Œuvres littéraires de Machiavel/Mélanges historiques/Vie de Castruccio

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Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 393-430).
Vie


de
Castruccio Castracani
de Lucques




Avertissement



Toujours admirée comme composition littéraire, la vie de Castruccio a donné lieu à de très vives critiques comme morceau d’histoire. Leibniz, en la comparant avec la Cyropédie, prétend que Machiavel a voulu donner dans Castruccio l’idée d’un prince telle qu’il se l’était formée dans son traité del Principe. D’autres ont prétendu que, pour se venger du mal que le célèbre condottiere avait fait à Florence, Machiavel avait eu recours à la fiction, dans l’espoir qu’il réussirait, en cachant la vérité sous des mensonges, à obscurcir la gloire de son héros, et à rendre suspecte la foi des écrivains qui entreprendraient à l’avenir de retracer l’histoire de ce vaillant soldat. C’est, nous le pensons, prêter à Machiavel plus de machiavélisme qu’il ne pouvait en concevoir lui-même. Il nous paraît plus simple de croire que le secrétaire florentin a voulu écrire une composition brillante, dans laquelle en donnant carrière à son imagination, il s’est plu à créer un type calqué, d’une manière plus ou moins exacte, sur un personnage réel, en d’autres termes, qu’il n’a voulu faire qu’un roman historique. Cette opinion, à laquelle nous souscrivons entièrement, a été développée avec beaucoup de netteté par le comte Algarotti, qui dit expressément : « Les critiques prétendent qu’en écrivant la vie de Castruccio le secrétaire s’est servi seulement du canevas que lui présentait l’histoire, qu’il l’a ensuite brodé à sa fantaisie, et qu’il avait pris à tâche de faire pour Castruccio ce que Xénophon avait fait pour Cyrus. Ce qui prouve en effet que tel a été son but, ce sont quelques réparties des anciens qu’il lui met dans la bouche, et l’espèce de contradiction que présente l’exposition des mêmes faits dans son histoire de Florence, et dans la vie qu’il a écrite séparément de son héros. Dans cet ouvrage, il laisse le champ libre à son imagination, au lieu que dans son histoire il suit exactement le récit de Villani, auteur contemporain, qui, d’ailleurs, peint Castruccio comme valeureux, magnanime, sage, empressé, actif, preux en armes, bien pourvu en guerre et très aventureux dans ses entreprises… Les batailles que livra Castruccio, suivant l’histoire de sa vie, sont au nombre de trois, mais c’est le secrétaire qui les a embellies, ou, pour mieux dire, qui les a disposées. Il est aisé de s’apercevoir que dans la description qu’il en fait, il s’est complu à faire montre de sa science militaire. Si ces batailles, ajoute le comte Algarotti, ne sont pas vraies, chacun conviendra du moins qu’elles sont bien trouvées, et ce sera encore ici le cas de dire avec Aristote, que la poésie est plus instructive que l’histoire. »

L’abbé Sallier a publié au tome VII, p. 320, de l’Histoire de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, un examen critique de la vie de Castruccio. Nous renvoyons à cet examen ceux de nos lecteurs qui seraient curieux de constater les embellissements que la fantaisie de Machiavel a ajoutés à la vérité historique, et, de plus, nous donnons en appendice l’excellent article biographique de Sismondi.

Vie


de
Castruccio Castracani
de Lucques


Très chers Zanobi[1] et Luigi, on ne peut voir sans étonnement que la plupart de ceux qui dans ce monde ont fait de très grandes actions, que ceux entre autres qui par leur vertu s’élèvent au-dessus de tous leurs contemporains, ont eu une origine obscure, et sont nés dans la bassesse, ou du moins ont été le jouet des caprices de la fortune. Les uns, en voyant le jour, ont été exposés aux bêtes féroces ; les autres sont nés de parents d’une si vile extraction, que, rougissant de leur origine, ils se sont dits fils de Jupiter ou de quelque autre dieu. Comme les exemples de ce fait sont généralement connus, il serait fastidieux de les rapporter, et le lecteur ne pourrait en supporter l’ennui : je les passerai donc sous silence, comme entièrement superflus. La fortune a voulu sans doute nous prouver par là que c’est elle seule, et non la prévoyance, qui fait les grands hommes. Elle commence à déployer toute sa puissance dans un temps où la sagesse ne nous sert à rien, afin que ce soit à elle seule que nous soyons redevables de tout ce que nous sommes.

Castruccio Castracani, de Lucques, fut un de ces hommes qui, relativement aux temps où il vécut et à la ville où il reçut le jour, a exécuté les plus grandes choses. Sa naissance ne fut ni plus illustre ni plus heureuse que celle d’une multitude d’autres grands hommes, ainsi qu’on le verra dans le récit de sa vie, que j’ai entrepris de faire revivre dans la mémoire des hommes, parce que j’ai cru y découvrir une foule d’exemples de courage et de bonheur dignes d’êtres offerts à l’admiration. J’ai cru devoir vous dédier cette histoire, parce que je ne connais personne qui, plus que vous, se plaise au récit des actions grandes et vertueuses.

Vous saurez donc que la famille des Castracani était comptée parmi les plus nobles de la ville de Lucques, quoique de nos jours, selon l’ordre de toutes les choses de ce monde, elle ait cessé d’exister. Antonio, l’un des descendants de cette famille, après avoir embrassé l’état ecclésiastique, était devenu chanoine de San-Michele de Lucques ; pour lui faire honneur on le nommait messer Antonio. Il n’avait qu’une sœur qu’il avait mariée autrefois à Buonaccorso Cenami. Buonaccorso étant mort, cette sœur, restée veuve, se décida à venir demeurer avec son frère, dans l’intention de ne plus se remarier. Derrière la maison qu’habitait messer Antonio se trouvait une vigne entourée d’un grand nombre de jardins, et il était facile d’y entrer de plusieurs côtés. Il arriva un jour que madonna Dianora (c’était le nom de la sœur de messer Antonio) se rendit à la vigne un peu après le lever du soleil, pour se promener, et y cueillir, suivant la coutume des femmes, quelques herbes nécessaires pour le ménage. Elle entendit quelque chose s’agiter sous une vigne, à travers le feuillage : ayant tourné les yeux de ce côté, elle crut entendre comme pleurer. Elle se dirigea aussitôt vers le bruit et aperçut les mains et le visage d’un jeune enfant, qui, caché dans le feuillage, semblait implorer du secours. Saisie tout à la fois d’étonnement et de frayeur, et remplie de compassion, elle le prend, l’emporte à son logis, le lave, l’enveloppe de langes blancs, comme on a coutume d’arranger les enfants, et le présente à messer Antonio lorsqu’il fut de retour. Au récit de sa sœur, et à l’aspect de cet enfant, il éprouva l’étonnement et la pitié qu’elle-même avait ressentis. Après s'être consultés ensemble pour savoir quel parti ils devaient prendre, ils se déterminèrent à l'élever, puisque lui-même était prêtre et qu'elle n'avait pas d'enfant. Ayant donc pris une nourrice chez eux, ils le firent nourrir avec la même tendresse que s'il eût été leur fils ; et l'ayant fait baptiser, ils lui donnèrent le nom de Castruccio, qu'avait porté leur père.

L'amabilité du jeune Castruccio augmentait avec l'âge : toutes ses actions dénotaient l'esprit et la sagesse, et apprenait sans peine tout ce que sa jeunesse permettait à messer Antonio de lui enseigner. L'intention de son père adoptif était d'en faire un prêtre et de lui résigner par la suite son canonicat, ainsi que quelques autres bénéfices qu'il possédait : c'est dans cette vue qu'il l'élevait. Mais il avait trouvé un élève dont les dispositions étaient diamétralement opposées à l'esprit du sacerdoce. À peine Castruccio eut-il atteint l'âge de quatorze ans, et commencé à prendre quelque ascendant sur l'esprit de messer Antonio et de madonna Dianora, et à ne plus les craindre, que, jetant de côté ses livres de théologie, il se mit à faire les armes : il n'avait d'autre plaisir qu'à les manier, ou à se livrer, avec les compagnons de son âge, à la course, au saut, à la lutte et à tous les autres exercices de ce genre ; il y développait un courage et une adresse vraiment extraordinaires, et y surpassait de bien loin tous ses compagnons. Si quelquefois il se livrait à la lecture, les seuls livres qui pussent l'intéresser étaient ceux qui parlaient de guerre ou qui racontaient les actions des grands hommes. Cette conduite inspirait à messer Antonio le chagrin le plus vif.

Il y avait à cette époque dans la ville de Lucques un gentilhomme de la famille des Guinigi, nommé messer Francesco, qui surpassait tous ses concitoyens par ses richesses, ses amabilités et son courage. L'art de la guerre faisait son unique occupation, et il avait longtemps servi sous les Visconti de Milan. Comme il était gibelin, tous les Lucquoisqui suivaient ce parti avaient pour lui la plus grande estime. Ce seigneur, lorsqu'il se trouvait à Lucques, se réunissait soir et matin avec les autres citoyens au-dessous de la loge du podestat, qui donne sur la principale place de la ville, nommée San-Michele. Il aperçut plusieurs fois le jeune Castruccio se livrer, avec les autres enfants des environs, aux exercices dont j'ai déjà parlé. Outre qu'il le voyait toujours vainqueur, il crut remarquer qu'il avait sur ses compagnons une autorité presque royale, et qu'ils paraissaient tous l'aimer et le respecter. Il conçut le plus vif désir de connaître qui il était. Les renseignements qu'il obtint de ceux qui l'entouraient ne firent que redoubler l'envie qu'il avait de le posséder auprès de lui. Un jour donc l'ayant appelé, il lui demanda s'il aimerait mieux vivre dans la maison d'un gentilhomme qui lui apprendrait à monter à cheval et à manier les armes, que dans celle d'un prêtre où l'on n'entendait jamais que des offices et des messes. Messer Francesco s'aperçut de la joie du jeune homme au seul mot d'armes et de chevaux : toutefois la timidité empêcha un moment Castruccio de parler ; mais, encouragé par messer Francesco, il répondit enfin « que, si cela pouvait faire plaisir à messer Antonio, il ne demandait pas mieux que de laisser là toutes les études du prêtre, pour embrasser celles de soldat. » Messer Francesco, enchanté de cette réponse, fit tant auprès de messer Antonio, qu'au bout de quelques jours celui-ci consentit à lui céder son fils adoptif : ce qui le décida fut la connaissance intime qu'il avait du caractère de ce jeune homme, qu'il sentait bien ne pouvoir contenir plus longtemps.

