Vie et Lettres de Lady Mary Wortley Montagu

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Vie et Lettres de Lady Mary Wortley Montagu
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 974-998).
VIE ET LETTRES
DE
LADY MARY WORTLEY MONTAGU

Lady Mary Wortley Montagu est une grande dame anglaise du XVIIIe siècle, aussi célèbre en Angleterre par sa correspondance que Mme de Sévigné l’est en France par la sienne. Son style est un modèle d’anglais classique ; elle a vécu familièrement avec les hommes d’état et les écrivains les plus distingués de son temps, échangé des lettres avec Pope, lord Hervey, le poète Young. Elle a voyagé, pensé ; elle a eu des opinions politiques et philosophiques. Enfin, circonstance remarquable chez une femme, elle a montré de l’impartialité dans ses jugemens et de la modération dans ses vues. D’autre part, elle a introduit la vaccine en Angleterre, et mérite jusqu’à un certain degré la reconnaissance nationale. Voilà bien des titres à l’attention ; elle en a encore d’autres pour les Français : c’est une Anglaise, un type de femme singulier et nouveau pour nous. La sagesse et l’esprit de Mme de Sévigné sont d’une mère ; la sagesse et l’esprit de lady Mary Wortley sont d’une grande dame du XVIIIe siècle. Sa morale est moins saine que celle de Mme de Sévigné, et sa philosophie, souvent empreinte de scepticisme, se borne à estimer les biens positifs et à fuir les maux imaginaires. « Tout le secret du bonheur, disait-elle, consiste à porter de préférence nos regards sur ce que notre situation peut offrir d’avantageux. » Elle se proposa de vérifier la justesse de cet axiome ; mais l’épreuve ne répondit point à son attente, et lui montra l’insuffisance d’une sagesse qui repose principalement sur l’égoïsme, et confond le repos avec l’indifférence.

I

Lady Mary Pierrepont, fille cadette d’Evelyn, lord Dorchester, eut en naissant tous les dons de la fortune, l’esprit, la beauté, tous les moyens de jouer un rôle de reine. Elle naquit à Londres, en 1689, d’une famille qui tenait depuis longtemps un rang élevé dans le Nottinghamshire. La révolution qui assurait le trône à la dynastie de Hanovre fit la fortune de son père. Ce seigneur, homme de plaisir et de mœurs dissipées, était l’un des chefs du parti whig, et occupa plusieurs charges considérables pendant les règnes d’Anne et de George Ier. Le roi, qui voulait s’attacher un adversaire déclaré de l’ancienne monarchie, le nomma d’abord marquis, puis duc de Kingston. Sa maison était le rendez-vous des beaux esprits du temps, et les littérateurs Addison et Steele comptaient parmi ses amis intimes. Avec des idées libérales et des dehors aimables, il se montrait fort despote dans son intérieur, et représentait à merveille le type du père de famille féodal, haut-justicier et grand-baron, qui regarde ses enfans comme ses sujets. Lady Mary, selon l’ancienne coutume, ne paraissait jamais devant le duc sans s’agenouiller devant lui et lui demander de la bénir ; mais le cœur n’entrait pour rien dans cet hommage. Lorsque plus tard elle apprit la mort du duc, elle ne craignit pas de dire qu’elle ne feindrait jamais des regrets hypocrites. « Je ne vois pas, ajoute-t-elle, pourquoi la mesure de la tendresse filiale excéderait celle de la tendresse paternelle. » Ce trait peint l’espèce de franchise plus que rude qui la caractérise, et lui attira par la suite tant d’ennemis. Elle avait perdu sa mère presque en naissant, et fut confiée par son père à son aïeule. Celle-ci, dame et suzeraine sur son domaine de West-Dean, lui communiqua de bonne heure l’habitude de la domination et le goût du sarcasme. Heureusement elle lui donna aussi l’exemple des grandes manières et le goût des belles choses. Lady Mary apprit à lire sur les pages coloriées d’un vieux fabliau. L’antique salle consacrée aux archives ouvrait sur une pelouse parsemée d’arbres. La leçon finie, sa grand’mère, majestueuse comme la reine Elisabeth, lui permettait d’aller jouer avec le chien, ou de faire la chasse aux papillons ; puis venaient des courses équestres où la petite fille, svelte dans sa jupe longue, chevauchait à travers les vieilles futaies, et, rasant le sol moussu, faisait voltiger l’or de ses boucles tantôt à l’ombre chaude, tantôt dans l’éclatante lumière. A mener cette vie, elle devint pétulante comme un jeune faon, fraîche comme les premières roses. Cela dura quelques années : un matin, le soleil, pénétrant à travers les vitraux blasonnés de la chapelle, éclaira des draperies funèbres, et la petite fille entendit le bruit des cloches qui sonnaient l’enterrement de son aïeule.

