciales. Quel triomphe ! Quelle ivresse ! Le banquet de la Saint-Charlemagne n’était pas seulement illustre ; il était délicieux. Un ancien me l’avait conté ; on y servait des crèmes et des glaces ; on y buvait le vin de Champagne dans des coupes de cristal.

J’affectai des airs de supériorité fort ridicules et qui me mettaient bien au-dessous moralement de Morlot, Laboriette et Chazal. Et quand Mouron, le petit Mouron, s’arrêtant de dessiner des rosaces sur son cahier, se tourna vers moi et, de ses lèvres pâles qui découvraient des dents jaunes, me sourit d’un air à la fois moqueur et bienveillant, j’affectai de ne pas voir un si petit personnage. Et je murmurai à l’oreille de mon voisin Noufflard :

— Quel cancre, ce Mouron !

Quand la cloche sonna, j’imitai, en sortant de la salle, la démarche lourde, l’allure bovine de mes rivaux, un moment vaincus, mais toujours altiers et menaçants, Radel, Laperlière et Maurisset.

Hélas ! Je ne devais plus retrouver la victoire. La semaine suivante, M. Beaussier, avec une satisfaction visible, proclama mon abaissement. L’incorrection de mon thème, les solécismes et les barbarismes dont il était grevé me replongeaient soudain dans le dernier tiers de la classe, non loin de Morlot, Laboriette et Chazal. Ils possédaient, ceux-là, les attributs divins, la permanence et la stabilité. à tout prendre et pour mon malheur, ce premier rang, une seule fois occupé, ne faisait qu’imprimer à ma médiocrité un caractère de déchéance. Mais il m’assurait un siège au banquet de la Saint-Charlemagne.

Je me faisais de ce banquet une idée sans cesse grandissante. Je ne dis pas que je me le représentais comme le festin des dieux que Raphaël a peint sur un plafond de la Farnésine, et cela pour bien des raisons qu’il est inutile d’exposer. Du moins, je le chargeais dans mon esprit de toutes les pompes et de toutes les magnificences que pouvait concevoir mon imagination jeune et débile, mais déjà ornée. C’était le sujet le plus fréquent de mes méditations. Ce l’eût été de tous mes entretiens ; pourtant je n’osais en parler à mon père dont je craignais la froide raison, ni à ma mère qui m’eût dit sûrement que je ne méritais pas les honneurs de cette table, car être premier une seule fois, c’est l’être par hasard. J’en causais à la cuisine avec Justine, et ne m’avisai-je pas de lui dire, un jour, tandis qu’elle faisait frire à grand bruit les pommes de terre, qu’à la Saint-Charlemagne on servait des paons avec leur queue déployée, un cerf avec ses andouillers et des marcassins dans leur robe de soie. Ce n’était point un mensonge : j’avais trouvé ces splendeurs culinaires dans un livre de contes du vieux temps et je me persuadais qu’elles seraient renouvelées et agrandies dans le banquet du 28 janvier. Mais Justine ne m’écoutait pas et remuait le charbon avec un bruit si terrible qu’il faisait tressaillir mon père sur son fauteuil, à l’autre bout de l’appartement.

Cependant Mouron, le petit Mouron, doux et modeste, toujours timide, toujours un peu lent de pensée, s’élevait chaque semaine ; un jour même, il se plaça entre Laperlière et Maurisset, à l’étonnement des élèves et de M. Beaussier lui-même. Ce succès était le présage d’un succès plus grand et plus haut. Dans la seconde semaine de janvier, Mouron fut premier en thème grec. Il avait surpassé en expérience de l’iota souscrit Laperlière et Radel et mieux connu les verbes en mi que Maurisset lui-même. La classe entière accueillit le succès de Mouron en imitant joyeusement le chant des petits oiseaux, en faveur de celui qui portait le nom de leur plante favorite, et ces voix bocagères célébrant le héros des verbes en mi firent sourire M. Beaussier lui-même qui les lèvres retroussées, prit un moment l’aspect d’un vieux faune. On dit même, on dit que, dans les arbres chargés de neige, les moineaux joignirent leur chant à celui de leurs imitateurs. Pour moi, je l’avoue à ma honte, songeant que Mouron serait convié au banquet de la Saint-Charlemagne, j’en éprouvais une vive contrariété. Une gloire partagée avec Mouron me déplut et je cessai de me promettre honneur et joie d’une table où je serais assis à côté de lui. Je confesse ces sentiments et pourtant je demande, comme Jean-jacques Rousseau, s’il est un lecteur qui se croira meilleur que moi. En cette journée, où je montrai une âme si faible et si vaine, mon humiliation fut grande. M. Beaussier publia qu’à l’endroit de l’aoriste j’étais d’une ignorance crasse et que, dans mon thème, j’avais commis un nombre de fautes qui n’était dépassé que par Morlot, Laboriette et Chazal.

Je rentrai fort maussade à la maison et courus rejoindre Justine à la cuisine où elle épluchait des carottes avec un couteau redoutable. Ses bras nus étaient zébrés jusqu’à la saignée d’égratignures, de coupures, de déchirures et de toutes sortes d’estafilades. La rougeur de ses joues égalait l’éclat de la braise. Je lui annonçai que la Saint-Charlemagne n’était qu’un repas de cancres, d’oisons et de types inférieurs, et qu’on n’y servirait ni paons, ni cerfs, ni sangliers, mais de la morue et des haricots. J’entrepris de lui démontrer que Mouron pour-les-petits-oiseaux était bête comme un pot. Tandis que je parlais, elle souleva le couvercle de la marmite ; puis, le visage aveuglé d’une vapeur ardente, saisit sur la cheminée une poignée de sel, renversa une bouteille d’huile sur sa tête, heurta la table, fit tomber la lampe et s’étala de tout son long sur le carreau sonore. De telles mésaventures survenaient trop fréquemment pour qu’elle y prît garde. Mais il était difficile d’avoir une conversation suivie avec une personne si accidentée.

Le jour de la Saint-Charlemagne se leva humide et sombre. Le banquet se célébrait dans le réfectoire du collège, où je n’avais jamais pénétré, mais dont l’odeur fade et grasse, quand je passais devant les portes, me soulevait le cœur. Justine disait que j’avais le cœur délicat. La grande salle, garnie de longues tables de marbre noir, était ornée de guirlandes de papier dans le goût vif et simple des décorations de caserne et de sacristie. Il n’y avait pas de nappes ; mais les serviettes étaient pliées sur les assiettes en forme d’oiseau et ces blancs simulacres me charmèrent comme si les colombes d’Aphrodite eussent déjà volé dans mes rêves. Je fus placé entre Laperlière, dont je tenais la gauche, et Mouron, qui occupait à ma droite le bout de la table, au pied de l’estrade où M. le directeur, l’abbé Delalobe, brillait, vénérable et souriant, dans une noire couronne de professeurs. Je méprisais Mouron : Laperlière me méprisait. Nous n’échangions tous trois aucune parole. Laperlière avait la ressource de causer avec Radel son voisin de droite, tandis que nous étions assujettis, Mouron et moi, à un mutuel silence. On ne servit ni paons, ni cerfs, ni sangliers. Mais des radis et des ronds de saucisson, après une longue attente, passèrent. Je contemplais la couronne universitaire. M. Beaussier y fleurissait. Je reconnaissais ses lèvres sinueuses, ses gros favoris poivre et sel, son menton rasé de frais. Il avait l’air moins assuré que dans sa classe. Il mit sa serviette sous son menton et porta de la nourriture à sa bouche. J’en fus surpris. Je n’avais pas songé qu’il mangeât. Il était pourtant facile de l’imaginer, mais nous ne songeons pas à toutes les fonctions de la vie en voyant toutes sortes de personnes et cette faculté d’abstraction importe grandement à la dignité humaine. Les plats se succédaient lentement. Le bruit des voix égayait la salle. J’entendais mon voisin de gauche Laperlière expliquer à Radel le mécanisme des revolvers et des carabines qu’il avait reçus pour ses étrennes, car ces princes des études étaient héroïques jusque dans leurs jeux. Je distinguais moins bien les paroles de Radel qui traitait de l’équitation et même de la vénerie. Il était pour moi, fils d’un petit médecin de quartier, tout à fait impossible de prendre part à de telles conversations dont au reste j’étais formellement exclu. Mouron, au contraire, me faisait de temps en temps quelques avances discrètes ; mais je les dédaignais avec affectation et je lui montrais la même morgue que Radel et Laperlière me montraient. Observant à la dérobée ce pauvre petit visage doux et fin, je m’entretenais dans la volonté de ne point communiquer avec un être inférieur. Pourtant, je ne sais quoi de mystérieux et de profond, qui agissait au dedans de moi, m’avertissait que ces sentiments allaient bientôt s’éteindre et que d’autres, tout différents, s’allumeraient à leur place. Je résistais à ces avis secrets qu’un ancien aurait pris pour un avertissement des dieux. Après le rôti et quand nous eûmes, comme dit Homère, apaisé l’inexorable faim, le bruit des voix et des rires devint assourdissant. Je vis alors du coin de l’œil Mouron rouler sa serviette autour de son bras droit, sous son poing fermé auquel il donna quelque aspect de visage en passant le bout de son pouce entre l’index et le doigt du milieu, je le vis contempler cette poupée vivante avec une tristesse apprêtée et pourtant véritable, et je l’entendis qui lui disait :

— Comment te portes-tu, mon pauvre petit Mouron ? Tu n’as personne à qui parler. C’est triste, mais console-toi. Nous allons causer ensemble et cela va bien nous amuser ; je vais te conter une aventure extraordinaire qui est arrivée à l’élève Pierre Nozière. L’élève Pierre Nozière est venu au banquet de la Saint-Charlemagne sans son âme, car, s’il y était venu avec son âme, il parlerait. Mais il ne dit rien, parce que son âme n’est pas dans son corps. Où est-elle ? Dans quel pays ? Sur la terre ou dans la lune ? Je n’en sais rien. Et pendant qu’elle se promène, Dieu sait où, tu fais un bien triste déjeuner, mon pauvre petit Mouron, à côté d’un corps sans âme, d’une statue de cire qui ne parle ni qui ne rit, puisque c’est une statue. Qu’est-ce que tu dis de cela, pauvre petit Mouron, pauvre petit Mouron pour-les-petits-oiseaux ?

Au début de cette minuscule comédie, je m’étais armé de dédain pour mieux résister aux avances de mon voisin, mais la grâce de sa voix et de sa pensée, le charme de son âme, douloureuse et douce, opérèrent sur mon cœur qui fut retourné. Je sentis soudain que Mouron l’emportait sur moi par les dons les plus rares et les plus précieux de l’esprit et du caractère et je me sentis enflammé pour lui d’une tendresse ardente. Je ne pus trouver une parole ; mais il lut en moi et je vis son fin visage s’éclairer d’un sourire de joie. En une seconde, nous étions devenus des amis intimes. Nous nous étions tout dit. Je connaissais Mouron comme si je ne l’avais pas quitté d’un jour.

Mouron pour-les-petits-oiseaux, Jacques Mouron, mon cher Mouron, vivait avec sa mère et sa sœur dans un joli petit appartement de la rue de Seine, où les meubles étaient de peluche bleue et rose. Son père, Philippe Mouron, professeur de chimie à l’École normale, était mort jeune au moment où il faisait d’importantes découvertes. Jacques Mouron aurait voulu aussi faire des sciences.

— Il y en a, me dit-il, qui sont très jolies, je t’assure. Mais je ne crois pas que je réussirai à les apprendre. Ma santé n’est pas assez forte. J’ai été très malade, encore, cette année.

— Ce n’est pas grave, lui dis-je.

— Non, ce n’est pas grave, répondit-il avec un sourire de ses lèvres blanches. Ma sœur aussi a été malade. Elle a manqué trois mois de cours. Elle a manqué en grammaire les participes, et en histoire la féodalité. Crois-tu ?

— Moi, dis-je, j’aime l’histoire surtout quand elle est extraordinaire.

— Moi aussi, je l’aime. Mais je me sens perdu dans les empires et les monarchies. C’est peut-être parce que je suis tout petit.

— Tu n’es pas tout petit.

— Je le deviens. C’est vrai ; je diminue. Je deviendrai bientôt petit, petit.

Le repas était vraiment très beau. Il y eut des œufs à la neige servis dans de grands saladiers et l’on versa le vin de Champagne. Nous devînmes très gais. Laperlière lui-même consentit à trinquer avec moi et je choquai vingt fois mon verre contre celui de mon cher Mouron. Je lui contai l’histoire de la portière qui jette un seau d’eau au visage de son propriétaire en croyant le jeter aux polissons qui sonnaient à la porte. Il me dit avec un rire, que coupait par intervalles une petite toux sèche, l’aventure du marchand de marrons qui voit partir sa poêle attachée par une ficelle à la roue d’un fiacre. Puis nous célébrâmes Spartacus, Épaminondas et le général Hoche. Quant à Charlemagne, il nous paraissait un peu risible à cause de sa grande barbe.

— Tu sais, me dit Mouron, il est allé combattre les Normands avec vingt mille francs.

Je crois que nous étions un peu ivres. Et c’est un fait certain que je quittai le banquet emportant, par mégarde, ma serviette dans ma poche. J’accompagnai Mouron jusqu’à sa porte. Et là, serrant dans ma main sa petite main chaude, je lui jurai une amitié éternelle.

Je la lui gardai tant qu’il vécut. Il mourut à vingt ans.

Calmann-Lévy (p. 114-125).

VIII

ROMANTISME

Un des hommes les plus bizarres qui fréquentaient chez nous, alors que j’accomplissais ma douzième année, était M. Marc Ribert, petit homme noir de cinquante à cinquante-cinq ans environ, hérissé, le front bossué, les joues creuses et qui réussissait assez à se donner l’air fatal et désespéré. Il est vrai que ses affaires y contribuaient ; car on disait qu’elles se trouvaient, par sa faute, en très mauvais état. Fils d’un gros marchand de vins de Bercy, il avait, dans sa jeunesse, assidûment fréquenté le monde des Jeunes-France, des lorettes et des théâtres des boulevards, donné des fêtes magnifiques, fait bâtir un castel gothique à Clamart et dissipé en toutes sortes de prodigalités l’héritage paternel. Sa femme, morte jeune, du mal qu’on appelait encore à cette époque la consomption, lui avait laissé une fille qu’on disait d’une exquise beauté et d’une santé délicate. Il avait trop tardé à réduire son train, et on le croyait à bout de ressources. Les raisons d’inquiétude et d’affliction ne lui manquaient donc pas ; mais ceux qui, comme mon père, le connaissaient bien, le jugeaient léger, frivole, oublieux, et pensaient que, insensible à ses infortunes trop réelles, il était désespéré par goût et par inclination. C’était un romantique cuit et recuit. On n’en rencontrait plus guère alors de cette espèce. Aussi M. Marc Ribert m’inspirait-il une grande admiration. Sa parole, ses regards, ses gestes exhalaient son génie et ses rêves. Il m’apparaissait environné de sylphes, de gnomes, de lutins, d’anges, de démons, de fées. Il fallait l’entendre réciter quelque lied nébuleux ou quelque ballade fantastique. Il prétendait que le laid est le beau et que le beau est le laid et je n’hésitais pas à le croire. Aujourd’hui j’y fais plus de difficultés. M. Marc Ribert m’enseignait que Racine était une perruque et une vieille savate. J’embrassai cette opinion aveuglément parce qu’elle était contraire à celle de M. Bonhomme, mon professeur. C’était pour moi une raison décisive. Oh ! Avec quel feu le vieux romantique me conviait à jeter l’épouvante sur les épiciers et les philistins et à terrasser l’hydre du perruquisme et de quelle ardeur je brûlais de le suivre et de proclamer la liberté de l’art sur le corps de M. Bonhomme terrassé.

Ma chère maman déplorait l’ascendant que M. Ribert prenait sur mon esprit. Parfois elle soupirait : « il va rendre Pierre aussi fou que lui !… » et elle comptait sur M. Danquin, mon parrain, pour combattre cette mauvaise influence. Mais il y avait peu de chance que M. Danquin exerçât quelque action sur moi : il était raisonnable. Cet excellent homme tenait M. Ribert pour fou, fou à lier. Entre nous, il croyait, avec M. Duvergier De Hauranne, que le romantisme est une maladie comme le somnambulisme ou l’épilepsie, et il rendait grâce au ciel de ce que le mal fût en pleine décroissance.

De son côté, l’antipathie que mon parrain inspirait à M. Marc Ribert était invincible parce qu’elle était naturelle. Aux yeux de Marc Ribert, mon parrain était un bourgeois. Un « bourgeois », c’était tout dire ! Pour se distinguer de cette caste infâme, Marc Ribert s’habillait d’une sorte de pourpoint de velours noir et de larges chausses d’une forme inusitée. Il portait une longue chevelure qui, rejetée en arrière, formait une pointe diabolique sur son front et il taillait sa barbe comme celle de Méphistophélès. Ainsi fait, il raillait amèrement mon parrain qui, court et ventru, vêtu d’une longue redingote, le nez chaussé de lunettes d’or ainsi que M. Joseph Prudhomme, s’ornait ainsi que lui d’un col dont les deux pointes lui montaient au-dessus des joues et d’une cravate de taffetas noir qui faisait trois fois le tour de son cou ; et, comme ses joues étaient du plus beau vermillon, Marc Ribert comparait le visage de mon parrain, dans son vaste faux col, à un bouquet de roses dans du papier blanc. Comparaison qui me frappait par son exactitude et qui, me revenant à l’esprit chaque fois que je voyais mon parrain, me donnait le fou rire.

Mon parrain, soupçonneux, haussait les épaules, m’appelait grand imbécile et me conseillait d’aller étudier mes leçons plutôt que de faire le dadais. M. Marc Ribert, au rebours, me dissuadait d’écouter mes professeurs.

— Ce sont des momies, me disait-il, des Fontanes.

Et, jouant sur les mots, très agréablement à mon sens :

— Fontanes ! ajoutait-il, Fontanes, faciunt asinos !

Maintes fois, j’ai entendu dans le petit salon paternel des disputes entre mon parrain et M. Ribert. Mon parrain y jouait au naturel le personnage de Jérôme Paturot. Je n’étais pas capable de suivre ces disputes et encore moins de juger les raisons apportées de part et d’autre, si tant est qu’on apportât des raisons. Je n’étais qu’un petit sot ; aussi étais-je très tranchant. Je donnais toujours tort à mon parrain. Le fait est qu’il n’employait pas des termes éblouissants comme son adversaire. Celui-ci vous jetait pêle-mêle hauberts, écharpes, cimiers, géants, dragons, écuyers, nains, châtelaines, pages, chapelles, ermites. À sa voix, au petit salon de Madame Nozière faisait place un monde enchanté, et dans cette féerie éclataient les malédictions, les sarcasmes, le rire guttural du vieux romantique.

Qu’elle était grêle alors la crécelle de mon parrain qui répondait par le Roi d’Yvetot et le Meunier Sans-Souci, en agitant ses breloques sur son ventre rebondi !

Je serais bien incapable de rapporter leurs conversations avec fidélité. Et c’est sans doute l’essentiel qui m’a échappé. Si je fais effort pour retrouver quelques-uns de leurs propos, il me semble que M. Danquin pouvait n’avoir pas toujours tort, comme je croyais. Il se plaignait que bien des nuances du langage, autrefois discernées et reconnues, fussent maintenant confondues et qu’on écrivît moins bien et moins clairement qu’autrefois. Il regrettait aussi que la raison eût perdu son empire sur les esprits. Mais M. Marc Ribert avait pour lui l’inestimable avantage d’exprimer des pensées difficiles à comprendre. Leur obscurité me les rendait belles. On n’admire guère ce qui est clair. L’admiration ne va point sans surprise. Aussi j’étais transporté d’enthousiasme en entendant définir l’œuvre romantique.

— C’est, disait Marc Ribert, l’œuvre de révolte et de douleur ; c’est le deuil amer mêlé à la fiévreuse recherche de l’infini ; c’est le désespoir caché sous l’ironie la plus mordante.

Que sais-je encore ? J’en frissonnais d’épouvante et d’admiration.

Les discussions politiques entre ces deux hommes si différents d’esprit et de nature, étaient tout aussi violentes que les discussions littéraires, mais beaucoup plus courtes. En politique, mon parrain ne connaissait que Napoléon, M. Ribert regrettait Louis Le Hutin. C’est sous le règne de Louis Le Hutin qu’il eût voulu vivre : il en jurait tous les saints. Mon parrain croyait qu’il plaisantait ; c’était une grande erreur. Marc Ribert ne plaisantait jamais et ce sérieux qu’il gardait dans la folie lui donnait une grande autorité sur l’esprit d’un enfant comme moi. Cette idée qu’il eût fait bon vivre sous le règne de Louis Le Hutin m’entra si fort dans l’esprit que je l’exprimais à tout moment à ma mère, à ma bonne Justine et à mes camarades de classe.

Un jour, pendant la récréation de midi, je la confiai à Fontanet, qui, d’un esprit plus judicieux et plus élevé, me répondit qu’il aurait voulu vivre sous le règne de saint Louis.

Je n’étais jamais allé chez M. Marc Ribert, que je connaissais déjà depuis longtemps, quand, un matin, mon père qui s’y rendait, soit comme médecin, soit comme ami, m’emmena avec lui. Marc Ribert habitait sur la rive droite, près de la Madeleine, rue Duphot. Cette rue n’offrait rien de romantique, la maison non plus. Elle datait non de Louis le Hutin mais de Louis-Philippe. L’escalier, avec son tapis beige et sa rampe de fonte peinte en blanc, ne répondait en rien aux goûts de M. Ribert ; l’antichambre, garnie d’un porte-parapluie et d’un porte-manteau, n’y correspondait pas davantage. Mais patience ! Mon père se glissa seul dans un couloir qui conduisait sans doute à la chambre de M. Ribert et la servante qui nous avait reçus, fort grasse de toutes manières, m’introduisit dans un petit salon meublé de divans sur lesquels étaient des coussins brodés et des tapis d’Orient. Il y avait contre le mur de ce salon un très grand tableau qui me fit éprouver soudain tous les charmes de la douleur. La douleur touche mieux les cœurs généreux quand elle est belle. Je fus ému profondément à la vue de cette peinture représentant Ophélie, blonde et charmante, qui se noyait en souriant. Elle s’abandonnait à l’eau et flottait, mollement soutenue par sa robe. Sa tête couronnée d’herbes et de fleurs reposait sur l’onde comme sur un oreiller. Le ruisseau et les arbres du bord offraient une teinte pâle et verdâtre que reflétait le visage de la jeune fille. Ses yeux exprimaient l’étonnement ingénu de la folie. Tandis que je contemplais ce tableau de tant de grâce et de pitié, j’entendis une voix fraîche qui chantait avec d’étranges distractions et des interruptions soudaines : Adieu, mon beau navire !… Cette romance, qui en tout autre moment ne m’aurait peut-être pas touché, me déchira les nerfs et me fit éclater en sanglots. Le chant cessa. Je frissonnais encore. Le bruit d’une porte qu’on ouvrait me fit tourner la tête, et j’aperçus, dans l’embrasure de cette porte, une jeune fille, vêtue de blanc comme Ophélie, blonde comme elle et comme elle portant des fleurs dans ses bras. À ma vue, elle poussa un léger cri et s’enfuit.

Pendant des jours dont je ne sais point le compte, je revis Ophélie et cette jeune fille qui lui ressemblait. Je relus, jusqu’à le savoir par cœur, le récit de la reine dans la pièce de Shakespeare : « Il est au bord du ruisseau un saule dont le cristal de l’eau réfléchit le pâle feuillage ; elle en cueillait une branche pour en faire de bizarres guirlandes avec des renoncules, des orties, des marguerites et ces fleurs rougeâtres… que nos jeunes filles appellent des doigts de morts. Comme elle se penchait pour suspendre sa guirlande aux rameaux pendants, une malheureuse branche se rompit, elle tombe avec sa moisson dans le triste ruisseau, ses vêtements s’enflent et s’étalent et la soutiennent un moment comme une fée des eaux. Pendant ce temps elle chantait des bribes de vieilles ballades, sans conscience du danger. »

Quelques jours, peut-être quelques semaines après être allé dans cette maison de la rue Duphot, où j’avais ressenti une profonde émotion, j’appris de mes parents, parmi divers propos de table, que M. Marc Ribert avait quitté définitivement Paris où il ne pouvait plus vivre et s’était retiré dans un petit village au bord de la Gironde, chez des parents qui cultivaient la vigne, et qu’il avait emmené avec lui sa fille Bérengère, dont la santé donnait des inquiétudes. Cette nouvelle m’attrista sans me surprendre. Je m’attendais à apprendre de ce côté de grandes tristesses.

Le temps coula. Insensiblement, comme le corps charmant de l’amante d’Hamlet, le souvenir de la jeune fille qui portait des fleurs disparut de ma mémoire. Puis, soudain, il me ressouvint d’elle, un matin d’automne, en entendant ma chère maman chanter  : Adieu, mon petit navire !…

Je demandai : — Maman, qu’est devenu Monsieur Marc Ribert ? Il y a plus de cinq ans que je n’ai entendu parler de lui ni de sa fille.

— Monsieur Marc Ribert est mort, mon enfant. Comment ne le sais-tu pas ?… sa fille est devenue folle, d’une folie très douce. Elle garde précieusement dans une boîte des cailloux qu’elle prend pour des perles et des diamants. Elle les fait admirer et les donne aux personnes qui viennent la voir. Sa folie prend encore d’autres formes plus singulières. Elle dit qu’elle ne peut pas lire parce que, quand elle ouvre un livre, à peine regarde-t-elle une page, que les lettres s’envolent comme des mouches en bourdonnant dans la chambre. Aussi ne veut-elle lire que des bouquets ; elle les déchiffre très bien, car elle connaît le langage des fleurs. Mais voilà que maintenant, sous son regard, les fleurs s’envolent comme des papillons.

— Sait-on ce qui l’a rendue folle ?

— Un chagrin d’amour. Elle était fiancée. En apprenant que Monsieur Marc Ribert avait perdu tout son bien et même la petite fortune qui appartenait à sa fille, le fiancé de Bérengère reprit sa parole.

Je m’indignai.

Ma mère sourit tristement :

— Mon enfant, les hommes sont souvent sans courage et sans foi.

Cette pensée me frappa.

Sans contenir rien de rare, elle est unique chez ma mère, qui croyait à la bonté humaine.

Calmann-Lévy (p. 126-137).

IX

PRESTIGES

À peu de temps de là, un événement s’accomplit qui fait époque dans ma vie. J’assistai à la représentation d’une pièce de théâtre. Mes parents n’allaient guère au spectacle et il fallut, pour qu’ils m’y menassent, un concours extraordinaire de circonstances : il fallut que mon père sauvât par son art et ses soins la femme d’un auteur dramatique, qui peu de temps après cette heureuse guérison fit jouer un drame historique à la Porte-Saint-Martin, il fallut que l’auteur reconnaissant offrît une loge à mon père et que le billet fût valable pour la seule soirée de la semaine où je pusse veiller, celle du samedi, jour où les directeurs de théâtre sont avares de leurs faveurs, il fallut enfin que la pièce parût de sorte à ne point offenser d’innocentes oreilles.

Pendant vingt-quatre heures, je vécus, agité de crainte et d’espérance, dévoré de fièvre, dans l’attente de cette félicité inouïe, et qu’un coup soudain pouvait détruire. On devait craindre jusqu’à la dernière minute que le docteur ne fût appelé auprès d’un malade. Je crus que, le jour de la représentation, le soleil ne se coucherait jamais. Le dîner, dont je n’avalai pas une bouchée, me parut interminable, et je fus dans des transes mortelles d’arriver en retard. Ma mère n’en finissait pas de s’habiller. Elle craignait, en manquant les premières scènes, de désobliger l’auteur et perdait cependant un temps précieux à arranger des fleurs à son corsage et dans ses cheveux. Ma chère maman étudiait devant son armoire à glace sa robe de mousseline blanche recouverte d’une tunique transparente semée de pois verts, et semblait attacher une sérieuse importance à l’ordre de sa coiffure, à la ligne que dessinait sa berthe sur son corsage, aux broderies de ses manches courtes et à diverses autres circonstances de sa toilette que je jugeais frivoles. Jugement que, depuis, j’ai réformé. Le fiacre appelé par Justine attendait. Maman mit de l’eau de lavande sur son mouchoir et descendit. Elle s’aperçut dans l’escalier qu’elle avait oublié son flacon de sels sur la toilette et m’envoya le chercher. Enfin, nous arrivâmes ; l’ouvreuse nous introduisit dans une loge toute rouge qui s’ouvrait sur une vaste salle bourdonnante, d’où partaient les sons inharmonieux des instruments que les musiciens accordaient. La solennité des trois coups frappés sur la scène et suivis d’un profond silence m’émut. Le lever du rideau fut vraiment pour moi le passage d’un monde à un autre. Et dans quel monde splendide j’entrais ! Habité par des chevaliers, des pages, des dames et des damoiselles, la vie y était plus grande et plus magnifique que dans le monde où ma naissance m’avait placé, les passions plus terribles, la beauté plus belle. Dans ces vastes salles gothiques, les costumes, les gestes, les voix charmaient les sens, étonnaient l’esprit, ravissaient le cœur. Rien n’existait plus pour moi que ce monde enchanté subitement ouvert à ma curiosité et à mon amour. Une irrésistible illusion s’était emparée de moi, et ce qui aurait dû la détruire en me rappelant que j’assistais aux jeux du théâtre, les planches, les frises, les bandes de toile peinte qui représentaient le ciel, ces rideaux qui encadraient la scène, me retenaient encore plus fortement dans le cercle magique. Le drame nous transportait aux dernières années du règne de Charles VII. Et pas un des personnages qu’il fit passer sur la scène, non pas même le veilleur de nuit et le sergent du guet, ne se montra à mes yeux sans y laisser une vive image. Mais quand parut Marguerite d’Écosse, un trouble extraordinaire s’empara de moi, je me sentis brûlant et glacé et fus près de défaillir. Je l’aimai. Elle était belle. Je n’aurais jamais cru qu’une femme pût l’être autant. Elle apparut pâle et mélancolique dans la nuit. La lune, qu’on reconnaissait tout de suite pour une lune du moyen âge à cause de son cortège de nuages lugubres, et par sa visible amitié pour les clochers, versait sur la jeune dauphine des rayons d’argent. Je ne sais dans le tumulte de mes souvenirs quel ordre suivre ni comment achever mon récit. J’admirai que Marguerite fût si blanche et, lui voyant les paupières bleues, je pensai que c’était un signe d’aristocratie. Femme du dauphin Louis, elle aime l’archer Raoul, jeune et beau, et qui ne se connaît ni père ni mère, ce qui le rend extrêmement triste. On n’ose blâmer la dauphine d’aimer l’archer Raoul, quand on sait que cet archer est le fils de Charles VII. Le roi, averti par les astrologues qu’il mourrait de la main de ce fils, le fit exposer, dès sa naissance, et lui substitua un enfant trouvé qui épousa Marguerite d’Écosse et devint le dauphin Louis, en sorte que c’est réellement à Raoul que Marguerite était destinée. Elle ne le sait pas. Raoul l’ignore, mais une force mystérieuse les attire l’un vers l’autre.

Les entr’actes qui me ramenaient brusquement à la vie de tous les jours me semblaient d’une brutalité odieuse, et les cris de : sirop, limonade, bière ! bien que nouveaux à mes oreilles et par conséquent sans vulgarité, me blessaient par leur caractère profane.

Je vis sur le programme que le rôle de Marguerite d’Écosse était tenu par mademoiselle Isabelle Constant, et ce nom se grava dans mon cœur en traits de feu très doux. Il me restait encore assez d’intelligence pour distinguer entre le personnage et l’interprète ; mais je prêtais à mademoiselle Constant le caractère de Marguerite d’Écosse, tel que le dramaturge l’avait exprimé, le goût des lettres, une âme généreuse et pure, un cœur noble, une mélancolie romantique.

Pendant le dernier entr’acte, l’auteur, grand homme grisonnant, bourgeonné, vint dans notre loge et je le vis qui saluait courtoisement ma mère. En vain il me posa la main sur la tête comme autrefois avait fait Rachel, en vain il me parla obligeamment de mes études, me félicitant de mon goût précoce pour les lettres, et m’exhortant à apprendre à fond le latin, connaissance qu’il possédait lui-même et à laquelle il attribuait la force de son style, bien différent de celui de ses confrères dramatiques qui écrivaient comme des fiacres. Je lui répondis à peine et sans le regarder. S’il avait su la cause de mon indifférence, il en aurait été flatté, mais probablement il me trouva stupide, sans attribuer ma stupidité à l’impression prodigieuse que son œuvre produisait sur mon esprit. La toile se releva. Je recommençai à vivre. Marguerite d’Écosse me fut rendue. Hélas ! Je ne la retrouvai que pour la perdre aussitôt. Elle périt de la main du dauphin Louis au moment où l’archer Raoul se jetait à ses pieds. L’archer Raoul tomba frappé du même poignard et apprit en expirant qu’il était aimé. Combien j’enviai son sort !