Castrucciio passa donc de la maison du chanoine Castracani dans celle du condottiere Guinigi ; et l'on ne peut penser sans étonnement au peu de temps qu'il lui fallut pour acquérir toutes les qualités et toutes les manières que l'on exige dans un véritable gentilhomme. D'abord il devint un excellent cavalier et apprit à dompter avec adresse le cheval le plus fougueux. Quoique à peine sorti de l'adolescence, il se faisait distinguer entre tous ses rivaux dans les joutes et dans les tournois ; et pour la force et pour l'adresse, il ne pouvait rencontrer un champion qui le surpassât. Ses manières n'étaient pas moins remarquables : il montrait dans toute sa conduite une rare modestie, ne se permettant jamais un geste ni une parole qui pût déplaire ; respectueux envers ses supérieurs, il n'était pas moins exempt d'orgueil envers ses égaux qu'affable envers ses inférieurs ; c'est en agissant ainsi qu'il s'était fait chérir non seulement de la famille des Guinigi, mais encore de toute la ville de Lucques.

Castruccio avait déjà atteint l'âge de dix-huit ans lorsque les Gibelins furent chassés de Pavie. Les Visconti de Milan envoyèrent à leur secours messer Francesco Guinigi. Castruccio le suivit, et fut chargé de tous les détails de sa compagnie. Durant cette campagne, Castruccio donna des preuves si multipliées de son courage et de sa sagesse, que personne, entre tous ceux qui combattirent comme lui, ne s'acquit autant de bienveillance et d'estime ; aussi son nom fut-il honoré non seulement dans Pavie, mais dans toute la Lombardie.

De retour à Lucques, Castruccio, beaucoup plus estimé encore que lorsqu'il partit, ne négligeait rien pour gagner de nombreux amis : il savait employer à propos toutes les prévenances nécessaires pour enchaîner le cœur des hommes. Messer Francesco Guinigi étant mort sur ces entrefaites, ne laissant qu'un fils âgé de treize ans, nommé Pagolo, il avait nommé Castruccio tuteur de ce fils, et l'avait chargé de l'administration de ses biens. Avant d'expirer, il le fit venir devant lui, et le conjura d'avoir soin de son fils, de vouloir bien l'élever avec les soins qu'il s'était plu lui-même à lui prodiguer, et de rendre au fils les marques de reconnaissance qu'il n'avait pu témoigner au père. Messer Francesco Guinigi expira, et Castruccio resta gouverneur et tuteur de Pagolo. Son crédit et son influence montèrent si haut, que la bienveillance universelle qu'il s'était acquise parmi ses concitoyens commença à dégénérer en envie : il devint suspect à plusieurs d'entre eux ; on l'accusa d'aspirer à la tyrannie. Parmi ses détracteurs les plus achar nés, on distinguait messer Giorgio degli Opizi, chef du parti guelfe, auquel la mort de messer Francesco avait fait espérer de devenir pour ainsi dire souverain dans Lucques. Il crut que Castruccio, demeuré dans le gouvernement par l'influence que lui donnaient toutes ses qualités, lui avait fait perdre les occasions les plus favorables, et il ne cessait de semer les bruits les plus propres à lui faire perdre les bonnes grâces du peuple. Castruccio témoigna d'abord toute l'indignation que lui inspirait cette conduite : le soupçon vint s'y joindre ; et bientôt il fut convaincu que messer Giorgio ne cesserait de le poursuivre jusqu'à ce qu'il l'eût rendu suspect aux yeux du lieutenant de Robert, roi de Naples, qui finirait par le chasser de Lucques.

Pise, à cette époque, était soumise à Uguccione della Faggiola, d'Arezzo, qui, choisi d'abord par les Pisans pour commander leurs armées, avait fini par se faire leur seigneur. Plusieurs exilés lucquois, du parti gibelin, étaient venus chercher un asile auprès de lui. Castruccio entretint avec eux des intelligences, et leur proposa de les faire rentrer dans leurs foyers avec le secours d'Uguccione ; il fit également part de son dessein aux nombreux amis qu'il avait dans la ville, et qui ne supportaient qu'avec impatience l'autorité qu'affectaient les Opizi. Après avoir pris toutes leurs mesures, Castruccio eut la précaution de fortifier la tour degli Onesti ; il la remplit de munitions de guerre et de bouche, afin de pouvoir, en cas de besoin, s'y maintenir pendant quelques jours. La nuit pendant laquelle il était convenu de mettre son projet à exécution étant arrivée, il donna le signal à Uguccione, qui était descendu dans la plaine avec de nombreuses troupes qu'il avait postées entre les montagnes et la ville. À la vue du signal, Uguccione s'approcha de la porte de San-Piero, et mit le feu à la première barrière. De son côté, Castruccio donne l'alarme, appelle le peuple aux armes, et enfonce la porte intérieure. Uguccione et ses troupes se précipitent alors dans la ville. Ils parcourent les rues, massacrent messer Giorgio et toute sa famille, ainsi qu'un grand nombre de ses amis et de ses partisans, et chassent le gouverneur. Alors Uguccione change comme il lui plaît tout le gouvernement de la ville : mais ce fut pour elle un grand malheur, car plus de cent familles furent exilées de Lucques. Dans leur fuite, les unes se réfugièrent à Florence, les autres à Pistoja ; et comme ces viles étaient gouvernées alors par le parti guelfe, elles devinrent nécessairement ennemies d'Uguccione et des Lucquois.

Les Florentins et les autres Guelfes jugeant, après ce succès, que le parti gibelin était devenu trop puissant en Toscane, convinrent entre eux de réintégrer dans leur patrie les exilés de Lucques : ils rassemblèrent à cet effet des troupes nombreuses, se portèrent dans le Val-di-Nievole, où ils occupèrent Montecatini, et de là ils vinrent mettre le siège devant Montecarlo, afin d'avoir le passage libre du côté de Lucques. De son côté Uguccione réunit un corps considérable de Pisans et de Lucquois, ainsi qu'un grand nombre de cavaliers allemands qu'il tira de la Lombardie, et marcha contre l'armée florentine, qui, à l'approche de l'ennemi, avait levé le siège de Montecarlo, et s'était postée entre Montecatini et Fescia. Uguccione disposa la sienne au-dessous de Montecarlo, et à deux milles environ des ennemis. Pendant quelques jours, la cavalerie de l'une et l'autre armée se borna à de légers engagements, parce qu'Uguccione se trouvant incommodé, les Pisans et les Lucquois évitaient avec soin de livrer bataille aux ennemis. La maladie d'Uguccione s'étant aggravée, il se rendit à Montecarlo pour se faire soigner, et laissa à Castruccio le commandement de l'armée. Cet événement causa la perte des Guelfes, qui redoublèrent de confiance parce qu'il leur sembla que l'armée ennemie était restée sans général. Castruccio s'en aperçut, et pendant plusieurs jours se conduisit de manière à les fortifier dans cette opinion : il avait l'air de craindre, et ne laissait sortir aucune munition du camp. De leur côté, plus les Guelfes s'apercevaient de ces craintes, plus ils devenaient insolents, et ils se présentaient chaque jour en ordre de bataille devant l'armée de Castruccio. Quand celui-ci crut leur avoir suffisamment enflé le courage, et qu'il eut reconnu leurs positions, il se décida à livrer le combat. D'abord il affermit par ses discours le courage de ses troupes, et leur promit une victoire assurée s'ils voulaient obéir à ses ordres.

Castruccio s'était aperçu que les ennemis avaient mis leurs troupes d'élite au centre, et que les corps les plus faibles occupaient les ailes. Il prit des dispositions contraires : il mit ses soldats les plus vaillants sur les ailes, et plaça au centre ceux sur lesquels il comptait le moins. Il sortit de ses retranchements dans cet ordre. À peine était-il en présence de l'armée ennemie, qui, selon son habitude, venait insolemment le défier, qu'il ordonna au centre de s'avancer avec lenteur, et aux deux ailes de se précipiter sur l'ennemi : de manière que quand on en vint aux mains, il n'y eut que les ailes des deux armées qui se joignirent ; tandis que le centre resta spectateur du combat, parce que les troupes du centre de Castruccio étant restées tout à fait en arrière, celles de l'ennemi ne purent les atteindre ; et, par cette manœuvre, ce furent les meilleurs soldats de Castruccio qui combattirent les plus faibles de l'ennemi, tandis que les troupes d'élite de ce dernier ne purent ni combattre celles qu'elles en face, ni secourir leurs ailes. Après une faible résistance, les deux ailes de l'armée ennemie prirent la fuite ; et le centre alors, voyant ses deux flancs dégarnis, et ne pouvant donner de preuves de son courage, se mit à fuir également. La déroute fut complète et le carnage considérable. Le nombre des morts s'éleva à plus de deux mille : les chefs les plus distingués du parti guelfe en Toscane y perdirent la vie, ainsi que plusieurs princes venus à leur secours, tels que Pierre, frère du roi Robert, Charles, son neveu, et Philippe, prince de Tarente. De son côté, Castruccio ne perdit pas trois cents hommes ; mais parmi eux se trouvait Francesco, fils d'Uguccione, jeune homme plein de courage et de résolution, qui périt dans le commencement du combat.