Le duc, venu pour la cérémonie, emmena sa fille à Londres. Elle avait huit ans, et s’entendait mieux à sauter un fossé qu’à réciter ses prières. Lord Kingston ne l’en aima que mieux. Il prévit qu’elle lui ferait honneur et se montra fier d’elle. Le trait suivant prouve combien il se plaisait à encourager sa vanité naissante. Le duc, qui appartenait au parti whig, faisait partie du Kit-cat-dub, association fashionable et presque uniquement composée d’hommes marquans. Des ministres comme sir Robert Walpole, des écrivains comme Addison, y causaient tour à tour de politique ou de littérature, vantaient le talent de telle actrice ou discutaient le mérite de tel orateur. L’ordinaire les séances s’ouvraient par un toast en l’honneur d’une beauté à la mode. La liste s’était épuisée, et l’on cherchait vainement un nom nouveau, quand le duc, ce jour-là président, proposa la santé de sa fille. La proposition fit sourire ; mais le duc envoya chercher l’enfant. Des cris d’admiration l’accueillirent. La petite personne, se voyant regardée, alla de l’un à l’autre, souriant à celui-ci, jouant avec le nœud de manchette de celui-là. On s’amusa de son gentil babil, et tous s’accordèrent pour lui décerner la palme. Son portrait placé dans l’une des salles du club, son nom gravé sur l’une des coupes, perpétuèrent le souvenir de ce premier triomphe. Elle en racontait les détails jusque dans son extrême vieillesse, ajoutant qu’il avait été le plus doux comme le plus complet de sa vie. Déjà perçait en elle le besoin passionné d’admiration et d’hommages qui trop souvent devait lui faire confondre le plaisir avec le bonheur. A douze ans, la divinité future se croyait d’autant mieux reine que personne ne venait contrarier ses caprices. Son frère, ses deux jeunes sœurs, s’inclinaient devant ses volontés hautaines d’enfant gâtée. Le père, distrait par ses habitudes mondaines, se montrait satisfait s’il la voyait belle, et sa vieille gouvernante, puritaine et dévote, fermait les yeux, pourvu qu’elle fût libre de lire sa Bible. Lady Mary, quoique turbulente, n’abusa point de cette liberté, et borna ses espiègleries à deux ou trois escapades. Elle avait des rendez-vous nocturnes avec de petites voisines, et causait avec elles au bout du jardin, à cheval sur un mur. Elle disait plus tard que c’était afin d’imiter Pyrame et Thisbé, dont elle venait de lire la légende. Je croirais plutôt que c’est par esprit d’insubordination et pour sortir du commun.