Le lundi, à la classe du matin, avec quel superbe dédain je regardai mon professeur qui insistait sur l’importance qu’il y avait à bien distinguer les trois voix des verbes grecs, comme si quelque chose au monde importait hors mademoiselle Isabelle Constant, sa gloire et sa beauté. Contemplant l’image adorable imprimée dans mon cœur, je n’entendis point les explications de M. Beaussier sur la voix moyenne qui ne répond pas au verbe purement réfléchi, comme on ne le croit que trop communément. Ce défaut d’attention me rendit incapable de décider, sur l’injonction de mon professeur, si παρασκεθεσθαι, signifie se présenter ou présenter pour soi, sens évidemment différents l’un de l’autre. Au lieu de répondre au hasard, ce qui me réservait une chance sur deux de rencontrer juste, je gardai stupidement le silence et fus traité de cancre, injure que je ressentis cruellement au dedans de moi, car l’amour rend les âmes fières.

Pendant la récréation, je contai la soirée qui avait décidé de mon sort à Mouron dont l’âme exquise me semblait propre à recevoir mes confidences. À ma grande déception, Mouron, loin d’admirer et de s’émouvoir, garda durant mon récit un sourire moqueur, et, quand je lui dis la beauté d’Isabelle, il me répondit, sans nulle émotion, par un de ces agaçants jeux de mots, habituels à son esprit polyglotte :

Isabella bella dona, Isabelladone par contraction.

Il y avait des petitesses dans l’esprit de Mouron.

Le soir, pendant que, nos portefeuilles sous le bras, nous suivions ensemble, selon la coutume, la rue du Cherche-Midi et la rue des Saints-Pères, je ne pus me défendre de parler à Fontanet du seul sujet qui existât pour moi. Connaissant l’esprit ironique de mon camarade, je craignais qu’il ne se moquât de mes sentiments exaltés. Il me montra, au contraire, un visage grave et parut m’encourager par son silence à lui verser mon âme tout entière. Trouvant inopinément un cœur fait pour me comprendre, je décrivis à mon cher condisciple l’état où m’avait plongé l’apparition de Marguerite d’Écosse, blanche sous les rayons de la lune.

Fontanet me regarda d’un air sombre et me dit :

— Prends garde, Nozière, prends garde : la femme est perfide.

Et il ajouta avec une violence imprévue :

— Quand on a aimé une femme, quand on a foulé avec elle la mousse des bois, quand on a noué dans ses cheveux la fleur de l’églantier, quand on a reçu ses serments sous un tilleul, si cette femme est infidèle, vois-tu, c’est terrible ! On n’a plus de raison d’être dans la vie, on n’existe plus, on n’est plus qu’une ombre et qu’un cadavre.

Évidemment, ces paroles ne correspondaient pas exactement aux miennes, mais elles respiraient l’amour, et tous deux, nous alternions nos chants comme des bergers de Sicile. J’y goûtais du plaisir, non sans en éprouver de la surprise.

Jamais avant ce jour Fontanet ne m’avait entretenu de la perfidie des femmes, et jamais il n’avait parlé avec tant d’exaltation. Ses conversations ordinaires donnaient plutôt l’idée d’un esprit propre aux affaires, et je l’admirais surtout comme homme d’État. Mais, ce jour-là, Fontanet ne songeait pas à la vie publique. Voué tout entier à l’amour fatal, il annonçait des résolutions farouches.

— Ah ! s’écria-t-il, goûter les délices de la vengeance !

— Je voudrais la revoir, ne fût-ce qu’un instant, dis-je en soupirant, me trouver dans l’ombre sur son passage.

Fontanet murmurait le nom de Madeleine et semblait en proie à de magnifiques tortures.

— Qui est Madeleine ? demandai-je ému, où l’as-tu connue ?

Fontanet me répondit avec gravité.

— Madeleine est l’héroïne d’un roman qui est une histoire véritable. Je l’ai lu dimanche, dans le jardin du Luxembourg, sur un banc, devant la statue de Velléda. Ce roman s’appelle Sous les tilleuls. Il faut l’avoir lu pour connaître les passions. Je te le prêterai.

Les jours succédaient aux jours et je n’oubliais pas Isabelle, je me demandais quel palais elle habitait, dans quels jardins délicieux elle se promenait. Mais je ne trouvai personne qui pût me l’apprendre. Je manquais de relations dans le monde du théâtre. Faute de renseignements, je lui donnai un logis à mon goût, un château du XVe siècle où j’entassai toutes les splendeurs de l’Orient.

Un jeudi, je rencontrai rue de Tournon mon voisin M. Ménage[1], qui revenait du musée du Luxembourg où il copiait pour vivre l’Appel des condamnés, grande toile sentimentale dont il se disait écœuré. Il se plaignit de la décadence des arts, poursuivit de ses invectives les philistins, ennemis nés du génie, vomit longuement la peinture chlorotique d’Ary Scheffer et, plein d’horreur et de dégoût pour le temps présent, jeta l’anathème sur la poésie, le roman et le théâtre bourgeois. À force de ruse et de patience, je parvins à ramener la conversation sur le théâtre et lui demandai s’il ne connaissait pas mademoiselle Isabelle Constant.

— Ah ! s’écria-t-il en souriant tout à coup, la petite Constant… C’est la fille du père Constant, le coiffeur de la rue Vavin ; tu vois d’ici sa boutique bleue, surmontée d’une boule d’or, d’où pend une queue de cheval. Dans une cage accrochée à une fenêtre de l’entresol sifflent les serins de la petite Constant, qui lui ressemblent par la gentillesse, le ramage et l’esprit… Et il faut voir la mère Constant, son chapeau orné de coquelicots, ses anglaises attachées à ses oreilles par des ficelles rouges, ses coques, son petit châle jaune et son cabas ! Elle ne quitte pas sa fille, l’accompagne au théâtre, lui fait gober des œufs crus pour lui éclaircir la voix, s’installe dans la loge de la petite, reçoit les journalistes et les amoureux, dénombre aux ouvreuses toutes les beautés d’Isabelle, et les médecines qu’elle lui administre, et ramène l’enfant par « la dernière omnibus »… Si tu veux la voir, la petite Constant, ce n’est pas difficile. Tous les lundis régulièrement, le père Constant lui lave la tête au quinquina, puis vers les quatre heures, lorsque le temps est beau, il la mène au Luxembourg, la fait asseoir sur un pliant et fume sa pipe à côté d’elle, pendant que les cheveux de l’infante sèchent au soleil…

  1. Voir le Petit Pierre, p. 120.
Calmann-Lévy (p. 138-150).

X

VAINE AMITIÉ

Je faisais partie, avec Mouron et Fontanet, du groupe des péripatéticiens qui, pendant les récréations, en se promenant de long en large dans la cour, dissertaient de toute chose connaissable et inconnaissable. Et je ne surprendrai point les sages en disant que plus les problèmes que nous examinions étaient ardus, plus nous les résolvions facilement.

Nous ne rencontrions guère de difficultés métaphysiques et n’éprouvions nul embarras relativement au temps et à l’espace, à l’esprit et à la matière, au fini et à l’infini. Je m’embarrassais peut-être un peu plus que mes camarades dans les difficultés que de tels sujets offrent à l’esprit, aussi Fontanet doutait-il de la profondeur de mon intelligence.

Nous parlions souvent du choix d’une carrière, et, à mesure que nous avancions dans nos études, ce sujet se présentait avec plus de force à notre esprit. Se sentant atteint du même mal dont son père était mort jeune, Mouron, pour se donner le change, abondait en projets. Son goût réel de la linguistique le poussait vers les carrières studieuses et sédentaires, telles que le haut enseignement ; cependant, dans la crainte que sa santé ne lui permît pas de se livrer à des travaux assidus, il se destinait à la navigation. Il avait aussi du penchant pour l’entomologie, et vraiment il nous surprenait par sa connaissance approfondie des mœurs des fourmis.

Fontanet montrait moins d’hésitation dans le choix d’une carrière. Il se destinait au barreau et se proposait d’entrer à la chambre dès qu’il aurait l’âge légal. Jaloux de devenir un nouveau Berryer, notre éloquent camarade cherchait déjà, pour l’embrasser, une grande cause perdue. C’était, disait-il, dans le parti des vaincus que se montrait la grandeur d’âme.

Quant à moi, ne me découvrant point de vocation, je me résignais par avance à accomplir d’humbles tâches, et, pour conformer ma destinée à ma nature, j’aspirais à la médiocrité. Mais cette médiocrité concernant les choses ne s’étendait pas aux idées ; j’aspirais à tout voir, tout savoir, tout sentir, à renfermer le monde entier en moi, désir qui ne devait pas être pleinement satisfait.

Chazal se joignait souvent à nous. Nous méprisions l’inélégance de son esprit, mais il nous fallait reconnaître sa rude et simple bonté. Moqué à l’envi par ses maîtres et ses camarades pour son parler antique, son accent berrichon, son ignorance des arts et des lettres et son bon sens dont tous les traits portaient, souvent rossé, malgré sa force musculaire dont il n’abusait pas, Chazal gardait sa tranquillité, la possession de soi et cette sereine gaîté qui prenait sa source au dedans de lui-même. Chazal n’aimait que la campagne ; issu de gros propriétaires, il se destinait à faire valoir les biens de sa famille. J’aimais la campagne autant qu’il pouvait l’aimer, mais non pas de la même manière. Il l’aimait en paysan laborieux et âpre. Il cherchait en elle l’effort et le gain. Et moi, je demandais à la nature de goûter sur son sein la volupté qu’elle mêle à la mort. Je lui demandais de me livrer sa beauté désespérante. Comme on change peu ! En écrivant ces lignes, je me sens agité de tous les frissons de mon enfance.

Je me savais capable d’amitié et j’en éprouvai pour Mouron. Succédant à une longue inimitié, ma tendresse pour lui avait jailli soudain avec force, et le charme de Mouron la rendait exquise. Je goûtais son esprit d’un fini précieux et son caractère ferme dans sa douceur. Le seul danger qui menaçât notre parfaite concorde venait de cette tendance à l’exagération qui a souvent gâté mes meilleures intentions. L’ayant trop longtemps méconnu, j’admirais Mouron, par compensation, avec un excès fatigant pour lui comme pour moi. Et ce n’était pas seulement sa modestie que je risquais d’offenser, mais un sentiment de la mesure qui faisait le fond même de son esprit et de son caractère.

Je ne savais pas que j’aimais Chazal et cette ignorance paraîtra incompréhensible, quand j’aurai dit que je ne pouvais voir et entendre Chazal sans être illuminé de joie. Je sentais l’agreste beauté de son âme, je goûtais la saveur de son langage rustique. Mais, servilement soumis à l’opinion publique, qui faisait de Chazal une bête, j’étais assez sot pour croire que c’était mon esprit qui donnait du sel à ses balourdises. Pour tout dire, il exhalait une forte odeur de sueur, et j’eusse préféré qu’il sentît la violette.

Quant à Fontanet, le connaissant depuis très longtemps, je n’examinais plus les fondements d’une vieille amitié qu’il convenait de regarder comme inébranlable. Mon admiration pour son esprit ingénieux et plus encore la satisfaction que lui donnait ma simplicité confiante resserraient tous les jours les liens qui nous unissaient l’un à l’autre. Fontanet, qui avait le profil du renard, en avait aussi les mœurs. Et, sans son goût pour la trufferie, sans sa perpétuelle démangeaison d’engeigner autrui, je crois qu’il aurait recherché un compagnon moins candide que moi.

On comptait encore, parmi les péripatéticiens, Savigny, haut comme une botte, fier comme Artaban, qui se destinait à la marine et se refusait obstinément à étudier la géographie, alléguant qu’il l’apprendrait très bien en naviguant, et Maxime Denis qui composait un poème latin, imité d’Ovide, sur la métamorphose de M. Mésange en oiseau. Pour ceux qui le pourraient ignorer, il faut dire que M. Mésange, notre professeur de mathématiques, portait en cette vie transitoire un corps immense, informe, portenteux, d’une pesanteur inique, sous laquelle il succombait. Cette masse indigeste ruisselait d’une transpiration perpétuelle, et il s’en exhalait une buée chaude, très agréable aux mouches. Or, la nature ayant joint sans discernement à ce tronc monstrueux des bras d’enfant, M. Mésange ne pouvait sans peine chasser les insectes ailés qui venaient par essaims se nourrir sur son crâne onctueux.

Et, tandis qu’il nous enseignait les propriétés des nombres, il contemplait d’un œil d’envie les oiseaux légers qui becquetaient les miettes de pain dans la cour. Aussi était-ce dans un esprit de bienveillance que Maxime Denis chantait la métamorphose du professeur obèse en cet oiseau, chasseur d’abeilles, dont il portait le nom. Je n’ai de ce poème retenu qu’un vers, dont on goûtera l’élégante latinité :

Versicolorque merops, apibus certissima fessis

Pernicies…

Ainsi, sous l’œil soupçonneux du surveillant Pélissier, nous échangions des idées ou riantes ou graves. Mais je fus emporté tout à coup hors de cette compagnie d’élite par un sentiment auquel je m’abandonnai avec une ardeur singulière. Une circonstance peu importante le fit éclater. Mon père, observant d’aventure mon impuissance à résoudre des problèmes de géométrie qui n’étaient nullement insolubles, attribua cette incapacité à mon ignorance des éléments d’une science dans laquelle les vérités se déduisent les unes des autres. Pour y remédier, il demanda à M. Mésange de me donner des répétitions de géométrie. M. Mésange y consentit et me prit à part deux fois la semaine, de quatre heures et demie à cinq heures et demie, avec mon camarade Tristan Desrais, que je connaissais fort bien, puisqu’il suivait depuis six mois les mêmes classes que moi, mais avec qui j’avais entretenu aussi peu de relations que possible. À peine avions-nous échangé quelques paroles à la classe de dessin où il se montrait fort dissipé, tandis que je copiais attentivement la tête d’Hersilie. Desrais, de même taille et de même âge que moi, paraissait un peu plus jeune. Je n’observais guère les traits de son visage, mais ses lèvres, rouges comme si elles eussent été fardées, attiraient le regard. Je remarquai aussi ses cheveux châtains, légèrement ondés et dorés par endroits, ses longs cils, son teint mat et ses oreilles trop évasées. Il aurait paru froid et dur sans un mince sourire qui lui éclairait habituellement le visage. Il se rongeait les ongles jusqu’au sang, ce qui lui gâtait les mains. Sa sveltesse et sa taille déliée dissimulaient des muscles robustes. Tous ses mouvements étaient empreints d’une élégance que ma précoce habitude de la statuaire antique me faisait sentir. Au reste, sa supériorité dans tous les exercices du corps était unanimement reconnue et il paraissait au milieu de nous comme un étudiant anglais. La jeunesse des écoles, en ce temps-là, ne s’exerçait guère aux sports. On ignorait la culture physique ; les leçons de gymnastique que nous donnait un caporal de pompiers étaient peu suivies. Nous dédaignions le gymnase établi dans une des cours. Mais certains jeux, comme les barres et le ballon, offraient l’occasion aux plus forts de se montrer à leur avantage. Desrais en partageait la royauté avec La Berthelière. Je fuyais ces jeux athlétiques pour lesquels je n’avais point de goût et où je n’espérais pas briller, et Desrais n’attirait nullement mon attention. Mais, dès la première répétition de géométrie que nous prîmes ensemble, j’éprouvai pour lui une amitié soudaine.

En soi, ces répétitions de géométrie n’étaient pas la chose du monde la mieux entendue. M. Mésange y faisait marcher de front Desrais qui préparait ses examens pour Saint-cyr et un apprenti géomètre qui n’eût point passé sans aide le pont aux ânes. Elles se donnaient dans une classe du grand collège, à l’heure du goûter : nous efforçant

De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux,
Et du sec A plus B les sentiers ténébreux,

nous tracions des figures sur le tableau noir, et nous avalions avec notre pain et notre chocolat la poussière de la craie, tandis que, dans la salle voisine, M. Régnier, lauréat du conservatoire, donnait à La Berthelière et à Morlot une leçon de violon qu’on eût facilement prise pour un concert de chats et dont les charmes aigus plongeaient rapidement M. Mésange dans un sommeil profond et sonore. Respectant le repos du maître, Desrais échangeait avec moi des propos qui me ravissaient, je ne sais pourquoi. Desrais parlait souvent de ses cravates, dont il vantait la forme et la couleur ; il me confiait aussi ses progrès en équitation et l’espoir que sa mère, aux vacances, lui donnerait un cheval. Quand il jugeait que la répétition avait assez duré, il secouait le torchon poudreux sur le maître endormi, bouche bée, qui s’éveillait en sursaut, suffoquant dans un nuage de craie.

J’appris peu de géométrie dans ces répétitions, mais j’y goûtai les plaisirs très doux de l’amitié. Voir Desrais, causer et rire avec lui m’était infiniment agréable. Dès lors, je recherchai sa compagnie et me mêlai à ses jeux. Quand la mode fut aux échasses, Desrais, qui suivait toujours la mode, s’en procura une paire. Je l’imitai et me hissai sur des échasses aussi hautes que les siennes, malgré une horrible peur de tomber, que justifiait ma maladresse. Désormais, je ne manquais plus une partie de barres ni de ballon, moi qui n’avais éprouvé jusque-là que du dégoût pour ces jeux. Sans me flatter, j’ai toujours eu de la propension à la libéralité ; encore me fallait-il une occasion de l’exercer. J’en trouvai dès lors un perpétuel sujet. Ayant remarqué que Desrais aimait la papeterie, je lui donnai les cahiers les plus beaux qui se pussent trouver dans la boutique de Madame Fuzelier, des cahiers reliés en toile blanche, en chagrin noir, en maroquin Lavallière et dorés sur tranche. Je lui offris un porte-plume fait d’un piquant de porc-épic terminé par une boule d’argent, et un encrier de poche en galuchat. Je m’y ruinais ; ma mère s’étonnait du désordre de mes finances et de l’importunité de mes demandes de crédits.

Sans être très réfléchi ni très laborieux, Desrais montrait un esprit facile et, sachant plaire, se faufilait dans l’élite, parmi ceux que mon parrain le paléontologue appelait les primates. Mon amitié pour lui m’inspira assez d’émulation pour me soulever quelque temps dans les mêmes régions, et il m’y fallait plus d’efforts, n’ayant pas, comme lui, la grâce.

Recherchant sa compagnie, bien plus qu’il ne recherchait la mienne, je l’accompagnais, après la répétition de géométrie, jusqu’à la maison de la rue Saint-Dominique où il demeurait. Et ce n’était pas mon chemin. Un soir, sur le carrefour de la Croix-Rouge, nous rencontrâmes le caporal de pompiers Duluc, notre moniteur.

— Nous allons le griser, me dit Desrais à l’oreille.

Et, abordant le jeune soldat, timide comme une demoiselle, il l’entraîna rougissant chez un marchand de tabac du carrefour où il lui offrit de l’eau-de-vie et des cigarettes. Et nous levâmes notre verre à sa santé. Desrais ne grisa pas le pompier, mais me causa un violent mal de tête. Le lendemain il me fit fumer une cigarette de maryland qui me souleva le cœur. Enfin, chaque jour me faisait découvrir de nouvelles raisons d’admirer mon ami.

Desrais, d’une famille d’officiers, se destinait à l’armée. Je me trouvai alors un goût du métier militaire, que je ne m’étais pas connu jusque-là. Je me voyais déjà lieutenant, capitaine, héroïque et doux et mélancolique comme un officier d’Alfred De Vigny. En attendant, je cherchais vainement à donner à Desrais des marques illustres de mon attachement.

Un jour, je lus dans je ne sais quel traité de la poésie grecque, l’épigramme funéraire d’Amyntor, fils de Philippe, qui mourut jeune dans un combat, en couvrant un ami de son bouclier. Je tressaillis et me sentis transporté du désir de mourir pour Desrais.

Cette amitié héroïque se brisa en un moment. Un jour d’automne, à la récréation de midi, comme on avait décidé une partie de ballon, Desrais et La Berthelière, chefs de camp, choisissaient leurs champions. Alléguant que j’étais très faible à ce jeu, ce qui était une évidente vérité, Desrais ne me prit pas dans son camp. Je rompis aussitôt avec lui, plein de dépit, mais sans regret, et sentant bien que je ne renouerais jamais.

Et l’ami pour qui la veille je voulais mourir me devint indifférent.

Calmann-Lévy (p. 151-156).

XI

ÉGLÉ

Sanguineis frontem moris et tempora pingit.
virgile, Ecl., vi.

— Pierre n’est plus reconnaissable, dit ma mère, son caractère est devenu inégal, bizarre. Il passe brusquement et sans cause de la joie à la tristesse.

— Il a besoin de grand air et de mouvement, dit mon père.

À la mi-août, pensant que la campagne me ferait du bien, mes parents, qui ne pouvaient quitter Paris, m’envoyèrent en pension chez un petit-neveu de Madame Laroque, Isodore Gonse, cultivateur à Saint-Pierre, près de Granville.

La voie ferrée allait à cette époque jusqu’à Carentan. De ce petit port où, dans les rues tortueuses, travaillent, adossées aux vieilles murailles, les dentellières hâlées, la diligence me conduisit à Granville.

Le père Gonse m’y attendait. Après m’avoir offert dans un cabaret du faubourg deux moques d’un cidre très dur, qui me fit mal à la tête, il m’emmena dans sa carriole au village de Saint-Pierre dont il était maire, et où il possédait de grasses prairies qui lui donnaient du bien sans peine.

Rubicond, de forte encolure, il montrait une grande capacité de boire et de gagner, savait à peine lire et savait la loi mieux que son notaire, et, tout en patoisant, contait aussi bien que Béroald De Verville. Sa femme, toute fluette, plus vieille que son âge, de bon ton, avait dans sa mise et son allure cet air de religieuse qu’on retrouvait, en ce temps-là, chez la plupart des paysannes riches. Leur fille Mathilde tenait de son père pour la force et la santé ; belle fille peut-être sous le vermillon de son visageBet le fagotage de sa personne, et point sotte, non plus que ses parents. Mais je ne faisais nulle attention à elle ; timide et sauvage, je ne voyais mes hôtes que pendant les repas qu’ils prolongeaient beaucoup trop à mon gré. Les lenteurs du café et du pousse-café si douces aux campagnards m’étaient insupportables. J’avais hâte de regagner ma solitude peuplée de figures de rêve et de courir dans la campagne.

Le village longeait la grand’route au midi et descendait au nord vers un étang que les papillons blancs traversaient par couples, et un petit bois avec des restes de haute futaie qui faisait mes délices. À cinq cents pas de ce bois s’élevait au milieu de ses douves, où des myriades d’insectes dansaient le soir, le château de Saint-Pierre, habité par les choucas. Ses plafonds s’étaient effondrés et les vastes cheminées, qui restaient accrochées aux murs, marquaient seules la hauteur des étages. J’y revenais sans cesse et escaladais les ruines qui chantaient au vent.

J’étais étrangement changé et ne me reconnaissais pas moi-même. Dans mes courses rapides, je me déchirais avec volupté aux ronces des haies. Peu aisé jusqu’alors dans mes mouvements, je grimpais aux arbres comme un chat et passais des journées entières sans mouvement, sans pensée, dans un chêne, entre les bras durs et glorieux que le géant levait au ciel. Ou bien, m’enfonçant au plus profond du bois, je m’étendais sur la mousse et sommeillais au murmure sonore du feuillage.

Un matin, j’allai à pied à Granville, distante de Saint-Pierre à peine de deux lieues. Sous un ciel tumultueux et bas, dans une odeur de marée, par une brise chargée de sel, je parcourus la promenade où presque un siècle auparavant, jeune et jolie, Madame Laroque avait fleuri comme un pommier. Je contemplai les vieux murs où les chouans avaient enfoncé leurs baïonnettes pour se faire des échelons et monter à l’assaut de la cité[1]. Accoudé au parapet, je regardai longuement les rochers fauves, la plage tachée de varech où la lame déposait une écume dont le vent soulevait les bouillons, l’horizon plus morne et plus désolé que tout ce que le vieil Homère nous conte du rivage des Cimmériens.

Alors, mon cœur, gros de tristesse et d’inquiétude, éclata. Je sanglotai et désirai mourir, non par lassitude et ennui d’être, mais parce que la vie m’apparaissait trop belle et trop charmante pour que je ne sentisse pas aussi du goût pour la mort, sa sœur et son amie, toujours enlacée à elle, et parce que je chérissais la nature jusqu’à vouloir m’anéantir dans son sein. Elle ne m’avait jamais été si douce. L’air coulait tiède et parfumé dans ma poitrine ; les souffles du soir me donnaient des caresses nouvelles et des frissons inconnus.

Pensant que je m’ennuyais, le père Gonse me prêta un vieux fusil et me conseilla de me distraire en abattant du gibier, si j’en trouvais. J’allai tirer les choucas qui nichaient dans les pierres du vieux château. J’en abattis un. Je le vis tomber, une aile immobile ; une de ses plumes flottait au-dessus de lui et le suivait lentement. En même temps, tous ces beaux oiseaux des ruines tournoyaient sur ma tête en poussant des cris aigus qui me perçaient l’oreille comme des malédictions. Je m’enfuis, atterré. Mon crime me faisait horreur. Je me jurai de ne plus jamais tuer un animal des airs ou des bois.

Je pris un Virgile que j’avais mis dans ma valise et le lus, le relus et le chantai en moi avec des larmes et des frissons d’admiration. À mes jours d’agitation succédaient des jours de torpeur.

Tandis que, par une chaude journée, je sommeillais dans mon bois, sous la feuillée que le soleil criblait de ses flèches d’or, je fus réveillé par une main qui se posait sur mon visage. C’était la fille de mon hôte, mademoiselle Mathilde, qui écrasait des mûres sur mes joues et mes tempes, imitant, sans le savoir, Églé, la plus belle des naïades, qui barbouillait de ce jus empourpré le visage de Silène endormi. Mais Mathilde Gonse, qui me savait sans génie, ne me demanda pas comme Églé au divin Silène un de ces chants qui charment les bergers, les faunes et les bêtes sauvages. Sans attendre mon réveil, elle s’enfuit vivement en jetant un rire moqueur.

  1. Voir le Petit Pierre, p. 163
Calmann-Lévy (p. 157-162).

XII

BACCALAURÉAT

Bien jeune encore, M. Dubois dédia sa vie aux arts et aux lettres. Il apprit le grec pour lire Homère dans le texte et prit des leçons de l’illustre Clavier. Quand je le connus, il aimait avec feu l’art et la poésie antiques et s’appliquait à me les faire aimer. Parfois, penché sur un livre que je feuilletais, il me donnait de savantes leçons que je ne puis me rappeler sans songer à ce groupe tant de fois répété de l’harmonieux Satyre instruisant un jeune Faune à jouer de la syrinx :

Il instruisit ma main, jeune et débile encore,
À boucher tour à tour les trous du buis sonore.

M. Dubois, imbu de Winckelmann, me prêta les œuvres de cet illustre antiquaire, à la grande inquiétude de ma mère qui craignait, non sans raison, que ces gros in-quarto, sur lesquels je pâlissais, me fissent négliger mes exercices scolaires.

Je les négligeais, en effet. En comparant à M. Dubois, d’un goût si noble et si pur, d’un esprit si vaste, mon professeur de philosophie, fort honnête homme, d’une parfaite droiture, mais privé du sens de la poésie et du génie des arts, je négligeais, à mon grand préjudice, un enseignement aride et sans charme, dont je méconnaissais l’utilité. D’ailleurs tout, au collège, me rendait l’étude odieuse et la vie insupportable. Je n’ai jamais pu m’accoutumer au système abêtissant des récompenses et des punitions qui abaisse les caractères et fausse les jugements. J’ai toujours considéré que créer l’émulation, c’est exciter les enfants les uns contre les autres ; mais ce qui, peut-être, me rendait le plus malheureux au collège, c’était la saleté ignominieuse des tables et des murs, l’horrible mélange de craie et d’encre qui faisait pour moi d’une classe un lieu abominable. Et l’hiver, quand le poêle de fonte rougissait et répandait sa lourde puanteur, tous mes sens étaient offensés, et c’est à travers de cruels dégoûts que j’entrevoyais la beauté ou la gloire, Cassandre levant au ciel des yeux ardents ou le triomphe de Paul-Émile. Aussi m’a-t-il fallu refaire plus tard mes études comme j’ai pu et rapprendre seul ce qu’on m’avait mal appris. Je dois dire, à l’excuse de mes maîtres, que je n’étais pas bien doué pour recevoir l’instruction publique et commune. Je n’étais pas moins intelligent que mes condisciples, j’étais peut-être plus intelligent que quelques-uns d’entre eux, mais mon intelligence était d’un tout autre ordre. Je comprenais certaines choses avec une force et une profondeur singulières pour mon âge tandis que d’autres choses, qui passaient pour faciles, ne pouvaient m’entrer dans l’esprit.

Ces inégalités ne se compensaient pas. Enfin, j’ai toujours été doux, mais d’une douceur farouche, et dès l’enfance, avide de solitude. La pensée d’une allée dans un bois, d’un ruisseau dans un pré me jetait sur mon banc dans des transports de désirs, d’amour et de regrets qui allaient jusqu’au désespoir.

Peut-être serais-je tombé malade de chagrin dans cet affreux collège si un don, que j’ai gardé toute ma vie, ne m’avait sauvé, le don de voir le comique des choses. Mes professeurs Crottu, Brard et Beaussier m’ont, par leurs ridicules et leurs vices, donné la comédie. Ils me furent des Molières sans le savoir ; ils m’ont sauvé de l’ennui mortel ; je leur en garde une profonde reconnaissance.

Le fonctionnement très particulier de ma mémoire me rendait impropre aux études en commun. Au rebours de mes condisciples qui apprenaient vite et oubliaient aussi vite, je retenais lentement et gardais indéfiniment ce que j’avais retenu, en sorte que j’étais toujours savant trop tard. Somme toute, cette disposition m’a été salutaire, si elle m’a empêché de préparer ces examens, ces concours qui abîment le cerveau. Je lui devrais alors d’avoir gardé, à défaut d’autres qualités, la fraîcheur des idées. Assurément elle ne convenait point à un enseignement en masse qui s’adressait uniquement à la mémoire, à la mémoire machinale, et non à la mémoire esthétique, à cette divine Mnémosyne, qui enfante les Muses. Mais prenons garde ; peut-être, quand je parle ainsi, traîne-t-il dans mon âme un reste de rancune contre Fontanet, dont la mémoire, rapide comme les victoires de César, triomphante, insolente, me remplissait d’admiration et d’envie.

Sur mes seize ans je passai, à la diable, un affreux petit examen nommé baccalauréat, bien fait pour avilir en même temps les candidats et les examinateurs. Il y avait alors un baccalauréat ès sciences et un baccalauréat ès lettres. Celui que je subis était de la seconde sorte, pire que la première, car on conçoit qu’on demande à un pauvre garçon ce que c’est qu’une machine pneumatique, et ce qu’il sait du carré de l’hypoténuse ; mais interroger des jeunes hommes sur leur commerce avec les muses héliconiennes, c’est une odieuse profanation. Il nous fallait deux jours pour montrer nos connaissances. Le premier jour nous en faisions la preuve écrite, le second jour la preuve orale.

Le matin de ce second jour, ma chère maman me donna une pièce de cent sous pour déjeuner place de la Sorbonne et me trouver tout de suite à même de répondre à l’appel. Ayant alors l’âme romantique, je gardai la pièce de cent sous, achetai un petit pain de gruau et l’allai manger sur les tours de Notre-Dame. Là, je régnais sur Paris. La Seine coulait entre les toits, les dômes et les clochers, et on la voyait dans le lointain bleuâtre perdre son filet d’argent entre les verts coteaux. J’avais sous mes pieds quinze cents ans de gloire, de vertus, de crimes et de misères, ample sujet de méditation pour mon esprit encore informe et malhabile. Je ne sais à quoi je songeai, mais quand j’arrivai dans la vieille Sorbonne mon tour était passé. De mémoire d’appariteur, rien de pareil ne s’était vu encore. Je m’accusai. On ne me crut pas. La vérité parut invraisemblable et l’on m’inscrivit en queue de liste. Les examinateurs étaient fatigués et maussades. À cela près tout se passa bien. On me demanda de prouver l’existence de Dieu ; je le fis aussitôt. Un examinateur, fort savant homme, nommé Hase, montra plus d’esprit que ses collègues. Renversé sur sa chaise, les jambes croisées, et caressant son magnifique mollet, il me demanda si le Rhône ne se jetait pas dans le lac Ontario. Je n’osai lui dire non de peur d’être incivil et gardai le silence, sur quoi il me reprocha de manquer d’idées en matière de géographie.