Cette défaite illustra le nom de Castruccio. Uguccione, rempli de jalousie, en conçut des craintes si vives pour ses États, qu'il ne pensa plus qu'au moyen de se défaire de lui : il lui semblait que cette victoire, au lieu de lui assurer l'empire, n'avait fait que le lui ravir. Plein de cette pensée, il n'attendait qu'une occasion favorable pour accomplir sa vengeance, lorsqu'on assassina Pierre Agnolo Micheli, l'un des hommes les plus marquants et les plus estimés de Lucques. L'assassin vint chercher un asile dans la maison de Castruccio ; les huissiers du capitaine s'y étant transportés pour le saisir, Castruccio les chassa, et, grâce à son secours, l'homicide parvint à se sauver. Uguccione, qui se trouvait alors à Pise, ayant appris cette nouvelle, crut avoir trouvé un juste motif de punir celui qui lui portait ombrage : il appela en sa présence Neri, son fils, auquel il avait déjà donné la seigneurie de Lucques, le chargea d'inviter Castruccio à un grand repas, et de profiter de ce prétexte pour l'arrêter et le faire mourir. En effet, Castruccio se rendit au palais comme à l'ordinaire, et n'imaginant pas qu'il pût craindre la moindre insulte. Neri le retint d'abord à souper, puis le fit arrêter. Cependant, comme il craignait qu'en le faisant mourir sans raison plausible le peuple ne prît le parti de le venger, il se décida à lui conserver la vie jusqu'à ce qu'Uguccione lui eût fait connaître plus positivement la manière dont il devait se conduire. Uguccione, après avoir blâmé la lenteur et le peu de courage de son fils, voulut terminer lui-même cette affaire, et partit de Pise pour se rendre à Lucques, à la tête de quatre cents cavaliers ; mais il n'était point encore parvenu aux Bains, que les Pisans prirent les armes, tuèrent son lieutenant et les membres de sa famille qui étaient restés à Pise, et choisirent pour leur seigneur le comte Gaddo della Gherardesca. Avant d'arriver à Lucques, Uguccione fut instruit de l'événement qui venait d'avoir lieu à Pise ; toutefois il ne crut pas devoir retourner sur ses pas, dans la crainte que les Lucquois, excités par l'exemple des Pisans, ne lui fermassent également leurs portes. Mais les Lucquois, informés de ce qu'avaient fait les Pisans, et quoique Uguccione fût entré dans leur ville, commencèrent, sous prétexte de délivrer Castruccio, à former des groupes sur les places publiques, où ils s'exprimaient sans retenue. Bientôt ils se soulevèrent, et en vinrent enfin à prendre les armes, en demandant à grands cris la liberté de Castruccio. Uguccione, dans la crainte de plus grands malheurs, consentit à le tirer de prison. Aussitôt Castruccio, ayant réuni tous ses amis, et favorisé par le peuple, se précipita sur Uguccione qui, se voyant sans ressource, prit la fuite avec tous ses partisans, et courut chercher un asile en Lombardie, auprès des seigneurs della Scala, où il mourut misérablement.

Alors, Castruccio, de prisonnier devenu pour ainsi dire souverain dans Lucques, sut si bien s'appuyer de ses amis et de la faveur toute récente encore du peuple, qu'on le nomma pour un an capitaine général des troupes lucquoises. À peine eut-il obtenu cette dignité, que, pour se faire un nom dans la guerre, il résolut de faire recouvrer à ses concitoyens un grand nombre de places qui s'étaient soulevées depuis la fuite d'Uguccione. Renforcé par les Pisans, avec lesquels il s'était ligué, il alla mettre le siège devant Sarzana ; et pour attaquer la place avec plus d'avantage, il fit élever sur une position qui la dominait une redoute que les Florentins entourèrent par la suite de murailles qu'on nomme aujourd'hui Sarzanello. Sarzana se rendit au bout de deux mois. Castruccio se servit de la réputation qu'il venait de se faire pour occuper Massa-Carrara et Lavenza ; et en peu de temps il se trouva possesseur de toute la Lunigiane. Il emporta d'assaut Pontremoli, dans la vue de fermer le passage qui conduit de la Lombardie dans cette province, et chassa de la ville messer Anastagio Palavicini, qui en était seigneur.

Lorsqu'il revint à Lucques après ces victoires, tout le peuple se porta à sa rencontre. Castruccio ne crut pas devoir différer plus longtemps de se faire prince : profitant de l'appui de Pazzino dal Poggio, de Puccinello dal Portico, de Francesco Boccanasacchi et de Cecco Guinigi, qui jouissaient alors du plus grand crédit dans la ville, et qu'il avait gagnés, il s'empara du pouvoir suprême ; et le peuple, par une résolution unanime et solennelle, l'élut prince.

À cette époque, Frédéric de Bavière, roi des Romains, s'était rendu en Italie pour se faire couronner empereur. Castruccio sut s'en faire un ami, et alla le trouver avec cinq cents chevaux, laissant à Lucques, en qualité de lieutenant, Pagolo Guinigi, qu'il traitait comme un fils, en reconnaissance des bienfaits qu'il avait reçus de son père. Frédéric accueillit Castruccio de la manière la plus honorable, lui accorda de nombreux privilèges, et le nomma son lieutenant en Toscane. Comme, à cette même époque, les Pisans avaient chassé Gaddo della Gherardesca, et que, dans la crainte qu'ils en conservaient, ils s'étaient jetés dans les bras de Frédéric, ce prince nomma Castruccio seigneur de Pise ; et les Pisans, déterminés par la peur que les Guelfes, et les Florentins en particulier, leur inspiraient, acceptèrent ce nouveau maître.

Cependant Frédéric était retourné en Allemagne après avoir laissé à Rome un gouverneur chargé de veiller sur les affaires d'Italie. Alors tous les Gibelins de la Toscane et de la Lombardie, qui suivaient le parti de l'empire, accoururent autour de Castruccio, et lui promirent la souveraineté de leur patrie, s'il parvenait à les y rétablir. On remarquait parmi eux Matteo Guidi, Nardo Scolari, Lupo Uberti, Gerozzo Nardi et Piero Buonnaccorsi, tous Gibelins et exilés de Florence. Fort d'un tel appui, Castruccio voulut tenter de devenir souverain de la Toscane. Pour se rendre plus formidable, il se rapprocha de messer Matteo Visconti, prince de Milan, et mit sous les ares tous les habitants de la ville et du territoire de Lucques. Cette ville a cinq portes : en conséquence il partagea tout le pays en cinq divisions, qu'il arma, et auxquelles il donna des chefs et des bannières. Il se trouva ainsi en état de mettre soudain vingt mille hommes sur pied, sans compter les ressources que Pise pouvait lui offrir.

Dans le temps qu'il était environné de forces aussi imposantes et d'aussi nombreux amis, messer Matteo Visconti fut attaqué par les Guelfes de Plaisance, qui, avec l'aide des troupes florentines et celles du roi Robert, étaient parvenus à chasser les Gibelins. Messer Matteo requit Castruccio d'attaquer les Florentins, afin que, réduits à défendre leurs foyers, ils fussent forcés de rappeler leur armée de Lombardie. En conséquence, Castruccio pénétra dans le Val-d'Arno, où il occupa Fucecchio et San-Miniato, après avoir ravagé le pays. Alors les Florentins, cédant à la nécessité, se hâtèrent de faire revenir leurs troupes. À peine avaient-elles mis le pied en Toscane, que Castruccio lui-même se vit dans la nécessité de reprendre le chemin de Lucques.

La famille de Poggio tenait le premier rang dans la ville ; elle avait puissamment contribué à l'élévation de Castruccio : c'était elle qui l'avait fait nommer prince ; mais les récompenses qu'elle avait reçues ne lui paraissant pas en proportion avec ses services, elle complota avec quelques autres familles de Lucques de faire soulever la ville, et d'en chasser Castruccio. Les conjurés profitèrent un matin de son absence, prirent les armes, coururent au palais, où son lieutenant rendait la justice en son nom, et le massacrèrent. Ils tâchaient de faire soulever le peuple, lorsque Stefano di Poggio, vieillard ami de la paix, et qui n'avait pas voulu entrer dans la conjuration, s'avança vers eux, et les contraignit, par l'autorité de son âge et de son caractère, à mettre bas les armes, s'offrit à se rendre médiateur entre eux et Castruccio, et promit d'obtenir de lui tout ce qu'ils pouvaient désirer. À ces paroles, ils posèrent leurs armes aussi imprudemment qu'ils les avaient prises ; car à peine Castruccio avait-il été instruit du changement qui venait de s'opérer à Lucques, que, sans perdre un moment, il s'était mis en marche pour revenir avec une partie de son armée, laissant le reste sous le commandement de Pagolo Guinigi. Contre son attente, il trouva tout apaisé ; mais il crut avoir trouvé une nouvelle occasion d'assurer son autorité, et il plaça ses troupes dans les postes les plus favorables. Stefano di Poggio, persuadé que Castruccio serait reconnaissant du service qu'il lui avait rendu, vint le trouver, et, sans intercéder pour lui, car il ne croyait pas en avoir besoin, il le supplia pour les autres membres de sa famille, lui disant qu'il fallait pardonner beaucoup de choses à la jeunesse des coupables, ainsi qu'au souvenir d'une ancienne amitié et des obligations qu'il avait à leur maison. Castruccio lui répondit d'une manière affable, l'encouragea à ne rien craindre, et lui dit qu'il ressentait plus de plaisir de voir le tumulte apaisé, qu'il n'avait éprouvé de chagrin en apprenant le soulèvement des rebelles. Il l'engagea à faire venir tous ses parents devant lui, ajoutant qu'il rendait grâces à Dieu de lui avoir procuré l'occasion de donner une preuve de sa clémence et de sa générosité. Pleins de confiance dans la parole de Stefano et de Castruccio, ces malheureux se présentent devant lui ; mais à peine ont-ils paru qu'il les fait charger de chaînes et conduire à la mort, sans en excepter Stefano.

