Variations sur le Carnaval de Venise (RDDM)
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SUR LE
CARNAVAL DE VENISE.
Il est un vieil air populaire
Par tous les violons raclé,
Aux abois des chiens en colère,
Par tous les orgues nasillé.
Les tabatières à musique
L’ont sur leur répertoire inscrit ;
Pour les serins il est classique,
Et ma grand’mère, enfant, l’apprit.
Sur cet air, pistons, clarinettes,
Dans les bals aux poudreux berceaux,
Font sauter commis et grisettes
Et de leurs nids fuir les oiseaux.
La guinguette, sous sa tonnelle
De houblon et de chèvrefeuil,
Fête, en braillant la ritournelle,
Le gai dimanche et l’Argenteuil.
L’aveugle, au basson qui pleurniche
L’écorche en se trompant de doigts ;
La sébile aux dents, son caniche
Près de lui le grogne à mi-voix.
Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantans.
Paganini, le fantastique,
Un soir, comme avec un crochet,
A ramassé le thème antique
Du bout de son divin archet,
Et, brodant la gaze fanée
Que l’oripeau rougit encor,
Fait sur la phrase dédaignée
Courir ses arabesques d’or.
Tra la, tra la, la, la, la laire !
Qui ne connaît pas ce motif ?
A nos mamans il a su plaire,
Tendre et gai, moqueur et plaintif :
L’air du carnaval de Venise,
Sur les canaux jadis chanté,
Et qu’un soupir de folle brise
Dans le ballet a transporté !
Il me semble, quand on le joue,
Voir glisser dans son bleu sillon
Une gondole avec sa proue,
Faite en manche de violon.
Sur une gamme chromatique,
Le sein de perles ruisselant,
La Vénus de l’Adriatique
Sort de l’eau son corps rose et blanc.
Les dômes sur l’azur des ondes,
Suivant la phrase au pur contour,
S’enflent comme des gorges rondes
Que soulève un soupir d’amour.
L’esquif aborde et me dépose,
Jetant son amarre au pilier,
Devant une façade rose,
Sur le marbre d’un escalier.
Avec ses palais, ses gondoles,
Ses mascarades sur la mer,
Ses doux chagrins, ses gaietés folles,
Tout Venise vit dans cet air.
Une frêle corde qui vibre
Pour l’œil de l’ame a rebâti,
Comme autrefois joyeuse et libre,
La ville de Canaletti !
Venise pour le bal s’habille.
De paillettes tout étoilé
Scintille, fourmille et babille
Le carnaval bariolé.
Arlequin, nègre par son masque,
Serpent par ses mille couleurs,
Rosse d’une note fantasque
Cassandre, son souffre-douleurs.
Battant de l’aile avec sa manche,
Comme un pingouin sur un écueil,
Le blanc Pierrot, par une blanche,
Passe la tête et cligne l’œil.
Le Docteur bolonais rabâche
Avec la basse aux sons traînés ;
Polichinelle, qui se fâche,
Se trouve une croche pour nez.
Heurtant Trivelin, qui se mouche
Avec un trille extravagant,
A Colombine Scaramouche
Rend son éventail ou son gant.
Sur une cadence se glisse
Un domino ne laissant voir
Qu’un malin regard en coulisse
Aux paupières de satin noir.
Ah ! fine barbe de dentelle,
Que fait voler un souffle pur,
Cet arpège m’a dit : C’est elle !
Malgré tes réseaux, j’en suis sûr.
Et j’ai reconnu, rose et fraîche,
Sous l’affreux profil de carton,
Sa lèvre au fin duvet de pêche,
Et la mouche de son menton.
A travers la folle risée
Que Saint-Marc renvoie au Lido,
Une gamme monte en fusée,
Comme au clair de lune un jet d’eau…
A l’air qui jase d’un ton bouffe
Et secoue au vent ses grelots,
Un regret, ramier qu’on étouffe,
Par instans mêle ses sanglots.
Au loin dans la brume sonore,
Comme un rêve presque effacé,
J’ai revu, pâle et triste encore,
Mon vieil amour de l’an passé.
Mon ame en pleurs s’est souvenue
De l’avril où, guettant au bois
La violette à sa venue,
Sous l’herbe nous mêlions nos doigts…
Cette note de chanterelle,
Vibrant comme l’harmonica,
C’est la voix enfantine et grêle,
Flèche d’argent, qui me piqua.
Le son en est si faux, si tendre,
Si moqueur, si doux, si cruel,
Si froid, si brûlant qu’à l’entendre
On ressent un plaisir mortel,
Et que mon cœur, comme la voûte
Dont l’eau pleure dans un bassin,
Laisse tomber goutte par goutte
Ses larmes rouges dans mon sein.
Jovial et mélancolique,
Ah ! vieux thème du carnaval
Où le rire aux larmes réplique,
Que ton charme m’a fait de mal !
THEOPHILE GAUTIER.