Je secouai la poussière de mes souliers sur le seuil de la vieille Sorbonne.

Calmann-Lévy (p. 163-176).

XIII

COMMENT JE DEVINS ACADÉMICIEN

L’année scolaire approchait de son terme. C’était pour nous, élèves de philosophie, la dernière année de collège. Dans les bons esprits, à la joie de devenir enfin libres se joignait la mélancolie de perdre d’anciennes habitudes. Maxime Denis, excellent dans les vers latins et d’un naturel affectueux, nous dit un jour, sous les acacias, pendant la récréation de midi :

— Nous allons bientôt entrer dans le vaste monde et nous disperser pour suivre chacun notre carrière. Nous avons formé au collège des amitiés qu’il ne faut pas perdre. Les amitiés de jeunesse doivent durer toute la vie. Les laisser à la porte du collège en le quittant sans retour, ce serait y laisser notre bien le plus précieux. Nous ne ferons pas cette faute. Dès le collège, immédiatement, nous allons créer un centre où nous puissions nous retrouver. Que pourra être ce centre, un club, un cercle, une société, une académie ? Camarades, vous en déciderez.

Cette proposition fut bien accueillie. On la discuta tout de suite, et l’on ne tarda pas à reconnaître que la fondation d’une société, d’un cercle, d’un club exigerait des fonds considérables, un travail d’organisation énorme et la connaissance de la loi, toutes choses que des rhétoriciens et des philosophes ne pouvaient fournir. Fontanet se chargeait, il est vrai, d’organiser, en trois mois, un cercle de premier ordre, mais ses offres séduisantes furent repoussées. Nous nous prononçâmes en grande majorité pour une académie, sans bien savoir ce que ce pourrait être. Mais le mot nous flattait.

Après une longue et confuse discussion, Isambart, élève de philosophie, nous invita à rédiger des statuts. On l’approuva ; mais la tâche parut ingrate et personne ne l’assuma ; l’on crut avoir assez fait en décidant que les académiciens se choisiraient entre eux parmi les rhétoriciens et les philosophes, et que les séances, qui auraient lieu à des intervalles irréguliers, seraient consacrées à des lectures et à des conférences agréables, mais sérieuses.

Nous élûmes vingt académiciens, en nous réservant d’augmenter ce nombre s’il en était besoin. Il me serait difficile de retrouver les noms de ces vingt. N’en soyez pas surpris, car il est, dit-on, par le monde, une académie célèbre dont personne n’est capable de nommer les quarante titulaires.

Nous étions pressés de donner un vocable à notre académie. On proposa successivement :

— Académie des amis.

— Académie Molière. Et l’on jouerait la comédie.

— Académie Fénelon.

— Académie de rhétorique et de philosophie.

— Académie Chateaubriand.

Fontanet parla d’un ton pénétré.

— Camarades, un homme doué du génie de la parole a, pendant une longue existence, servi la cause des vaincus. Honorons ce bel exemple, et plaçons notre académie sous l’invocation de Berryer.

Cette opinion fut accueillie par des moqueries et des huées, non qu’un grand avocat nous parût indigne d’honneurs ; mais on se souvenait que Fontanet, qui se destinait au barreau, se promettait avec outrecuidance d’y remplacer Berryer.

Maxime Denis cria :

— Donnons tout de suite à notre académie le nom de Fontanet.

La voix de Laboriette partit comme un coup de fusil :

— Je propose : Académie française.

Un grand éclat de rire lui répondit. Il ne comprit pas et se fâcha, car il était d’humeur violente.

La Berthelière, qui avait de l’autorité, dit d’une voix ferme :

— Si vous m’en croyez, vous vous mettrez sous le vocable de Blaise Pascal.

Cette proposition fut adoptée à l’unanimité avec enthousiasme.

Notre académie avait un nom. Nous nous avisâmes qu’elle n’avait pas de domicile.

Le rustique Chazal nous offrit, pour y tenir nos séances, le grenier d’un marchand de fourrages de la rue du Regard.

— Nous y serons très bien, dit-il, mais il ne faudra pas allumer de lumières, de peur d’incendie.

Ce gîte, plus désirable pour des rats que pour des académiciens, ne plut pas. Fontanet fut d’avis qu’on se réunît dans ma chambre qu’il déclara spacieuse, aérée et située sur le plus beau quai de Paris. Effrayé d’avoir à loger une académie, je jurai que ce qu’il appelait ma chambre n’était qu’un méchant cabinet de toilette où l’on ne pouvait se retourner.

Mouron offrit un atelier de dentelles, Isambart une arrière-boutique de librairie, Sauvigny l’appartement de son oncle Maurice. Il ne leur restait plus qu’à s’assurer si ces différents locaux étaient disponibles. Le lendemain, l’appartement de l’oncle Maurice, l’arrière-boutique de librairie et l’atelier de dentelles avaient disparu par enchantement. Ils s’étaient évanouis comme le palais d’Aladin sous la baguette du méchant enchanteur. Nous désespérions de trouver un logis, quand Sauvigny se fit fort de nous obtenir la chambre de Tristan Desrais. Tristan Desrais était ce camarade que j’avais aimé passionnément pendant trois mois pour son élégance et avec qui je m’étais brouillé parce qu’il ne m’avait pas pris dans son camp, un jour qu’il jouait au ballon. Sa chambre, au second étage d’un vieil hôtel de la rue Saint-Dominique, était séparée de l’appartement de sa famille par un long corridor. Sauvigny, qui avait vu cette chambre, la disait superbe. Desrais, engagé à cette heure dans une partie de barres, semblait inabordable. Mais Sauvigny osa lui parler. Si Desrais était autant dire Saint-Cyrien, Sauvigny appartenait presque à l’équipage du borda. Les paroles qui s’échangèrent, en cette occasion, entre la jeune armée et la jeune marine n’ont pas été conservées. Mais Sauvigny, haut comme une botte et fier comme Artaban, vint nous annoncer que Desrais se fichait de l’Académie Blaise Pascal, mais prêterait volontiers sa chambre aux académiciens. Dès que cette réponse nous fut connue, Sauvigny fut chargé d’exprimer à Desrais les remerciements de l’académie. Je refusai d’y joindre les miens ; je ne pardonnais pas à Desrais de l’avoir trop aimé. J’eus le mauvais goût de demander qu’il fût tenu en dehors de notre académie. Mes confrères me répondirent tous d’une seule voix qu’il n’était pas possible de mettre hors de notre académie celui qui la logeait. Je prophétisai que de notre installation dans la rue Saint-Dominique viendrait la ruine d’une si belle institution. Et cette prophétie m’était inspirée par une connaissance profonde du caractère de mon ami d’un jour. On dressa la liste des membres de l’académie et l’on inscrivit en tête le nom de Tristan Desrais.

Noufflard et Fontanet furent désignés pour acheter, dès le premier jour de congé, un buste de Blaise Pascal, destiné à orner notre salle des séances.

Mouron fut nommé président. On décida que je prononcerais le discours d’ouverture. Ce choix flatteur caressa doucement la vanité de mon cœur et me fit trouver à la gloire des délices qu’elle ne devait plus me faire goûter depuis. Je ne touchais plus la terre. Je me mis dès le soir même à composer ma harangue, sur un ton sérieux, mais plein d’agrément. J’y mis des beautés ; j’en remis les jours suivants. J’en devais ajouter jusqu’à la dernière minute. Jamais morceau n’en fut à ce point chargé ; je n’y laissai rien à l’abandon, rien à la facilité, ni à l’aisance, rien à la simple nature ; tout y était ornement.

Au jour fixé, les deux délégués trouvèrent chez un modeleur de la rue Racine un buste de Blaise Pascal en plâtre, plus grand que nature, d’expression méditative et d’aspect lugubre, qu’ils firent envoyer à M. Tristan Desrais, rue Saint-Dominique. L’esprit de notre institution s’annonçait grave, austère et même un peu sombre.


Le soir fixé pour l’inauguration, il pleuvait à torrents, les ruisseaux débordés envahissaient les chaussées et les trottoirs, l’eau des égouts refluait dans les rues ; sous un vent furieux les parapluies se retournaient. Il faisait si noir qu’on ne savait où poser le pied. Je pressais de mes deux mains mon discours sur ma poitrine pour le sauver du déluge. Enfin, j’atteignis la rue Saint-Dominique. Au second étage, un vieux domestique m’ouvrit la porte et me dirigea en silence sur un long corridor sombre au bout duquel je trouvai le siège de l’académie. Il n’était venu encore que trois académiciens. Mais, plus nombreux, où auraient-ils siégé ? Il n’y avait dans la chambre que deux chaises et un lit sur lequel Sauvigny et Chazal avaient pris place à côté de Desrais, notre hôte. On voyait sur la haute armoire à glace le buste de Pascal, seul monument qui parlât à l’âme dans cette pièce garnie sur tous les murs de fleurets, d’épées et de fusils de chasse.

Desrais m’interpella d’un ton maussade et, me montrant le buste :

— Si tu crois que c’est rigolo, quand on se met au lit, d’être surplombé par cette tête d’abruti.

En trois quarts d’heure, il arriva deux académiciens, puis un, Isambart, Denis et Fontanet. Et l’opinion générale fut qu’il n’en viendrait plus.

— Et Mouron, notre président ! m’écriai-je avec l’émoi d’un orateur qui voit son auditoire réduit à peu de chose.

— Es-tu fou ? répliqua Isambart. Tu veux qu’on lâche dans les rues, sous cette pluie, dans ce vent, Mouron qui est poitrinaire. Ce serait le tuer.

N’attendant plus un président qui me donnât la parole, je me décidai à la prendre moi-même et commençai la lecture de mon discours que je savais beau, sans me dissimuler toutefois qu’il n’était peut-être pas tout à fait dans le ton qui convenait aux circonstances.

Je lus :

— Messieurs les académiciens et chers camarades,

» C’est un grand honneur pour moi d’être appelé à exposer les intentions qui vous ont guidés, quand vous avez fondé cette académie littéraire et philosophique, placée sous l’invocation du grand Pascal, dont l’image nous sourit. Deux intentions, s’échappant comme deux fleuves féconds de vos cœurs et de vos esprits, ont jailli…

À cet endroit, Desrais, qui avait salué le début de mon discours d’applaudissements ironiques, me dit proprement :

— Ah ! çà ! Nozière, tu ne vas pas nous raser longtemps comme ça !…

Quelques protestations s’élevèrent en ma faveur. Mais combien je les trouvai faibles ! Elles firent peu d’impression sur Desrais qui continua à m’apostropher :

— Range ton laïus et ferme ton bec. D’ailleurs voilà le thé qui s’amène.

En effet, une vieille femme de charge entra en portant un plateau qu’elle posa sur la table. Quand elle se fut retirée, Desrais dit avec une moue dédaigneuse :

— C’est un thé envoyé par la famille.

Puis il rit malicieusement :

— J’ai mieux !

Et, tirant de l’armoire une bouteille de rhum, il annonça qu’il allait faire un punch, et que, n’ayant pas de bol, il le ferait dans sa cuvette.

Il fit comme il avait dit, mit le rhum et le sucre dans la cuvette, et, après avoir éteint la lampe, fit flamber le punch.

Je jugeai alors qu’il fallait renoncer à lire mon discours, dont personne ne réclamait la suite : ce qui me causait une mortification cruelle.

Autour du punch, les académiciens dansaient en se tenant par les mains, et, dans la ronde, Fontanet et Sauvigny, pareils à deux nains diaboliques, effrayaient par leur frénésie. Tout à coup une voix s’écria :

— Le buste, le buste !

Sur son armoire, éclairé par la flamme livide, le buste était vert, il était affreux et terrible. Il avait l’air d’un mort qui sort de son tombeau. On ralluma la lampe, et nous bûmes le punch à pleines tasses.

Desrais, tranquille et calme, décrocha des fleurets et demanda qui voulait faire un assaut avec lui.

— Moi, cria Chazal.

N’ayant jamais tenu un fleuret, il attaqua avec furie en poussant des hurlements et toucha rudement Desrais qui l’appela brute, sauvage, animal féroce. Mais ce garçon lui plaisait. Il le défia de soulever une chaise, à bras tendus, par le haut du dossier et de la maintenir horizontale pendant une minute. Chazal tint le pari et le gagna. Desrais en conçut de l’estime pour lui. Ils aimaient tous deux à montrer leur force.

— Luttons, dit Desrais.

— Je veux bien, répondit Chazal.

Ils se mirent tous deux nus jusqu’à la ceinture et se prirent à bras le corps. Chazal, osseux et noir, taillé à la serpe, présentait un contraste parfait avec Desrais, fait comme un athlète de Myrrhon, ou comme un fellow de Cambridge ou d’Eton. Celui-ci, toujours de sang-froid, gardait une correction parfaite, tandis que le bon Chazal, ignorant des usages, se livrant sans défiance aux ruses de l’adversaire, portait en toute innocence des coups qui n’étaient pas permis.

C’est ainsi qu’il prit avec les deux mains Desrais par la tête et le fit pirouetter, malgré ses protestations indignées.

— Tu es disqualifié, lui criait Desrais ; le coup de collier est une félonie.

— Possible, répliqua avec un sourire ingénu le rustique Chazal, mais c’est toi le vaincu.

Desrais versait immodérément du punch. Il prit des cartes et se mit à jouer à l’écarté avec Sauvigny. Cependant, en proie à un délire soudain, les académiciens outrageaient ce même Pascal que naguère ils avaient pris pour patron. Ils insultaient son buste. Fontanet lançait à ce buste les bottines qu’il avait trouvées dans un placard. Desrais, tout en jouant aux cartes, où il perdait gros, s’en aperçut, pria Fontanet de laisser ses chaussures tranquilles et lui dit :

— Quant au buste, tu me feras plaisir si tu m’en débarrasses.

L’endiablé Fontanet ne se le fit pas dire deux fois. Il monta sur une chaise et, tirant Blaise Pascal par la base qu’il pouvait seule atteindre, le fit tomber sur le plancher où il se brisa en morceaux avec un bruit horrible. L’académie poussa des hourras en l’honneur de l’iconoclaste. Le tumulte et le désordre étaient à leur comble quand la femme de charge qui avait apporté le plateau parut de nouveau dans la chambre et dit à son jeune maître :

— Votre père vous invite à congédier immédiatement vos amis qui font un bruit intolérable, après minuit.

Desrais, malgré son audace, ne protesta pas contre cette injonction et son silence nous troubla. Nous partîmes sans demander notre reste et gagnâmes la rue où nous retrouvâmes le vent et la pluie.

Jamais l’académie Blaise Pascal ne se réunit plus.

Calmann-Lévy (p. 177-179).

XIV

DERNIÈRE JOURNÉE DE COLLÈGE

Ma dernière journée de collège vint enfin.

Mes parents, croyant bien faire, ne m’avaient pas épargné la philosophie dont j’avais profité d’une manière bien contraire à leurs intentions. Sans être très intelligent, je trouvai la philosophie qu’on m’avait enseignée tant sotte, tant inepte, tant absurde, tant niaise, que je ne crus rien des vérités qu’elle établit et qu’il faut professer et pratiquer si l’on veut passer pour un honnête homme et un bon citoyen.

C’était le dernier jour de l’année scolaire. La plupart des élèves s’en allaient pour deux mois ; quelques-uns plus heureux s’en allaient, comme moi, pour toujours. Tous faisaient un paquet de leurs livres qu’ils emportaient ; j’abandonnai les miens à l’établissement.

Notre professeur ne fit pas sa classe. Il nous lut la distribution des Aigles, dans le Consulat et l’Empire de M. Thiers. Ainsi l’Université, pour couronner mes études, me fit connaître le plus mauvais écrivain de la langue française.

J’éprouvai une grande peine à la pensée que je ne verrais plus Mouron tous les jours. Je serrai sa petite main chaude avec une émotion dissimulée. Car j’étais dans l’âge où l’attendrissement le plus noble paraît une faiblesse indigne d’un homme. Ne comptant plus sur des séances académiques pour nous réunir, nous fîmes serment de nous revoir chez nos parents.

J’étais très malheureux au collège d’une façon à peu près constante, et je me promettais une grande joie de le quitter. Quand j’en sortis pour n’y plus rentrer, je fus déçu. Ma joie n’était ni aussi grande ni aussi franche que je me l’étais promis. C’était la faute d’un naturel faible et timide ; c’était aussi l’effet de cette odieuse discipline qui, s’exerçant sur toutes les pensées et tous les mouvements des élèves depuis l’enfance jusqu’à la jeunesse, les rend incapables de jouir de la liberté et impropres à vivre dans le monde. Je le sentais, moi qui échappais tous les soirs à la contrainte des surveillants. Qu’était-ce donc pour les pensionnaires qui ne quittaient pas leur prison ? L’éducation en commun, telle qu’elle est donnée encore aujourd’hui, non seulement ne prépare pas l’élève à la vie pour laquelle il est fait, mais l’y rend inapte, si peu qu’il ait l’esprit obéissant et docile. La même discipline qu’on impose aux petits grimauds d’école devient pénible et humiliante quand des jeunes gens de dix-sept à dix-huit ans y sont soumis. L’uniformité des exercices les rend insipides. L’esprit en est abêti. Il est faussé par le système des punitions et des récompenses qui ne répond pas à ce qu’on va trouver dans la vie où nos actions portent en elles leurs conséquences bonnes ou mauvaises. Aussi, en quittant le collège, éprouve-t-on un embarras d’agir et une peur de la liberté. C’est tout cela que je sentais confusément ; et mon bonheur en était troublé.

Calmann-Lévy (p. 180-198).

XV

LE CHOIX D’UNE CARRIÈRE

Il me fallait choisir un état sans tarder. Mes parents n’étaient pas assez riches pour que je restasse longtemps à leur charge. Le soin de mon avenir me rendait inquiet et soucieux. Je pressentis tout de suite que je ne trouverais pas facilement une place dans une société où, pour s’avancer, il fallait jouer des coudes ; c’est un art que j’ignorais.

Je m’apercevais que j’étais différent des autres, sans savoir si c’était en bien ou en mal, et cela m’effrayait. Enfin, j’étais surpris douloureusement de voir mes parents me laisser sans conseils et sans direction, comme s’ils ne découvraient aucun emploi qui me convînt. Je consultai Fontanet qui avait déjà pris ses inscriptions à la faculté de droit. Il me conseilla de me destiner au barreau, certain qu’il était que j’y réussirais moins bien que lui. Et certainement, avec la trompette de cinq sous qu’il avait dans le gosier et tous les faits divers des journaux collés dans son cerveau, il était sûr de faire un avocat comme un autre. Au premier abord, le barreau ne me déplut pas. J’aimais l’éloquence. Je me disais : je défendrai avec talent une jeune veuve qui deviendra amoureuse de moi. Car je ramenais tout à l’amour.

Afin de reconnaître le terrain, j’allai avec Fontanet à la faculté de droit. Amateur comme j’étais des antiquités et illustrations de ma ville, je respirais avec respect la poussière de la docte montagne.

Quand nous fûmes au bout de la rue Soufflot, nous pénétrâmes dans la belle place bordée à notre droite et à notre gauche par les façades robustes de la mairie et de l’École de Droit et que surmonte le majestueux Panthéon et son dôme d’une courbe parfaite. À notre gauche, la bibliothèque Sainte-Geneviève, avec ses murs pleins, couverts d’inscriptions, ressemblait moins à un édifice consacré aux études qu’à un immense mausolée imité de l’antique. Au fond, l’église royale de Saint-Étienne-du-Mont étalait pompeusement la bijouterie de sa façade, et le cloître des Génovéfains dressait ses vieilles ogives déformées. Ô siècles ! ô souvenirs ! ô monuments augustes des générations !

Mais Fontanet n’était pas d’humeur à bayer aux pierres ; il me poussa dans le grand amphithéâtre où le professeur Demangeat enseignait le droit romain. De nombreux étudiants l’écoutaient dans un profond silence et prenaient leurs notes si précipitamment, qu’ils semblaient recueillir toutes ses paroles.

— Le père Bugnet fait le même cours, me dit Fontanet, mais il a peu d’auditeurs. C’est un vieillard sordide. Il lui coule perpétuellement du nez une roupie qu’il recueille dans un mouchoir rouge, grand comme un drap. Les cours de Demangeat sont très suivis, comme tu vois, et très estimés.

Ce Demangeat ne me plaisait guère. Je lui trouvais la voix pâteuse et le débit monotone ; j’avais raison, mais, avec un esprit mieux fait, j’aurais compris que les étudiants appréciaient justement l’ordre et la clarté de ses exposés.

Fontanet, qui ne connaissait de repos ni pour lui ni pour les autres, me transporta sans souffler du grand amphithéâtre à la salle où des candidats passaient l’examen de licence. Les examinateurs y procédaient avec quelque solennité et de manière à frapper les imaginations. Ils siégeaient en robe à une table dont le tapis vert retombait amplement ; ils siégeaient au nombre de trois, comme les juges des enfers, et dominaient le candidat diminué et aplati devant eux. Le juge qui tenait le milieu de la table était volumineux, important et crasseux. C’est lui qui interrogeait quand nous entrâmes dans la salle. Il ne songeait visiblement qu’à faire paraître sa puissance et à se rendre redoutable. Il imprimait à ses questions une imposante solennité, il les enveloppait parfois d’une obscurité insidieuse, à l’exemple de Sphinx, vierge cruelle, et il les poussait d’une voix de taureau, à laquelle le candidat répondait par un souffle faible et tremblant. Le juge qui se tenait à sa droite prit la parole après lui. Il était petit, maigre, vert comme un perroquet et parlait d’une voix aiguë qui lui sortait du haut de la tête. De toute évidence, il conduisit son examen, moins pour éprouver la force du candidat qu’afin de cribler de sarcasmes son gros confrère, qu’il désignait sans le nommer et avec lequel il échangeait décemment des regards venimeux. Les trois juges se haïssaient entre eux et n’avaient pas d’autre haine. Contents d’avoir fait trembler le candidat, ils le reçurent et tout s’accomplit sans pleurs ni grincements de dents.

Pour finir la fête, nous allâmes voir un examen à la Faculté de Médecine. C’était tout autre chose. Le candidat, déjà gros et chauve, ne paraissait plus très jeune. Il promenait avec hésitation son scalpel sur un cadavre étendu devant lui, qui ricanait, le cadavre d’un petit vieux. Un professeur à moustaches de Tartare, étendu de son long dans son fauteuil, demandait à l’étudiant :

— Eh bien, cette glande ? Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?

Il ne reçut pas de réponse. Ses deux assesseurs écrivaient des lettres ou corrigeaient des épreuves. L’un d’eux était coiffé d’une toque d’une forme inusitée et d’une grandeur extraordinaire, garnie de pelleterie, et ressemblant plus à un chapska qu’à une toque. Fontanet m’apprit que c’était le modèle d’une coiffure dessinée en 1792, par Louis David, que l’on conservait dans une vitrine de la Faculté, mais que ce professeur avait demandée à un employé d’un ton qui ne souffrait pas de réplique. L’interrogateur, la tête plus bas que les pieds, reprit :

— Et cette glande ?

Il obtint, cette fois, une réponse :

— Elle est atrophiée.

À quoi le professeur répondit que c’était la faute du cadavre et qu’on donnerait au cadavre une mauvaise note.

Eh bien, malgré le débraillé et le sans-gêne des professeurs, cet examen se laissait voir plus sérieux au fond que l’examen de droit auquel nous venions d’assister, et la gravité de la science en relevait le comique.

Je quittai la salle des examens avec un certain désir de faire ma médecine. Ce désir, à la vérité, n’était pas assez ferme pour me pousser à entreprendre des études longues et difficiles, auxquelles je n’étais pas préparé. Craignant, comme le gros étudiant, au terme de ma jeunesse, de ne pas trouver la glande au cou du cadavre railleur, j’abandonnai le projet à peine formé.

J’ai souvent regretté, depuis, de ne l’avoir pas suivi. Je ne connais rien de plus beau au monde que la vie d’un Claude Bernard et je sais des médecins de campagne dont l’existence me fait envie pour sa plénitude et sa bonté. Mon père exerçait sa profession avec un zèle rigoureux ; mais il ne la souhaitait pas pour moi.

Pendant le dîner je pris la résolution de faire mon droit ; mais seul, dans ma chambre, par le calme de la nuit, je me représentai avec force que la nature avare m’avait refusé le don précieux de la parole, que je n’avais su de ma vie improviser quatre mots et que, s’il y avait pour moi une chose à jamais impossible, c’était de prononcer une plaidoirie. Ne songeant, pour beaucoup de raisons, à me faire avoué, juge ou notaire, je reconnus que mes études de droit demanderaient à ma famille des sacrifices inutiles et je renonçai à approfondir les Institutes de Justinien et le Code Napoléon. Et, tout aussitôt, je regrettai de ne m’être pas préparé à Saint-Cyr. Il me paraissait beau d’être officier, à la condition expresse d’être l’officier d’Alfred De Vigny, magnanime et mélancolique. J’avais lu passionnément Servitude et Grandeur militaires et je me voyais avec admiration traversant la cour du quartier, à pas lents, silencieux, le cœur plein de tous les dévouements et de tous les sacrifices, et la taille prise dans un élégant dolman. Puis on apprenait au mess que la guerre était déclarée. On s’y préparait avec un calme imposant et cette résolution que David a su imprimer aux traits de Léonidas et de ses trois cents Spartiates. Nous partîmes. Je chevauchais avec mes hommes ; les routes fuyaient sous nos pas, emportant sans fin les champs, les villages, les forêts, les rochers, les fleuves. Tout à coup, nous rencontrâmes l’ennemi. Je combattis sans haine. Nous fîmes des prisonniers. Je les traitai avec humanité et veillai à ce que les blessés ennemis fussent soignés aussi bien que les nôtres. À la seconde rencontre, qui fut terrible, je fus décoré sur le champ de bataille. À dire vrai, je faisais un bel officier. On me logea avec plusieurs camarades dans un château qui dominait les bois et qu’habitait seule une comtesse d’une grande beauté, dont le mari était général ; mais c’était un brutal et elle ne l’aimait pas. Nous nous aimâmes l’un l’autre d’un amour déchirant et ravissant. Les ennemis furent vaincus et dès lors tous me devinrent chers.

Le lendemain matin, je doutais si je me figurais la vie militaire dans sa vérité.

Fontanet vint me voir de bonne heure et m’aborda avec cet air de supériorité qu’il ne quittait jamais. Il m’avertit qu’il me fallait prendre mes inscriptions sans tarder et qu’il m’accompagnerait, le jour même, au secrétariat de l’École où il était connu. Je le priai de n’en rien faire ; je lui dis que je renonçais au droit, et pour quelles raisons. Il ne voulut rien entendre et m’assura qu’avec un peu d’exercice, je plaiderais aussi bien qu’un autre, qu’il n’y fallait point de facultés supérieures. Il fréquentait le Palais ; il y connaissait un avocat qui, frappé d’une amnésie presque complète, parlait fort bien à l’aide de notes écrites sur un papier grand comme la main. Il avait entendu un avocat bègue, à qui la langue fourchait constamment et qui, par surcroît, aboyait tout à coup comme un chien, défendre très proprement une cause difficile et finalement la gagner.

— Je ne prétends pas, ajouta Fontanet, que tu sois particulièrement bien doué. Mais par un travail opiniâtre on fait des prodiges. Labor improbus, comme disait Crottu qui te reprochait ta paresse. Il faut s’exercer, tout est là. Tiens, fais tout de suite un exercice. Je te donnerai des conseils et tu seras étonné toi-même de tes progrès.

J’eus le malheur de lui laisser voir, par un refus trop brusque, que cet exercice me serait désagréable. Il s’en doutait déjà ; quand il en fut sûr il s’acharna. Il rangea la table, les chaises et jusqu’au lit dans un désordre qui voulait figurer le prétoire, bouscula mes livres, bouleversa mes papiers, renversa mon encrier, vida mon pot à eau sur le tapis et, me poussant violemment entre le mur et la table de toilette ravagée, me cria d’une voix impérieuse :

— Reste là ! C’est la barre. Tu es le défenseur. Je suis le juge ; tu prendras la parole quand je te la donnerai.

Il était à faire peur.

Je m’émerveillais tous les jours de ma facilité à trouver des professions qui ne me convenaient pas. C’est un exercice auquel j’excellais. Ainsi, j’estimais beau d’être ingénieur, j’estimais beau de conduire, à l’aide des mathématiques appliquées, des travaux d’art tels que ponts, chaussées, machines, et d’être l’âme de milliers d’ouvriers. Les ingénieurs jouissaient alors dans la société d’une faveur qu’ils n’ont pas entièrement conservée. Ils étaient moins nombreux qu’ils ne sont aujourd’hui et gagnaient plus d’argent. On voyait dans les comédies de l’Odéon le jeune ingénieur, au bal, conduire le cotillon, troubler le cœur des jeunes filles et faire un beau mariage. Hélas ! La bifurcation, en me dirigeant sur les lettres, m’avait fermé les carrières scientifiques. Adieu, chaussées, ponts, mines et beau mariage.

Il fallait chercher une autre voie.

La carrière diplomatique m’eût agréé pour la considération dont elle est entourée ; l’espoir de devenir ambassadeur et de représenter mon pays dans les cours étrangères m’eût souri. Je caressai ces ambitions, mais uniquement pour me rire de mon pauvre moi ; car il faut vous dire que, tout railleur que j’ai été à tous les âges de ma vie, je ne me suis moqué de personne aussi cruellement que de moi-même, ni avec autant de délectation. Toutefois, pour me conformer au précepte que toute bonne plaisanterie doit être courte, je me rabattis sur les consulats et me décidai pour Naples où je louai une villa recouverte de vigne, au bord de la mer bleue.

À peu de temps de là, j’allai voir Mouron, Mouron pour-les-petits-oiseaux, qui habitait avec sa mère et ses sœurs un joli appartement dans la rue des Saint-Pères. Je trouvai chez lui le rustique Chazal à qui une barbe hirsute avait poussé tout de travers. Je serrai avec plaisir la petite main chaude de Mouron et la paume taillée en battoir de Chazal. Chazal était de passage à Paris et très pressé de retourner en Sologne où il dirigeait une exploitation agricole. Je confiai à ces deux bons amis la peine que me causait le choix d’une position sociale.

Mouron me demanda si je n’avais pas songé aux administrations de l’État et particulièrement au ministère des Finances où l’on pouvait, peut-être, avec du talent ou des protecteurs, obtenir une inspection. Il me conseillait de frapper à cette porte. Comme je lui promis que je le ferais, il m’avertit qu’il y avait un concours d’admission ; l’examen n’était pas bien difficile ; son cousin l’avait passé sans peine : on exigeait, croyait-il, un peu de calcul, la connaissance du français et une bonne écriture.

— Je te conseille, ajouta-t-il, de t’adresser à un préparateur spécial, nommé Duployer, un homme encore jeune, brusque, franc. Tous ceux qui se destinent aux finances vont le trouver : il demeure rue d’Alger, 7 ou 9.

Chazal n’était pas d’avis qu’on s’enfermât dans un ministère.

— Quel besoin as-tu, me dit-il, de te faire prisonnier ? Fais comme moi : cultive la terre. L’existence n’est bonne qu’à la campagne. On y travaille ferme, mais on s’y porte bien. Si tu m’en crois, fais de l’élevage. Il n’y a rien de plus intéressant. On est là aux sources de la vie. Mais tout est enivrant dans les travaux des champs. J’ai été amené à étudier les variations des espèces végétales. Tu ne peux pas te figurer ce que j’ai découvert. J’ai vu des variations monstrueuses se produire subitement et se fixer de génération en génération. Crois-tu ? J’ai vu une aubépine perdre ses épines et centupler ses fleurs dans un terrain gras, hein, mon vieux ? C’est comme je te dis.

Il était transporté. Je le retrouvais plus sauvage et plus fort que jamais. Il croissait en vigueur, tandis que Mouron diminuait et s’amoindrissait, mais j’étais dans un âge où l’on ne prévoit pas les malheurs.

Le lendemain, je pénétrai dans le petit rez-chaussée de la rue d’Alger où Duployer donnait des leçons. Il m’interrogea sur mes parents, fut à la fois très familier et assez froid et me dit qu’il me ferait travailler avec le fils d’un grand fonctionnaire de l’Empire, le jeune Fabio Falcone qui préparait aussi l’examen d’admission au ministère des Finances. Au demeurant, on ne faisait que cela chez Duployer, qui avait beaucoup plus l’air de diriger un cabinet d’affaires qu’une boîte à examens. Je pris des leçons pendant une quinzaine de jours, au long desquels Duployer ne me donna jamais le moindre espoir de succès, tandis qu’il se montrait toujours entièrement assuré de la réussite de Falcone qui ne calculait pas mieux que moi, rédigeait beaucoup plus mal et écrivait comme un chat. Après réflexion, je compris sur quoi Duployer fondait ses pressentiments, je lui sus gré de sa franchise et cessai de prendre des leçons inutiles. Je sus plus tard que j’avais pris le bon parti en ne me présentant pas à un examen destiné uniquement à éliminer sans phrases les candidats qui n’étaient pas suffisamment recommandés.