Sur ces entrefaites, les Florentins avaient recouvré San-Miniato. Castruccio crut devoir mettre un terme à la guerre, convaincu que tant que son autorité serait chancelante dans Lucques, il ne pourrait point s'éloigner de ses foyers. Il fit pressentir les Florentins sur la trève, et les trouva disposés à la conclure ; car ils étaient également las de tant de dépenses et pressés de les voir finir. On conclut donc une trêve de deux années, par laquelle chacun restait maître de ce qu'il possédait.

Castruccio, délivré de la guerre, commença, pour ne plus retomber dans les périls qu'il venait de courir, par faire mourir, sous différents prétextes, tous ceux qui dans Lucques auraient eu l'ambition d'aspirer au sou verain pouvoir. Il n'épargna personne, privant de leurs biens et de leur patrie ceux qu'il ne pouvait atteindre, et arrachant la vie à ceux qui tombaient entre ses mains. Il disait, pour s'excuser, que l'expérience lui avait appris à ne compter sur la fidélité d'aucun d'eux. Pour plus de sécurité, il fit élever dans Lucques une citadelle, et se servit pour sa construction des débris des maisons de ceux qu'il avait chassés ou fait mourir.

Tandis que Castruccio cessait les hostilités avec les Florentins et se fortifiait dans Pise, il ne négligeait aucune des mesures qui, sans occasionner une guerre ouverte, pouvaient contribuer à sa grandeur. Il désirait ardemment se rendre maître de Pistoja, persuadé que s'il parvenait à en obtenir la possession, il aurait pour ainsi dire un pied dans Florence. Il gagna en conséquence l'affection de tous les habitants de la montagne, et se conduisit avec les divers partis qui divisaient Pistoja de manière à gagner la confiance de chacun d'eux. À cette époque, cette ville était partagée, comme elle le fut de tout temps, entre les Blancs et les Noirs. Bastiano était chef des premiers ; les seconds reconnaissaient Jacopo da Gia pour le leur : chacun d'eux entretenait avec Castruccio des intelligences secrètes ; chacun d'eux n'aspirait qu'à chasser ses rivaux ; enfin les deux partis, n'écoutant que leurs soupçons, prirent les armes. Jacopo se fortifia à la porte de Florence, Bastiano à celle de Lucques ; mais l'un et l'autre, comptant bien moins sur les Florentins que sur Castruccio, qu'ils regardaient comme plus actif et plus empressé à commencer la guerre, mandèrent secrètement vers lui pour obtenir son appui, et Castruccio le leur promit à tous deux ; il assura Bastiano qu'il viendrait le trouver en personne, et Jacopo qu'il lui enverrait Pagolo Guinigi, son élève. Après avoir fixé l'heure de son arrivée, il ordonna à Pagolo de se diriger par la route de Pise, et se rendit lui-même directement à Pistoja, où il arriva conjointement avec Pagolo vers le milieu de la nuit, ainsi qu'il en était convenu avec lui ; ils y furent reçus comme amis. C'est par ce moyen qu'ils entrèrent dans la ville : lorsque le moment parut favorable à Castruccio, il fit un signe à Pagolo ; alors ce dernier poignarda Jacopo da Ga, tandis que lui-même se défit de Bastiano di Possenti. Aussitôt les partisans de ces deux chefs sont en partie arrêtés, en partie massacrés, et Castruccio et les siens parcourent toute la ville sans la moindre résistance. Parvenu ainsi à chasser la seigneurie du palais, il contraignit le peuple à lui jurer obéissance, faisant aux uns la remise de leurs anciennes dettes, comblant les autres de promesses. Il en agit de même à l'égard des habitants de la campagne, qui étaient accourus pour voir le nouveau prince ; de sorte que chacun, rempli des espérances que faisait naître l'opinion de ses grandes qualités, se tint tranquille.

Il arriva à cette époque que le peuple romain se souleva à cause de la cherté des vivres, qu'il attribuait à l'absence des papes, qui avaient fixé leur séjour à Avignon ; Rome retentissait de plaintes contre les gouverneurs allemands, et chaque jour était témoin de quelque assassinat ou de quelque autre désordre, sans que Henri, lieutenant de l'empereur, pût y mettre obstacle. Bien loin de là, il craignait à chaque instant que les Romains n'appelassent à leur secours le roi de Naples Robert, ne le chassassent de Rome, et ne remissent la ville aux mains du pape. Comme l'ami le plus voisin auquel il pût recourir était Castruccio, il l'envoya prier non seulement de lui envoyer du secours, mais de se rendre en personne à Rome. Castruccio sentit qu'il n'y avait pas de temps à perdre, et que le moment était venu de prouver sa reconnaissance à l'empereur ; d'ailleurs il voyait bien que si ce prince était chassé de Rome, lui-même était infailliblement perdu. Ayant donc laissé Pagolo Guinigi à Lucques, il se rendit à Rome avec six cents chevaux. Henri le combla des plus grands honneurs, et en peu de temps sa présence rendit une si grande influence au parti de l'empereur, que, sans répandre de sang, sans employer la violence, tout ce trouble s'apaisa ; parce que Castruccio, ayant fait venir par mer une grande quantité de blé du pays de Pise, ôta par cette mesure tout prétexte aux désordres. Ensuite, employant tour à tour envers les chefs du peuple romain les réprimandes et les châtiments, il les ramena volontairement sous l'obéissance du gouvernement de Henri. On lui décerna pour récompense le titre de sénateur de Rome, et le peuple romain le combla d'honneurs. Castruccio reçut le titre qui lui avait été conféré avec la plus grande pompe ; il se revêtit d'une toge de brocart, sur le devant de laquelle il avait fait broder ces mots : Il n'en est que ce que Dieu veut ; et par derrière : Il en sera ce que Dieu voudra.

Sur ces entrefaites, les Florentins, irrités d'avoir vu Castruccio profiter du temps de la trêve pour se rendre maître de Pistoja, cherchaient les moyens de faire soulever cette ville contre lui ; son absence paraissait leur rendre cette entreprise facile. Parmi les exilés de Pistoja qui s'étaient réfugiés à Florence, on distinguait Baldo Cecchi et Jacopo Baldini, tous deux recommandables par leur mérite, et ardents à se jeter au milieu de tous les périls. Ils entretinrent des intelligences avec leurs amis du dedans, et, secondés par les Florentins, ils réussirent à pénétrer dans Pistoja pendant la nuit ; ils en chassèrent les partisans et les officiers de Castruccio, en massacrèrent une partie, et rendirent la liberté à ce pays.

Cette nouvelle contraria et affligea extrêmement Castruccio, qui prit aussitôt congé de Henri, et revint à Lucques à marches forcées avec ses troupes. Lorsque les Florentins furent instruits de son retour, ils jugèrent qu'il ne s'arrêterait pas là : ils résolurent en conséquence de le prévenir, et de pénétrer dans le Val-di-Nievole avant lui, pleins de l'idée qu'en occupant cette vallée ils lui ôteraient tous les moyens de recouvrer Pistoja. Ayant formé une armée considérable composée de tous les amis du parti guelfe, ils entrèrent sur le territoire de Pistoja. De son côté, Castruccio s'était porté avec ses troupes sur Montecarlo. Instruit de la position qu'occupaient les Florentins, il ne voulut ni aller à leur rencontre dans les plaines de Pistoja, ni les attendre non plus dans celles de Pescia, mais il s'arrêta au projet de les attaquer, s'il le pouvait, dans le défilé de Serravalle. Ce plan, en cas de réussite, lui paraissait infaillible, et il comptait sur une victoire certaine ; car il était informé que les Florentins avaient réuni au moins trente mille hommes, tandis qu'il n'avait avec lui que douze mille hommes d'élite. Quoiqu'il comptât sur leur valeur et sur son habileté, il craignait toutefois, en attaquant l'ennemi dans une plaine ouverte, d'être entouré par des forces aussi supérieures aux siennes.

Serravalle est un château entre Pescia et Pistoja, situé sur une hauteur qui ferme le Val-di-Nevole ; il ne se trouve pas tout à fait sur le passage, mais un peu au-dessus à la distance d'un jet d'arc ; le chemin par où l'on passe est plus étroit qu'escarpé, car de chaque côté le terrain s'élève en pente douce ; mais sur le sommet de la colline, au point du partage des eaux, le passage est si étroit, que vingt hommes placés l'un à côté de l'autre l'occuperaient tout entier. C'est là que Castruccio avait projeté d'attaquer l'ennemi, tant pour suppléer par la force du lieu à la faiblesse de son armée que pour ne lui laisser apercevoir l'ennemi qu'au moment d'en venir aux mains ; car il craignait que les siens ne se laissassent effrayer par la multitude de leurs adversaires. Messer Manfred, né en Allemagne, commandait le château de Serravalle. Avant que Castruccio se fût rendu maître de Pistoja, il avait été mis pour ainsi dire en réserve dans ce château, comme dans une place commune aux habitants de Lucques et de Pistoja ; depuis, chaque parti l'avait respecté, et il avait promis, de son côté, de garder la neutralité et de ne favoriser plus particulièrement aucune de ces deux villes. Cette conduite, jointe à la force de la position, l'avait maintenu dans ce poste. Mais, dans cette circonstance, Castruccio sentit combien il était important d'occuper Serravalle ; il se servit de l'étroite amitié qui existait entre lui et un des habitants du château pour arrêter avec lui que, la nuit qui précéderait la bataille, il livrerait l'entrée à quatre cents hommes des siens, et massacrerait le commandant.