Un reste de barbarie plaçait encore l’instruction dans la connaissance du latin et le savoir dans la pédanterie grave. Lady Mary, si bien faite pour n’étudier que l’art de plaire, voulut devenir savante. Dès l’âge de douze ans, elle prenait plaisir à s’entourer de dictionnaires et de grammaires, et en guise de récréation s’amusait à traduire en anglais les Elégies d’Ovide. On aime à croire qu’elle ne les comprit pas. Ces erreurs font sourire ; toutefois on ne saurait blâmer les maladresses sans tenir compte du zèle. La négligence de son père, qui s’était lassé de jouer à la poupée avec elle, la privait de professeurs réguliers, et elle se voyait réduite à demander des conseils à droite et à gauche. Les amis de la maison, entre autres Steele et l’évêque Burnet, se plaisaient à diriger la jeune fille. L’évêque la louait souvent ; elle lui dédia une traduction du manuel d’Épictète. La traduction est médiocre ; en revanche, la dédicace est pompeuse, gonflée de citations latines, hérissée de passages d’Érasme. Le tout se compose d’un assortiment convenable de phrases sur le rôle de la femme dans la société moderne. Ces théories de l’émancipation de la femme n’ont jamais été qu’un thème oratoire ; elles conviennent aux débutans : avant d’écrire, on fait de la rhétorique ; avant de penser par soi-même, on répète les idées d’autrui. Celles-ci pouvaient, par l’effet du contraste, plaire à une jeune fille froissée de la grossièreté des mœurs environnantes et humiliée du rôle que les femmes jouaient de son temps. Froid dévergondage, cynisme brutal, voilà quels traits dominent dans la société anglaise du XVIIIe siècle. Grands seigneurs et grandes dames, c’est à qui s’entendra le mieux à voler, à piller, à tricher. La cour du roi George est dissolue sans gaîté, bruyante sans abandon. On dirait d’une auberge placée à la sortie d’un temple protestant. Le voisinage de la chaire commande un certain décorum ; mais la brutalité foncière garde ses droits, et on laisse échapper des gaudrioles parsemées d’expressions bibliques. Le maître, Allemand bonasse et d’habitudes pesantes, a soin de choisir ses maîtresses, j’allais dire ses servantes, parmi celles qui se conforment le mieux à ses habitudes. L’une d’elles, sa compatriote, a quarante-cinq ans ; c’est sur le conseil de son mari, gentilhomme dépourvu de préjugés, mais fort endetté, qu’elle s’est arrangée de façon à obtenir le titre de favorite. Quel contraste avec les scènes gracieuses qui, vers la même époque, se déroulent dans les boudoirs de Paris et de Versailles ! Ici, sur les bords de la Tamise, les querelles se vident à coups de poings, et les aventures galantes se dénouent par un marché. Les femmes du monde, même celles qui se conduisent le mieux, subissent l’effet du mauvais exemple, et voici comme lady Mary s’exprime sur le compte de lady S…, respectable personne qui vient d’accoucher et voudrait nourrir. « Le lait d’une bonne vache paissant parmi de frais herbages me paraît infiniment préférable à celui d’une femme qui dévore des mets épicés, s’abreuve de ratafia, passe la moitié de ses nuits à danser ou à jouer, le sang échauffé par l’appât du gain ou la contrariété de la perte. » A la manière dont vivaient les femmes vertueuses, on devine la conduite des autres. Il s’agit ailleurs d’une dame de grande maison, et dont le mari occupe un emploi élevé. « Elle a deux amans attitrés, l’un pour l’utilité, l’autre pour l’effet. » Les hommes, descendant encore plus bas, ne se font point scrupule de fréquenter des bouges hantés par leurs laquais, et d’échanger leurs maîtresses contre celles de ces messieurs. Les laquais par contre ne se font point scrupule d’usurper le rôle des maîtres. On connaît l’histoire d’Arthur Gray, le jeune valet qui faillit payer de sa vie un crime d’amour. Il s’était épris de la fille de son maître, et l’avait surprise dans son sommeil. La noble dame, profondément blessée, réclama impitoyablement le châtiment du coupable. Ses amies, plus indulgentes, prétendirent que le malfaiteur n’avait d’autre tort que d’être laquais. J’ignore s’il faut les prendre au mot ; mais lady Mary la première semble trouver qu’un valet, après tout, est un homme.