Je continuai, comme Jérôme Paturot, à chercher une position. Je ne pus me résoudre à suivre le conseil du bon Chazal. J’aimais la campagne, je l’aimais avec des frissons, des langueurs et un trouble délicieux. J’étais destiné à n’aimer qu’elle. Je devais y couler les années les plus douces de ma vie. Mais les temps n’étaient pas révolus. Je ne consentais pas à quitter sans retour la cité des arts et de la beauté, les pierres qui chantent.

J’avais d’ailleurs une bonne raison de ne pas cultiver mes terres : je n’avais pas de terres.

Mais, si je ne pouvais pas être laboureur, instruit par l’expérience à ramener mes vœux à la médiocrité, je souhaitai d’être marchand. Ce qui m’y inclinait, c’est que j’avais trouvé en quelques romans anglais du XVIIIe siècle des marchands qui faisaient assez bonne figure dans leur habit de drap rouge ou marron, avec leurs entrepôts pleins de caisses et de ballots. J’avais vu au Théâtre-Français, dans une pièce de Sedaine, un négociant très digne, qui menait grand train et portait dans sa maison une superbe robe de chambre. J’avais rencontré aussi dans la vie réelle des négociants qui avaient bon air. Enfin, résolu à me faire marchand, ou plutôt commis, n’ayant ni fonds de commerce, ni argent pour en acheter, je recherchai quelle sorte de commerce j’embrasserais. Et c’est là que commença la difficulté. Entre tant de négoces, dont je ne connaissais ni les avantages ni les inconvénients, comment choisir ? L’annuaire en main, je me demandai si je serais architecte-paysagiste, armurier, bijoutier, brasseur, charbonnier, chaudronnier, cimentier, cordonnier, marbrier, mécanicien, menuisier, opticien, pharmacien, et je ne pus me donner de réponse. Ce qui diminuait mon embarras, je le dis entre nous, c’est que je pressentais que je n’étais pas plus capable de vendre des armes, des bijoux ou de la bière, que du charbon, des chaudrons, du ciment, des souliers ou des lunettes. Cette pensée m’ôtait l’embarras du choix, mais elle me désespérait.

Je fus tiré de peine au moment où je m’y attendais le moins. Ce fut un samedi, à quatre heures vingt minutes, que l’événement arriva. À cette date, me promenant sur le quai de la Conférence qui était lors plus rustique, plus désert et plus beau qu’aujourd’hui, je me croisai avec M. Louis de Ronchaud qui venait des Ternes où il avait un petit logement plein de livres et de gravures. Je l’aimais chèrement, mais je le fréquentais peu, n’espérant pas que ma conversation fût pour l’intéresser. Peut-être qu’en quelques personnes, qui vivent encore, demeure le souvenir de cet homme excellent. Sans les connaître je suis en communion avec elles. Louis de Ronchaud a laissé des poésies qui témoignent de la beauté de son âme et des livres d’un grand mérite, sur l’art grec qu’il aimait avec enthousiasme et sagesse. Lamartine, dont il était l’ami, lui a consacré un des numéros de son Cours familier de Littérature. À l’époque où mes souvenirs me ramènent, M. de Ronchaud n’était plus jeune, sans être vieux. Qui l’a connu sait bien qu’il ne fut vieux à aucun âge de sa longue vie, car il ne cessa jamais d’aimer. Quelques fils d’or traînaient encore dans les lambeaux décolorés de sa chevelure. La peau fine de son front se marbrait de toutes les nuances du rose. Sa moustache éteignait ses anciens feux. Il portait avec élégance un habit à la française, semé de taches et tout râpé. Sa voix était chaude ; son débit, un peu lourd, plaisait et attachait. Il me parla avec enthousiasme d’une mosaïque romaine qu’on venait de découvrir à Lambessa et dont il avait reçu une copie à l’aquarelle. Il parla de l’Empire dont il appelait et annonçait la chute, parut curieux de je ne sais plus quel livre nouveau qui faisait du bruit, et, m’ayant quitté, il reprenait déjà sa marche quand il se ravisa :

— J’allais vous prier de venir me voir, me dit-il, j’ai besoin de vous parler. Nous publions, plusieurs amis et moi, chez un grand éditeur, une vie des peintres, par livraisons, pour remplacer celle de Charles Blanc, qui est devenue insuffisante. C’est une grande entreprise dont nous nous chargeons là. Vous nous rendrez service d’en réunir les éléments, d’en corriger les épreuves, d’y collaborer au besoin, enfin d’être pour notre publication ce qu’est pour une revue le secrétaire de la rédaction. Ce sera un grand travail, un travail de tous les jours, mais qui vous intéressera. Les émoluments en sont prévus par l’éditeur, qui tient un cabinet de travail à votre disposition.

Trois jours après, je remplissais un emploi fort agréable, et qui, s’il ne devait pas durer ma vie entière, pouvait du moins me procurer au besoin d’autres travaux selon mes goûts, et j’occupais chez un grand libraire du faubourg Saint-Germain un cabinet orné de belles photographies de Saskia, de Lavinia, et de l’Homme au gant déchiré.

Calmann-Lévy (p. 199-202).

XVI

MONSIEUR INGRES

J’aimais les arts avec passion. Comme, de ma maison, je n’avais que la Seine à traverser pour être au Louvre, j’y allais presque tous les jours, et je puis dire que ma jeunesse fut nourrie dans un palais splendide. Une justice que je dois rendre à mes professeurs, c’est qu’ils me firent comprendre le génie grec, qu’ils ne comprenaient pas eux-mêmes. Je passai de longues heures au musée Campana qu’on venait d’installer et dans les salles des vases grecs qui s’appelaient encore pour beaucoup des vases étrusques. C’est en étudiant les peintures qui les décorent que je pris le goût de la belle forme, et c’est ainsi que je parvins, sans m’en douter, à comprendre le génie de Ingres.

On ne peut pas dire que Ingres nous rendit le dessin des anciens. Il n’y tendit pas. Ses procédés sont de son temps, mais il y a dans les œuvres grecques un goût que l’on ne retrouve que chez lui. L’enthousiasme est abondant et divers dans une âme de vingt ans. J’admirais Delacroix. La chapelle des anges à Saint-Sulpice m’émerveillait et, quand on disait que la peinture murale veut moins de relief et plus de tranquillité, je pensais que c’était un beau délire d’avoir fait tenir en vingt pieds carrés des colonnades magnifiques, des chevaux, des anges, des montagnes, des arbres touffus, des lointains lumineux, le ciel. J’en rends grâce aux dieux : je n’ai pas méconnu Delacroix. Mais Ingres m’inspirait un sentiment plus fort : l’amour. Je savais bien que son art était trop haut pour être accessible et je me savais gré de l’avoir pénétré. L’amour fait seul de ces miracles. Je comprenais ce dessin qui atteint la parfaite beauté en serrant de près la nature, j’aimais cette peinture la plus sensuelle et la plus voluptueuse de toutes avec une gravité magnifique. Ingres demeurait à deux cents pas de ma maison, sur le quai Voltaire. Je le connaissais de vue. Il avait plus de quatre-vingt ans. La vieillesse, qui est une déchéance pour les êtres ordinaires, est, pour les hommes de génie, une apothéose. Quand je le rencontrais, je le voyais accompagné du cortège de ses chefs-d’œuvre et j’étais ému.

Or, j’étais au théâtre du Châtelet où l’on donnait pour la première fois la Flûte enchantée avec Christine Nilsson. J’avais un fauteuil d’orchestre. Bien avant le lever du rideau la salle était pleine. Je vis M. Ingres s’avancer vers moi. C’était lui, sa tête de taureau, ses yeux restés noirs et pénétrants, sa petite taille, sa forte encolure. On savait qu’il aimait la musique. On parlait avec un sourire de son violon. Je compris qu’ayant ses entrées au théâtre, il avait pu y pénétrer et qu’il y cherchait une place sans pouvoir la trouver. J’allais lui offrir la mienne ; il ne m’en laissa pas le temps.

— Jeune homme, dit-il, donnez-moi votre place, je suis monsieur Ingres.

Je me levai radieux. L’auguste vieillard m’avait fait l’honneur de me choisir pour lui donner ma place.

Il y a un autre peintre de l’école française qui retrouva quelque chose de la beauté antique. C’est le Poussin : il est classique par l’ordonnance d’une scène, par les attitudes et le style des figures. Mais M. Ingres seul nous rendit, dans son dessin, le sensualisme païen. Il ne rejoignit pas les anciens par les moyens bien incertains de l’archéologie, mais par le vol du génie.

Calmann-Lévy (p. 203-220).

XVII

L’APPARTEMENT DE MONSIEUR DUBOIS

M. Dubois était un grammairien d’une force qui faisait peur. Pour le sens et les rapports des termes, rien n’égalait sa justice sévère ; au reste, assez indifférent à l’orthographe, qu’il ne mettait pas lui-même très exactement. Il disait ne pas comprendre qu’on perdît un temps précieux à ces minuties. Il appelait la grammaire de Noël et Chapsal une grammaire de quartier général, et la disait imposée par l’insatiable tyrannie de Napoléon qui, s’exerçant autant sur les idées que sur les actes, poursuivait toute indépendance d’esprit. Et quand ma mère parlait devant le vieillard de cette règle des participes, son perpétuel souci, il la consternait en lui répondant que, sur les participes, il n’en voulait pas savoir plus que Pascal et Racine, qui n’en savaient rien.

Le goût littéraire de M. Dubois me glaçait de respect et d’effroi.

Il était classique, mais avec beaucoup de critique et une philosophie qui lui dictait tous ses jugements. Il trouvait plus d’esprit à Saint-Évremond qu’à Pascal. Bossuet, selon lui, exprimait dans un style rocailleux de pauvres idées ; son Discours sur l’Histoire universelle était aussi sot, disait-il, que l’Histoire de Paul Orose, dans laquelle il était copié.

— Corneille, disait-il, ne peut plaire à un esprit sage, puisque Napoléon l’admirait. En effet, sa tragédie d’Horace sent la boucherie. M. Dubois tenait l’Esprit des lois et l’Essai sur les mœurs pour les deux plus beaux monuments de la pensée humaine. Il avait du goût pour les tragédies de Voltaire, malgré la faiblesse du style. En fait de poètes, à l’en croire, il n’y avait que les Grecs et les Romains. De ceux-là il se délectait et gardait toujours dans sa poche un Théocrite ou un Catulle de petit format et bien imprimé, car il était bibliophile.

Il savait Virgile par cœur, et contait qu’ayant récité un jour avec le général Miollis le 4e Livre de l’Énéide, ils avaient tous deux fondu en larmes. La rime lui rendait le vers moderne insupportable. Il la trouvait barbare, bonne seulement à soutenir l’attention débile d’hommes grossiers et ignorants, et à satisfaire des oreilles incultes en marquant pesamment la cadence. Il conjecturait que ce retour régulier des mêmes sons avait été à l’origine un moyen mnémotechnique pour des êtres qui, faute d’habitude, n’apprenaient pas facilement. Ce qui ne l’empêchait pas de goûter fort les vers de La Fontaine, de Voltaire et de Parny. Il s’en tenait là, ignorant totalement les poètes romantiques. De la prose contemporaine, il ne connaissait que ce qui traite de politique et d’histoire. Les Mémoires d’Outre-Tombe, mal reçus du public, déplurent particulièrement à M. Dubois qui reprochait à Chateaubriand l’outrance du langage et le vide de la pensée.

Un goût si sévère n’était guère communicatif. D’ailleurs, le goût se forme tard chez les hommes ordinaires et seulement par une expérience longue, parfois pénible. Le goût étant le sens de l’agréable, il s’affine dans la souffrance. Le grand vieillard qui voulut bien s’intéresser à moi dès ma sortie de l’enfance ne m’apprit pas le bon langage, mais il m’inspira l’amour des arts d’imitation et un ardent enthousiasme pour la beauté sensible.

M. Dubois, comme tous les archéologues de son temps, connaissait surtout la sculpture grecque par des ouvrages de l’époque romaine. Le sens de la grandeur et de la simplicité ne lui manquait pas ; mais il avait vu trop tard les marbres du Parthénon, et le Laocoon restait pour lui la plus parfaite expression du beau. Ce n’en était pas moins un connaisseur.

Ayant voyagé en Italie à une époque où l’on n’y allait guère, ayant fréquenté les artistes de son temps, il s’était fait sans grande dépense un cabinet de curieux, dont il jouissait dans le silence et dans le recueillement. Mais, comme il faut, en ce monde, que toute joie soit gâtée, sa gouvernante troublait la paix d’un intérieur tranquille et orné. Clorinde « buvait ». Et M. Dubois, bien qu’il fût très secret, avait confié un jour à ma mère qu’il avait un soir trouvé Clorinde ivre-morte dans sa cuisine incendiée. Je m’étonnais qu’il ne la congédiât pas ; mais ma mère en paraissait moins surprise.

De temps en temps, quand il était content de mes progrès, il me disait :

— Mon enfant, je te montrerai mes antiques et aussi quelques morceaux de peinture comme on n’en fait plus. Car nous sommes submergés par les barbares. On ne sait plus dessiner.

Ce qu’il appelait barbares, c’était les Couture, les Cognet, les Deveria et surtout Delacroix dont il avait horreur. Il ne le comprenait pas. Il ne comprenait pas tout. Mais qui de nous peut se flatter de tout comprendre ?

En se proposant de me recevoir chez lui, M. Dubois me faisait un grand honneur, et rare. Demeurant avec sa vieille gouvernante, sans parents, sans amis, il ne recevait âme vivante. Aussi, faisait-on des contes étranges sur ce logis où personne n’avait jamais pénétré. Il était situé, au deuxième étage, sur la cour, dans un vieil hôtel de la rue Sainte-Anne. M. Dubois l’habitait depuis son enfance.

Naître, vivre et mourir dans la même maison.

M. Dubois avait eu une mère charmante, qu’il adorait. Elle était belle, jouait de la harpe comme madame de Genlis, peignait des fleurs comme Van Spandonck. Morte subitement, en 1815, sa chambre, disait-on, avait été laissée intacte par son fils, avec sa harpe, une romance ouverte sur le clavecin, sa boîte d’aquarelle et le vase rempli des fleurs qu’elle avait commencé de peindre, ensevelis depuis quarante ans sous un linceul de poussière. On disait qu’il y avait dans le salon de M. Dubois le portrait d’une dame poudrée dont la main droite disparaissait sous un bouquet de roses, et l’on croyait que c’était le portrait d’une arrière-grand’mère de M. Dubois qui, sur son lit de mort, avait écrit à son fils absent qu’elle lui donnait sa malédiction. Mais, six semaines après qu’on l’eut mise en terre, on trouva un matin sur son portrait la main droite effacée et remplacée par des roses fraîchement peintes. On pensa qu’elle était venue elle-même opérer cette substitution pour donner à entendre qu’elle révoquait les termes de sa dernière lettre. Il y avait eu dans cette maison plusieurs victimes de la terreur dont les ombres indignées hantaient les escaliers et les corridors.

De temps en temps, M. Dubois répétait :

— Mon enfant, il faudra qu’un de ces jours tu viennes voir mes antiques.

Mon parrain, qui était le meilleur et le plus accommodant des hommes, chicanait quelquefois M. Dubois sur son amour de l’antique. Mon parrain trouvait l’antique beau mais froid, et ne parlant pas au cœur. Il aimait, comme Gautier, les vieux tableaux de l’école allemande et les primitifs italiens.

Un jour qu’il vantait les maîtres du Quattrocento, M. Dubois lui donna raison.

— Je tiens Mantegna, dit-il, pour un très grand maître. J’ai trouvé de ce peintre à Vérone, il y a une trentaine d’années, un Christ au Tombeau d’un dessin impérieux et puissant. C’est un superbe ouvrage.

Et, se tournant vers moi :

— Mon enfant, il faudra que je te le fasse voir.

Cette fois la visite fut décidée ; on prit jour, il m’en souvient, pour le jeudi après Pâques. Je mis mes plus beaux habits et pris mon chapeau de haute forme, car, à cette époque, le melon n’était pas toléré même aux très jeunes gens. Et à une heure et demie, je sortis de chez moi très ému.

Sitôt sur le palier, j’entendis souffler, comme autrefois soufflait ma bonne Mélanie, et vis la mère Cochelet[1] assise sur une marche de l’escalier, la tête entre les genoux et suffoquant. Elle était vraiment hideuse, la loupe qui lui bouchait l’œil droit était maintenant grosse comme le poing, et de cet œil bouché coulaient, sur une joue tachée de terre, des larmes visqueuses et rouillées. Son bonnet sale et son serre-tête noir, secoués par la toux, découvraient un crâne chauve et crasseux. De grosses boucles d’or qui pendaient à ses oreilles achevaient sa hideur. J’eus le tort, en passant devant elle, de hâter le pas et de détourner la tête. Tout soufflant, elle m’appela d’une voix rude.

Je m’approchai d’elle. Elle me regardait d’un gros œil mauvais :

— Mon petit ami, n’est-ce pas qu’en m’entendant souffler, vous vous êtes dit : « C’est un phoque ! », car, si vous aviez pensé que j’étais une femme, vous m’auriez tiré votre chapeau.

Elle laissa retomber sa tête sur ses genoux et recommença de souffler.

Je rougis, balbutiai des excuses et lui offris mon bras pour monter l’escalier. Elle le refusa sans grâce. Je m’en allai triste et confus.

Mais, dès que je fus dehors, le vent frais, l’air subtil, le ciel riant m’emplirent de gaîté et d’oubli. J’aimais ma grand’ville, que je me peignais en miniature dans mon cœur pour l’embrasser tendrement ; j’aimais ma royale rivière de Seine, si sage, si contenue dans ses atours de pierre, et d’une beauté citadine ; j’aimais les grands quais illustres et familiers, bordés de platanes réguliers, de vieux hôtels et de palais. Ils s’enveloppaient alors de calme et de silence, ces beaux quais. Alors, la vulgarité tapageuse des trams n’en troublait pas la majesté. Je pris le pont de fonte gardé par quatre femmes de pierre qu’on ne vit jamais sourire ; je traversai la cour du Louvre où s’élevait, criant notre histoire par toutes ses pierres, le palais des Tuileries, cruellement incendié dix ans plus tard par des vaincus, puis rasé par des bourgeois malfaisants. Ayant franchi le guichet de l’échelle et traversé la rue de Rivoli, je m’engageai dans un dédale de rues étroites et tortueuses qui depuis sont tombées sous la pioche, et atteignis le coin de la rue Sainte-Anne et de la rue Thérèse. Là, M. Dubois habitait, depuis son enfance, le second étage d’une maison du temps de Louis XV. Je fus reçu par Clorinde. Si comme il faut croire, elle « buvait », c’était une ivrognesse terriblement secrète. Je n’ai vu de ma vie vieille femme plus grave, plus tranquille, plus blanche et plus silencieuse. Dès l’entrée, l’appartement de M. Dubois révélait le curieux et le connaisseur. L’antichambre était pleine de fragments de statues et de sarcophages romains. Il y avait dans la salle à manger des marbres et de ces vases rouges ornés de figures noires, de beau style grec, qu’on appelait encore à cette époque vases étrusques. M. Dubois me montra, comme le plus riche trésor de son cabinet, un torse en marbre pentélique de jeune faune, sa nébride sur l’épaule ; il m’en vanta la grâce, la pureté, la simplicité.

— La mutilation d’une telle œuvre, me dit-il, est un des plus grands crimes de l’humanité. Mais quand une œuvre atteint ce degré de perfection, sa beauté réside tout entière en chacune de ses parties. Tandis que dans nos ouvrages modernes, si l’on ôte l’expression, c’est-à-dire la grimace, il ne reste plus rien.

Et M. Dubois parla d’abondance :

— En poésie, en art, en philosophie, il faut revenir aux anciens. Pourquoi ? Parce que rien ne se peut plus faire de beau, de bien, de sage. Il fut donné aux Grecs de porter l’art à sa perfection. Ce fut le privilège d’une race bien douée, qui, dans un beau climat, sous un ciel pur, sur une terre aux lignes harmonieuses, au bord d’une mer d’azur, pratiqua les mœurs de la liberté.

» Il y a, mon enfant, dans Hérodote, une parole qu’il faut retenir. Le vieil historien la met dans la bouche du Spartiate Démarate parlant à Xerxès : « Ô roi, sache que la pauvreté est l’amie fidèle de la Grèce, la vertu l’accompagne, fille de la sagesse et du bon gouvernement. » Les Grecs (et c’est le trait le plus heureux de leur génie) prirent l’homme pour mesure de toutes choses, et ils crurent à la justice des dieux ou du moins à leur modération.

M. Dubois me montra avec un soin flatteur les peintures et les dessins qu’il avait rapportés d’Italie ou recueillis autrefois à Paris. Il attirait particulièrement mon attention sur les maîtres qu’il estimait le plus, le Guide, les Carrache, l’Espagnolet, Battoni et Raphaël Mengs. Ces figures hirsutes d’évangélistes et de martyrs, noyées dans une ombre profonde, m’attristaient. Des académies de David, qui me furent très vantées, ne purent m’égayer. M. Dubois lui-même trouvait à David de la brutalité, mais il lui savait gré d’avoir rompu avec le mauvais goût de Boucher, de Pierre et de Fragonard.

Mon hôte me fit entrer dans une chambre où des colombes se becquetaient sur les trumeaux, au-dessus des glaces ternies. Il y avait quelque chose de vrai dans les bruits qui couraient sur cet appartement mystérieux ; je vis dans cette chambre une harpe aux cordes détendues, et, sur un clavecin, des rouleaux de musique ; je vis sur le mur le portrait d’une dame poudrée, un fichu blanc croisé sur la poitrine, et dont la main droite était cachée sous des roses qui paraissaient avoir été peintes après coup, d’une main hâtive. Mais M. Dubois se contenta de me dire que les meubles de cette chambre provenaient de ses parents.

Puis montrant une commode Louis XV, couverte de marqueterie et ornée de bronzes dorés d’or moulu, des fauteuils dorés recouverts de tapisseries à bergeries, des cantonnières en Beauvais, il murmura avec un demi-sourire :

— Ce sont les meubles de mon arrière-grand’mère. J’en ai bien souffert autrefois. Tu sais qu’il se fit à l’époque du Directoire et du Consulat une grande révolution dans l’art. Le goût, qui avait déjà commencé à s’épurer au déclin de la monarchie, fut tout à l’antique et l’on trouva grotesques les chinoiseries du vieux temps. J’habitais alors avec mes parents ; j’étais jeune, j’avais de l’amour-propre et il m’était pénible de vivre dans ces vieilleries et surtout d’y recevoir mes amis, dont quelques-uns étaient peintres, élèves de David et comme lui tout épris du grec et du romain. Je me rappelle qu’un jour je fus présenté à madame de Noailles qui, revenue de l’émigration, habitait dans la chaussée d’Antin un hôtel décoré par David et meublé sur les dessins de Percier et de Fontaine. Sur les murs étaient peints, en imitation de bronze, des faisceaux, des casques, des boucliers, des glaives et des frises de héros. On y voyait Romulus et Rémus tétant la louve, Brutus condamnant ses fils, Virginius immolant sa fille… Que sais-je encore ! On s’asseyait sur des chaises curules. Le boudoir était orné de peintures sur fond rouge imitées des fresques d’Herculanum. Cette décoration, cet ameublement me parurent admirables. Je ne sais si la beauté de l’hôtesse, dont les cheveux blonds et les bras de marbre étaient vraiment magnifiques, accrut mon admiration pour les murailles sur lesquelles elle promenait ses regards, pour les sièges sur lesquels elle reposait son corps de déesse ; mais je sortis de l’hôtel de Noailles fou d’enthousiasme. Et quand, de retour à la maison, je revis les commodes à gros ventre, les fauteuils à pieds tordus, les tapisseries avec leurs bergères et leurs moutons, je pleurai presque de dépit et de honte, et m’efforçai de démontrer à mon père que ces vieilleries étaient ridicules, et que jamais les Chinois, eux-mêmes, n’avaient rien produit de si absurde et de si grotesque. Mon père en convint : « Je sais bien, me dit-il, qu’on fait mieux à présent et que le goût est meilleur. Si l’on veut me changer mes antiquailles contre un mobilier dessiné par Messieurs Percier et Fontaine, j’y consentirai volontiers ; mais, comme personne ne sera assez fou pour faire le troc, je me contente des meubles dont mes parents se sont contentés, n’étant ni assez jeune, ni assez riche pour me meubler à la mode. »

— Ces paroles me furent amères, ajouta M. Dubois, et pourtant, tu le vois, mon ami, moi-même, soit parcimonie, soit piété filiale, soit pure négligence, j’ai gardé ces meubles de mon aïeule, et l’on me dit qu’au point de vue de l’économie domestique, je n’ai point eu tort, et que, même, j’ai fait une bonne affaire, que ces meubles naguère si décriés ont repris faveur et se payent aujourd’hui un assez grand prix.

Tandis qu’il parlait, mes regards restaient attachés à une petite toile, pendue dans la ruelle. J’avais vu, jusque-là, des vieillards du Guide et des Carrache, des martyrs de Ribera, un terrible Éliézer entouré de chameaux étranges de Battoni, un Christ au Tombeau de Mantegna d’une perfection impitoyable. J’avoue que la vue en était dure pour mon âge. Ce que je découvrais dans cette ruelle ne m’en parut que plus aimable. C’était une tête charmante, d’un bel ovale, avec des cheveux d’un blond doré, des yeux de violette, un regard ému, des épaules jeunes et charmantes.

— Qu’elle est belle ! m’écriai-je.

— Tu ne la connais pas ?… C’est la Psyché de Gérard. Le tableau fut exposé au Salon de 1796 ; il est maintenant au Louvre. C’est le chef-d’œuvre du peintre ; mais cette étude est bien meilleure que la partie correspondante du tableau. Quelle différence entre cette première pensée si heureuse et la réalisation ! La tête de Psyché, dans l’œuvre terminée, est d’un bon dessin assurément et d’une exécution soignée, mais un peu froide, trop polie, trop lisse et trop glacée. Il y a dans cette esquisse un faire plus libre, une manière plus large, plus de sentiment, une flamme douce, une fraîcheur de chair, une tendresse, une vénusté qui ne se retrouvent point dans la grande composition du Louvre. Il y a aussi la vérité, la nature saisie et fixée, la vie. Le modèle a inspiré le peintre.

— Mais, monsieur, m’écriai-je, le modèle ne pouvait pas être aussi beau que cela !

— Si fait, il était aussi beau. Gérard était un excellent portraitiste, et c’est dans ses portraits qu’il faut le préférer. Et ce que tu vois ici, mon ami, est un portrait, un portrait non pas tout à fait terminé, mais amené au point où il ne pouvait plus que perdre à être travaillé davantage. Je puis t’assurer que cette esquisse représente très fidèlement le modèle sans le flatter… Sache, mon enfant, que la flatterie est toujours une offense et qu’elle est un outrage à la beauté. Le modèle qui posa pour cette Psyché est resté longtemps célèbre dans les ateliers. Elle s’appelait Céline… Tu retrouveras Céline dans beaucoup de tableaux de l’époque impériale. Elle posa pour David, avec qui elle se brouilla : il était brutal, Céline était fière et avait un très mauvais caractère. Elle posa pour Guérin, pour Girodet, pour le baron Regnault et, plus tard, pour Hersent. C’était avec la Marguerite de Prud’hon le plus beau modèle femme de cette époque. Marguerite exhalait la volupté. Mais Céline était plus svelte, plus fine, plus élégante, sa chevelure avait plus de richesse, son teint plus d’éclat. Céline en 1815, bien qu’elle eût passé la première jeunesse, jouissait encore d’une si grande renommée parmi les peintres, que l’empereur Alexandre, lors de son séjour à Paris, voulut la voir, et lui donna pour ses papillotes une liasse de billets de la banque de Pétersbourg. On dit que la duchesse d’Angoulême fut curieuse aussi de voir Céline et lui fit un cadeau. Je l’ai rencontrée, un jour, dans l’atelier de Monsieur de Forbin ; elle était encore jolie, mais très épaissie. Il y a de cela quarante ans. Elle est bien vieille aujourd’hui… si elle vit encore.

Je quittai l’appartement de M. Dubois l’âme pleine de visions où les âges se mêlaient étrangement et hanté par l’ombre de Céline. Pendant des jours et des jours, elle me cacha le monde, je ne voyais qu’elle. J’étais fou ; j’étais surtout stupide.

  1. La mère Cochelet. Voir le Petit Pierre, p. 159.
Calmann-Lévy (p. 221-226).

XVIII

IL N’EST SI BELLE ROSE…

Je parlai de M. Dubois, de Gérard, de Psyché et l’Amour, dans le jardin du Luxembourg à Fontanet et à Mouron qui y furent indifférents. Fontanet, qui avait pris ses inscriptions à l’École de droit, ne pensait qu’à Berryer finissant qui devait revivre en lui. Mouron ne détournait plus son beau regard humide de l’alphabet phénicien qu’il venait de découvrir. Je contai la beauté de Céline à Velléda. Elle s’élevait alors blanche et pensive dans le labyrinthe où les abeilles bourdonnaient autour des cytises en fleurs. Dans le beau jardin, les platanes faisaient entendre un long et doux murmure, l’odeur perfide des jasmins embaumait l’air et tout parlait de la fuite des heures et de la fragilité des choses.

À quelque temps de là, j’allai voir Céline au Louvre dans la salle impériale où tout, les femmes en châle rouge, les cuirassiers blessés, les pestiférés à l’hôpital, et les armées en bataille, l’exilé rentré dans ses foyers détruits, la justice divine poursuivant le crime, Léonidas et les Sabines, les Héros et les Dieux, tout célèbre Napoléon et son siècle. Dans cette foule, dans cette gloire, je la trouvai bien jolie encore, mais ses prunelles avaient perdu leur teinte mystérieuse et n’étaient plus de divines fleurs ; l’ovale du visage, plus allongé, plaisait moins ; le cou, moins flexible, n’imitait plus à la fois Vénus et ses colombes. Et je me dis que la première Céline, la vraie Céline, était plus adorable. En quittant cette autre Céline, j’allai dans le salon carré où, devant chaque peinture célèbre, un artiste était juché sur son tabouret. Beaucoup de ces artistes étaient des femmes. L’une d’elles avait des boucles blondes, un teint éblouissant et une vilaine bouche devant laquelle elle mettait, à l’approche d’un visiteur, une main dans l’attitude de la méditation. À demi caché dans l’ombre de cette muse, je reconnus mon voisin et ami, M. Ménage, qui copiait pour la vingtième fois la Belle jardinière de Raphaël.

Je doute qu’il eût jamais bu, comme le disait mon parrain, du punch enflammé dans une tête de mort. Mais, à ses débuts, il avait rêvé de fortune et de gloire. Il avait cru que son Edwige au col de cygne attirerait les foules charmées. Il était truculent alors, il était romantique. Il l’était bien plus par cet esprit d’imitation commun à la plupart des hommes que par son propre génie qui était raisonnable.

Il ne pouvait souffrir David et son école. Le seul nom de Girodet le transportait de fureur. Raphaël et Ingres étaient ses deux bêtes noires. À cela près, il avait le goût large et l’esprit ouvert.

— Il ne faut pas croire, disait-il, qu’il n’y ait qu’une seule bonne manière de dessiner et de peindre ; toutes les manières sont bonnes quand elles produisent l’effet désiré.

Il disait aussi :

— Avant de juger une peinture, cherchez ce que le peintre a voulu, et ne le condamnez pas sur les sacrifices qu’il a dû faire pour mieux rendre sa pensée. Le génie consiste surtout à oser les sacrifices nécessaires, si grands qu’ils soient.

De ses truculences, il ne lui restait plus que son feutre à la Rubens et ses pantalons à la hussarde. Maintenant, au déclin de la jeunesse, ayant perdu ses illusions, il souffrait d’une vie étroite et s’affligeait d’en être réduit, pour vivre, à faire de mauvaises copies mal payées. Pourtant, on lui trouvait encore ce je ne sais quoi de riant que la pratique de l’art donne aux moins heureux.

Il m’adressa son petit sourire amer et me dit :

— Et ta mère, mon petit Nozière, elle ne veut donc pas que je lui fasse son portrait ? Tâche de la décider.