Toutes les mesures prises de cette manière, Castruccio conserva la position que son armée occupait à Montecarlo, afin d'encourager les Florentins à tenter le passage ; et comme ces derniers ne désiraient rien tant que d'éloigner la guerre de Pistoja, et de la porter dans le Val-di-Nievole, ils vinrent camper au-dessous de Serravalle, dans l'intention de passer la colline le jour suivant. Mais Castruccio, s'étant emparé sans bruit du château pendant la nuit, partit vers minuit de Montecarlo, et se porta en silence avec son armée jusqu'au pied de Serravalle, où il arriva à la pointe du jour ; de manière que les Florentins et lui commencèrent à monter la colline en même temps. Castruccio avait dirigé son infanterie par la route ordinaire ; il avait seulement ordonné à un corps de quatre cents chevaux de se porter sur la gauche vers le château. Les Florentins, de leur côté, avaient également envoyé en avant quatre cents hommes d'armes ; ils suivaient avec le reste de leur armée, et ne s'attendaient pas à trouver Castruccio sur la colline, ignorant qu'il se fût emparé du château. Les Florentins, après avoir gravi la hauteur, furent tout étonnés de découvrir l'infanterie ennemie, et ils s'en trouvèrent si près qu'ils eurent à peine le temps d'attacher leurs casques.

Surpris par cette armée rangée en bataille et disposée au combat, ils résistèrent avec beaucoup de peine à l'attaque vigoureuse qu'ils eurent à soutenir. Cependant quelques-uns d'entre eux se défendirent courageusement. Mais le bruit de ce combat, s'étant répandu dans le reste de l'armée florentine, y sema la plus horrible confusion. L'infanterie se jetait sur la cavalerie, et se trouvait écrasée à son tour par la cavalerie et les équipages ; les chefs, gênés par le peu de largeur du terrain, ne pouvaient se porter ni en avant ni en arrière ; et, dans ce désordre extrême, personne ne savait ni ce qu'il pouvait ni ce qu'il devait faire : cependant la cavalerie qui se trouvait aux prises avec l'infanterie ennemie périssait sans pouvoir se défendre, parce que, empêchée par les difficultés du terrain, c'était plutôt par nécessité que par courage qu'elle résistait : car de chaque côté se trouvaient les montagnes, leur armée était sur leurs derrières ; devant eux s'avançait l'ennemi et il ne leur restait aucun chemin pour la fuite.

Cependant Castruccio, s'apercevant que ses troupes ne suffisaient pas pour obliger l'ennemi à battre en retraite, envoya mille hommes d'infanterie à leur secours par le chemin du château ; et les ayant fait descendre avec quatre cents hommes d'armes qu'il avait déjà envoyés en avant, tous ensemble tombèrent sur les flancs de l'ennemi avec tant de vigueur, que les troupes florentines, incapables de soutenir leur choc, et vaincues bien plus encore par le lieu que par l'ennemi, commencèrent à prendre la fuite : le signal en fut donné par ceux qui se trouvaient à l'arrière-garde du côté de Pistoja ; ils se débandèrent à travers la plaine, et chacun chercha son salut du mieux qu'il put. Cette déroute fut complète et coûta beaucoup de sang. Un grand nombre de chefs furent faits prisonniers, entre autres Bandino dei Rossi, Francesco Brunelleschi et Giovanni della Tosa, tous nobles Florentins, ainsi qu'un grand nombre d'autres Toscans, et de seigneurs napolitains que le roi Robert avait envoyés au secours des Guelfes, et qui combattaient dans les rangs de l'armée florentine.

Les habitants de Pistoja, à la nouvelle de cette défaite, s'empressèrent de chasser le parti qui soutenait les Guelfes, et se donnèrent de nouveau à Castruccio, qui, non content de ce succès, s'empara de Prato et de toutes les forteresses situées dans la plaine, tant en deçà qu'au-delà de l'Arno. Il vint ensuite avec toute son armée se camper dans la plaine de Peratola, éloignée seulement de deux milles de Florence. Il y resta pendant un assez long espace de temps à partager le butin, célébrant sa victoire par des fêtes, faisant battre monnaie en signe de mépris pour les Florentins, distribuant des prix de courses à cheval entre des hommes et des femmes perdues ; il alla jusqu'à tâcher de corrompre quelques notables, pour qu'ils lui ouvrissent, pendant la nuit, les portes de Florence ; mais le complot fut découvert, et les conjurés, parmi lesquels se trouvaient Tommaso Lupacci et Lambertuccio Frescobaldi, furent arrêtés et décapités.

Les Florentins, effrayés des suites de leur défaite, ne savaient plus comment sauver leur liberté. Dans l'espoir de s'assurer un appui, ils envoyèrent des ambassadeurs au roi Robert, pour lui donner la ville de Florence et son territoire. Ce roi s'empressa d'accepter cette offre, non pas tant à cause de l'honneur que lui faisaient les Florentins, que parce qu'il n'ignorait pas combien il était important, pour la sûreté même de ses États, que la parti guelfe conservât le gouvernement de la Toscane. Il convint avec les Florentins qu'ils lui donneraient par an deux cent mille florins, et leur envoya son fils Charles à la tête de quatre mille chevaux.

Ainsi donc les Florentins se trouvèrent un peu délivrés des troupes de Castruccio, qui avait été contraint d'abandonner leur territoire, et de retourner à Pise pour y réprimer une conjuration tramée contre lui par Benedetto Lanfranchi, un des principaux citoyens de la ville, qui, ne pouvant supporter de voir sa patrie esclave d'un Lucquois, conspira contre lui, et forma le dessein de s'emparer de la citadelle et de massacrer tous les partisans de Castruccio, après en avoir chassé la garnison. Mais si, dans les entreprises de ce genre, le petit nombre suffit pour le secret, il n'en est pas de même pour l'exécution : aussi tandis que Lanfranchi cherchait à réunir de plus nombreux complices, il en trouva un qui révéla tous ses projets à Castruccio. Bonifacio Cherhi et Giov. Guidi, Florentins, qui se trouvaient exilés à Pise, furent honteusement compromis dans cette révélation. Castruccio fit soudain saisir et massacrer Benedetto, envoya en exil tous les parents de ce conjuré, et fit trancher la tête à une foule d’autres nobles. Convaincu qu'il ne pouvait compter sur la fidélité ni de Pistoja ni de Pise, il chercha à s'en assurer par la force et par la ruse ; ce qui donna aux Florentins le temps de se fortifier et la facilité d'attendre l'arrivée de Charles.

À peine ce prince fut-il arrivé dans leurs murs, qu'ils résolurent de ne point perdre un moment. Ils rassemblèrent le plus de troupes qu'il leur fut possible, appelant à leur aide presque tous les Guelfes de l'Italie, et parvinrent ainsi à former une armée formidable, composée de plus de trente mille hommes d'infanterie et de dix mille chevaux. Après avoir délibéré s'ils attaqueraient d'abord Pistoja ou Pise, ils se décidèrent pour cette dernière ville, dont la conquête leur paraissait tout à la fois plus facile et plus avantageuse, à cause de la conjuration qui venait d'y éclater récemment, et parce que, Pise une fois en leur pouvoir, Pistoja ne pouvait manquer de se rendre volontairement.

Les Florentins entrèrent en campagne avec leur armée au commencement de mai de l'année 1328, s'emparèrent sans délai de Lastra, de Segna, de Montelupo, d'Empoli, et vinrent camper à San-Miniato. De son côté, Castruccio, informé de la puissante armée que les Florentins avaient dirigée contre lui, n'en fut nullement effrayé, et crut au contraire que le moment était arrivé où la fortune allait mettre en ses mains l'empire de la Toscane ; car il était persuadé que les ennemis ne s'en tireraient pas devant Pise avec plus d'avantage qu'à Serravalle, et qu'ils n'auraient plus, comme à cette époque, l'espoir de se relever de leurs pertes. Ayant donc réuni vingt mille hommes d'infanterie et quatre mille de cavalerie, il vint asseoir son camp à Fucecchio et envoya Pagolo Guinigi à Pise, à la tête de cinq mille fantassins.

Fucecchio est, par son assiette, le plus fort château de l'État de Pise : il est situé entre la Gusciana et l'Arno, sur un terrain un peu élevé. Lorsqu'on est maître de cette position, l'ennemi, à moins de diviser son armée en deux corps, ne peut empêcher les vivres d’arriver, soit du côté de Lucques, soit du côté de Pise, ni aller sans un danger manifeste s'opposer à ses adversaires, ou se porter sur Pise ; car dans ce premier cas il pouvait se trouver placé entre l'armée de Castruccio et celle de Pagolo Guinigi, et dans l'autre il fallait passer l'Arno, opération toujours dangereuse à effectuer en présence de l'ennemi. Cependant Castruccio, pour leur donner le courage de tenter ce dernier parti, n'avait point posté son armée immédiatement sur les bords de la rivière, mais il l'avait rapprochée des murs de Fucecchio, de manière à laisser un assez grand espace entre l'Arno et son camp.