Le duc, demeuré veuf, passait presque toute l’année dans son domaine de Thoresby. La saison des chasses y rassemblait de nombreux convives, et le maître de la maison, fort difficile à l’endroit du service, exigeait non-seulement que sa fille présidât à la table d’honneur, mais découpât elle-même les viandes. Lady Mary, ne trouvant pas le temps de manger à table, se faisait ces jours-là servir chez elle. Elle n’en avait pas moins à subir des conversations gênantes pour l’oreille d’une jeune fille. Les convives, excités par la bonne chère, ne se piquaient guère de délicatesse. Parfois elle ne pouvait s’empêcher d’entendre, et malheureusement ses réflexions comme son style se ressentent de la contagion. Voici comment elle rend compte d’un mariage ridicule, et sur quel ton elle s’entretient avec une amie de son âge. « Grand événement : les épousailles d’une vieille fille pauvre et d’un homme riche d’une douzaine de millions. Il écrase tout le monde par son faste. Rien de comparable à ses livrées, à ses carrosses. La fiancée, entre autres cadeaux, a reçu pour plus de soixante mille francs de bijoux, car vous saurez que jamais homme ne soupira pour de jeunes attraits comme celui-ci pour des charmes demeurés quarante ans ignorés. Jamais mariée pourtant ne fit moins d’envieuses, le cher homme d’époux était bien la plus dégoûtante carcasse imaginable. Certes je ne dînerais pas, s’il me fallait manger en compagnie d’un pareil épouvantail. On les maria le vendredi, et le dimanche d’après ils vinrent solennellement à l’église. J’y étais, et pus voir la jeune épousée s’endormir vers le milieu du sermon. Ses ronflemens sonores furent surtout remarqués par les femmes, qui modifièrent, d’après ce symptôme, leur mauvaise opinion sur le mari. D’autres, les méchantes langues, parlèrent de comédie, disant que tout cela n’était qu’une flatterie habilement combinée. Je n’en crois rien, et pense au contraire que des circonstances majeures pouvaient seules fermer les yeux d’une dévote de cette force. » Notez que ces détails se rencontrent sous la plume d’une jeune personne de dix-huit ans, dont la naissance est distinguée et dont les mœurs sont irréprochables. Évidemment elle manque de tact féminin et quelquefois de délicatesse. En revanche, ses peintures se distinguent par l’énergie du trait et une fermeté de touche toute virile.

Reléguée à la campagne parmi des nobles arriérés ou des bourgeois bornés, elle essayait de se distraire en prenant note des ridicules du voisin. Un sentiment de coquetterie s’y mêlait ; l’amie à qui elle écrivait avait un frère, homme distingué et aimable, et ces lettres passaient sous ses yeux. Edouard Wortley, petit-fils de l’amiral Montagu, comte de Sandwich, pouvait, par sa naissance comme par sa fortune, prétendre aux emplois les plus élevés. Ses contemporains estimaient à la fois ses talens et son caractère. Un jugement droit, un débit gracieux, lui avaient déjà valu les applaudissemens de la chambre. Il était fort instruit, savait non-seulement le latin et le grec, mais la plupart des langues modernes. De nombreux voyages à travers l’Italie et la France avaient encore perfectionné la finesse naturelle de son jugement. Addison et Steele, principaux rédacteurs du Spectator, comptaient parmi ses amis intimes ; il écrivait dans leur journal, et nombre de brouillons retrouvés dans ses papiers contiennent des plans d’articles et des essais de critique. Son érudition et son esprit étaient fort estimés. L’histoire du mariage d’Edouard Wortley et de lady Mary est romanesque, et forme une suite de scènes que l’on aimerait à voir reproduites par le burin du graveur. Parmi ces tailles-douces imaginaires, je me plais