Il demeura quelques instants à peindre en silence. Puis montrant du bout de sa brosse le panneau qu’il copiait :

— Ce crapaud-là (c’est Raphaël qu’il désignait ainsi) se donne un mal inouï pour cacher son travail. On ne voit nulle part la touche, on ne sent nulle part la main. Ce n’est pas de la peinture. C’est laqué, c’est gommé, c’est émaillé, ce n’est pas peint. On peut peindre lisse. Titien et Rubens lui-même très souvent peignent lisse, mais ils ont de l’accent. Là, rien ne révèle la volonté, l’intention. Chinois, va !… Ingres aussi est un Chinois. Et ils trouvent cela beau ! Tas de crétins !

Dès que j’en trouvai l’occasion, je confiai à M. Ménage sur un ton de connaisseur, qui le fit sourire, que j’étais venu voir, au Louvre, la Psyché de Gérard, pour comparer la peinture avec l’esquisse qu’on m’avait montrée.

Et j’ajoutai non sans désinvolture :

— C’est un modèle connu, Céline, qui posa pour Psyché.

— C’est possible, murmura M. Ménage indifférent.

— Elle était très belle ?

— On le dit… Moi, je ne l’ai pas connue jeune.

— Elle a posé pour Guérin, pour Girodet, et en dernier lieu pour Hersent.

— Pour tous les pompiers, quoi ? la malheureuse !…

— Est-ce qu’elle vit encore ?

— Mais tu la connais ! Elle loge dans ta maison, tout au fond du corridor où j’ai mon atelier.

— Céline ?…

— Oui, Céline, Céline Cochelet…

— Que dites-vous ?… Elle si jolie… ses cheveux d’or, ses yeux de violette !…

— Ah ! dame… il n’est si belle rose…

Calmann-Lévy (p. 227-230).

XIX

LES TAQUINERIES DE MONSIEUR DUBOIS

M. Dubois se plaisait à scandaliser ma mère. Un jour, il la trouva un livre à la main ; c’était un traité de Nicole qu’elle ne quittait point, qu’elle semblait lire toujours et qu’elle ne lisait jamais ; mais, le croyant très bon, elle espérait peut-être s’en communiquer quelque chose en le gardant entre ses doigts, comme on guérit les coliques en s’appliquant la prière de sainte Catherine sur le ventre. Ce livre amena la conversation sur la morale, que M. Dubois définit la science des lois naturelles, ou des choses qui sont bonnes ou mauvaises dans la société des hommes.

— Elle est toujours la même, ajouta-t-il, parce que la nature ne change pas. Il y a une morale pour les animaux et même pour les végétaux, puisqu’il y a pour les uns et les autres une conformité et une non-conformité avec la nature, et par conséquent un bien et un mal. La morale d’un loup est de manger des moutons, comme la morale des moutons est de manger de l’herbe.

Ma mère, qui ne voulait de morale que pour les hommes, se fâcha.

M. Dubois lui reprocha cet orgueil qui ne souffrait pas que les animaux et les plantes fussent capables comme elle de bien et de mal. Elle l’envoya composer un traité de morale pour les loups, et des maximes pour les orties.

La voyant pieuse et très attachée à sa religion, M. Dubois se plaisait à lui réciter le discours que tient la tendre Zaïre, dans le sérail de Jérusalem, à Fatime, sa confidente :

Je le vois trop : les soins qu’on prend de notre enfance
Forment nos sentiments, nos mœurs, notre créance !
J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

Il blâmait seulement Zaïre d’appeler fausses les divinités de l’Inde, dans le moment même où elle semble les croire aussi vraies que les autres.

Pendant une épidémie de choléra, qui enleva quelques personnes de notre connaissance, un certain jour, ma mère, mon père, M. Danquin en vinrent à parler de la mort. Les propos de mes parents furent orthodoxes : c’est tout ce que j’en puis dire. Ceux de mon parrain marquaient l’espoir d’être reçu dans l’autre monde par le Dieu des bonnes gens, que lui avait enseigné Béranger et en qui il avait une foi amicale et confiante.

M. Dubois, qui était présent, se taisait et paraissait indifférent à la conversation. Mais, quand elle fut épuisée, il s’approcha de ma mère et dit :

— Écoutez sur le chapitre de la mort le plus profond des poètes latins, dont je ne puis vous rendre malheureusement le ton et l’harmonie. Écoutez : « Étions-nous sensibles aux troubles de Rome, dans les siècles qui ont précédé notre naissance, lorsque l’Afrique entière vint heurter l’Empire, lorsque les airs ébranlés retentirent au loin du bruit de la guerre ? Eh bien, quand nous cesserons de vivre, nous serons de même à l’abri des événements. »

M. Dubois demanda une fois à madame Nozière quel était le jour le plus funeste de l’histoire.

Madame Nozière ne le savait pas.

— C’est, lui dit M. Dubois, le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l’art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque.

M. Dubois ne ressemblait en rien à un fanatique. Il ne songeait à imposer ses idées à personne. Il aurait plutôt été tenté de les garder pour lui seul, comme une distinction honorifique. Mais il était taquin. C’est parce qu’il avait de l’amitié pour ma mère qu’il exerçait de préférence sur elle son humeur contrariante. On ne taquine que ceux qu’on aime. J’étais surpris qu’un homme si âgé eût encore de ces amusements. Je ne savais pas alors qu’on ne change guère d’esprit avec les années.

Calmann-Lévy (p. 231-236).

XX

APOLOGIE DE LA GUERRE

— Mes parents, dit M. Danquin, habitaient Lyon où je naquis. J’étais tout enfant quand, un matin assez frais, mon père me mena sur un quai où affluait une foule énorme d’ouvriers, de bourgeois, de femmes, et me mit sur ses épaules pour me faire voir l’Empereur qui venait de Grenoble. Il traversait le pont du Rhône à pied, seul. Un peloton de cavalerie le précédait de plus de cent pas ; son état-major marchait à une grande distance derrière lui ; je vis sa tête énorme, sa face pâle. Sa redingote grise croisée sur sa large poitrine. Sans insignes, sans armes, il tenait à la main une branche de coudrier encore revêtue de ses feuilles. À son approche, sur les quais, des milliers d’acclamations n’en formaient qu’une seule immense. Ce spectacle ne s’effacera jamais de mes yeux.

M. Dubois, plus âgé que M. Danquin, avait aussi un souvenir de Napoléon. Il le rapporta aussitôt :

— J’ai vu, j’ai entendu cet homme extraordinaire au déclin de sa fortune, en 1812, le lendemain de la sombre victoire de la Moskowa. Accompagné de plusieurs officiers généraux, il visitait le champ de bataille couvert de morts et de blessés et paraissait encore frappé de la torpeur qui l’avait paralysé la veille, pendant le combat. Blessé légèrement, je cherchais ma cantine égarée quand sa venue me surprit. Dans ce moment même, un colonel de la garde lui dit :

» — Sire, c’est derrière ce ravin qu’il y a le plus d’ennemis.

» À ces mots, le visage de l’Empereur exprima une indignation impossible à soutenir, et il s’écria d’une voix terrible :

» — Que dites-vous, monsieur ? Il n’y a pas d’ennemis sur un champ de bataille : il n’y a que des hommes.

» J’ai beaucoup réfléchi à cette parole et au ton dont elle avait été prononcée. Je ne crois pas qu’elle trahisse chez Napoléon un élan d’humanité, mais il voulait discipliner les sentiments et les soumettre au régime politique.

En 1855, la guerre d’Italie mettait aux prises la France et l’Autriche. Ces batailles, qui ensanglantaient la Lombardie, alarmaient ma mère. Dès mon enfance, elle s’épouvantait des guerres qui pouvaient lui prendre son fils.

Voici les paroles que lui adressa un jour de cette année M. Dubois et que je mets par écrit, telles que je les ai retenues.

— Dans ma jeunesse, un homme, Napoléon, décidait seul de la paix et de la guerre. Pour le malheur de l’Europe, il préférait la guerre à l’administration, dans laquelle cependant il déployait un grand talent. Mais la guerre lui donnait la gloire. Avant lui, de tous temps, les rois l’ont aimée. Comme eux, les hommes de la révolution s’y sont adonnés furieusement. Je crains beaucoup que les financiers et les grands industriels qui deviennent peu à peu les maîtres de l’Europe ne se montrent tout aussi belliqueux que les rois et que Napoléon. Ils ont intérêt à l’être, tant pour le gain que leur procureront les fournitures de guerre que pour l’accroissement que la victoire donnera à leurs affaires. Et l’on croit toujours qu’on sera victorieux : le patriotisme vous fait un crime d’en douter. Les guerres sont décidées, la plupart du temps, par un très petit nombre d’hommes. La facilité avec laquelle ces hommes entraînent le peuple est surprenante. Les moyens, depuis longtemps connus, qu’ils emploient, réussissent toujours. On met en avant des outrages faits par l’étranger à la nation et qui ne peuvent se laver que dans le sang, quand, en bonne morale, les cruautés et les perfidies inhérentes à la guerre, loin d’honorer le peuple qui les commet, le couvrent d’une immortelle infamie ; on fait valoir que l’intérêt de la patrie est de prendre les armes, alors que les patries sortent toujours ruinées des guerres, qui n’enrichissent jamais qu’un petit nombre d’individus. On n’a même pas besoin d’en tant dire : il suffit de battre du tambour, d’agiter un drapeau, et la foule enthousiaste vole au carnage et à la mort. À vrai dire, dans tous les pays, la multitude fait très volontiers et avec plaisir la guerre qui la tire de l’horrible ennui de la vie domestique, lui assure du vin et la jette dans les aventures. Toucher une solde, voir du pays, se couvrir de gloire, voilà qui fait braver des périls. Disons mieux, les hommes adorent la guerre. Elle leur procure la plus grande satisfaction qu’ils puissent éprouver dans ce monde, celle de tuer. Ils risquent sans doute d’être tués eux-mêmes, mais on ne croit guère qu’on mourra quand on est jeune, et l’ivresse du meurtre fait oublier le risque. J’ai fait la guerre, vous pouvez m’en croire quand je vous dis que frapper, abattre un ennemi est pour neuf hommes sur dix une volupté auprès de laquelle les plus doux embrassements paraissent fades. Comparez la guerre à la paix. Les travaux de la paix sont longs, monotones, souvent pénibles, et sans gloire pour la plupart de ceux qui s’y livrent ; les œuvres de guerre, promptes, faciles, à la portée des intelligences les plus obtuses. Même de la part des chefs, elles n’exigent pas beaucoup d’esprit ; elles n’en demandent pas du tout au soldat. Tout le monde peut faire la guerre. C’est le propre de l’homme.

Il était dit que ma mère ne s’accorderait pas une seule fois avec M. Dubois. Elle craignait, comme le pire fléau, la guerre détestée des mères. Ce n’est pas ainsi, pourtant, qu’elle eût voulu qu’on en parlât. Elle préférait, peu s’en faut, la manière de M. Danquin qui aimait que les Français portassent dans le monde la liberté à la pointe des baïonnettes, et m’enseignait que mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.

Elle resta rêveuse un moment. Puis, se rappelant la romance qu’autrefois elle chantait sur mon berceau, elle fredonna imperceptiblement :

Il court, il vole, il… Le voilà général.
Il court, il vole, il devient maréchal.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
En attendant, sur mes genoux,
Beau général, endormez-vous.

Calmann-Lévy (p. 237-244).

XXI

RÉFLEXIONS SUR LE BONHEUR

Un matin, Fontanet vint me dire qu’une maîtresse de maison riche et titrée, qui donnait des fêtes magnifiques, où venaient les plus belles femmes de Paris, et qui le recevait sur un pied d’intimité, lui avait demandé d’amener des danseurs à ses bals et qu’aussitôt il avait pensé à moi. Je lui répondis que je ne savais pas danser. C’était vrai ; Fontanet le savait et c’était pour avoir le plaisir de me l’entendre dire qu’il m’avait transmis cette invitation.

À quelques jours de là, Fontanet m’apprit qu’il prenait des leçons d’équitation dans un manège et qu’il devait bientôt faire une promenade à cheval au bois, avec quelques camarades. Il m’invitait à l’accompagner sur un cheval de louage. J’aimais le cheval, mais je n’avais pas d’argent. Je refusai. Fontanet, feignant de se méprendre sur les raisons de mon refus, me dit :

— Tu as tort, on t’aurait donné, au manège, un cheval très doux, que tu aurais pu monter sans crainte.

En ce temps-là, je vis chez le célèbre Verdier, boulevard des Capucines, une canne de jonc avec une pomme de lapis lazuli, pour laquelle j’éprouvai un sentiment qui tenait de l’amour par sa douceur et sa violence. Elle était bien belle aussi ! J’étais destiné à ne jamais la voir qu’à travers les glaces du magasin. Le boulevard des Capucines était très élégant alors et la boutique de Verdier d’une richesse qui m’en défendait l’entrée.

J’étais loin d’être un beau garçon et le pis est que je manquais de hardiesse. Cela me nuisait auprès des femmes. J’aimais éperdument celles qui étaient belles, j’entends celles qui faisaient figure de femmes, et le trouble qu’elles me donnaient m’ôtait près d’elles toute faculté, en sorte que je n’étais en communication qu’avec les laides, qui me faisaient horreur. Car j’estimais que le plus grand péché d’une femme est de n’être pas belle. Je remarquais que, dans le monde, beaucoup de jeunes gens, qui ne me valaient pas, plaisaient et réussissaient mieux que moi. Je ne m’en consolais pas, mais j’étais déjà assez sage pour n’en pas éprouver de surprise.

C’est en de telles circonstances que j’appris que la nature et la fortune ne m’avaient pas favorisé. Et mon premier mouvement fut de m’en plaindre. J’ai toujours cru que la seule chose raisonnable est de chercher le plaisir, et si vraiment, comme il me semblait, j’étais mal doué pour réussir dans cette recherche, j’avais, comme le roseau de La Fontaine, bien sujet d’accuser la nature. Mais je fis bientôt une découverte d’une grande conséquence : il n’est pas difficile de s’apercevoir si un homme est heureux ou malheureux. La joie et la douleur sont ce qu’on dissimule le moins, surtout dans la jeunesse. Or, après une observation rapide, je m’aperçus que mes camarades, plus beaux et plus fortunés que moi, n’étaient pas plus heureux, et même, en y regardant de plus près, je vis que l’existence m’apportait des satisfactions qui leur étaient refusées. Leur conversation aride et morne, leur air agité et soucieux m’en donnaient la preuve. J’étais enjoué ; ils ne l’étaient pas ; ma pensée flottait libre et légère, quand la leur tombait lourdement. J’en conclus que, si mes disgrâces étaient réelles, il fallait bien qu’il y eût dans ma nature ou dans ma condition un bien qui compensât le mal. Observant d’abord la différence des caractères, je m’aperçus que les passions de mes camarades étaient violentes, tandis que les miennes étaient douces, et qu’ils souffraient des leurs, tandis que je jouissais des miennes. Ils étaient jaloux, haineux, ambitieux. J’étais indulgent et paisible ; j’ignorais l’ambition. Prenez garde que je ne m’estime pas pour cela meilleur qu’ils n’étaient. Il y a de ces passions violentes qui font les grands hommes et dont je n’avais pas l’étoffe ; mais cela n’est pas en question. Je me borne à montrer par quelle voie je connus que mes passions, fort différentes de celles de la plupart des hommes, me faisaient goûter une paix et une sorte de bonheur. Je fus bien plus longtemps à découvrir que ma condition, dont les inconvénients étaient fort apparents, offrait des avantages qui compensaient ces inconvénients. Je parle d’une condition médiocre comme était la mienne et non point de cet état de gêne qui brise les plus courageux. Le manque d’argent me privait d’une multitude de choses agréables, que n’apprécient pas toujours ceux qui peuvent se les procurer et qui flattaient ma sensualité. Le désir sans doute est importun et quelquefois cruel. C’est ce que je vis tout de suite. Mais ce dont je m’aperçus après une longue observation, c’est que le désir embellit les objets sur lesquels il pose ses ailes de feu, que sa satisfaction, décevante le plus souvent, est la ruine de l’illusion, seul vrai bien des hommes ; elle tue le désir, qui fait seul le charme de la vie. Tous mes désirs étaient de beauté et je reconnus que cet amour de la beauté, que peu d’hommes ressentent et dont j’étais transporté, est une source jaillissante de plaisir et de joie. Ces découvertes que je fis successivement furent pour moi d’un prix inestimable. Elles me persuadèrent que ma nature et ma condition ne m’interdisaient point d’aspirer au bonheur.

Ce que mon âge trop tendre, ma trop courte expérience et une vie abritée m’empêchèrent de voir, c’est la fortune et ses coups : la fortune qui triomphe des caractères les plus fermes et change en un instant les conditions des hommes.

Ô Thébains ! Jusqu’au jour qui termine la vie
Ne regardons personne avec un œil d’envie.
Peut-on jamais prévoir les derniers coups du sort ?
Ne proclamons heureux nul homme avant sa mort.

Le premier exemple que j’eus des vicissitudes de la fortune ne fut point des plus tragiques ; je le rapporterai pourtant parce qu’il fit sur moi une impression très forte. Voici comme cet exemple me fut offert.

Un jour, dans un café de la rue Soufflot, où j’attendais Fontanet, je reconnus, assis à une table voisine de la mienne, Joseph Vernier, ce jeune aéronaute que, six ans auparavant, j’avais entendu faire une conférence à Grenelle, aux applaudissements d’un nombreux public. Deux membres de l’Institut se tenaient aux côtés du conférencier, sur l’estrade ; une dame en robe verte lui offrit une gerbe de fleurs. Il était pâle comme Bonaparte et j’enviais généreusement sa gloire et ses honneurs. Maintenant Joseph Vernier écrivait une lettre sur une table de café, en mâchant un cigare d’un sou. Son linge était malpropre, sa jaquette usée, son pantalon élimé, ses bottines éculées, son teint échauffé, sa main fiévreuse. Quoi, c’était ce jeune héros que j’enviais et que je voulais imiter ! Hélas ! qu’étaient devenus les deux membres de l’Institut de France, la dame verte, la foule enthousiaste, les fleurs, les acclamations ? Dès que Fontanet parut, je lui dis tout bas qui était notre voisin et par quelles ascensions il s’était distingué.

— Joseph Vernier ! Je le connais, me répondit Fontanet avec assurance.

Il était certain pour moi qu’il ne le connaissait pas même de nom et qu’il le voyait pour la première fois. Pourtant, dès que Joseph Vernier s’arrêta d’écrire, Fontanet se tourna vers lui, le salua et lui demanda quand il ferait une nouvelle ascension.

— Je ne monte plus en ballon, répondit l’aéronaute d’une voix lasse. Je ne puis trouver les fonds nécessaires pour construire un appareil. On ne comprend pas les avantages immenses que présente la forme de mon ballon ; on me chicane sur mon hélice qu’ils trouvent trop faible. Il faut pourtant bien lui conserver sa légèreté. Je suis mis de côté. Tout est maintenant pour Tissandier et pour Nadar. Je viens encore d’écrire une lettre au ministre ; mais elle restera sans réponse comme les autres.

Il fit le geste d’écarter les soucis qui l’assaillaient, baissa la tête et se tut.

Incapable de discerner si Joseph Vernier avait les talents et le caractère qu’il faut pour réussir, je voyais en lui un malheureux trahi par la fortune, et ce spectacle, nouveau pour moi, me remplit de douleur et de trouble.

Calmann-Lévy (p. 245-256).

XXII

MON PARRAIN

Les Danquin habitaient un vieil appartement de la rue Saint-André-des-Arts, où logeait Pierre de L’Estoile au temps de la Ligue. Ils vivaient dans l’aisance et n’avaient pas d’enfants. Ces excellents gens recueillirent vers 1858 le fils et la fille d’un frère malheureux de Madame Danquin, les jeunes Bondois, Marthe et Claudius, nés et élevés à Lyon, menus et gentils, l’air étonné. Madame Danquin, la plus maternelle des femmes, aimait les jeunes Bondois comme s’ils eussent été les fruits de ses entrailles. Cependant, ils restaient pressés l’un contre l’autre, le frère et la sœur, comme des orphelins et des exilés. Obèse et infirme, gaie par tempérament, madame Danquin bornait aux soins domestiques son inlassable activité. Elle attirait dans sa maison, pour l’égayer, tout ce qu’elle connaissait de jeunes gens et de jeunes filles. Filleul de M. Danquin, j’étais souvent invité à dîner et à passer la soirée. M. Danquin consacrait à l’art de bien vivre toutes les heures qu’il n’accordait pas à la paléontologie. Il avait dans la tête une carte gastronomique de la France où ne manquaient ni les pâtés de Chartres, d’Amiens et de Pithiviers, ni les foies gras de Strasbourg, ni les andouillettes de Troyes, ni les chapons du Mans, ni les rillettes de Tours, ni les prés-salés du Cotentin.

Ainsi que tous les bourgeois de Paris à cette époque, il avait une bonne cave et soignait ses vins avec une sagesse vigilante. Cet honnête homme ne regardait pas comme au-dessous de lui d’acheter lui-même les melons, alléguant qu’une femme est incapable de connaître un cantaloup parvenu au moment fugitif de sa maturité savoureuse d’avec un autre encore vert ou déjà passé. Aussi les dîners de la rue Saint-André-des-Arts étaient-ils excellents. Mon père et ma mère y étaient souvent priés,m ainsi que mesdames Giray et Delarche et leurs filles, fort jolies toutes deux, mademoiselle Guerrier, élève du Conservatoire, le docteur Renaudin, à la fois joyeux et sinistre, madame Gobelin, vieille dame miniaturiste, d’une grande distinction, élève de madame de Mirbel, et sa fille Philippine, maigre, dégingandée, les cheveux fades, les yeux petits, le nez long, sinueux avec un bout détaché ovale ou plutôt ovoïde, la bouche grande, un air de bonté, pas de teint, la taille plate, les genoux perçants. Ses bras n’étaient pas beaux, mais, par compensation, ils étaient démesurément longs et elle les portait démesurément nus, on ne sait pourquoi. En tout cas, ce ne semblait pas être coquetterie de sa part, car elle disait que la nature, par maladresse ou distraction, lui avait fait le gras du bras plus mince que le poignet ; bonne personne, rieuse, mélancolique, moqueuse et tendre, ingénieuse et si animée, si diverse, si changeante qu’elle formait à elle seule tout un chœur de longues jeunes filles, une ronde folle de demoiselles Gobelin, les unes très laides, les autres presque jolies, toutes sympathiques et divertissantes au possible. Mademoiselle Gobelin vivait et aidait sa mère à vivre en faisant des portraits d’enfants et voyait avec résignation la main sale du photographe logé sur le toit de sa maison, dans une cage de verre, lui tirer toutes ses clientes. Laborieuse au delà de tout ce qu’on peut imaginer, elle savait quatre ou cinq langues, avait lu une infinité de livres et était assez bonne musicienne.

Mon parrain découpait lui-même les grosses pièces et servait en faisant parvenir les parts à ses invités, vieil usage, suivi autrefois dans les meilleures maisons. Le prince de Talleyrand, réputé pour le plus accompli des amphitryons, en usait de la sorte. Il découpait lui-même les viandes et en faisait passer une part à chacun en mesurant la civilité de l’offre au rang des convives. M. Amédée Pichot, le fondateur de la Revue Britannique, a conté comment l’archichancelier envoyait du bœuf aux princes et aux ducs en déclarant que ce lui serait un très grand honneur de voir cette offre agréée, puis aux personnages de quelque distinction en les priant d’accepter ce bœuf, et enfin aux convives du bas bout en frappant la table du manche de son couteau et en les interrogeant d’un seul mot « bœuf ? ». M. Danquin, fils de la Révolution, ne croyait pas continuer les grands seigneurs d’autrefois en tranchant et découpant lui-même les pièces.

C’était moins le rang que l’appétit qu’il considérait dans ses distributions. Il mettait les morceaux doubles pour les affamés et avait soin de verser une cuillerée de sang dans l’assiette des débiles et des convalescents. Magnifique et libéral pour tous, il envoyait les meilleurs morceaux à mademoiselle Élise Guerrier, pour qui il avait une préférence imperceptible et décidée. Il choisissait pour elle, dans la longe de veau, le morceau du rognon, et dans le rôti de porc la tranche la plus rissolée, et ses yeux riaient derrière ses lunettes d’or.

Et pour mieux faire paraître la noblesse et illustration des façons dont en usait mon parrain envers mademoiselle Élise Guerrier, élève lauréat du Conservatoire, je transcrirai ici ce que M. de Courtin écrivait à Paris au commencement du XVIIIe siècle dans son Nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en France, parmi les honnestes gens :

« Comme le petit côté de l’aloyau est toujours le plus tendre, il passe aussi pour le plus recherché. Pour la longe de veau, elle se coupe ordinairement par le milieu à l’endroit le plus charnu, et le rognon s’en présente par honneur. »

M. de Courtin ajoute que « dans un cochon de lait, ce que les plus friands y trouvent de meilleur est la peau et les oreilles. »

Ce que je dis des hommages culinaires dont mon parrain se plaisait à favoriser mademoiselle Élise Guerrier, je le dis sans envie ; la jalousie en ce cas serait incongrue et partirait d’un mauvais cœur, car mon parrain, me soupçonnant avec raison d’aimer sans mesure la pâtisserie, m’envoyait des parts énormes de tarte ou de flan.

Si l’on rappelle à propos de ces dîners chers à mon enfance les services magnifiques d’un Cambacérès ou d’un Talleyrand, et la table du duc de Chevreuse où M. de Courtin acquit ses belles connaissances, c’est par amour de la tradition et désir de trouver de la continuité dans la succession rapide des générations. En réalité, la table de M. Danquin était des plus modestes et témoignait de la sage médiocrité des mœurs bourgeoises dans les dernières années de la royauté constitutionnelle et les premières de l’Empire. La bonne madame Danquin tenait sa maison sur un petit pied. Une seule servante faisait le service. Les dîners étaient copieux et longs[1]. L’oncle Danquin, âgé de quatre-vingt-neuf ans, y assistait parfois. On le priait de chanter au dessert. Il se levait et susurrait imperceptiblement une chanson bachique de Désaugiers :

Versez encore…

Après le dîner, on passait dans le salon, vaste pièce autour de laquelle régnaient des armoires pleines de fossiles, ossements de reptiles et de poissons, empreintes de crustacés, de zoophytes, d’insectes et de plantes, coprolithes, mâchoires de grands reptiles, défenses de mammouths. Mon parrain s’occupait de paléontologie avec une ardeur qu’on n’aurait pas soupçonnée dans ce petit homme tout rond, jovial, qui portait de si beaux gilets et faisait danser si allégrement ses breloques sur son ventre.

Un soir, tandis que la jeunesse se concertait pour la contredanse, il montra fièrement à mademoiselle Gobelin et à moi, qui étions les deux fortes têtes de la société, le moulage d’une mâchoire humaine que son ami Boucher de Perthes venait de lui envoyer d’Abbeville. En regardant ce monument d’un passé lointain, ses yeux pétillaient derrière ses lunettes d’or. Et cet homme tranquille éclata tout à coup :

— Ils disent : « L’homme fossile n’existe pas. » On leur montre les pointes de flèches qu’il a taillées dans le silex, les plaques d’ivoire et de schiste sur lesquelles il a tracé des figures d’animaux, et, sans rien entendre, sans rien voir, ils répètent : « L’homme fossile n’existe pas. » Si ! messieurs, il existe, et le voilà !

Ces objurgations s’adressaient aux disciples de Cuvier, qui dominaient dans l’Institut. Mon pauvre parrain avait été beaucoup insulté par les savants officiels, et il en souffrait, ne sachant pas qu’un homme ne s’élève à la gloire que sur des monceaux d’injures, et que, pour quiconque pense et agit, c’est mauvais signe que de n’être point vilipendé, insulté, menacé. Il n’avait pas suffisamment observé que, de tout temps, ceux qui honorèrent leur pays par leur génie ou leurs vertus subirent l’outrage, la persécution, la captivité, l’exil, quelquefois la mort. Ces considérations n’entraient point dans son génie.

— L’homme fossile existe, répétait-il, et le voilà !

Et il élevait d’un geste triomphant la mâchoire trouvée par Boucher de Perthes à Moulin-Quignon, pensant n’avoir qu’à la montrer pour confondre ses ennemis. Car il avait l’âme simple et croyait à la puissance de la vérité, alors que seul le mensonge est fort, et s’impose à l’esprit des hommes par ses charmes, sa diversité et son art de distraire, de flatter et de consoler. M. Danquin examina, palpa la mâchoire.

— Elle porte les caractères d’une bestialité profonde, dit-il, mais c’est bien la mâchoire d’un homme.

— Parrain, quand vivait cet homme ?

— Qui peut le dire ? Il vivait… il y a deux cent… trois cent mille ans… et peut-être davantage. Et la terre était déjà bien vieille alors.

M. Danquin promenant ses regards lunettiers sur ses armoires et les embrassant d’un geste aussi large qu’il lui était possible de le faire :

— La terre !… quand vécut cet homme-là, elle avait déjà produit des générations innombrables de plantes et d’animaux. Des races de madrépores, de mollusques, de poissons, de reptiles, d’amphibies, d’oiseaux, de marsupiaux, de mammifères, s’étaient épuisées sur son sein. Oui, elle était déjà bien vieille ! L’époque des grands sauriens était passée depuis de longs âges. Le mastodonte, dont vous voyez ici quelques débris, avait disparu.

Philippine Gobelin prit dans sa main la pointe pétrifiée d’une défense et récita d’un ton pénétré les vers du Caïn de Lord Byron qui évoquent ces vieux règnes descendus tout entiers, avant la naissance de l’homme, dans les abîmes de la mort.

… And those enormous creatures…
And tusks projecting like the trees stripp’d of
Their bark and branches…

« Et ces créatures énormes, ces fantômes… Ils ressemblent aux habitants sauvages de cette terre, aux plus gigantesques d’entre eux qui mugissent la nuit dans la profondeur des forêts, mais ils sont dix fois plus terribles et plus grands… Leurs défenses s’étendent comme des arbres dépouillés de leur écorce… Les débris de ces monstres gisent par myriades dans les entrailles de la terre ; aucun d’eux ne vit à sa surface. »

En entendant ces vers d’un poète négligé aujourd’hui mais dont la voix n’avait pas alors perdu son accent sur les cœurs, je me sentis envahi par un délicieux désespoir à la pensée de ces abîmes de la mort qui, après avoir englouti ces générations innombrables de monstres et tant de flores, et tant de faunes, étaient prêts à se refermer sur nos fleurs et sur nous, et la vie humaine me parut d’une brièveté qui, rendant vains le désir, l’espérance et l’effort, nous affranchissait de toute crainte et nous délivrait de tous les maux.

Madame Danquin nous appela :

— Allons, Pierre, faites danser Marthe.

Le docteur Renaudin vint inviter mademoiselle Gobelin qui replaça vivement l’ivoire fossile dans la vitrine et dit en mettant ses gants :

— Allons déployer nos grâces !

  1. Aujourd’hui les classes riches se montrent, dans l’Europe démocratique, pour l’ordonnance d’un dîner prié, plus cérémonieuses et moins délicates que n’étaient les aristocrates dans l’ancien régime. Mon parrain, trop petit bourgeois pour imiter les riches de son temps, issus de la Révolution et de l’Empire, en usait dans les dîners qu’il nous donnait avec une grâce qui, si l’on y prend garde, tient plus qu’il ne semblerait tout d’abord, au temps jadis. Lisez cette page écrite après l’émigration par une femme longtemps familière du Palais-Royal, madame de Genlis. On y verra que l’ancienne noblesse était, à certains égards, moins guindée que notre bourgeoisie.

    Genlis V, 101. « Lorsqu’on allait se mettre à table, le maître de la maison ne s’élançait point vers la personne la plus considérable pour l’entraîner au fond de la chambre, la faire passer en triomphe devant toutes les autres femmes et la placer avec pompe à table à côté de lui. Les autres hommes ne se précipitaient point pour donner la main aux dames… Cet usage ne se pratiquait alors que dans les villes de province. Les femmes d’abord sortaient toutes du salon ; celles qui étaient le plus près de la porte passaient les premières ; elles se faisaient entre elles quelques petits compliments, mais très courts et qui ne retardaient nullement la marche… Les hommes passaient ensuite. Tout le monde arrive dans la salle à manger, on se plaçait a table à son gré. »

Calmann-Lévy (p. 257-265).