Les Florentins, après s'être rendus maîtres de San-Miniato, tinrent conseil pour savoir ce qu'ils devaient faire. Fallait-il marcher sur Pise, ou attaque Castruccio ? Après avoir pesé toutes les difficultés qu'offraient ces deux partis, ils se décidèrent pour l'attaque. Les eaux de l'Arno se trouvaient si basses, qu'on pouvait passer le fleuve à gué ; toutefois les hommes avaient encore de l'eau jusqu'aux épaules, et les chevaux jusqu'à la selle. Enfin le 10 juin, à la pointe du jour, les Florentins, déterminés à livrer bataille, s'avancèrent en bon ordre, commencèrent à faire passer le fleuve à une partie de leur cavalerie et à une division de dix mille hommes d'infanterie. Castruccio, attentif à tous leurs mouvements, n'attendait que l'occasion d'exécuter le plan qu'il avait conçu : il les attaqua soudain à la tête d'un corps de cinq mille hommes d'infanterie et de trois mille chevaux ; et sans leur donner le temps de sortir entièrement de l'eau, il était déjà aux mains avec eux ; il envoya en même temps deux corps de mille hommes d'infanterie légère chacun, pour surveiller le cours supérieur et inférieur de l'Arno. Les troupes florentines, accablées du poids des eaux et de leurs armes, n'avaient point encore entièrement quitté le lit du fleuve. Les premiers chevaux qui passèrent ayant enfoncé le terrain rendirent le passage plus difficile pour les autres ; car les uns ne trouvant plus de fond se cabraient sous la main de leur cavalier, et les autres s'enfonçaient si avant dans la boue qu'ils ne pouvaient plus s'en tirer. Les chefs de l'armée florentine, s'apercevant de la difficulté qu'offrait le passage à cet endroit, firent remonter le fleuve à la cavalerie, dans l'espoir de trouver un terrain plus solide, et un gué moins difficile ; mais ils rencontrèrent les troupes que Castruccio avait envoyées le long des bords. Ces troupes, armées à la légère, de rondaches et de becs de galères, les recevaient à grands cris, et les frappaient sur la tête et dans la poitrine ; de sorte que les chevaux, épouvantés de leurs cris et des blessures qu'ils recevaient, refusaient de passer et se renversaient les uns sur les autres. Le combat qui s'établit entre les troupes de Castruccio et de celles qui étaient passées fut terrible et sanglant : de chaque côté le nombre des morts était considérable, et chacun s'efforçait de vaincre son adversaire. Les soldats de Castruccio voulaient rejeter l'ennemi dans le fleuve ; les Florentins s'efforçaient au contraire de les repousser, pour donner la facilité au reste de leur armée de sortir de l'eau et de pouvoir combattre. Leur courage était soutenu par les exhortations et l'exemple des chefs. Castruccio rappelait aux siens que c'étaient les mêmes ennemis que peu de temps auparavant ils avaient vaincus à Serravalle. Les Florentins se reprochaient comme une honte de se laisser vaincre par un ennemi si inférieur en nombre. Cependant Castruccio, voyant que la bataille continuait, que ses troupes et celles de l'ennemi étaient fatiguées du combat, et que les morts et les blessés se multipliaient de chaque côté, fit avancer un nouveau corps de mille hommes d'infanterie. Lorsqu'il les eut conduits jusque derrière ceux qui combattaient, il donna l'ordre à ceux-ci de s'ouvrir, et de se retirer à droite et à gauche, comme s'ils eussent voulu battre en retraite. Ce mouvement permit aux Florentins de marcher en avant et de gagner un peu de terrain ; mais leurs troupes, déjà fatiguées du combat, obligées d’en venir aux mains avec des soldats qui n’avaient point encore combattus, ne résistèrent pas longtemps et furent rejetées dans le fleuve.

De chaque côté la cavalerie n’avait encore eu aucun avantage décidé, parce que Castruccio, connaissant combien la sienne était inférieure en nombre, avait recommandé aux condottieri de se borner à soutenir le choc de l’ennemi : il comptait triompher de leur infanterie ; et celle-ci une fois vaincue, il était certain de battre facilement la cavalerie. Tout réussit au gré de ses projets ; car ayant vu l’infanterie des ennemis se retirer dans le fleuve, il envoya ce qui lui restait de la sienne à la poursuite de leur cavalerie ; et tandis qu’elle l’attaquait à coups de lances et de dards, la cavalerie de Castruccio, fondant sur elle avec la plus grande furie, l’obligea de prendre également la fuite. Les généraux florentins, à la vue des obstacles qu’éprouvait le passage de leurs hommes d’armes, essayèrent de faire passer leur infanterie dans la partie inférieure du fleuve, afin de prendre en flanc les troupes de Castruccio ; mais comme les rives étaient escarpées et que ses adversaires en gardaient les abords, elle tenta vainement le passage. Alors toute l’armée florentine se mit dans une déroute complète, au grand honneur et à la grande gloire de Castruccio ; et, de cette armée formidable, à peine le tiers se sauva. Une multitude de chefs restèrent prisonniers. Charles, fils du roi Robert, s’enfuit à Empoli avec Michelagnolo Falconi et Taddeo degli Albizzi, commissaires florentins. Le butin fut grand, le carnage plus grand encore, ainsi qu’on peut le conjecturer d’après un combat aussi acharné ; car vingt mille deux cent trente et un hommes furent tués du côté des Florentins, tandis que Castruccio n’en perdit que quinze cent soixante-dix.

Mais la fortune, jalouse de tant de gloire, lui ôta la vie lorsqu’il eût fallu doubler son existence, et vint interrompre les projets qu’il se disposait depuis longtemps à exécuter, et auxquels la mort seule pouvait mettre obstacle. Castruccio s'était extrêmement fatigué durant toute la journée qu'avait duré la bataille. Lorsqu'elle eut cessé, il s'arrêta accablé de lassitude, et couvert de sueur, sur la porte de Fuceccio, pour attendre ses troupes victorieuses, les recevoir lui-même, les remercier de leur conduite, et en partie aussi pour voir si l'ennemi, en résistant sur quelque point, ne donnerait pas lieu à quelque incident auquel il dût remédier sur-le-champ ; car il pensait que le devoir d'un bon général est d'être le premier à monter à cheval et le dernier à descendre. Il resta donc exposé à un vent qui s'élève ordinairement de l'Arno vers le milieu du jour, et qui est extrêmement contagieux. Ce vent lui glaça tout le corps ; mais, accoutumé à de pareils désagréments, il n'y fit point attention, et cette négligence devint la cause de sa mort. La nuit suivante il fut attaqué d'une fièvre violente qui ne cessa d'aller en empirant, de manière que tous les médecins jugèrent sa maladie mortelle ; lui-même ne put se dissimuler son mal. Il fit alors appeler près de lui Pagolo Guinigi, et lui adressa ces paroles :

« Si j'avais cru, mon cher fils, que la fortune eût voulu entraver au milieu de ma course le chemin qui devait me conduire à cette gloire que je me promettais tant de succès heureux, je t'aurais laissé moins d'États sans doute, mais aussi moins d'ennemis et d'envieux : satisfait de la souveraineté de Lucques et de Pise, je n'aurais ni subjugué les habitants de Pistoja, ni irrité si profondément les Florentins ; j'aurais joui alors d'une vie, sinon plus longue, du moins plus paisible, et je t'aurais laissé un État moins grand sans doute, mais plus sûr et plus affermi. Mais la fortune, qui veut régler le sort de toutes les choses humaines, ne m'a point accordé assez de discernement pour connaître d'abord ses projets, ni assez de jours pour en triompher.

» Tu auras appris, car il n'est personne qui ne te l'ait dit, et je ne m'en suis jamais caché moi-même, qu'accueilli dès ma jeunesse dans la maison de ton père, et étranger à toutes ces espérances faites pour enflammer un noble cœur, je fus élevé par lui, et chéri avec plus de tendresse que si je fusse né de son sang ; de sorte qu'instruit par ses leçons, je pus manifester mon courage, et paraître digne peut-être de la fortune où tu m'as vu m'élever et où tu me vois encore. Comme, à l'instant de son trépas, il confia à ma fidélité et ta jeunesse et tous ses biens, je t'ai élevé avec cet amour et j'ai accru ses richesses avec cette bonne foi auxquels j'étais et je suis encore obligé. Non seulement, pour rendre tout ce que ton père t'avait laissé, mais pour te donner encore ce que la fortune et mon courage ont pu me faire acquérir, je n'ai point voulu prendre d'épouse, afin que la tendresse paternelle ne pût m'empêcher de montrer envers le sang de ton père, qui coule dans tes veines, cette reconnaissance à laquelle je regardais comme un devoir de me montrer soumis.

» Je te laisse donc héritier d'un État puissant ; et c'est ce qui fait ma joie : mais ce que je ne puis voir sans un regret amer, c'est que je te le transmets faible et mal affermi. Il te reste la ville de Lucques, qui n'obéira jamais qu'avec répugnance à ta domination ; Pise, dont les habitants pleins de légèreté n'écoutent que trop souvent leur perfidie, et qui, quoique disposée en tout temps à la servitude, s'indignera de se voir soumise à un Lucquois ; Pistoja, qui, de son côté, n'aura pour toi que peu de fidélité, et parce qu'elle est divisée par les factions, et parce qu'elle est exaspérée contre nous à cause des récentes injures qu'elle en a reçues. Tu as pour voisins les Florentins irrités, offensés par nous de mille manières, et non encore détruits, que le bruit de ma mort va combler de plus de joie que la conquête de la Toscane entière. Tu ne peux t'en reposer ni sur les princes de Milan, ni sur l'empereur, dont l'éloignement et la lenteur rendraient les secours tardifs. Tu ne dois donc compter sur rien que sur ton habileté, sur le souvenir de mon courage, et sur la prépondérance que te donne notre dernière vic toire. Si tu sais t'en appuyer avec sagesse, elle facilitera ton alliance avec les Florentins, qui, épouvantés encore de leur défaite, doivent condescendre avec empressement à la paix. Ainsi, au lieu de chercher comme moi à irriter leur haine, dans la pensée que leur inimitié devait contribuer à ma puissance et à ma gloire, tu dois, au contraire, employer tous tes efforts à devenir leur ami, car leur amitié doit faire ton avantage et ta sécurité.

» C'est une chose bien importante ici-bas, que de se connaître soi-même, et de savoir mesurer ses forces à la grandeur de ses États. Lorsqu'on ne se sent pas de dispositions pour la guerre, on doit s'efforcer de régner par les arts de la paix. Je te conseille d'embrasser ce dernier parti, et de tâcher, pendant le reste de ta vie, de jouir du fruit de mes travaux et de mes dangers. Tu n'auras pas de peine à y réussir si tu crois que mes conseils sont fondés. Tu m'auras alors deux obligations : la première, de t'avoir laissé mes États ; la seconde, de t'avoir appris à les conserver. »

Ayant alors appelé auprès de lui les citoyens de Lucques, de Pise et de Pistoja qui étaient ses compagnons de guerre, il leur recommanda Pagolo Guinigi, leur fit jurer d'obéir à ce dernier, et mourut, laissant de lui le plus honorable souvenir à tous ceux qui avaient entendu prononcer son nom ; et à ceux qui furent ses amis, des regrets aussi vifs que jamais prince en aucun temps en ait causé par sa mort. Ses funérailles furent célébrées de la manière la plus honorable, et il fut inhumé dans l'église de Saint-François de Lucques.