surtout à me figurer la scène où M. Wortley, croyant ou feignant de croire que sa sœur était seule, pénétra dans l’appartement de mistress Anne, entrevit deux têtes rieuses, hésita, demeura immobile, sentit s’enfoncer en lui le dard de deux yeux perçans, les plus beaux qu’il eût jamais vus. Il voulut partir, on le rappela ; il feignit de ne vouloir rester qu’un instant, et resta deux heures. Il devint amoureux ; mais cet amour fut défiant et troublé. Les deux caractères étaient trop forts, les deux esprits trop nets ; maintes fois ils se choquèrent. Il ne tarda pas à deviner l’humeur de la personne qu’il aimait, et la lettre suivante, témoignage de ces malentendus et de ces luttes, prouve qu’il ne s’attendait point à trouver le bonheur auprès d’elle. « J’en conviens avec vous, lui dit-il, je suis d’humeur morose, même désagréable, et quelquefois sombre au point d’en perdre la parole. D’autres fois je parle, et vous ne m’entendez pas. Mes phrases, dites-vous, sont confuses, ambiguës : pas toutefois au point de vous laisser ignorer un sentiment très net, à savoir que j’agis contre mon jugement en vous épousant. Qu’ajouterai-je de plus ? Une seule chose, j’ai tort de le faire, et pourtant je le ferais si d’après cela vous ne prévoyez point ce qui nous attend, consultez votre sœur, qui est d’accord avec vous sur tout le reste. Peut-être vous fera-t-elle comprendre ce que vous vous obstinez à méconnaître. Mieux que vous-même, elle sait combien au fond je vous suis indifférent, et combien peu vous vous souciez de mon bonheur. Le sentiment que je vous inspire, déjà si tiède, ne pourra que décroître. D’année en année, que dis-je ? de jour en jour, vous m’aimerez moins. Réfléchissez, tandis qu’il en est temps encore. Les conquêtes vous coûtent peu. Vous pourrez rencontrer une âme moins ombrageuse, moi un cœur plus neuf, moins avide d’hommages. Sans doute avec vous je posséderai la beauté, la jeunesse, tout ce qui plaît et attire. Ces avantages, me direz-vous, sont passagers ; je finirai par m’y habituer, peut-être même m’apercevrai-je de leur déclin. C’est possible ; mais, tout en voyant qu’ils ont disparu, je ne me souviendrai pas moins d’en avoir joui dans leur plénitude, et je me soumettrai sans murmure à la loi universelle. Il n’en sera pas ainsi de vous, qui, les premières ivresses passées, ne verrez plus qu’une chose, que je n’étais point l’amant rêvé. Croyez-m’en, ne m’engagez point votre foi, si vous ne me croyez nécessaire à votre bonheur. » Singulière façon, n’est-il pas vrai, de déclarer son amour à une jeune fille ? La lettre, loin de les brouiller, contribua à éclairer lady Mary sur l’état de son cœur. M. Wortley lui plaisait au double titre d’honnête homme et d’homme aimable. M. Wortley était un vrai gentleman, mieux qu’un gentleman, un gentilhomme. Son portrait, conservé aujourd’hui chez lord Wharncliffe, montre une belle figure régulière et douce, avec une expression d’orgueil contenu et de sérieux profond. C’est l’un de ces visages faits pour éloigner les pensées vulgaires et pour couper court aux propos malhonnêtes. Sans doute, le costume n’est pas heureux ; néanmoins les volumineuses cascades de la perruque, les lourds galons de la rhingrave, ne parviennent point à déguiser les élégances de la tournure, à gâter le charme de la physionomie. Le noble front attire, la profondeur du regard semble expliquer l’ironie du sourire. Remarquez qu’à tant d’avantages extérieurs et de qualités rares il joignait une réputation intacte, beaucoup d’acquis, des vues fort étendues en politique et en littérature, qu’enfin il était bien né autant que riche, et ne pouvait manquer de devenir un homme considéré et considérable.