XXIII

DIVAGATIONS

Un jour, dans ma chambre, je lisais Virgile. Je l’avais aimé dès le collège ; mais, depuis que les professeurs ne me l’expliquaient plus, j’en avais une meilleure intelligence et rien ne m’en gâtait plus la beauté. Je lisais la VIe Églogue avec enchantement. Ma laide petite chambre s’était effacée ; j’étais dans la grotte où Silène endormi laissa tomber sa couronne. Auprès du jeune Chromis, du jeune Mnasyle et d’Églé, la plus belle des naïades, j’écoutais le vieillard, barbouillé du sang des mûres, dont les chants faisaient bondir en cadence les faunes et les bêtes sauvages et instruisaient les chênes à balancer leur cime altière. Il disait comment, par le grand vide, se réunirent les semences de la terre, de l’air et de la mer, comment le globe liquide du monde commença à se durcir, à renfermer Nérée dans l’océan, et lui-même à prendre peu à peu les formes des choses ; il disait comme déjà la terre s’étonnait de voir briller le soleil nouveau, et comme les pluies tombaient des nuages plus élevés. Alors, pour la première fois, des forêts commençaient à croître et de rares animaux erraient sur les montagnes inconnues. Puis il dit les pierres jetées par Pyrrha, le règne de Saturne, les oiseaux du Caucase et le larcin de Prométhée.

Ce jour-là, je ne suivis pas Silène plus loin. J’admirais sous les voiles irisés de la poésie cette solide philosophie de la nature ! Après être entré dans ces vues profondes des origines de la terre, comment supporter les cosmogonies orientales et leurs fables barbares ? Virgile prête à son Silène le langage de Lucrèce et des grecs alexandrins. Et il se fait ainsi une idée de l’origine de la terre qui s’accorde d’une façon inattendue avec la science moderne. On croit volontiers aujourd’hui que le soleil, porté à une température très haute, étendait sa sphère immense au delà de l’orbite actuelle de Neptune et que, se contractant par l’effet du refroidissement, il abandonnait de temps à autre, dans l’espace qu’il ne couvrait plus, des anneaux de sa substance qui, se rompant et se contractant à leur tour, formèrent les planètes de son système. Ainsi, pense-t-on, se forma la terre qui, d’abord diffuse et fluide, se refroidit graduellement. Après les lourdes pluies de métaux en fusion, qui chargeaient son atmosphère ardente, tomba du haut des nuées l’eau des pluies fécondes. C’est exactement ce que dit le vieux Silène. Le globe était d’abord couvert tout entier d’une mer chaude et peu profonde. Des continents se soulevèrent. L’air enfin, frais et pur, laissa voir le soleil. Des herbes et des fougères géantes couronnèrent les montagnes. Les animaux naissent, et, le dernier d’entre eux, naît l’homme. Ainsi, dans ces temps immémoriaux, s’accomplit le destin qui devait faire de la terre le perpétuel séjour du crime. Les plantes, suçant avec leurs racines les sucs de la terre, s’en nourrirent ; seules innocentes de tous les êtres, elles formèrent leur substance vivante en distillant avec un merveilleux instinct des substances sans vie ou du moins sans organisation, car on ne peut dire d’aucune chose au monde : cela est sans vie. Les plantes étaient nées, les animaux pouvaient naître.

Rara per ignotos errant animalia montes.

Les premiers animaux, misérables, sans vertèbres et sans cerveau, vécurent en dévorant des herbes dans les forêts. Ainsi la vie animale commença par le meurtre. Oh ! je sais bien qu’on ne dit jamais qu’un arbre est mis à mort : c’est pourtant ce qu’il faut dire, car il était vivant. Était-il sensible ? on le nie ; on affirme qu’il n’avait pas d’organes pour sentir, qu’il n’était pas un individu, et qu’il ne pouvait pas se connaître. Pourtant, ce porte-fleurs célèbre des hymens dont rien ne passe la splendeur et la fécondité. Et si, contrairement à ma croyance, il est insensible, il n’en est pas moins vivant, et le faire périr est attenter à la vie comme faire périr une bête.

Cependant, les espèces animales, sortant les unes des autres, se faisaient plus intelligentes et plus fortes ; elles acquirent un cerveau et des nerfs qui leur donnèrent conscience d’elles-mêmes et les mirent en communication avec le monde extérieur. Les unes se nourrissaient d’herbes ; mais la plupart dévoraient la chair des animaux appartenant à des espèces moins fortes qu’elles ou moins rapides. Malheureux habitants des forêts et des montagnes, il ne suffisait pas à leur misère que leur existence fût sujette à la faim, à la maladie, et vouée à la mort, il fallait qu’elle s’écoulât tout entière dans la peur de l’ennemi, et dans des affres que, tout brutes qu’ils étaient, ils se représentaient terribles. L’homme vint le dernier des animaux, parent de tous, et proche de quelques-uns. Les termes dont on le désigne encore aujourd’hui marquent son origine : on l’appelle humain et mortel. Quels noms conviennent mieux aux animaux sauvages qui, comme lui, habitent la terre et sont sujets à la mort. L’homme est incomparablement plus intelligent que ses frères ; mais son intelligence n’est pas d’une autre nature. Il est supérieur à tous, sans avoir en lui rien qu’ils n’aient aussi. Et ce qui l’égale à eux tous, c’est l’obligation où il est soumis comme eux de manger pour vivre ce qui a eu vie, c’est la loi du meurtre qui pèse sur lui ainsi que sur les autres, et qui en a fait un être féroce. Il est carnivore ; pour n’avoir pas honte de tuer ses frères, il les renie ; il se vante d’une origine supérieure ; mais tout montre sa parenté avec les animaux ; il naît comme eux, il se nourrit comme eux, il se reproduit comme eux, il meurt comme eux. Il est soumis comme eux à la loi du meurtre imposée à tous les habitants de la terre. De son incomparable intelligence il se sert pour se soumettre les bêtes dont il a besoin. Et, bien qu’il possède des étables bien garnies, la chasse est son occupation préférée. Ce fut le plus grand plaisir des rois ; ce l’est encore. Il se livre au carnage avec une ivresse que n’y éprouvent pas les autres animaux. Comme les bêtes féroces, qui ne se mangent pas entre elles, il s’abstient de dévorer la chair des hommes ; mais ce que ne font guère les autres animaux, il tue ses semblables, sinon pour les manger, du moins pour leur prendre quelque bien qu’il convoite, pour les empêcher de jouir de leur propre bien, ou seulement pour le plaisir. C’est ce qu’on appelle la guerre, et les hommes la font avec volupté. Ils ne penseraient pas, sans doute, à commettre ce crime extravagant si la nécessité de tuer des animaux pour vivre ne les y avait préparés. Les destins en ont décidé : depuis les origines de la vie jusqu’aujourd’hui, la terre est vouée au meurtre et elle suivra sa vocation jusqu’à ce que la vie s’en retire. Tuer pour vivre sera sa loi éternelle.

Je songeais à cette obligation à laquelle nul de nous ne peut échapper. Le soleil s’était couché, j’ouvris ma fenêtre, je regardai s’allumer les premières étoiles et je songeais avec horreur que la destinée de ce monde, loin d’être unique, dans son atrocité, était peut-être la destinée de myriades et de myriades de mondes, et que dans les espaces infinis, partout où se trouvaient des vivants, ils étaient peut-être soumis à la même loi qui nous est imposée. Les mondes sont-ils peuplés ? Les seules planètes que nous voyons, que nous verrons jamais, sont celles de notre système. Elles sont nos sœurs, et comme nous, les filles du soleil. Mais elles ne sont pas nées en même temps que nous, ni placées à égale distance de l’astre qui donne la vie. Les unes sont peut-être trop jeunes encore pour enfanter, les autres trop vieilles. Il en est qu’enveloppe une atmosphère épaisse et qui semble étouffante ; il en est dont l’air trop rare serait irrespirable pour des êtres comme nous ; celles que nous voyons à l’opposé du soleil occupent des régions froides et ténébreuses. Nous ne pouvons pas dire toutefois que ces astres n’ont pas porté, ne portent pas, ou ne porteront jamais des êtres sur leur surface ; nous connaissons trop peu, pour cela, les conditions dans lesquelles la vie peut se produire. Puissent ces sœurs de la terre donner l’être à des êtres moins malheureux que nous ! Mais chaque soleil que nous voyons comme un point de feu dans le lointain des plaines éthérées mène-t-il son cortège de planètes, et ces planètes ont-elles des habitants ? Nous le croyons parce que nous savons que les soleils sont tous composés, peu s’en faut, des mêmes matières, et nous jugeons de ces astres lointains par celui qui nous éclaire.

Si nous en jugeons sainement, si, composés comme le nôtre, tous les mondes sont habités, le furent ou le seront, si ces habitants sont soumis aux mêmes lois qui gouvernent notre monde, le mal est à son comble, il embrasse l’infini, et l’homme sage n’a plus qu’à fuir la vie ou à rire d’une aventure si plaisante.

Rara per ignotos errant animalia montes.

Vieux Silène, barbouillé par la plus belle des naïades du sang des mûres, où m’a conduit ce vers que tu chantais à Mnasile, à la jeune Églé, aux faunes et aux chênes des forêts. Chante encore, chante Pasiphaé, divin ivrogne, et fais-moi oublier mes sombres rêveries.

Calmann-Lévy (p. 266-274).

XXIV

PHILIPPINE GOBELIN

Durant l’hiver parisien, alors que les rues noires, humides et froides rendent plus agréables les salons chauds et clairs, on passait de bonnes soirées chez monsieur et madame Danquin, dans la vieille rue Saint-André-des-Arts. Meublé de profondes armoires pleines de minéraux et de fossiles, le salon de monsieur et madame Danquin offrait encore un champ suffisant à la jeunesse dansante, qui tourbillonnait devant ces témoins d’un passé immémorial, sans plus s’inquiéter du perpétuel écoulement des choses que les phalènes menant leurs rondes comme eux, les soirs d’été.

Les habitués de cette maison appartenaient pour la plupart à des familles modestes de savants et d’artistes. Les hommes venaient en jaquette, les femmes en robe montante. Point de luxe, aucune élégance, mais de la bonhomie et de la gaîté.

On retrouvait tous les samedis la même compagnie : Marthe et Claudius Bondois, Edmée Girey et Madeleine Delarche, les deux cousines, celle-ci longue, pâle, les yeux au ciel, celle-là fraîche, courte, robuste et rieuse, l’amour sacré et l’amour profane. Et l’on disait que l’amour sacré aurait une très jolie dot. On y retrouvait encore deux ou trois neveux et nièces, petits-neveux et petites-nièces de madame Danquin qui, sans enfants, était néanmoins une mère Gigogne ; mon ami Fontanet qui, nouvellement introduit par moi dans la maison, aspirait à la gouverner ; le docteur Renaudin, jeune médecin établi depuis peu dans le quartier et qui s’y faisait une clientèle, petit homme brun, que je trouvais vieux avec ses trente-cinq ans, mais qu’il me fallait bien reconnaître pour le plus fou d’entre nous. Un peu bohème, un peu pédant, traînant des odeurs de bals publics et d’amphithéâtre, il étonnait par la pénétration de son esprit ; sa conversation grossière à dessein m’intéressait et me choquait. J’étais très ignorant et très curieux des mystères de la nature et trop peu innocent pour n’être pas choqué des révélations brutales qui blessaient mes rêves et déchiraient mes illusions.

Je ne savais pas si j’aimais ou haïssais ce petit homme brun, aux joues bleues, savant et bouffon. Vingt ans plus tard, j’aurais tenu Renaudin pour un bon convive et souhaité de dîner avec lui en compagnie d’Anatole de Montaiglon. Mais au temps dont je parle j’avais des délicatesses.

Élise Guerrier, qui venait d’avoir un prix de piano au Conservatoire, fréquentait chez ces bonnes gens. Je ne sais pourquoi mon parrain préférait Élise Guerrier à toutes les jeunes filles qui couronnaient sa table et fleurissaient sa maison. On n’eût soupçonné aucune affinité entre ce bourgeois poupin, un peu poussah, un peu vieille demoiselle, et la jeune artiste lyrique aux beaux et grands traits, garçonnière et sombre.

Pour moi c’était autre chose. Un sentiment profond et pour ainsi dire inné de l’art antique m’eût fait goûter, sans doute, en Élise Guerrier une beauté où se fondaient harmonieusement les caractères des deux sexes, mais cette jeune personne, si même elle m’eût témoigné un peu de bienveillance, n’eût pas sans peine vaincu ma timidité ; elle m’inspirait naturellement une terreur sacrée qui s’augmentait de l’écrasante indifférence qu’elle me montrait ou, pour mieux dire, me laissait voir.

Elle fut, dans l’ordre des temps, la première de ces belles mortelles que je pris pour des déesses.

La personne dont s’accommodait le mieux chez M. Danquin ma timidité, et dont la conversation contentait le plus parfaitement mon appétit de savoir et mon besoin de gaîté, était mademoiselle Philippine Gobelin, bonne ménagère et grande liseuse, d’une étendue d’esprit qui allait de la prudence à la folie, comique et mélancolique, qui avait tout lu et tout retenu, sachant et ignorant dans le même instant qu’elle était laide, et employant sa bizarre érudition à varier des plaisanteries cosmogoniques sur son nez ovoïde et sur l’œuf qui en formait le bout, œuf mystique et fécond comme l’œuf d’Orphée et l’œuf d’Osiris.

— Un jour, disait-elle gravement, j’en ferai sortir en éternuant une multitude de génies minuscules, les uns gais, les autres tristes, qui se répandront dans l’univers et, se logeant dans le cerveau des hommes, les rendront plus fous et moins bêtes qu’ils ne sont à présent.

Elle riait, mais elle aurait donné bien volontiers tout son esprit pour le visage d’Edmée Girey ou la taille de Madeleine Delarche.

Je m’en aperçus plusieurs fois et notamment dans une circonstance qui me donna à réfléchir et me fit découvrir pour la première fois les profondeurs du cœur féminin. Mademoiselle Gobelin avait montré ce soir-là, chez M. Danquin, beaucoup d’esprit et dansé avec un art comique très fin je ne sais quelle danse espagnole. Je lui fis un compliment sincère : je lui dis qu’elle avait tant d’esprit qu’elle en montrait non seulement en parlant, mais en chantant, en riant, en dansant. Elle m’écouta d’un air assez maussade. Je lui dis que j’étais émerveillé de la vivacité de son intelligence et poursuivis longtemps la description des facultés intellectuelles que l’on découvrait en elle. Quand j’eus fini, elle me jeta un regard de dédain et détourna la tête. Le docteur Renaudin s’approcha d’elle et lui dit :

— Mademoiselle, vous êtes toujours jolie, mais vous l’êtes plus encore qu’à l’ordinaire, si c’est possible, en dansant le fandango.

Je jugeai le compliment assez sot, mais Philippine tourna sur Renaudin un regard heureux et tendre, et qui donnait raison au flatteur, car, en ce moment, la joie la rendait presque jolie.

On dansait beaucoup chez mon parrain, et je me rappelle encore la moiteur charmante qui rosait le visage de Marthe Bondois après la valse. Le docteur Renaudin introduisait parfois dans les danses les plus correctes des entrechats appris, durant sa studieuse jeunesse, dans les bals publics du quartier latin, mais madame Danquin était trop innocente pour s’en apercevoir. Pour moi, je dansais très mal. Mademoiselle Gobelin avec qui je dansais souvent, parce qu’elle était moins invitée que les autres, souffrait de ma maladresse et, bien des fois, elle m’offrit de me donner des leçons.

À la danse, je préférais les petits jeux de société et les charades qui étaient en grande faveur chez mon parrain. Et il me souvient de baisers donnés à travers le dossier d’une chaise, à Edmée Girey, à Madeleine Delarche, et qui, bien que permis, n’étaient pas sans douceur. Mais les charades me plaisaient plus que tout. Elles renfermaient en elles tous les spectacles, drame, comédie, pantomime, ballet, opéra. Pour les décors, les costumes et les accessoires, nous mettions à contribution les armoires, les meubles, la vaisselle et la batterie de cuisine de nos hôtes. Aussi ces représentations ne manquaient-elles pas de richesse. Il arrivait parfois qu’on demandât le scénario à Philippine et à moi. En ce cas la charade, au mépris des préceptes de Boileau, tombait dans la plus basse et la plus joyeuse bouffonnerie. Philippine Gobelin avait un génie démesuré. Incomparable comédienne, elle jouait de la façon la plus burlesque ses burlesques inventions.

Son chef-d’œuvre et le mien (car j’y travaillai) fut une charade en trois parties, dont j’ai malheureusement oublié le premier et le tout, en sorte que cet ouvrage dramatique se trouve en ma mémoire dans l’état où nous sont parvenues presque toutes les trilogies du théâtre grec. Je conviens que le dommage est moindre. Il me souvient du moins du second qui était « danse » et avait pour sujet le roi David dansant devant l’arche en s’accompagnant de la harpe prophétique. David c’était mademoiselle Gobelin portant accrochée aux oreilles une longue barbe de tricot bleu qui jointe à son nez naturel composait une figure assez accentuée. Coiffée d’un turban de cachemire que surmontait une bouillotte de cuivre rouge, enveloppée d’un manteau d’andrinople, elle pinçait en guise de lyre le dos d’une chaise dorée et cannée et exécutait gravement une danse hiératique qui accusait la longueur de ses bras, de ses jambes, de ses pieds, et l’anguleuse sécheresse de ses coudes et de ses genoux. Derrière elle, Élise Guerrier chantait en s’accompagnant d’une écumoire. Quant à l’arche


EtQui fit tomber tant de superbes tours
Et força le Jourdain de rebrousser son cours,


c’était la table à ouvrage de madame Danquin qui, la voyant pencher conformément aux textes, s’écria du fond du salon : « Ma tapisserie !… » car il y avait dans l’arche des pantoufles que madame Danquin tapissait pour M. Danquin.

Mais le gros du succès alla au docteur Renaudin qui, s’étant composé, on ne sait comment, avec un art mystérieux, un costume reconnaissable de sergent de ville, apparut et, montrant des poings énormes et criant : « Circulez ! Circulez ! », dissipa tout Israël.

M. Danquin riait d’un rire qui secouait ses breloques sur son ventre, et applaudissait le docteur Renaudin dont le jeu satirique vengeait les Parisiens des brutalités exercées contre eux par les agents de la police, et inspirées, croyaient-ils, par l’empereur et son gouvernement.

— Bravo ! criait mon bon parrain qui détestait le neveu autant qu’il adorait l’oncle.

Calmann-Lévy (p. 275-284).

XXV

LE CHEMIN DE BAGDAD

Je lisais sans mesure et sans choix, et je m’aperçus bientôt avec une surprise fort ridicule que je ne savais rien, que je n’avais pas même appris à apprendre, et que mes brillantes connaissances n’étaient qu’un voile léger, jeté sur une profonde ignorance. Enfin, je sentis les funestes effets de la bifurcation et le dommage de n’avoir pas assez écouté les leçons de géométrie que me donnait M. Mésange, en sommeillant au son des violons. Je m’avisais un peu tard que les sciences exactes peuvent seules construire et armer les intelligences et que nos professeurs de lettres faisaient de nous des esprits sonores et creux, des êtres vains, incapables de toute tâche sérieuse. Je m’en ouvris à mon père et, sous sa direction, avec l’aide d’habiles hommes auxquels il me recommanda, j’étudiai assez de mathématiques, de chimie et d’histoire naturelle, non pas pour posséder quelques connaissances, mais pour me mettre en état d’en acquérir. Je mis de l’ordre dans mon esprit dont la capacité s’accrut. Malheureusement ma suffisance s’en accrut pour le moins autant. Je devins insupportable à la maison, trop timide pour le paraître dehors. M’apercevant, grâce à cette funeste perspicacité qui devait me tant nuire dans la vie, que mon père ne raisonnait pas toujours exactement, je m’efforçais de redresser ses raisonnements, ce qui était impertinent et sot.

Les qualités fort réelles qui commençaient à se développer dans mon esprit ne promettaient pas de devenir dans la société d’un emploi bien fructueux. Je ne voyais pas encore quelle carrière pouvait s’ouvrir pour moi. Mon père et ma mère ne m’aidaient guère dans le choix difficile d’un état, ma mère parce qu’elle me jugeait capable de les remplir tous, mon père parce qu’il me jugeait incapable d’en remplir aucun.

Cependant Fontanet tournait au singe savant. Il devenait homme du monde, méprisait les Danquin et n’estimait plus que la richesse et la naissance. Il nous fit inviter, Mouron, Maxime Denis et moi, dans un salon du faubourg Saint-Germain, discrètement célèbre pour son opposition à l’Empire et qui était très fermé. Mais l’Église, cette superbe démocrate, qui dominait dans cette vieille demeure, y introduisait des jeunes gens du peuple, dans l’espoir d’y découvrir et d’y former un nouveau Veuillot. Là fréquentaient d’anciens pairs de France, d’anciens députés à l’Assemblée Nationale, des académiciens, de grands seigneurs qui, bien que naturellement hauts et distants, montraient dans leur accueil cette grâce discrète propre aux défenseurs des causes perdues. J’y pris le thé debout, mon chapeau à la main, en écoutant, sans sourire, malgré les coups de coude de Fontanet, un vieux polémiste célèbre qui, ayant combattu soixante ans, comme Lusignan, pour la gloire de Dieu, jeune encore d’éloquence et de passion, dénonçait aux générations nouvelles les crimes des Jacobins et les attentats de Bonaparte, avec une ardeur qui lui faisait vider sans s’en apercevoir sa tasse de thé dans son chapeau. Les femmes se tenaient assises dans un des salons et rangées comme au théâtre. Pour la plupart, autant que j’en pus juger, elles devaient à la vie de château un teint vif, quelque liberté d’allure et le verbe un peu haut. Mais je n’ai retrouvé dans aucun monde femmes si simples de manières et de langage que celles-ci, qui portaient les plus grands noms de France. Cette société m’inspira un grand respect. Elle ne me déplut pas, loin de là ! mais je m’y déplus et n’y reparus pas.

Fontanet me présenta aussi dans deux ou trois salons du monde des affaires où tout danseur était bien accueilli. Malheureusement, je valsais très mal. Et je le savais. Fontanet aussi valsait mal ; mais comme il ne s’en apercevait point, on ne s’en apercevait guère. Le salon où je réussis le moins mal et où, par conséquent, je me plus le mieux, fut celui de l’ingénieur Airiau, encore obscur à cette époque et dans la première flamme de son ambition. Il improvisait alors son luxe et sa fortune dans un très bel appartement de la place Vendôme. La société française en ce temps-là était perpétuellement en fête. Sans être bon juge en la matière, je crois pouvoir dire que monsieur et madame Airiau donnaient des bals magnifiques. Toujours est-il que je restai ébloui du premier auquel j’assistai.

Éclairées par des milliers de bougies et de cristaux qui faisaient étinceler les pierreries et les perles, reflétées par ces grandes glaces de Saint-Gobain dont s’émerveillaient alors les hommes les plus graves, environnées de plantes de serre, de bouquets et de gerbes où la nature se montrait aussi artificieuse que l’art, les femmes, coiffées de plumes et les cheveux lustrés comme des ailes d’oiseau, imitant toutes, à l’envi, l’impératrice Eugénie dans leur allure et leur toilette, dans le décolleté et jusque dans la chute gracieuse des épaules, balançant leurs crinolines énormes qui nous semblent aujourd’hui burlesques, mais qui s’imposaient avec l’autorité de la mode et que les prédicateurs en chaire dénonçaient comme de monstrueux atours inventés par les démons de l’enfer, agitant de leurs éventails de plumes l’air chaud et parfumé, parlant à mi-voix, souriant doucement, se mouvant avec volupté, charmaient les hommes mûrs et les vieillards, enivraient les jeunes comme nous qui se croyaient transportés dans un monde enchanté.

Madame Airiau, que j’allai voir à son jour, n’était certes pas aussi simple de manières que les dames que j’avais entrevues dans les vieux hôtels froids du faubourg, mais elle se rendait beaucoup plus agréable. Mince et pâle, elle représentait fort bien une héroïne d’Octave Feuillet. Les femmes regrettaient qu’elle eût le teint gâté. Mais elle y remédiait et je ne voyais sur ce joli visage que des yeux de violette, un nez fin et une bouche mélancolique. Sa tristesse arrangée, mais réelle, intéressait. Madame Airiau n’était pas heureuse. D’esprit littéraire, elle parlait de Mireille avec des larmes, des regards noyés. Je ne lui déplus pas et je n’ai point à m’en cacher, car cette inclination pour moi ne peut que donner une idée avantageuse de cette dame, tant ma gaucherie, ma timidité, mon embarras, ma défiance de moi-même me communiquaient les apparences de la vertu et les dehors de l’innocence.

Madame Airiau me prêta, un jour, la Vita Nuova qu’elle admirait et dont je fus ravi sans y comprendre grand’chose. Mais on ne saura jamais combien, en littérature, il est inutile de comprendre pour admirer. Nous échangeâmes nos impressions qui s’accordaient. Ainsi Dante Alighieri nous rapprocha l’un de l’autre tout spirituellement et d’une manière digne de lui. Et, comme il est dans l’ordre en une société polie, m’avançant du même pas dans la grâce de la femme et dans celle du mari, je fus invité à des soirées intimes et même à des dîners d’hommes.

Il s’y trouvait des financiers, des gens d’affaires, des ingénieurs, un chanteur de l’Opéra, un homme d’État turc, un diplomate persan. Après le dîner, dans le fumoir, notre hôte, prenant une clef dorée, ouvrait un petit meuble de palissandre garni d’une multitude de tiroirs plats et en tirait des cigares noirs ou blonds, grands ou petits, divers de forme et d’arome qu’il offrait avec une prodigalité calculée en mesurant la qualité du cigare à celle de la personne, mais si adroitement qu’il n’y paraissait qu’aux hôtes à qui il présentait la fleur de la Havane. Instruit par cet exemple, je découvris, peu à peu, le fond de parcimonie que recouvrait sa magnificence.

Airiau étudiait alors la gigantesque entreprise qui n’est pas encore réalisée aujourd’hui, et qui changera l’axe de la civilisation, le chemin de fer de Bagdad. On le tenait pour un esprit très positif, un homme de résultats. Néanmoins, il se proclamait philanthrope et humanitaire. Des vieux saint-simoniens qui avaient formé son esprit, il gardait un idéalisme industriel, une sorte de mysticisme économique, un sentiment poétique de la banque qui imprimaient à ses conceptions les plus mercantiles un caractère de générosité, et eussent communiqué au charlatanisme même l’onction de l’apostolat.

Frappé, disait-il, de l’élan qui emportait les nations vers l’unité, il considérait l’industrie et la banque comme les deux forces bienfaisantes qui, par l’association des peuples, établiront un jour la paix universelle. Mais Français et patriote, et se faisant de la paix une conception napoléonienne, il entendait que l’union des nations fût l’œuvre exclusive de la France et que la France présidât en souveraine les États-Unis du monde.

Quand il traversait l’Asie Mineure, franchissait le Taurus et l’Amanus, l’Euphrate, et longeait le Tigre, ce petit homme brun me remplissait d’admiration. Il remuait les millions et regardait aux centimes. Il y avait du Napoléon en lui par sa faculté de pénétrer dans tous les détails sans perdre de vue l’ensemble.

Ignorant et romantique, il se plaisait pourtant, comme Napoléon, à évoquer sur son passage les grands noms de l’Histoire, Babylone, Ninive, Alexandre, le sultan Aroun-al-Raschid. Et il était merveilleux, ce petit homme brun à moustache cirée de sous-lieutenant, quand il parlait de réveiller par le sifflet de ses machines à vapeur les taureaux ailés du palais de Sargon. Napoléonien encore par sa foi en son étoile, par un optimisme communicatif et par la profonde possession de cette idée qu’on ne perd définitivement une affaire que quand on la croit perdue.

Sa voix trouvait des accents sublimes pour faire appel à tous les partis politiques : légitimistes, orléanistes, impérialistes, républicains, et à toutes les capacités, savants, ingénieurs, artistes, industriels, banquiers et poètes, et conviait à ce grand banquet de la civilisation tous les ouvriers et tous les paysans.

Un jour que je lui faisais visite, madame Airiau me dit que son mari irait faire, dans trois mois, un voyage d’exploration sur les bords du Tigre, et qu’il ne demanderait pas mieux que de m’emmener comme son secrétaire particulier.

— Par ce voyage, ajouta-t-elle, vous pourriez former votre esprit et assurer votre avenir. Ne m’en dites rien aujourd’hui. Réfléchissez, consultez vos parents. Après cela, vous donnerez votre réponse à mon mari.

Calmann-Lévy (p. 285-295).

XXVI

LA DOULEUR DE PHILIPPINE GOBELIN

Le soleil de thermidor répandait ses nappes de flamme sur les quais, la rivière et les jardins. J’entrai au Louvre avec une familiarité respectueuse. Une fraîcheur humide baignait les salles désertes de la sculpture antique.

Devant ces restes d’un art sans égal, auprès duquel tout est misère et difformité, je fus saisi d’enthousiasme et de désespoir. Abîmé sur une banquette devant l’Arès Ludovisi, j’éprouvais une ardeur de vivre et de mourir, un mal délicieux, une tristesse infinie, une ivresse d’horreur et de beauté ; je sentais, en même temps, un désir insensé de tout voir, de tout savoir, de tout connaître, de tout devenir et en même temps l’envie de ne plus penser, l’ivresse de ne plus sentir, le charme de ne plus être.

Je me remis à errer dans les galeries peuplées de statues, parmi ces formes naturelles et savantes, qui expriment, autant que l’harmonie des corps, l’harmonie des mondes, et nous révèlent tout ce que nous pouvons concevoir de l’Univers. Peu à peu, sous cette influence d’un art qui est beauté et raison, je me pénétrai d’idées claires et de pensées sereines. Je me promis de regarder d’un œil tranquille la vie et la mort qui ne sont que les deux aspects de la nature, et se ressemblent comme les deux enfants Éros et Anteros qu’on voit sculptés sur les sarcophages antiques.

Je me rendis ensuite dans les salles assyriennes. Et devant les taureaux ailés, à face humaine, du palais de Sargon, je résolus de partir avec l’ingénieur Airiau pour ces pays vers lesquels m’entraînaient l’espoir de faire ma fortune, une curiosité généreuse et des raisons très diverses, parmi lesquelles le désir de voir le tombeau de Zobéïde n’était peut-être pas la plus faible.

Je crois, sans être sûr, je crois que l’influence de madame Airiau agit d’une façon prépondérante sur ma détermination. C’est elle qui m’avait engagé dans cette entreprise. Ses yeux de violette, sa beauté composée, sa tête exquise avaient exercé un charme sur ma jeunesse. Elle m’attirait. En partant, je m’éloignais d’elle qui restait à Paris, et je partais pour ses beaux yeux dont je perdais ainsi la vue. C’est là un des traits de mon génie.

Mes parents s’inquiétaient pour moi d’un long voyage, plein de fatigues et de périls. Mais considérant l’encombrement des carrières, et respectant ma liberté, ils ne s’opposaient pas à mon entreprise qui leur semblait hardie. Ma mère, quand je lui parlais de ce voyage, me souriait, les yeux gonflés de larmes.

Les rues de Paris, à l’approche de la nouvelle année, ressemblaient à des rangées de gigantesques boîtes de bonbons et de jouets, de fruits confits, de bijouterie et de maroquinerie, que les brumes et les frimas enveloppaient comme d’ouate et de toile d’emballage.

J’allai faire mes adieux à mon pauvre parrain que j’avais beaucoup négligé depuis un an. Je le trouvai assis dans son fauteuil, diminué, la tête grosse comme le poing, les jambes enflées, avec un air inusité de tristesse, très grièvement atteint de la maladie de cœur dont il devait mourir. Secouant une revue de paléontologie :

— Ils ne croient pas à l’homme fossile, me dit-il.

Un rire douloureux secouait ses breloques sur son ventre qui avait fondu.

Madame Danquin tout à fait impotente, assise de l’autre côté de la cheminée, dans un fauteuil, entre ses deux béquilles, gardait sa gaîté constitutionnelle. Elle me parla de toute cette jeunesse à laquelle elle s’intéressait : les jeunes Bondois, Edmée Girey, Élise Guerrier qu’elle se plaignait de ne plus revoir. Elle m’annonça une grande nouvelle, le mariage de Madeleine Delarche qui épousait le docteur Renaudin un peu trop âgé pour elle, peut-être, fils de ses œuvres, sans fortune, mais appelé à un grand avenir.

— Madeleine, me dit-elle, est jolie, distinguée ; vous l’appeliez l’amour sacré à cause de ses yeux rêveurs et de sa taille élancée. Elle a une très jolie dot.

Madame Danquin se recueillit un moment et reprit d’un ton pénétré :

— Nous ne sommes pas d’accord, mon mari et moi, sur le cadeau de noce que nous devons faire à Madeleine ; mon mari voudrait lui donner un service à café en argent. Je crois qu’une paire de girandoles seraient très convenables dans le salon d’un docteur. Il faut un peu éblouir la clientèle… Madame Delarche avait d’autres vues pour sa fille, mais comme elle me le disait si raisonnablement : « Les enfants doivent se marier pour eux et non pour leurs parents… »

On s’embrassa.