Du reste, le courage et la fortune furent moins favorables à Pagolo Guinigi qu'à Castruccio : car peu de temps après il perdit Pise, ensuite Pistoja, et ce ne fut pas sans peine qu'il se maintint dans la souveraineté de Lucques, qui ne demeura dans sa famille que jusqu'au temps de Pagolo son arrière-neveu.

On peut juger, par ce que je viens de rapporter, que Castruccio fut non seulement un homme rare pour son temps, mais qu’il eût mérité d’être distingué dans les temps qui l’avaient précédé. Il était d’une taille au-dessus de l’ordinaire, et bien proportionné de tous ses membres ; il avait tant de grâce dans le maintien, sa douceur et son affabilité étaient si grandes, que jamais aucun de ceux qui venaient lui parler ne se retirait mécontent de lui ; ses cheveux tiraient sur le roux, il les portait coupés au-dessus des oreilles, et quelque temps qu’il fit, par la pluie ou par la neige, il allait toujours la tête découverte. Il était tout dévoué pour ses amis, et implacable pour ses ennemis ; juste envers ses sujets, sans foi envers les gens sans foi : et il ne chercha jamais à vaincre par la force lorsqu’il put réussir par la ruse, disant que, c’était la victoire, et non la manière de vaincre, qui produisait la gloire.

Jamais homme ne se précipita avec plus d’audace dans les dangers, personne n’en sortit jamais avec plus de prudence ; et il avait coutume de dire : « Que les hommes doivent tout tenter et ne s’effrayer de rien, parce que Dieu protège ceux qui ont du courage ; ce que l’on voit en effet, puisqu’il se sert toujours du fort pour châtier le faible. »

Il ne se faisait pas moins remarquer par l’amabilité ou le sel de ses bons mots. Comme ses saillies n’épargnaient personne, il ne se fâchait point lorsqu’on l’attaquait lui-même. On cite encore une foule de ses reparties, qui prouvent et sa vivacité dans l’attaque et sa modération dans la défense. En voici quelques exemples.

Il avait fait acheter une perdrix grise un ducat ; un de ses amis lui en fit le reproche ; Castruccio lui dit : « Ne l’achèteriez-vous pas plus d’un sou ? — Sans doute, répondit son ami. — Eh bien ! un ducat est beaucoup moins pour moi. »

Un flatteur le poursuivait de ses louanges ; Castruccio pour lui témoigner tout son mépris, lui cracha à la figure. Cet homme lui dit alors : « Les pêcheurs, pour prendre un petit poisson, se laissent mouiller entièrement par les eaux de la mer ; je me laisserai bien mouiller par un crachat pour attraper une baleine. » Castruccio, loin de se fâcher de la repartie, l'en récompensa.

Un moine lui faisait un reproche de vivre avec trop de splendeur ; Castruccio lui répondit : « Si c'était un péché, vous ne feriez pas de si beaux repas aux fêtes de nos saints. »

Un jour qu'il passait dans la rue, il aperçut un jeune homme qui sortait de chez une courtisane, et qui se mit à rougir en l'apercevant ; il lui dit : « Ce n'est pas d'en sortir que tu dois avoir honte, mais d'y être entré. »

Un de ses amis lui avait donné à défaire un nœud fait avec beaucoup d'art : « Es-tu fou de croire, lui dit-il, que je veuille délier une chose, qui, liée, me donne déjà tant de peine ? »

Castruccio disait à un certain homme qui faisait le métier de philosophe : « Vous êtes comme les chiens qui rôdent sans cesse autour de ceux dont ils attendent de bons morceaux. — Dites plutôt, repartit celui-ci, que nous sommes comme les médecins, qui ne se rendent qu'auprès de ceux auxquels leur secours sont le plus nécessaires. »

Il allait par mer de Pise à Livourne, quand survint une tempête extrêmement dangereuse. Castruccio en parut effrayé ; et l'un de ceux qui se trouvaient avec lui lui reprocha sa pusillanimité, en ajoutant qu'il n'avait peur de rien : « Je ne m'étonne pas, répondit Castruccio, chacun estime sa vie ce qu'elle vaut. »

Quelqu'un lui demandait comment il était parvenu à obtenir une aussi grande estime ; il lui répondit : « Faites en sorte, lorsque vous êtes invité à un grand repas, que ce ne soit pas un morceau de bois qui s'asseye sur un morceau de bois. »

Un homme se glorifiait devant lui d'avoir beaucoup lu : « Il vaudrait mieux, lui dit Castruccio, avoir beaucoup retenu. »

Un autre se vantait de boire beaucoup sans s'enivrer : « Un bœuf en fait autant », lui dit-il.

Il vivait dans la plus grande intimité avec une jeune fille ; un de ses amis l'en blâmait et lui reprochait surtout de s'être laissé prendre par une femme : « Tu t'es trompé, lui dit Castruccio, c'est moi qui l'ai prise, et non pas elle qui m'a pris. »

Un autre de ses amis le blâmait de faire usage de mets trop délicats ; il lui dit : « Tu ne dépenserais donc pas pour les avoir autant que je dépense ? — Non, sans doute, répondit l'autre. — En ce cas, reprit Castruccio, tu es plus avare encore que je ne suis gourmand. »

Il avait été invité à souper par Taddeo Bernardi, habitant de Lucques, renommé par son opulence et son faste. Lorsqu'il fut arrivé à la demeure de cet hôte, Taddeo lui fit voir une chambre toute tendue de riches tapisseries, et dont le pavé, incrusté de pierres fines de diverses couleurs, représentait des fleurs, des feuillages, des fruits et autres ornements de ce genre. Castruccio, ayant ramassé une assez grande quantité de salive dans sa bouche, cracha au visage de Taddeo. Celui-ci ayant manifesté son mécontentement, Castruccio lui dit : « Je n'ai vu que cet endroit où je puisse cracher sans te faire tort. »

Quelqu'un lui ayant demandé comment était mort César : « Plût à Dieu, dit-il, que je pusse mourir comme lui ! »

Se trouvant une nuit dans la maison d'un de ses gentilshommes, où un grand nombre de dames avaient été invitées pour assister à une fête, il se livra aux jeux et à la danse avec plus d'ardeur qu'il n'en convenait à sa dignité ; un de ses amis lui en fit des reproches : « Celui qui passe pour sage pendant le jour ne saurait être regardé comme fou pendant la nuit. »

Quelqu'un étant venu lui demander une grâce : Castruccio fit semblant de ne pas l'entendre. Celui-ci se jeta à genoux devant lui ; Castruccio l'en réprimanda  : « C'est de ta faute, lui répondit le solliciteur, puisque tes oreilles sont à tes pieds. » Castruccio, charmé de cette repartie, lui accorda une grâce double de celle qu'il demandait Il avait coutume de dire « que rien n'est plus aisé que d'aller en enfer, parce que le chemin descend toujours et qu'on y va les yeux fermés. »

Quelqu'un lui demandait une grâce dans un long discours de paroles superflues ; Castruccio lui dit : « Quand tu voudras obtenir de moi quelque chose, envoie-moi quelqu'un à ta place. »

Un autre bavard l'ayant fatigué d'un long discours et l'ayant terminé par ces mots : « Peut-être vous ai-je fatigué en vous parlant aussi longtemps ? — N'ayez pas cette crainte, lui dit-il, car je n'ai rien entendu de ce que vous m'avez dit. »

Il avait coutume de dire de quelqu'un qui avait été un bel enfant, et qui ensuite avait été un bel homme : « L'existence de cet homme est un mal continuel ; car il enlevait d'abord les maris à leurs femmes, et maintenant ce sont les femmes qu'il ravit à leurs maris. »

Il demandait à un envieux qu'il voyait rire : « Ris-tu parce qu'il t'est arrivé quelque chose d'heureux, ou parce qu'un autre est malheureux ? »

Tandis qu'il était encore sous la protection de Francesco Guinigi, un de ses compagnons lui dit : « Que veux-tu que je te donne pour te laisser donner un soufflet ? — Un casque », lui répondit Castruccio.

Il avait fait condamner à mort un citoyen de Lucques, qui avait été l'un des causes de sa grandeur ; quelqu'un lui ayant dit qu'il avait mal agi de faire mourir un de ses vieux amis : « Vous vous trompez, répondit-il, c'est un ennemi nouveau que j'ai fait mourir. »

Castruccio approuvait grandement les hommes qui choisissent d'abord une femme et ne l'épousent jamais, ainsi que ceux qui projettent sans cesse de voyager par mer sans jamais s'embarquer.

« Je ne puis m'empêcher d'être étonné, disait-il, que lorsqu'on veut acheter un vase de terre ou de verre, on le fasse résonner pour voir s'il est bon, et que lorsqu’on prend une femme on se contente de la vue. »

Lorsqu’il fut sur le point d’expirer, quelqu’un lui ayant demandé comment il voulait être enterré, il répondit : « La figure tournée en bas ; car je sais que lorsque je serai mort ce pays ira sens dessus dessous. »

Quelqu’un s’informant auprès de lui s’il avait jamais songé, pour le salut de son âme, à se faire moine, il répondit « que non ; il me semblerait étrange que Fra Lazzerone dût aller en paradis, tandis qu’Uguccione della Faggiuola irait en enfer. »

On lui demandait quand il fallait manger pour se bien porter ; il réponit : « Est-on riche : quand on a faim. Est-on pauvre : quand on le peut. »

Ayant vu un de ses gentilshommes qui se faisait lacer par son valet : « Par Dieu ! lui dit-il, que ne te fais-tu mettre aussi les morceaux à la bouche ! »

Quelqu’un avait fait écrire sur la porte de sa maison l’inscription latine suivante : Dieu la garde des méchants. Il la vit et s’écria : « Qu’il se garde bien lui-même d’y entrer ! »

Un jour qu’il passait dans une rue où se trouvait une très petite maison qui avait une grande porte : « Cette maison va s’enfuir par la porte », dit-il.

