Vie de Lazarille de Tormès/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Alfred Morel-Fatio Voir et modifier les données sur Wikidata.
H. Launette et Cie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 5-10).


CHAPITRE PREMIER


LAZARE CONTE SA VIE ET QUELS FURENT SES PARENTS


lettrine Or, Monsieur, sachez avant toute chose qu’on me nomme Lazare de Tormès, fils de Thomas Gonzalès et d’Antoinette Perez, natifs de Téjarès, village voisin de Salamanque. Je naquis dans la rivière de Tormès, en raison de quoi me fut imposé ce surnom. Voici ce qui advint. Mon père (que Dieu absolve) avait charge de pourvoir la mouture d’un moulin sis au bord de cette rivière, où il fut meunier plus de quinze ans. Une nuit que ma mère, grosse de moi, se trouvait au moulin, le mal d’enfant la prit et elle me mit au monde là, de sorte qu’en vérité je me puis dire né dans la rivière.

Après – j’avais alors huit ans – on accusa mon père de certaines saignées mal faites aux sacs de ceux qui venaient moudre au moulin. Il fut pris, questionné, ne nia point et souffrit persécution à cause de la justice. J’espère qu’il est dans la gloire, car l’Évangile nomme ceux qui ainsi souffrent bienheureux.

En ce temps on leva une armée contre les Mores, où mon père, pour lors banni en raison dudit désastre, alla comme muletier d’un gentilhomme, et là-bas, aux côtés de son maître, comme loyal serviteur, finit ses jours.

Ma mère veuve, se voyant sans mari ni abri, résolut de se rapprocher des gens de bien, afin d’être de leur compagnie. Elle vint demeurer à la cité, loua une maisonnette et se mit à faire la cuisine de certains écoliers et à laver le linge de certains palefreniers du commandeur de la Madeleine. De manière que, fréquentant les écuries, elle y fit la connaissance d’un homme More, de ceux qui pansent les bêtes. Cet homme parfois venait dans notre maison et en sortait le matin ; d’autres fois il venait à notre porte en plein jour, sous prétexte d’acheter des œufs, et entrait dans la maison. Moi, au commencement, j’étais marri de le voir et j’avais peur de lui à cause de sa couleur et de sa mauvaise figure ; mais lorsque je m’aperçus qu’avec sa venue le manger s’améliorait, je me pris à l’aimer bien, car toujours il apportait du pain, des tranches de viande et, en hiver, du bois dont nous nous chauffions.

Tant durèrent cette hospitalité et ce commerce que ma mère finit par me donner un moricaud bien gentil, que j’aidais à bercer et à réchauffer. Et je me souviens qu’un jour que mon noir beau-père jouait avec l’enfant, celui-ci, voyant ma mère et moi blancs et l’autre noir, se mit à crier, le montrant du doigt avec terreur : « Maman, la bête ! » Et le More, riant, répondit : « Hi.. de puta.. ! » Quoique bien jeune, je notai ces paroles de mon petit frère et me dis à part moi : Combien doit-il y en avoir par le monde qui fuient les autres parce qu’ils ne se voient pas eux-mêmes !

Notre malheur voulut que la fréquentation du Zaide (ainsi se nommait le More) vînt aux oreilles du maître d’hôtel, qui, ayant fait l’enquête, découvrit que le More volait la moitié en moyenne de l’orge qu’il recevait pour ses bêtes, volait le son, le bois, les étrilles, les housses, perdait à dessein les couvertures et les draps des chevaux, et, quand il ne trouvait rien d’autre, déferrait les bêtes. Tout cela, il l’apportait à ma mère pour nourrir mon petit frère. Ne nous émerveillons donc pas qu’un prêtre ou un religieux vole l’un aux pauvres, l’autre à son couvent, pour ses dévotes et pour quelque ménage, quand nous voyons l’amour inciter à ce faire un misérable esclave.

Le Zaide fut convaincu de tout ce que j’ai dit, et d’autres choses encore, car on me questionnait en me menaçant, et moi, comme un enfant, je répondais et découvrais tout ce que je savais, jusqu’à certaines ferrures que, par ordre de ma mère, j’avais vendues à un ferronnier. En sorte que mon pauvre beau-père fut fouetté et flambé, et que ma mère, outre les cent coups de fouet accoutumés, reçut de la justice commandement exprès de ne point entrer dans la maison dudit commandeur, ni d’accueillir dans la sienne le lamentable Zaide.

Pour ne point jeter la corde après le chaudron, la pauvre prit courage et accomplit la sentence ; et pour se garder de tout danger et échapper aux mauvaises langues, elle alla servir ceux qui pour lors tenaient le logis de la Solana. Là, souffrant mille maux, elle acheva d’élever mon petit frère jusqu’à ce qu’il sût marcher. Et moi, j’étais alors assez grand garçonnet pour quérir pour les hôtes le vin et la chandelle et les autres choses qu’ils me commandaient.