— Pierre, me dit avec un reste d’ardeur mon pauvre parrain, si tu trouves du préhistorique sur les bords de l’Euphrate, pense à moi.

Peu de jours après les fêtes du jour de l’an, j’allai prendre congé des dames Gobelin, qui demeuraient dans les combles d’une haute maison de la rue du Bac, sous une cage de verre bleu qu’un photographe occupait sur le toit. La maison très vaste regorgeait d’industries. Des magasins de thé, de vases de Chine et d’étoffes d’Orient parfumaient le rez-de-chaussée et l’entresol. À chaque étage, des plaques de cuivre vissées sur l’huis désignaient les arts et métiers qui s’exerçaient derrière ces portes. Au premier, on lisait : Mademoiselle Eugénie, modes ; au deuxième, Héricourt, médecin-dentiste ; au troisième, Madame Hubert, corsets ; au quatrième, une carte clouée par quatre pointes portait cette inscription : l’Enfant de Marie, revue hebdomadaire. Les dames Gobelin habitaient au-dessus. Je trouvai Philippine longue et dégingandée comme de coutume, les cheveux fades, les yeux petits, la bouche grande, grise de tristesse. Sa mère, toute blanche, les yeux lavés, ses joues de papier de soie toutes chiffonnées, n’avait plus d’âge. Les deux femmes coloriaient des photographies d’enfants. J’annonçai mon départ. Madame Gobelin me dit que les Danquin l’en avaient déjà informée. Philippine, les lèvres pincées, ne dit rien ; il me sembla qu’elle était blessée de ne pas l’avoir appris la première, et je lui sus gré du reproche que je croyais lire dans ses yeux.

Je pensai effacer cette impression par des marques d’intérêt, lui demandai si elle n’enverrait pas un cadre de miniatures au Salon, et promis de lui expédier de Bagdad quelques-unes de ces aquarelles persanes qu’elle aimait.

Elle s’anima et farda sa tristesse d’une gaîté criarde.

Sa mère me montra une belle azalée posée sur le piano.

— Voyez, me dit-elle, ce que ce bon Monsieur Danquin, qui, d’ordinaire, ne chôme pas les saints, lui a envoyé pour l’anniversaire de sa naissance.

Et, regardant sa fille avec une tendresse inquiète, elle ajouta :

— Philippine est née un 20 janvier, et il n’y a pas encore assez longtemps de cela pour qu’on ne puisse célébrer son jour natal.

— Oui, dit Philippine, je suis née le 20 janvier, sous le signe infortuné du Verseau.

Et, prenant un ton de diseuse de bonne aventure :

— Les personnes qui sont nées sous ce signe oublient en sortant leur parapluie quand il va pleuvoir. Chaque fois qu’elles mettent un chapeau neuf, passant dans une rue, sous une fenêtre garnie de pots de fleurs qu’on arrose, elles reçoivent une potée d’eau sur la tête. Et, s’il fait du vent, elles reçoivent aussi le pot de fleurs. Elles sont souvent enrhumées.

— Grande folle ! soupira Madame Gobelin.

Philippine fit encore quelques bouffonneries, mais on voyait qu’elle avait envie de pleurer. Je pensai que mon départ lui causait ce profond chagrin qu’elle ne pouvait cacher et il me fallut bien en conclure qu’elle m’aimait. Je ne m’en étais pas encore aperçu ; il m’avait paru, au contraire, qu’elle ne me distinguait pas de tant de bons camarades avec lesquels elle se montrait obligeante et familière. Bien que subite, ma découverte ne m’étonna pas. Tout de suite cet amour me parut vraisemblable, naturel, dans l’ordre des choses. Selon moi, la vive intelligence de Philippine, son goût exquis, sa philosophie devaient l’y porter.

Elle m’en parut, sinon plus jolie, du moins plus agréable. Comme la conversation languissait, j’imaginai qu’au moment des adieux, elle me dirait à l’oreille : « Ne partez pas », que je lui répondrais : « Eh bien ! Philippine, je reste » et que la joie que je verrais alors briller sur son visage me comblerait de bonheur. Et qui sait ? Peut-être la joie embellirait-elle cette aimable fille. « Elle est changeante », pensais-je.

Je me levai pour prendre congé. Voyant que le poêle était près de s’éteindre, Philippine courut en jurant et maugréant le ranimer. Elle tenait le seau d’une main, le tisonnier de l’autre quand je lui fis des adieux.

— Je vous envie, me dit-elle, d’aller voir des contrées merveilleuses… Si je pouvais, moi aussi, je voyagerais !… Adieu, monsieur Pierre.

Sur le palier, je l’entendis crier en tisonnant :

— Cette rosse de poêle !…

Je descendis l’escalier avec lenteur et songeai sur le seuil de l’enfant de Marie :

« Elle ne m’a rien dit, rien laissé deviner. Sans doute, la présence de sa mère, sa discrétion, sa délicatesse… Je ne puis pourtant pas remonter et m’écrier : « Je reste ! »

Je me rencontrai avec une grosse dame qui allait chez madame Hubert, la corsetière.

« Elle m’intéresse, elle m’inspire de la sympathie, de l’estime, une sorte d’admiration, me disais-je, mais je ne l’aime pas, je ne l’aimerai jamais. Je ne peux songer à l’épouser. Je ne peux lui sacrifier ma vie… »

Mes regards rencontrèrent, sur cette réflexion, l’enseigne du dentiste Héricourt, qui me causa une impression pénible et m’excita à descendre vivement les marches. Une douce odeur d’iris se faisait sentir sur le palier de mademoiselle Eugénie. Là, m’arrêtant un moment, je songeai :

« Non, je ne veux pas que cette jeune fille souffre pour moi, tombe malade, meure peut-être. Je retournerai demain chez elle ; j’épierai le moment de la voir seule, j’amènerai, je provoquerai ses aveux, ou plutôt je les devinerai… Je lui dirai : « Je reste ! » Je l’aurai sauvée et je l’en aimerai chèrement. »

Je goûtais par avance les délices du sacrifice, quand, sur le palier de l’entresol, je rencontrai mademoiselle Élise Guerrier, plus étrange encore que je ne l’avais jamais vue dans le froid qui marbrait ses joues. Plutôt déesse immortelle et bête sauvage que femme. Et lointaine et mystérieuse. Je demeurai, comme à mon habitude, stupide devant elle, et ne trouvai pas un mot à lui dire.

— Vous sortez de chez les dames Gobelin !… Comment avez-vous trouvé Philippine ?

— Mais, assez bien…

— Elle ne vous a rien dit, rien laissé voir ?

— Non…

— Elle a tant d’énergie !…

Je balbutiai :

— Oui, elle a…

— Elle en a bien besoin pour supporter le coup terrible qui la frappe.

— Le… le coup ?

— Le mariage du docteur Renaudin avec cette petite sotte de Delarche.

— Ah ! le mariage du docteur Renaudin…

— La pauvre Philippine ! En réalité, Renaudin ne l’a jamais aimée, mais il le lui a laissé croire. Elle en était folle. Il a épousé la petite Delarche pour sa dot. Elle le rendra malheureux. Mais Philippine en mourra.

Et mademoiselle Guerrier éclata d’un rire sombre en maudissant la folie des femmes.

Calmann-Lévy (p. 296-311).

XXVII

MARIE BAGRATION

Ἤρατο δ’οὐ μάλοις, οὐδὲ ῥόδῳ οὐδὲ κικιννοις…
ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ, Κυκλωψ.


Je ne payais pas de mine, je dansais mal ; dans la conversation, mon naturel m’emportait tantôt aux pensées graves, tantôt aux imaginations burlesques, sans me conduire jamais aux idées faciles, qui plaisent ; je me tenais toujours à quelque extrémité, ou plus bête ou plus intelligent que les autres et, dans les deux cas, également insupportable ; le goût que j’avais des femmes, trop excessif pour être montré, me rendait timide avec elles : autant de raisons de ne pas réussir dans le monde. Je voyais bien que dans plusieurs maisons où j’avais été présenté on ne m’invitait plus. Il y avait pourtant un salon où je ne semblais pas trop déplaire : c’était celui de madame Airiau, femme de l’ingénieur que je devais accompagner dans un de ses voyages d’exploration en Asie. Elle recevait en son riche appartement de la place Vendôme des artistes, des hommes de science, des hommes d’affaires et des femmes de diverses qualités, que rehaussaient toutes l’éclat des bijoux et la majesté de la crinoline. Je crois qu’il y venait beaucoup de juifs ; mais on n’y faisait pas attention, tant alors il y avait peu d’antisémitisme en France. Que dis-je ? On considérait les juifs pour avoir rempli, avec les Fould et les Péreire, les plus hauts emplois dans le gouvernement de juillet et au début de l’Empire. On recevait dans ce salon des étrangers, Turcs, Autrichiens, Allemands, Anglais, Espagnols, Italiens, et personne n’y trouvait à redire. Paris était, sous Napoléon III, l’auberge du monde. On y traitait avec une cordiale magnificence les hôtes venus de tous les pays du monde. Rien n’y annonçait la xénophobie qui plus tard assombrit la troisième république, ces haines, ces soupçons, fruits empoisonnés de la défaite, que la victoire, après cinquante ans, multiplia et qui, maintenant, ne périront jamais. Ce qui me plaisait le mieux dans le salon de madame Airiau, c’était madame Airiau, jolie sans éclat, mince, fine, causant bien, et qui m’avait témoigné de la sympathie. Or, un soir où j’allai chez elle, je trouvai, parmi quelques familiers de la maison, turcs, pour la plupart, une dame que je ne connaissais pas et à qui madame Airiau me présenta, la princesse Marie Bagration. Je la vis à peine, mes yeux étaient troublés ; je ne pus dire un mot. Je me sentis tout à coup le plus misérable des hommes. J’avais perdu en un moment l’usage de mes sens, toutes mes facultés, la possession de moi-même, la raison, à cause d’une femme dont je me sentais aussi éloigné que je pouvais l’être d’aucune autre créature humaine. Assez prompt d’ordinaire à saisir le détail d’une toilette, je vis seulement qu’elle était habillée de blanc et portait un collier de perles, qu’elle avait les bras nus, mais cela même ne m’était pas distinct. Son éclat, très doux, me la voilait. Peu à peu, je vis qu’elle avait les cheveux châtains assez foncés, les yeux noirs et or, le teint égal, et qu’elle était grande, d’une forme dégagée et pleine. Je frissonnai en entendant sa voix qui me caressait et me déchirait délicieusement, une voix étrange, un peu barbare et qui chantait. Je ne sais combien je fus de temps sans pouvoir parler. Le salon s’était rempli à mon insu. Je me trouvai à côté d’un monsieur Milsent qui me plaisait assez et avec qui j’étais en confiance. Il me serait impossible de dire quels sujets il toucha d’abord et comment il en vint à parler de la princesse Bagration ; la suite de la conversation, par contre, m’est restée présente. Apprenant que je n’avais jamais entendu parler d’elle, il m’en montra sa surprise. Pour lui, il n’en savait que ce que tout le monde en disait et qu’il résuma.

— C’est une princesse russe, séparée de son mari toujours en voyage. Elle vit, me dit-il, à Paris avec sa mère, qui boit de l’éther et que personne n’a vue. On leur croit de la fortune, mais on doute qu’ils soient de vrais Bagration. La princesse fait de la sculpture. Sa vie est mystérieuse. Comment la trouvez-vous ?

Je ne pus répondre. M. Milsent reprit :

— Eh bien, puisque vous êtes présenté, allez la voir. Elle reçoit tous les jours dans son atelier de la rue Basse-du-Rempart, à partir de cinq heures. On y voit des figures très intéressantes : Tourguenef, monsieur et madame Viardot, le pianiste Alexandre Max et des femmes curieuses.

Je me promis de ne pas aller la voir, j’en fis le serment ; mais je savais bien que j’irais et déjà la rue Basse-du-Rempart était le but où je tendais.

Quand la princesse prit du thé, je m’approchai d’elle ; je la voyais toujours dans un nimbe et pourtant avec cette fermeté de lignes qui était son principal caractère ; ses mouvements étaient larges, libres et plus rythmés et plus musicaux que ceux des autres femmes. Ce qui me frappait d’une sorte d’effroi, c’était l’air d’indifférence imprimé sur ses traits, c’était ce beau visage fermé comme un tombeau. S’il m’avait fallu définir alors le sentiment que j’éprouvais pour cette femme, je crois que j’aurais dit : c’est la haine, mais une haine désarmée, tranquille et belle comme son objet. Elle partit de bonne heure. J’éprouvai à son départ l’impression que je n’en étais pas séparé et que désormais, où qu’elle fût, elle serait près de moi.

Et maintenant, en vérité, je la voyais plus distinctement que je n’avais pu le faire en sa présence. Je retrouvais tout d’elle : son petit front, qui rejoignait la racine du nez par une ligne presque droite, les disques des prunelles où nageait l’or fondu dans un ciel presque noir, les narines fières comme des ailes, les lèvres entr’ouvertes, rapprochant leurs deux arcs rouges pour le plus beau des baisers solitaires, le cou puissant et blanc, les seins écartés sur une poitrine large. Oui, je la haïssais pour avoir pris ma vie sans le savoir, pour ne rien me donner à la place qu’un fantôme, car je n’eus pas un moment l’illusion que je pourrais être quelque chose pour elle ; je sentais alors près des femmes une timidité dont je devais être long à me guérir ; mais ce n’était pas, devant celle-là, de la timidité que j’éprouvais, c’était de l’effroi, de l’épouvante, une horreur sacrée. Madame Airiau, quand je pris congé d’elle, me dit avec aigreur :

— Au revoir, monsieur. Et revenez-moi avec une autre figure.

Je m’aperçus alors que mon mal était plus grand que je ne croyais, que je le laissais paraître et portais en public les signes de mon égarement. J’étais accablé. Je le fus encore plus quand, en entrant dans ma chambre, qui n’était pas belle mais que j’aimais, je fus rempli de dégoût. Tout ce qui n’était pas elle m’était insipide ou odieux et je ne savais où loger le fantôme que j’avais rapporté.

Le lendemain matin, je le retrouvai, ce fantôme.

J’allai à la Bibliothèque Nationale et demandai les livres qui m’étaient nécessaires. J’avais à écrire une notice sur Paolo Ucello. Incapable de réflexion, sans empire sur mon intelligence, je m’acquittai de ma tâche convenablement, et connus ainsi que pour réussir un travail d’esprit, une application machinale, quand on a des dispositions naturelles, suffit et que, le plus souvent, c’est par une lâche paresse qu’on attend l’inspiration. Nous étions le 6 mai ; je fixai au 14 ma visite à l’atelier de la rue Basse-du-Rempart. En attendant, mon obsession se fit de jour en jour plus apaisée et plus aimable. Je sentis que j’avais tort de revoir celle qui m’avait laissé son ombre, mais je ne revins pas sur mon propos. Le 14 mai, je fis ma toilette avec un soin singulier et choisis ma plus fraîche cravate. J’avais deux épingles : l’une figurait une fleur d’émail mi-close entre deux feuilles d’or, l’autre était faite d’une médaille d’Alexandre en argent, avec la tête de Jupiter-Ammon. Je préférai la médaille comme d’un art plus grand. Me rappelant mon silence et ma gaucherie quand je fus présenté à la princesse Bagration, je pensais qu’elle refuserait de me recevoir. Mais qu’importait ? Je n’avais rien à craindre, n’ayant rien à espérer.

La maison était basse, un petit escalier conduisait, en trois étages, à l’atelier. J’entrai. Elle me reçut comme si elle m’avait toujours connu, et, sans quitter l’ébauchoir, s’excusa de tendre une main pleine de glaise. Elle était vêtue d’une blouse grise qui tombait droit. Cette blouse était une révélation précieuse et surprenante à une époque où les femmes ne s’habillaient pas dans leur forme et superposaient à leur structure naturelle un édifice de couturière. On ne peut concevoir aujourd’hui la gloire que donnait à une femme comme Marie Bagration, cette enveloppe grossière qui l’emportait dans ses voiles, loin de la vulgarité mondaine, vers la région bienheureuse des nymphes et des déesses. Sa chair n’était plus dorée, comme je l’avais vue, par la lumière des bougies et des lampes ; mais le jour de l’atelier, venu du plafond, coulait sans s’interrompre sur le front et sur le nez qui étaient sur le même plan et le visage en recevait une pureté divine. Elle terminait le buste de M. Viardot qui était vieux et posait à demi assoupi. Les pas qu’elle faisait en s’éloignant de son œuvre pour en juger et en s’en rapprochant pour y travailler étaient assez courts et dénotaient une myopie légère. Il me sembla que son modelé avait de la vigueur et une certaine brutalité. L’atelier était encombré de plâtres, de vieilles icones ; des étoffes persanes y étaient jetées négligemment. M. Viardot, que j’avais déjà vu plusieurs fois, n’était pas seul avec elle. Trois hommes, l’un jeune, les deux autres vieux, étaient assis sur des divans dans un amoncellement de coussins. Je ne sus d’abord qui ils étaient, car la maîtresse de la maison ne présentait personne. Ils fumaient des cigarettes et parlaient à peine. Il y avait une vingtaine de minutes que j’étais là quand Marie Bagration s’adressant à un grand jeune homme blond :

— Cyrille, dit-elle, jouez-moi quelque chose.

Il se mit au piano et joua avec une prodigieuse virtuosité. J’eus l’humiliation de ne pas savoir ce qu’il jouait. Je lus sur la partition : Chopin, scherzo. Je regardais les mouvements de cette femme qui étaient pour moi la plus belle musique du monde.

Quand il lui fut permis de quitter la pose et pendant que Marie Bagration étendait un linge mouillé sur le buste, M. Viardot se secoua et sortit peu à peu de son engourdissement. C’était un grand amateur d’art, qui avait publié des livres estimés sur la peinture espagnole. C’était aussi un excellent homme. Il me félicita avec bonté de collaborer à un grand ouvrage sur les peintres. Époux de la plus parfaite chanteuse de son temps, il félicita Cyrille Balachow de son jeu ardent et passionné. C’est par lui que j’appris le nom du jeune virtuose. J’étais dans un monde nouveau, dont je ne savais rien. Je pris congé sans avoir échangé deux mots avec Marie Bagration.

Je ne la connaissais pas et peut-être que je ne désirais pas la connaître. Plus sage que je ne semblerai à ceux qui liront cette histoire, plus sage que je ne pensais moi-même, j’avais percé le secret d’Éros, j’avais appris que l’amour pur s’affranchit de toute sympathie, de toute estime et de toute amitié ; qu’il vit de désir et se nourrit de mensonges. On n’aime vraiment que ce qu’on ne connaît pas. Par quelle voie avais-je atteint cette vérité inaccessible ? J’avais tout ce qu’on peut atteindre de l’amour : un fantôme. Je promenais mon fantôme dans les bois de Meudon et de Saint-Cloud. Et j’étais heureux.

Je fis une visite à madame Airiau qui m’accueillit presque aussi affectueusement qu’à l’ordinaire, mais elle ne parla pas de la princesse Bagration. M. Milsent, que je trouvai chez elle, profita d’un moment où nous n’étions pas observés pour me demander si j’allais à l’atelier de la rue Basse-du-Rempart. Je lui répondis qu’oui ; mais rarement.

— Elle ne sait pas recevoir, reprit-il, c’est une sauvage…

Mes visites à la rue Basse-du-Rempart se suivaient sans diversité. Toujours, en franchissant le seuil de l’atelier, je me semblais transporté dans une autre planète. Une fois, je trouvai Marie Bagration seule, debout devant sa selle et caressant du doigt une petite figure de femme nue. Je voulus lui parler de son art, et, en tâchant d’éviter les louanges banales, je la félicitai d’une fermeté d’accent qui n’est pas ordinaire aux femmes. Elle ne parut pas mécontente de ce que je disais, mais elle laissa tomber la conversation. Je crus la soutenir en parlant de l’art grec pour lequel j’avais une admiration éperdue. Elle ne me suivit pas dans ces lointains domaines, et la conversation tomba cette fois pour ne plus se relever. Laissant l’ouvrière travailler en paix, je me tus. Après vingt minutes de silence, me montrant un livre broché qui traînait sur un divan, elle me dit de lui lire l’endroit qu’elle avait corné. C’était un tome d’une très vulgaire édition de Platon, traduit en français par quelque professeur. La corne était mise à ce passage du Banquet, que je lus à haute voix :

« Quoiqu’il se soit fait dans le monde beaucoup de belles actions, il n’en est qu’un petit nombre qui aient racheté des enfers ceux qui y étaient descendus ; mais celle d’Alceste a paru si belle aux hommes et aux dieux que ceux-ci, charmés de son courage, la rappelèrent à la vie. Tant il est vrai qu’un amour noble et généreux se fait estimer des dieux mêmes !

» Ils n’ont pas ainsi traité Orphée, fils d’Œagre. Ils l’ont renvoyé des enfers, sans lui accorder ce qu’il demandait. Au lieu de lui rendre sa femme, qu’il venait chercher, ils ne lui en ont montré que le fantôme, parce qu’il avait manqué de courage, comme un musicien qu’il était. Plutôt que d’imiter Alceste, et de mourir pour ce qu’il aimait, il s’était ingénié à descendre vivant aux enfers. Ainsi les dieux indignés l’ont puni de sa lâcheté en le faisant périr par la main des femmes. »

Elle avait entendu ma lecture avec cette impassibilité qu’elle portait en toutes choses. Mais, à la dernière phrase, elle m’interrompit et fit cette réflexion :

— Platon savait donc que les femmes sont plus courageuses que les hommes. Alors, pourquoi, dans le Banquet, appuie-t-il sa théorie de l’amour sur l’idée contraire ?

Elle me fit continuer la lecture. Au bout d’un quart d’heure, vint une dame russe qui s’appelait, comme je le sus bientôt, Nathalie Schérer. Elles s’embrassèrent et se traitèrent avec familiarité. Nathalie pouvait avoir trente-cinq ans ; elle était taillée en force, superbe de corps ; sa face camuse, ses pommettes saillantes lui donnaient quelque chose de la beauté hardie des faunes.

Six mois je fréquentai la maison de Marie Bagration sans faire le moindre progrès dans l’intimité de celle qui me recevait, sans même m’habituer à sa beauté que son éclat même me voilait. Mais cette femme, qui m’était si étrangère, quand je l’approchais, me devenait familière dès que j’étais hors de sa présence. Quand je pouvais m’échapper et fuir dans les bois qui entourent Versailles, je l’emmenais avec moi. Je puis le dire, car c’est bien vrai. Et enlacés l’un à l’autre, nous suivions les chemins secrets, ivres de joie et de douleur.

Un matin, je lus dans un journal :

« La princesse Marie Bagration est morte hier à minuit dans son domicile, rue Basse-du-Rempart. »

Le journal n’en disait pas davantage. Je connaissais trop peu celle qui s’en était allée pour pleurer sa perte, mais j’étais anéanti. C’était un écroulement, c’était la terre qui s’entr’ouvrait, engloutissant mon trésor, détruisant ce qui était pour moi toute la beauté du monde.

Je courus chez M. Viardot. Je le trouvai avec Cyrille Balachow, le pianiste.

— Cette mort ? m’écriai-je.

La voix de Cyrille fit écho :

— Cette mort !

— Marie Bagration s’est suicidée, dit Viardot, et d’une manière peu habituelle aux femmes. Le matin, on la trouva étendue sur son lit en robe blanche, son collier de perles au cou, la tempe droite percée d’une balle et son revolver à la main.

Je demandai si l’on savait les raisons de cet acte.

— Sa mère est folle, dit Viardot ; son père, le général Bagration, s’est suicidé. Il y a certainement une cause déterminante. Mais je ne la connais pas.

Cyrille agita longtemps ses longues mains. Puis :

— Le public lui prêtait de nombreuses et diverses amours. Chose étrange, ceux qui comme moi la fréquentaient assidûment ne lui ont pas connu d’amant. Mais cela ne veut rien dire. Allons lui dire adieu.

L’atelier du sculpteur était transformé en chambre ardente. Elle y reposait sur un lit, une petite tache ronde marquée sur sa tempe. La flamme vacillante des cierges animait son visage. Seule, sa pâleur tragique annonçait la mort. On retrouvait sur ses traits l’impassibilité qu’elle avait constamment montrée de son vivant, peut-être parce qu’elle regardait, à l’exemple des anciens, l’expression comme l’ennemie de la beauté. On l’avait habillée d’une robe blanche montante. Sa mère, assise près d’elle, maigre, échevelée, jetait des regards de sorcière. Les amis venaient en petites troupes et s’éloignaient lentement.

Calmann-Lévy (p. 312-325).

XXVIII

« N’ÉCRIS PAS »

Depuis deux ans environ, M. Dubois ne venait plus qu’entre de longs intervalles de temps dans notre maison, qu’auparavant il fréquentait assidûment ; il ne semblait plus s’y plaire. Pendant ses courtes visites, il ne taquinait plus ma mère sur des points de morale ou de foi. Ces propos d’une sévère élégance, ces discours nourris et pleins de choses, qu’il prodiguait naguère à un enfant, il en était avare, maintenant que j’eusse pu mieux les goûter. Était-il las de penser ou de parler ? Son grand âge commençait-il à lui peser ? On ne s’en apercevait pas ; il n’avait pas changé et semblait immuable. Peut-être que, ne retrouvant pas en moi la cire molle où il imprimait sa pensée, il n’était pas flatté de communiquer ses idées à un grand dadais qui y opposait les siennes et quelquefois avec peu de mesure et pas assez de déférence. Cependant, un après-midi d’automne, nous entendîmes résonner son coup de sonnette impérieux et bref. M. Dubois entra. De grandes lunettes d’un bleu sombre lui cachaient les yeux. Il s’assit dans un fauteuil, ramena sur ses jambes les pans de sa longue redingote vert-bouteille et parla aussi magnifiquement qu’autrefois ; de sa bouche abondèrent « les paroles divines, comme en hiver la neige au sommet des collines ».

« Je pense, dit-il entre autres choses dignes d’être retenues, je pense, mon ami, que l’idée de progrès doit t’être familière. Aujourd’hui, elle est universellement répandue, et l’on pourrait s’étonner que cette idée ait prévalu dans une génération qui, par sa qualité inférieure, en prouverait moins qu’une autre la vérité. Mais le sentiment religieux, en s’affaiblissant de nos jours, a laissé se substituer insensiblement à l’idée de stabilité que commande le dogme, celle d’un progrès indéfini dans la liberté. Cette idée flatte les hommes et c’est assez pour qu’ils la croient vraie. Toutes les idées acceptées unanimement par eux sont celles qui caressent leur vanité ou répondent à leurs espérances, les idées consolantes ; et il importe peu qu’elles soient fondées ou non. Voyons donc un peu le progrès dont tes contemporains ont la bouche pleine. Que faut-il entendre par ce mot ? Si nous le définissons en bon grammairien, nous dirons que c’est une augmentation en bien ou en mal, autant que nous pouvons discerner le bien du mal ; et ainsi, nous représentons la marche même de l’humanité. Mais si, comme on fait en ce temps où on ne sait plus ni penser ni parler, nous disons que c’est le mouvement de l’humanité qui se perfectionne sans cesse, nous disons quelque chose qui ne correspond pas à la réalité. On n’observe pas ce mouvement dans l’Histoire, qui ne nous retrace qu’une suite de catastrophes et des progressions toujours suivies de régressions. Les premiers hommes furent sans arts et misérables, sans doute, mais les progrès de leur postérité dans l’industrie amenèrent autant de maux que de biens et multiplièrent les souffrances et les misères de notre espèce en même temps que sa puissance et son bien-être. Regardons les plus anciens peuples qui aient laissé des monuments de leur génie et comparons-les à nous. Bâtissons-nous mieux que les Égyptiens ? En quoi sommes-nous supérieurs aux Grecs ? Je ne tais point leurs vices et leurs défauts. Ils furent souvent injustes et cruels. Ils s’épuisèrent dans des guerres fratricides. Mais nous ?… Nos philosophes sont-ils plus sages que ne furent les leurs et voit-on en France ou en Allemagne un penseur plus profond qu’Héraclite d’Éphèse ? Faisons-nous de plus belles statues et des temples plus sereins qu’ils n’en firent ? Qui oserait prétendre qu’il a paru dans les temps modernes un poème plus beau que l’Iliade ? Nous sommes avides de spectacles : les nôtres égalent-ils en beauté une trilogie de Sophocle représentée sur le théâtre d’Athènes ? Parlerons-nous des idées morales ? Il faut remonter aux mystères d’Éleusis pour rencontrer les plus hautes conceptions que notre race ait eues de la mort. Venons-en à l’organisation et à la police des peuples. Un puissant effort fut tenté à cet égard. Ce fut quand Auguste ferma les portes de Janus et éleva dans Rome l’autel de la paix, et lorsque l’immense majesté de la paix romaine enveloppait le monde. Mais Rome périt. Le monde est, depuis sa chute, livré aux barbares, qui, même encore aujourd’hui, loin de songer à reprendre l’œuvre de César et d’Auguste, en condamnent l’idée, de peur d’y trouver un obstacle à contenter leur rage de meurtre et de pillage. Et nul homme, dans tous ces peuples ennemis, nul homme ne pense à l’institution qui garantirait la tranquillité universelle, à l’établissement de puissantes amphictyonies, qui dominant sur les États, les contiendraient dans le droit ; et s’il se trouvait un citoyen pour appeler de ses vœux cette nouveauté qui serait le salut de l’humanité, il serait honni par les honnêtes gens de sa patrie et de toutes les patries pour vouloir ôter aux patriotes leur privilège le plus cher, celui du meurtre pour la proie. Et cette unanimité des peuples dans la haine et l’envie montre assez vers quelle sorte de progrès ils se précipitent.

» En science, nous dépassons de beaucoup les anciens, je ne fais pas de difficulté de le reconnaître. Les sciences se constituent par l’apport des générations. Il fallut plus de génie pour les constituer, comme ont fait les Grecs, que pour les mener au degré d’étonnante perfection où nous les avons poussées. Mais l’Histoire montre que cet apport des générations n’est pas continu. On sait des époques où toute culture a péri dans de vastes contrées. Et alors même qu’en des périodes heureuses les générations ont ajouté successivement leur part à l’achèvement des sciences, il ne paraît pas que l’avancement des connaissances et la multiplicité des inventions aient beaucoup amélioré les mœurs. Et ce qui, à mon sens, est le plus désespérant, c’est de voir que, quand une science apporte, en se perfectionnant, une connaissance nouvelle et certaine des choses, quand l’astronomie, par exemple, nous révèle la structure de l’univers, les hommes cultivés ne sachent pas hausser leur intelligence jusqu’à refuser leur créance à tout ce qui ne s’accorde pas avec cette nouvelle idée de l’univers qui leur est imposée. Mais non, ils conservent leurs antiques erreurs, dont la fausseté est démontrée, faisant preuve ainsi d’une désolante stupidité ! Vantez le progrès, messieurs, enorgueillissez-vous de votre aptitude croissante à la perfection, glorifiez-vous, marchez en chantant vos louanges, jusqu’à ce que vous fassiez la culbute. »

M. Dubois, ayant quitté ce sujet, tira de sa poche un petit volume in-18, qui fait partie de la jolie collection des poètes grecs, publiée au commencement du XIXe siècle par Boissonade. C’était un des tomes d’Euripide. Il l’ouvrit à l’endroit d’Hippolyte et lut les paroles de la nourrice. Il les lut en français, soit par égard pour ma mère qui était présente, soit plutôt qu’il eût en grande défiance la science grecque telle que l’enseignait l’Université du second Empire.