Il se disputait un jour avec un ambassadeur du roi de Naples, relativement aux biens de quelques bannis ; et la discussion s’échauffant, l’ambassadeur lui dit : « Vous n’avez donc pas peur de mon roi ? — Votre roi, répondit Castruccio, est-il bon ou méchant ? — Il est bon, répondit ce dernier. En ce cas, pourquoi voulez-vous que j’aie peur des bons ? répliqua Castruccio. »

On pourrait rapporter encore une foule de ses reparties, dans lesquelles on verrait le même sel et la même sagesse ; mais je crois que celles que j’ai citées suffisent pour rendre témoignage de ses grandes qualités. Il vécut quarante-quatre ans, et fut grand dans l’une et l’autre fortune. Comme il existait assez de monuments de sa prospérité, il voulut qu'il en restât également de ses malheurs les menottes dont il fut enchaîné dans sa prison se voient encore aujourd'hui suspendues dans une des tours de son palais. Il les avait mises lui-même en cet endroit, afin qu'elles fussent un témoin toujours subsistant de son infortune. Dans tout le cours de sa vie il ne parut inférieur ni à Philippe de Macédoine, père d'Alexandre le Grand, ni à Scipion l'Africain, et il mourut au même âge qu'eux. L'on ne doit point douter qu'il ne les eût surpassés l'un et l'autre, si, au lieu d'être né à Lucques, il eût eu pour patrie Rome ou la Macédoine.


Appendice

Castruccio Castracani, gentilhomme lucquois, de la famille des Antelminelli, attaché au parti gibelin, fut obligé de s’exiler de Lucques avec son père, l’an 1300, lorsque le parti des Noirs, ou des Guelfes exagérés, eut le dessus dans sa patrie. Il avait alors dix-neuf ans ; c’est à cet âge qu’il perdit son père et sa mère à Ancône, où il s’était retire. Se trouvant orphelin, il se voua aux armes, et il erra longtemps de pays en pays pour chercher du service. Il fit la guerre en France et en Angleterre, mais surtout en Lombardie, où le parti auquel il était attache avait le dessus, et où sa liaison personnelle avec les Visconti de Milan, les la Scala de Vérone et les Bonacossi de Mantoue, pouvait lui être utile pour le rétablir dans sa patrie. Pendant qu’il était en Lombardie, les Lucquois, attaqués vivement par les Pisans, consentirent, pour acheter la paix, à rappeler leurs exilés. Les émigrés gibelins, en rentrant à Lucques, choisirent Castruccio pour leur chef ses succès militaires lui méritèrent cet honneur. À peine rentré dans sa patrie, il voulut se venger de ceux qui l’en avaient si longtemps exilé ; il les attaqua le 14 juin 1314. Mais, tandis qu’il combattait contre eux, Uguccione de la Faggiuola, seigneur de Pise, dont il avait demande le secours, entra dans Lucques sans rencontrer de résistance ; il livra cette ville au pillage, et s’en attribua la souveraineté, courbant sous le même joug les Guelfes, ses ennemis, et les Gibeline qui l’avaient appelé. L’esprit de parti semblait à cette époque plus fort que l’amour de la patrie, ou que l’ambition même. Castruccio seconda vaillamment Uguccione le premier capitaine du parti gibelin, dans ses guerres contre les Guelfes, il contribua surtout à la victoire que ce général remporta sur les Florentins à Montecatini, le 29 août 1315, et il augmenta ainsi le crédit qu’il avait déjà dans son parti Neri, fils d’Uguccione, qui commandait pour son père à Lucques, conçut de la méfiance d’une si grande popularité, et il fit arrêter Castruccio en 1316 ; il voulait même le mener au supplice, mais avant de le faire il pria son père de venir l’appuyer avec un parti de cavalerie. Les Lucquois prirent les armes avant qu’Uguccione fût rentre dans leur ville, en même temps les Pisans se révoltèrent dès qu’ils le virent sorti de la leur. Les premiers forcèrent Neri à leur rendre Castruccio. Il avait encore les fers aux pieds et aux mains : ces fers servirent d’étendard aux insurgés ; ils les portèrent devant eux à l’attaque de toutes les forteresses, et ils chassèrent de la ville Neri de Faggiuola avec ses satellites, avant qu’il pût recevoir des secours. Après avoir expulsé le maître étranger auquel ils avaient obéi, les Lucquois nommèrent Castruccio capitaine annuel de leurs soldats, et ils le confirmèrcent trois ans de suite dans cette dignité. Castruccio, en 1320, chassa de Lucques les restes du parti guelfe, et il se fit attribuer par le sénat un pouvoir absolu, que le peuple confirma presque à l’unanimité. Devenu seigneur de Lucques, il entreprit de diriger tous les Gibelins de Toscane, et de les faire agir de concert avec ceux de Lombardie. Il réunissait la ruse et la dissimulation à la valeur la plus brillante et aux plus rares talents ; il avait l’art de se faire craindre du peuple et chérir des soldats. Sous ses ordres, il avait rassemblé un grand nombre d’aventuriers qu’il savait plier à l’obéissance, et qui communiquaient à ses armées leur intrépidité et leur esprit d’entreprise. Assez cruel pour faire trembler ses ennemis, assez égoïste pour n’être lie à ses amis qu’aussi longtemps qu’il avait besoin d’eux, il condamna plusieurs des premiers, et quelques uns des seconds, à des supplices horribles, sans perdre pour cela une certaine apparence de générosité et de chevalerie, qui faisait illusion à ses serviteurs. Pendant un règne de quinze ans, il ne cessa pas un instant de combattre ; mais comme il menait toujours ses armées de victoires en victoires, et qu’il les entretenait aux dépens des ennemis, il ne paraissait point épuiser son petit Etat ou d’argent ou de soldats. Dans l’année 1320, Castruccio conquit sur les Florentins plusieurs forteresses du val d’Arno inférieur, la Garfagnana, la Lunigiane, et une partie de la rivière du Levant de Gênes. En 1325 il soumit la ville de Pistoja et tout son territoire ; et il consolida cette conquête par la grande victoire qu’il remporta, le 23 septembre, à Alto-Pascio, sur Raimond de Cardone et les Florentins. Il ravagea ensuite tout le territoire de Florence, d’où il enleva pour l’ornеment de Lucques les tableaux et les statues dont les riches citoyens décoraient déjà leurs palais. Il donna tout l’appareil d’un triomphe à son retour de cette expédition ; le géneral ennemi, qu’il avait fait prisonnier, marchait devant son vainqueur, avec le char sacré des étendards florentins, et que les Italiens appellent le carroccio, et que chaque cité considérait comme l’arche d’alliance. Dans les années suivantes, Castruccio remporta plusieurs avantages sur le duc de Calabre, que les Florentins avaient mis à la tête de leur gouvernement. En 1327, il accueillit en Toscane Louis de Bavière, qui se rendait à Rome, pour prendre, malgré le pape, la couronne impériale. Louis trouva dans Castruccio son conseiller le plus fidèle et son plus ferme appui. Pour le récompenser, il érigea en duché les Etats qu’il gouvernait, savoir Lucques, la Lunigiane, Pistoja, et Volterra ; et il lui fournit l’occasion de soumettre aussi bientôt après la republique de Pise. Il emmena Castruccio à Rome avec lui ; il le créa chevalier et comte du palais de Latran, afin de recevoir de lui, à son couronnement, l’epée de l’empire. Il lui transmit ensuite la dignité de sénateur de Rome, dont il avait d’abord consenti à se revêtir lui-même. Mais, au milieu de tant de gloire, Castruccio fut averti que la ville de Pistoja lui avait été enlevee par les Guelfes le 27 janvier 1328. Il partit aussitôt pour la recouvrer : il en entreprit le siège, qui fut soutenu par les habitants avec la valeur la plus opiniâtre. Castruccio déploya plus que jamais dans cette occasion la supériorité de ses talents militaires : il réduisit à l’inaction une armée bien plus forte que la sienne, que les Florentins envoyaient contre lui pour le forcer à lever le siège. Il prit enfin Pistoja le 3 août 1328 ; mais les fatigues auxquelles il s’etait livre sans relâche lui causèrent une pleurésie, dont il mourut le 3 septembre de la même année. Il laissait trois fils légitimés encore en bas âge, et un bâtard. Presque tous périrent misérablement. La principauté qu’il avait fondée fut détruite ; ses fils, chasses de toutes les villes où il avait dominé, furent poursuivis dans les montagnes comme des bêtes féroces. Les Florentins, qu’il avait combattus pendant toute sa vie, s’agrandirent de toutes les conquêtes qu'il avait faites, et Lucques, sa patrie, expia sa gloire passagère par quarante-deux ans de servitude sous des maîtres étrangers. Machiavel a fait, sous le nom de Vie de Castruccio, une espèce de roman où il ne faut chercher aucune vérité historique. D’autres ont défigure davantage encore son histoire, en parlant de tendresse pour Paul Guinigi, qu’ils disent son successeur, et des conseils qu’il lui donna en mourant. Paul Guinigi, chef des Guelfes de Lucques, fut élevé à la souveraineté de cette ville en 1400, par le parti le plus opposé è Castruccio ; et il mourut dans la force de l’âge, en 1432, cent quatre ans après celui dont on prétend qu’il fut l’élève.

(Article de M. Sismondi, extrait de la Biographie universelle, tome VII, page 855 et suiv.)

  1. Dans les œuvres de Machiavel, ce travail porte la dédicace suivante : Nicolas Machiavel à Zanobi Buondelmonti et à Luigi Alamanni, ses amis les plus chers.