« La vie des hommes est tout entière douloureuse, et il n’est pas de trêve à leurs souffrances. Mais s’il est quelque chose de plus précieux que cette vie, une nuée obscure l’enveloppe et la cache à nos yeux, et nous nous sommes follement épris de cette vie qui brille sur la terre, parce que nous n’en connaissons pas d’autre, que nous ne savons pas ce qui se passe aux Enfers, et que nous sommes abusés par des fables. »

M. Dubois relut ce passage :

« Nous nous sommes follement épris de cette vie, qui brille sur la terre, parce que nous n’en connaissons pas d’autre, que nous ne savons pas ce qui se passe aux Enfers, et que nous sommes abusés par des fables. »

« Euripide, dit-il ensuite, qui était un profond philosophe, a prêté, et peut-être un peu trop libéralement, sa sagesse à la vieille nourrice de la reine. Il a raison de dire que les hommes sont attachés à cette vie, pour mauvaise qu’elle est, et il n’a pas tort de dire que les fables que l’on sème sur les choses de l’autre monde effraient. Mais moi, qui ne crains pas les Enfers et qui ne me laisse pas abuser par des fables, je doute s’il ne me reste pas quelque attachement pour cette vie qui brille sur la terre, et où je n’ai pas goûté, en plus de trois quarts de siècle, un seul jour de bonheur. Entends cela, mon ami : bien que le sort m’ait épargné les grands maux dont il est prodigue à tant de mortels, bien que je n’aie éprouvé ni maladie cruelle, ni deuils qui condamnent la nature, je ne voudrais pas recommencer un seul jour de ma vie. Et pourtant, te dis-je, je doute si je n’attends pas, contre toute raison, quelque bien, quelque agrément de cette vie dont j’ai dépassé le terme ordinaire. En cela, je suis homme. On aime la vie. Et il me faut reconnaître, sinon par expérience personnelle, du moins par raisonnement, que cette chienne de vie (le mot est de madame de Sévigné) a quelquefois du bon, bien que je ne m’en sois pas aperçu. Elle a du bon, puisque, ne connaissant qu’elle, c’est d’elle que nous vient l’idée du bien comme l’idée du mal. Mais l’aptitude au bonheur n’est pas égale pour tous les hommes. Elle est plus forte, autant qu’il me semble, chez les médiocres que chez les hommes supérieurs et chez les imbéciles. Il faut souhaiter aux êtres qu’on aime la médiocrité de l’esprit et du cœur, la médiocrité de la condition, toutes les médiocrités. »

Ayant décoché ce trait avec son impassibilité habituelle, M. Dubois tira de sa poche son grand foulard rouge de priseur et le porta à ses lèvres ; puis, pendant qu’il en tenait un coin entre ses dents, il le tordait en corde de ses deux mains, à peu près comme faisait le vieux Chateaubriand, à l’Abbaye-au-Bois, quand on voulait l’associer aux louanges données à un jeune poète, selon le témoignage produit par M. Herriot dans son histoire de madame Récamier. M. Dubois resta longtemps dans cette attitude, remit son mouchoir dans sa poche et me demanda ce qu’était devenue cette publication sur les peintres, à laquelle je collaborais, croyait-il, et dont on n’entendait plus parler.

Je répondis la vérité, qui était que notre histoire générale des peintres n’avait pas trouvé la fortune qu’on espérait pour elle et qu’il avait fallu l’interrompre dès ses commencements. J’ajoutai que j’y avais perdu un emploi agréable et singulièrement utile, et que, maintenant, je collaborais à un grand dictionnaire d’antiquités ; mais que la tâche était plus difficile et moins bien payée.

— S’occuper à de tels travaux, me répondit-il, rédiger des notices sur les artistes anciens et des articles sur des sujets d’archéologie, fort bien. C’est une tâche qui ne nourrit pas son homme, mais qui, à cela près, est sans inconvénient pour celui qui l’entreprend, à condition qu’il y soit apte. Une bonne compilation ne compromet pas celui qui la mène à bien et même peut lui valoir quelque honneur, sans lui faire courir beaucoup de dangers. Il n’en est pas de même, mon ami, de toute œuvre littéraire où l’auteur met la marque de son esprit, se signale, se révèle, se répand, enfin cherche à marquer dans la poésie, dans le roman, dans la philosophie ou l’histoire. C’est une aventure qu’il ne faut pas tenter si l’on a souci de sa tranquillité et de son indépendance. Publier un livre original, c’est courir un terrible péril. Crois-moi, mon ami : cache ton esprit. N’écris pas. Si tu publies un livre trop faible pour être remarqué et te tirer de l’obscurité, ce qui est le plus probable, car le talent est très rare, rends grâce aux dieux : tu évites ton malheur, tu risques tout au plus de te rendre ridicule dans l’intimité. Ce n’est pas terrible. Mais si, par impossible, tu as assez de talent pour être remarqué, pour acquérir la célébrité (je ne parle pas de la gloire), si on te renomme, adieu tranquillité, quiétude, paix, adieu repos, le plus cher des biens. La meute des envieux ne cessera d’aboyer à tes chausses ; l’innombrable armée des sans-talents, qui remplit les salles de théâtre et les bureaux de rédaction des journaux, épieront toutes tes actions dont ils feront des crimes, ils t’abreuveront d’outrages. Ils publieront sur toi mille et mille calomnies. Et on les croira. On ne croit pas toujours la médisance, parce qu’on ne croit pas toujours la vérité ; on croit toujours la calomnie qui est plus belle. Les journalistes chargés d’informer l’opinion diront que tu as violé ta mère et assassiné ton père, ils diront que tu n’as pas de talent ; tes livres te feront des amis, sans doute, mais ils seront loin de toi, épars, muets ; ils ne feront rien, ils ne diront rien. Tu en éprouveras aussi de grandes douleurs. Ce seront tes livres les plus médiocres qu’ils préféreront. Et quand tu auras écrit des pages hardies et profondes, qui passent le commun des lecteurs, ils ne te suivront pas. Et les jaloux seront toujours là pour t’achever.

» N’écris pas ! »

C’était le monsieur Dubois des anciens jours. C’était monsieur Dubois retrouvé. Même il taquina ma mère et lui exposa l’usage et les avantages des moulins à prières.

Quand il fut parti, ma mère, qui le suivait des yeux dans la cour, dit qu’il allait d’un pas plus ferme et d’une plus belle allure que les jeunes gens d’aujourd’hui. Elle m’embrassa sur le cou et me souffla à l’oreille : « Écris, mon fils, tu auras du talent, et tu feras taire les envieux. »



Le lendemain matin nous apprîmes d’un commissionnaire envoyé par la vieille gouvernante, Clorinde, que M. Dubois était mort. Vingt minutes après avoir reçu cette nouvelle, j’entrai dans l’appartement de la rue Sainte-Anne, que je n’avais vu qu’une fois et qui m’avait laissé un souvenir merveilleux. Dans l’antichambre, Clorinde contait aux visiteurs que monsieur ne se réveillant pas, quand elle lui avait apporté son déjeuner, elle l’appela et le toucha à l’épaule, sans qu’il donnât signe de vie, qu’alors elle courut chercher le médecin qui, s’étant rendu avec elle à la maison, constata le décès, qui remontait à quelques heures.

Elle pleurait abondamment et puait le vin.

Je le vis sur son lit de mort. Son visage, d’un rouge sombre quand il vivait, avait l’air maintenant taillé dans du marbre blanc, il semblait appartenir à un homme robuste et encore dans la force de l’âge. Au-dessus de sa tête, j’aperçus les beaux nus de l’école italienne qu’il avait tant aimés, et cette « Céline », de Gérard, qui a troublé mon adolescence.

Je reportai ma vue sur ce mort d’une beauté terrible. C’était l’homme le plus grand par l’intelligence que j’eusse connu et que je dusse connaître durant ma longue vie, et pourtant j’ai fréquenté des gens qui se sont rendus célèbres par leurs écrits. Mais l’exemple de M. Dubois et de quelques autres, qui, comme lui, n’ont pas laissé d’œuvres, m’a fait soupçonner que les plus grandes valeurs humaines ont pu périr sans laisser de trace. Et faudrait-il être tant surpris que celui qui méprise la gloire soit supérieur à celui qui la conquiert par des paroles flatteuses.

Calmann-Lévy (p. 326-339).

XXIX

LE THÉÂTRE DES MUSES

Le voyage de Bagdad était sans cesse ajourné.

Je me rencontrai chez madame Airiau avec le fils d’un gros industriel, Victor Pellerin, qui aimait passionnément le théâtre, un garçon de vaste corpulence, toujours suant et soufflant, et les yeux hors de la tête, colérique et familier. Ayant obtenu d’une grande compagnie de gaz, je ne sais dans quelles conditions, la jouissance d’une salle très vaste, à Bercy, il y avait établi un théâtre et y donnait des représentations. Ce théâtre avait une scène, des décors, des coulisses et des loges pour les artistes. Il se nommait le Théâtre des Muses, et, si l’on y pratiquait fort peu les arts d’Euterpe et de Terpsichore, on y suivait assidûment les leçons de Thalie et de Melpomène. Son nom était ainsi justifié ; mais trop classique pour un temps où le goût romantique dominait encore, il n’eût pas attiré la foule : faible inconvénient pour un théâtre où l’on allait gratuitement et sur invitation. Pour moi, je trouvais que c’était un bien joli nom. Les acteurs étaient des gens du monde, de jeunes amateurs, camarades de Victor Pellerin. Les actrices étaient des professionnelles, appartenant à l’Odéon ou à d’autres théâtres parisiens, et il y avait parmi elles deux pensionnaires de la Comédie-Française. Pour un très minime cachet, Pellerin trouvait des actrices qui n’étaient pas maladroites et dont il obtenait un excellent travail. Ce gros garçon, en qui se trouvaient réunies toutes les qualités d’un bon directeur de théâtre, possédait éminemment la première de toutes, qui est la parcimonie. Il faut dire qu’elle lui était bien nécessaire ; car son théâtre, qui ne lui rapportait rien, lui coûtait fort cher. Et ses ressources de fils de famille y suffisaient à grand’peine. Je demande s’il est un autre art où il aurait trouvé à si peu de frais des concours si précieux.

Une circonstance particulière me fit assister aux répétitions du Théâtre des Muses. J’ai dit que Victor Pellerin était un excellent directeur de théâtre. Il choisissait fort bien ses pièces. Comme chaque ouvrage ne devait être joué que trois fois, il n’était pas tenu de suivre le goût du gros public ; il se souciait seulement de plaire aux connaisseurs ; et il y réussissait assez bien. Quand je le connus, il avait déjà monté, entre autres ouvrages qu’on n’avait pas vus ailleurs, l’Alchimiste de Ben Jonson, le premier Faust de Gœthe, les Sincères de Marivaux. Puis il eut l’idée de jouer Lysistrata, ce qui était alors une idée toute neuve. Songez que je vous parle de temps très anciens. Comme il me savait passionné pour l’art et la littérature de la Grèce antique, il pensa que je pourrais l’aider, par mes conseils, à transporter Aristophane à Paris, et m’invita aux représentations qui avaient lieu le soir. J’y fus assidu, non que je m’y crusse le moins du monde utile, mais parce que je m’y plaisais. Gœthe, amoureux de théâtre, disait qu’une pièce médiocre, faiblement jouée, fait encore un spectacle merveilleux. Je pensais comme cet homme divin. Et mon plaisir commençait aux répétitions, où l’on voit une confusion de mouvements et de paroles se transformer peu à peu en une suite bien ordonnée d’actions intéressantes. Il est beau que des hommes et des femmes, pareils, au fond, à tous les hommes et à toutes les femmes, mais non certes pires, égoïstes, avides, envieux, jaloux et se souhaitant réciproquement tout le mal possible, travaillent cependant avec zèle dans l’intérêt de tous et réalisent, par un effort obstiné, cet heureux ensemble qui les subordonne les uns aux autres. Lysistrata, c’était Marie Neveux, de l’Odéon, notre meilleure comédienne et la plus jolie, blonde par artifice, avec des yeux noirs veloutés. Elle faisait la pluie et le beau temps au Théâtre des Muses.

— Je ne montre de préférence pour aucune de ces demoiselles, disait Victor Pellerin. Si j’en montrais, je ne pourrais plus les conduire.

Parole indigne d’un bon directeur de théâtre comme lui. La vérité c’est qu’il montrait sa préférence pour Marie Neveux et qu’il avait beaucoup de peine à conduire sa petite troupe. De là son air colérique et mécontent, de là ce front toujours plissé et ces yeux qui lui sortaient de la tête. Mais il n’eût montré aucune préférence qu’il eût rencontré encore d’innombrables difficultés dans un métier qui en présente, à tout moment, de toutes sortes, et qu’il aimait pour cela même et aussi pour y montrer des préférences. Les comédiens, ses camarades, avaient tous aussi leur préférence. Les préférences des uns dérangeaient celles des autres : mais tout finissait par s’arranger. J’eus, de même, dès le premier jour, une préférence. Ce fut pour Lampito, la Lacédémonienne, dont le rôle était tenu par Jeanne Lefuel, de l’Odéon. Ce rôle est peu important. Jeanne Lefuel me demanda d’y ajouter des « béquets » et ne me le demanda pas en vain. Funeste conséquence d’une faiblesse amoureuse : j’interpolai le texte d’Aristophane ! Je dirai pour mon excuse que Lysistrata subit, au Théâtre des Muses, de telles altérations qu’Aristophane lui-même, si, par un prodige, il fût venu l’entendre, ne l’eût pas reconnue. Mais pourquoi chercher une excuse ailleurs que dans les yeux de Jeanne Lefuel ? Ils étaient, ces yeux, d’un gris qui n’était pas gris, d’un gris qu’on n’avait pas encore vu et qu’on ne reverra plus, d’un gris léger, liquide, subtil, aérien, éthéré, où des points lumineux, à peine perceptibles, se tenaient en suspension, venaient à la surface, plongeaient et reparaissaient encore. Jeanne Lefuel n’avait ni la fraîcheur, ni l’éclat, ni l’insolente jeunesse de Marie Neveux ; mais elle était mieux faite, ce qui, pour la plupart des hommes, ne lui donnait pas grand avantage. Car c’est le visage qui les attire d’abord et les rend coulants sur le reste. Qui a dit cela ? Un maître en la matière : Casanova. Il aurait pu ajouter que peu de gens savent juger de la beauté des formes. Pour moi, je savais beaucoup de gré à Jeanne Lefuel d’être faite comme elle était faite.

Le rôle de Lampito, en dépit de mes « béquets », était resté court. Aussi Jeanne Lefuel avait du temps à perdre et elle le perdit avec moi. Nous causions. Il fallait pour cela nous tenir loin de la scène. Car, au moindre bruit qu’il entendait dans la salle, Victor Pellerin devenait flamboyant de rage et poussait des hurlements furieux. Jeanne Lefuel n’avait que deux mots à dire pour me mettre en joie. Elle avait de l’esprit naturel, et, peut-être, un peu plus de lecture que nos autres comédiennes ; mais ce n’est pas cela que je goûtais en elle. D’ordinaire, dans la conversation, le sujet m’importe peu ; un petit comme un grand me trouve bien disposé, mais je veux qu’on le traite à mon goût, qui n’est pas bien relevé : les moindres esprits peuvent le satisfaire ; les plus considérables ont chance de le blesser horriblement. Les femmes, pour la plupart, n’y correspondent pas. J’aime très rarement leur conversation, mais, quand je l’aime, je l’aime à la folie. Parlons franchement, il me fâche qu’on parle correctement dans le particulier. Il faut laisser cela aux conférenciers. Un discours, si vous voulez bien, est un tableau ; c’est une peinture composée et achevée. Une conversation est une suite de croquis. Eh ! bien, mes goûts en conversation sont les mêmes que mes goûts en dessin. Je demande à un croquis d’être libre, rapide, incisif, mordant, forcé. Je lui demande de passer la mesure, d’outrer la vérité pour la faire mieux sentir. J’en demande autant à une causerie : elle m’est délicieuse quand elle fait passer sous les yeux une suite de pochades. La conversation des femmes du monde ne le fait pas, d’ordinaire. La conversation de Jeanne Lefuel le faisait sans cesse, avec naturel et facilité. C’était à chaque fois un album de Daumier qui s’effeuillait, et cela à une époque où la conversation d’une femme dans un salon vous étalait sans fin des feuillets de la Revue des Deux Mondes. Les sujets que touchait Jeanne Lefuel étaient petits, il est vrai, mais le trait dont elle les dessinait les grandissait démesurément. Elle contait le plus souvent des aventures de coulisses, des rivalités de théâtres et d’amour, des fureurs de femmes jalouses, des amitiés de comédiennes, brisées, réparées et de nouveau rompues en une soirée, moins encore, des farces de cabotins, un œuf glissé furtivement en scène, par Pyrrhus, dans la main d’Andromaque, et la veuve d’Hector, cet œuf tantôt dans la paume droite, tantôt dans la paume gauche, tendant au roi d’Épire des bras suppliants.

Et vous prononcerez un arrêt si cruel !…

Cet art délicieux de dessiner ses moindres causeries, elle le devait à sa nature ; elle le devait ensuite à sa profession qui enseigne à voir et à sentir, habitue aux formes et aux caractères des choses. Que d’agréables moments j’ai passés, grâce à elle, dans la grande salle nue et mal éclairée du Théâtre des Muses !

La répétition finissait vers minuit et les gens raisonnables se retiraient. Alors nous évoquions les esprits. Toutes ces femmes étaient spirites. Je ne sais pas si Jeanne Lefuel qui, de ses propres mains, faisait effrontément tourner les tables, ne croyait pas elle-même aux esprits. La table était parfois lente à s’échauffer, mais elle finissait par se soulever. Comment eût-elle pu résister indéfiniment à la pression de tant de mains impatientes ? On interrogeait les esprits par la typtologie, c’est-à-dire en convenant avec eux soit de la valeur alphabétique, soit de la signification conventionnelle des coups frappés par la table. Un coup signifie a, deux coups b, trois coups c, etc. Et encore, un coup pour dire oui, deux coups pour dire non. Par ce moyen, les esprits nous faisaient des réponses dont quelques-unes n’avaient pas de sens, et ce n’étaient pas les plus mauvaises. Comme je me montrais surpris qu’ils se montrassent si bêtes, notre duègne, qui se nommait Thérèse Duflon, me fit une réponse assez raisonnable :

— Ce sont, dit-elle, les esprits des morts, et il ne suffit pas d’être mort pour avoir de l’esprit.

C’est ainsi que nous interrogeâmes vainement sur sa situation présente une cardeuse de matelas récemment décédée à Amiens. La pauvre âme, qui n’en avait jamais su beaucoup sur la vie, en savait encore moins sur la mort. Et c’était le cas de la plupart des âmes qui parlaient dans la table. Elle avait ses esprits familiers, dont un nommé Charlot, qui était fort mal embouché, et un certain Gonzalve, que mademoiselle Berger reconnaissait pour un amant qui lui était cher et qu’elle avait malheureusement perdu. Nous assistions avec beaucoup de sentiment à ces rencontres touchantes d’un mort et d’une vivante. Mais des coups frappés par un pied de table ne fournissent pas un langage assez riche à la passion, et Gonzalve nous ennuyait. Une de nos plus jolies actrices, nommée Rosemonde, se jetait avec plus d’ardeur et de curiosité inquiète que les autres, et que mademoiselle Berger elle-même, dans la nécromancie, depuis qu’elle croyait avoir évoqué l’âme d’une petite fille nommé Luce qui, à sept ans, joua la comédie à l’Odéon et mourut, répétant ainsi le sort de l’enfant Septentrion qui dansa deux fois sur le théâtre d’Antipolis et plut. Biduo saltavit et placuit. Rosemonde obsédait Luce de questions sur sa vie terrestre, si brève, et sur son état présent. Luce ne parlait guère et restait peu. On faisait observer qu’elle frappait des coups beaucoup plus légers que les autres esprits, et que ses rapides apparitions étaient bien dans le caractère d’un enfant. Rosemonde à force de recherches se mit en rapport, par le moyen de la typtologie, avec une tante de Luce. Et, entre autres questions qu’elle fit à cette dame défunte, elle lui demanda de qui Luce était fille. Mal satisfaite des réponses de la tante, la curieuse Rosemonde, qui avait fini par connaître plusieurs membres trépassés de la famille de la petite Luce, mena une enquête longue et confuse, sans parvenir à distinguer entre la mère et la grand’mère de l’enfant. Et sa curiosité ne fut pas mieux contentée que celle des érudits qui voulurent savoir de qui sortait cette petite Menou de la troupe de Molière.

Malgré les plaisanteries les plus libres, les fraudes les plus grossières et les mystifications les moins dissimulées, qui ne cessaient pas durant la danse des tables, ces femmes, dont quelques-unes avaient de l’esprit, croyaient à la présence des morts dans cette grande salle éclairée de trois bougies, où, comme Ulysse chez les Cimmériens, nous faisions la Nékuia, tandis qu’autour de nous pendaient de vastes draperies d’ombre. Parfois, tout à coup, sans raison, prises de terreur, ces femmes s’enfuyaient éperdues, criaient et tourbillonnaient comme de grands oiseaux, se cherchaient et se repoussaient les unes les autres, s’empêtrant dans leurs jupes, tombaient, appelaient leur mère et faisaient des signes de croix. Et cinq minutes après, c’était, autour de la table bondissante, des exclamations joyeuses, des cris de surprise et de grands éclats de rire. Et cela jusqu’à deux heures et demie du matin.

Il me restait alors à reconduire Jeanne Lefuel rue d’Assas où elle demeurait. Ce n’était pas l’affaire d’un moment. Il fallait d’abord trouver un fiacre, opération pénible et chanceuse, surtout quand il pleuvait. Si l’on était heureux, au bout d’un quart d’heure ou de vingt minutes, on arrêtait un sapin à rideaux rouges, monté par un vieux cocher à carrick, qui conduisait une haridelle boiteuse, ou, pour parler plus proprement, un horrible canasson. Dans cet équipage, il fallait bien une heure pour atteindre les abords du Luxembourg. Je ne m’en plaignais pas. Nous étions seuls et la conversation était plus intime. Je lui parlais avec une entière confiance, un abandon complet et ce besoin de me livrer que j’éprouvais ardemment avec elle. Pour elle, elle conversait de ce qui la concernait, sans embarras, sans gêne aucune, mais elle était bien loin de tout dire et je sentais que, dans ses confidences les plus abandonnées, elle réservait une grande part de sa vie, de ses sentiments et de ses actions. C’était par prudence, sans doute ; c’était aussi, je crois, qu’elle était détachée, au delà de ce qu’on peut imaginer, du passé et de l’avenir, et que pas une femme ne bornait comme elle la vie au moment présent. Elle devait à cette disposition la paix du cœur. Elle ignorait les regrets et ne connaissait pas l’inquiétude. C’était une âme sereine comme le calme des mers.

Le fiacre s’arrêtait devant le 18 de la rue d’Assas. Quand on avait encore quelque chose à se dire, je renvoyais le cocher et montais jusqu’au troisième étage où était le petit appartement de Jeanne. Pour y parvenir on sonnait, mais de se faire ouvrir la porte cochère, là était l’œuvre, là était le labeur, comme dit Virgile. Après des efforts opiniâtres, à force d’agiter la sonnette et de frapper la porte du poing et du pied, on parvenait à réveiller le portier. Sésame s’ouvrait : et l’on était récompensé de sa peine. La chambre de la comédienne n’était pas riche ; un lit de fer, une commode de noyer et une armoire à glace en composaient tout l’ameublement ; mais elle était d’une propreté, d’une netteté parfaite. Jeanne ornait bizarrement les portes de son logis en y affichant des vers de sa façon, dans un cadre de fleurs peintes à l’aquarelle. Ces vers ne manquaient pas de grâce, mais il s’y trouvait des fautes de prosodie qui me choquaient. On ne les remarquerait pas aujourd’hui. Je vous conte des histoires d’un autre temps.

Un matin que je l’allai voir chez elle, je la trouvai cousant. De grandes lunettes rondes, montées en écaille, chaussaient étrangement son nez. Elle était entourée d’une quantité de vieilles petites boîtes, de vieux petits étuis qui révélaient une ménagère soigneuse. Et c’est ainsi que j’aime le plus me la rappeler.

Un an après notre rencontre, Jeanne Lefuel m’avait tranquillement oublié. Il me souvient toujours d’elle.

Calmann-Lévy (p. 340-341).

XXX

LE BONHEUR DE NAÎTRE PAUVRE

Dans la suite de mes années, la parole d’Hérodote que me cita M. Dubois m’est revenue bien souvent à l’esprit : « Sache que la pauvreté est l’amie fidèle de la Grèce. La vertu l’accompagne, fille de la sagesse et du bon gouvernement. » Je remercie la destinée de m’avoir fait naître pauvre. La pauvreté me fut une amie bienfaisante ; elle m’enseigna le véritable prix des biens utiles à la vie, que je n’aurais pas connu sans elle ; en m’évitant le poids du luxe, elle me voua à l’art et à la beauté. Elle me garda sage et courageux. La pauvreté est l’ange de Jacob : elle oblige ceux qu’elle aime à lutter dans l’ombre avec elle et ils sortent au jour de son étreinte les tendons froissés, mais le sang plus vif, les reins plus souples, les bras plus forts.

Ayant eu peu de part aux biens de ce monde, j’ai aimé la vie pour elle-même, je l’ai aimée sans voiles, dans sa nudité tour à tour terrible ou charmante.

La pauvreté garde à ceux qu’elle aime le seul bien véritable qu’il y ait au monde, le don qui fait la beauté des êtres et des choses, qui répand son charme et ses parfums sur la nature, le Désir.

« Elle est tout entière douloureuse la vie des hommes, et il n’est pas de trêve à nos souffrances. » Ainsi parle la nourrice de Phèdre et les soupirs de sa poitrine n’ont point été démentis. « Et pourtant, ajoute la vieille Crétoise, nous aimons cette vie, parce que ce qui la suit n’est que ténèbres sur lesquelles on a semé des fables. » On aime aussi la vie, la douloureuse vie, parce qu’on aime la douleur. Et comment ne l’aimerait-on pas ? elle ressemble à la joie, et parfois se confond avec elle.

Calmann-Lévy (p. 342-349).

POSTFACE

Ces souvenirs, qui font suite au livre du Petit Pierre, sont vrais en tout ce qui concerne les faits principaux, les caractères et les mœurs. Quand j’ai commencé de les remémorer, sans suite et sans ordre (dans le Livre de mon ami et dans Pierre Nozière) beaucoup de témoins de mon enfance vivaient encore, que je livrais au public ; j’ai dû changer leurs noms et leurs conditions pour ne pas offenser leur orgueil ou leur modestie. Ces sentiments sont d’une sensibilité extrême chez les personnes assez heureuses pour vivre dans l’obscurité. La vue seule de leur nom dans un journal les émeut ; éloge et blâme les troublent également quand ils sont divulgués. Mon père et ma mère me restaient. N’ayant que des louanges à leur donner, que des actions de grâces à leur rendre, pour les leur faire agréer, me fallait-il encore les leur offrir voilées.

Ils reposent depuis longtemps tous deux, côte à côte, sous une pierre moussue, au bord du bois qui ombragea leur paisible vieillesse. Et maintenant que les années dévastatrices ont roulé abondamment leur torrent sur mon enfance, et tout emporté, je craindrais encore de froisser, par malencontre, ma piété filiale en quelqu’une de ses fibres qui plongent si avant dans le passé.

Je devais donc en user comme j’ai fait ou ne point publier ces historiettes de mon vivant, selon l’usage ordinaire de ceux qui écrivent leur vie ou des parties de leur vie. J’oserai dire, en me parant d’une splendide impropriété de langage, que presque tous les mémoires sont des mémoires d’outre-tombe. Mais je n’ai pas dédié « mes enfances » à la postérité, ni supposé un moment que la race future pût s’intéresser à ces bagatelles. Je crois à présent que tous tant que nous sommes, grands et petits, nous n’aurons pas plus de postérité que n’en eurent les derniers écrivains de l’antiquité latine, et que l’Europe nouvelle sera trop différente de l’Europe qui s’abîme à cette heure sous nos yeux, pour se soucier de nos arts et de notre pensée. N’étant pas prophète, je ne prévoyais pas la ruine effroyable et prochaine de notre civilisation quand, à trente-sept ans, au milieu du chemin de la vie, je transformai le petit Anatole en petit Pierre. Pour mon propre compte je ne fus pas fâché de changer sur le papier de nom et de condition. Je m’en trouvais plus à l’aise pour parler de moi, pour m’accuser, me louer, me plaindre, me sourire, me gronder à loisir. À Venise, au temps jadis, les habitants qui ne voulaient point être abordés attachaient à un bouton de leur habit un masque grand comme la paume de la main, et avertissaient ainsi les passants de ne point les aborder. De même, ce nom supposé ne me déguisait pas, mais il marquait mon intention de ne pas paraître.

Ce déguisement me fut aussi très avantageux en ce qu’il m’a permis de dissimuler le défaut de ma mémoire qui est très mauvaise et de confondre les torts du souvenir avec les droits de l’imagination. J’ai pu combiner des circonstances pour remplacer celles qui m’échappaient. Mais ces combinaisons n’eurent jamais pour raison que l’envie de montrer la vérité d’un caractère ; enfin, je crois que l’on n’a jamais menti d’une façon plus véridique. Jean-jacques, dans un endroit de ses Confessions, a fait une déclaration assez semblable à celle-ci, autant qu’il me semble. Je dis que ma mémoire est très mauvaise. Il faut s’expliquer : la plus grande partie des images qu’elle a reçues s’y perd tout à fait, mais le peu qui y demeure est très net, et mon souvenir est un brillant musée.

Cette manière d’écrire sur mon enfance offre encore un avantage, qui est à mon sens le plus précieux de tous : c’est d’associer, si peu que ce soit, la fiction à la réalité. Je le répète : j’ai bien peu menti dans ces récits et jamais sur l’essentiel ; mais peut-être ai-je assez menti pour enseigner et plaire. La vérité n’a jamais été regardée nue. Fiction, fable, conte, mythe, voilà les déguisements sous lesquels les hommes l’ont toujours connue et aimée. Je serais tenté de croire que sans un peu de fiction le Petit Pierre eût déplu ; et c’eût été dommage, non pour moi qui suis sans désir, mais pour les âmes auxquelles il a insinué de douces pensées et enseigné ces vertus sans éclat qui rendent heureux. Sans un peu de fiction, il ne sourirait point.

Pourtant, je n’affirme pas que ce déguisement soit sans inconvénient. Quelque parti qu’on prenne, il faut s’attendre à y trouver des conséquences fâcheuses. Mon confrère Lucien Descaves, avec son esprit de finesse et son grand sens du réel, montra un jour, en analysant le Petit Pierre, tout ce que mon père avait perdu à devenir médecin par ma fantaisie. Je conviens qu’il y a perdu une librairie, ce qui n’est pas peu pour un bibliophile comme Lucien Descaves. Mais ce que je sais mieux que personne, c’est que mon père n’avait nul attachement pour cette librairie que je lui ai ôtée. Dénué de tout esprit commercial, il était plus propre à lire ses livres qu’à les vendre. Son intelligence, toute métaphysique, ne considérait point les dehors des choses ; il n’aimait point les livres pour leur figure et avait les bibliophiles en aversion. Je dirai, sans paradoxe, que le docteur Nozière, dans son cabinet, ressemble plus profondément à mon père, que mon père lui-même dans sa librairie. Ce que je lui ai retiré tenait de la fortune et je lui ai donné en échange ce qui s’accordait à sa nature. Je n’en ai pas moins supprimé une bouquinerie. Que Lucien Descaves veuille me le pardonner, en tenant compte que j’en ai ouvert une ailleurs pour Jacques Tournebroche. Descaves a signalé, je crois, ma faute la plus grave. J’espère que personne ne me fera un grief bien lourd d’avoir transféré le logis de mon parrain à cent pas de distance de la rue des Grands-Augustins, dans la rue Saint-André-des-Arts qu’habita Pierre de L’Estoile. Il y a beaucoup de contemporains de mon enfance, dont je n’ai pas du tout dérangé les habitudes ; il y en a plusieurs comme M. Dubois à qui j’ai gardé le nom, me contentant de lui retrancher un titre nobiliaire, que d’ailleurs il ne portait pas.

J’ai déjà dit que j’étais tenté de défier comme Jean-Jacques tout homme de se dire meilleur que moi. Je me hâte d’ajouter que je ne m’estime pas beaucoup pour cela. Je crois les hommes en général plus méchants qu’ils ne paraissent. Ils ne se montrent pas tels qu’ils sont ; ils se cachent pour commettre des actes qui les feraient haïr ou mépriser et se montrent pour agir de manière à être approuvés ou admirés. J’ai rarement ouvert une porte par mégarde sans découvrir un spectacle qui me fît prendre l’humanité en pitié, en dégoût ou en horreur. Qu’y puis-je faire ? Ce n’est pas bon à dire, mais je ne puis me retenir.

Cette vérité que j’aime passionnément, lui ai-je été toujours fidèle ? Je m’en flattais tout à l’heure. Après mûre réflexion, je n’en jurerais pas. Il n’y a pas beaucoup d’art dans ces récits ; mais peut-être s’en est-il glissé quelque peu ; et qui dit art dit arrangement, dissimulation, mensonge.

C’est une question de savoir si le langage humain se prête parfaitement à l’expression de la vérité ; il est sorti du cri des animaux et il en garde les caractères ; il exprime les sentiments, les passions, les besoins, la joie et la douleur, la haine et l’amour. Il n’est pas fait pour dire la vérité. Elle n’est pas dans l’âme des bêtes sauvages : elle n’est point dans la nôtre, et les métaphysiciens qui en ont traité sont des lunatiques.

Tout ce que je peux dire c’est que j’ai été de bonne foi. Je le répète : j’aime la vérité. Je crois que l’humanité en a besoin ; mais certes elle a bien plus grand besoin encore du mensonge, qui la flatte, la console, lui donne des espérances infinies. Sans le mensonge, elle périrait de désespoir et d’ennui.



FIN