Sans doute, l’aspect de cette figure grave et réfléchie formait un grand contraste avec les petits maîtres du temps. Lady Mary les méprisait de tout son cœur, mais ne se faisait point scrupule d’encourager, des vœux auxquels elle ne songeait point à répondre. Mistress Anne, sa future belle-sœur, lui reprochait ses minauderies avec lord S…, horse-man accompli et libertin achevé. Ces soupçons indignaient lady Mary. « Quoi ! répondait-elle, délaisser votre frère pour ce jockey ? trahir la divinité pour s’agenouiller devant un veau ? » Elle n’en avouait pas moins que ce veau, de temps en temps, lui faisait passer des momens agréables, et qu’elle trouvait du plaisir à se moquer de ce jockey. M. Wortley fut choqué de ces coquetteries ; elles devaient blesser la susceptibilité d’un cœur sincèrement épris, d’ailleurs intraitable sur le chapitre de la délicatesse. Son tort était de dédaigner le bonheur vulgaire, de faire de la poésie à propos d’amour. Il ne faut exiger des femmes que ce qu’elles peuvent donner, et lady Mary, comme la plupart de ses pareilles, se croyait généreuse en se donnant elle-même. Une première demande de M. Wortley avait été favorablement accueillie. Le duc, grand dissipateur et à la veille de se remarier avec une personne dépourvue de fortune, ne refusa pas les ouvertures d’un homme bien apparenté et riche ; mais il se montra fort difficile à l’endroit du contrat, et exigea d’autant plus de garanties qu’il donnait moins de dot. Ces prétentions blessèrent M. Wortley. La correspondance des deux jeunes gens cessa. Elle recommença quelque temps après, quand M. Wortley perdit sa sœur, la meilleure amie de lady Mary. Cette fois encore les deux amans se querellent assez volontiers. Lady Mary ne pardonne pas à M. Wortley de réfléchir quand il s’agit du bonheur de la posséder. « Votre ami M. Steele, dit-elle, observe fort judicieusement que les plus passionnés des amans eux-mêmes gardent toujours assez de sang-froid pour débattre avec calme et sans faiblir les clauses du marché conjugal. Quant à moi, je n’ai jamais vu d’amoureux qui me parût disposé à placer les intérêts de son cœur au-dessus de ses intérêts d’argent, et à sacrifier sa fortune à sa tendresse. Je veux bien croire que leur prudence leur coûte quelques soupirs ; mais les consolations ne sauraient leur manquer. Ils trouvent qu’une femme, après tout, se remplace aisément, mais qu’une position perdue ne se retrouve qu’avec peine. » Si ce mot est vrai, il est dur, et lady Mary, lançant ses sarcasmes, souvent si justes, oubliait trop qu’Edouard Wortley ne lui avait point donné lieu de douter de sa bonne foi. L’aigreur de ce langage éveilla la défiance du jeune homme, et lui fit craindre un piège. Je passe sur des lettres pénibles et qui témoignent de malentendus douloureux, pour venir tout de suite à celle qui amena la réconciliation et l’oubli des injures passées. « Tandis que j’avais la simplicité de me croire aimée, écrit lady Mary, illusion, je l’avoue, gratuite, toute condition, fût-ce la plus humble, m’eût paru douce, s’il m’avait été donné de la partager avec vous. Le bonheur se trouvait pour moi où vous étiez, tant vous me plaisiez, non, tant je vous aimais, puis-je dire. Le voici donc fait, cet aveu suprême de ma plus grande faiblesse. Et maintenant que j’ai tout dit, je vais vous donner une preuve d’amour plus grande encore, et cesser de vous voir. D’abord je ne vous écrirai plus, et éviterai les endroits où je pourrais vous rencontrer. Faites-en de même. Si pourtant vous jugiez devoir ne pas vous rendre à cette prière, ne vous offensez point de vous voir renvoyer vos lettres intactes. Je vais me faire violence par amour pour vous et m’efforcer de me souvenir que, de votre propre aveu, je ne puis mieux faire pour vous que de renoncer à vous. Je renonce donc à vous, puisqu’il le faut, et que votre intérêt m’y oblige. » Cette lettre profondément féminine alla droit au cœur du jeune homme. Il ne vit plus rien, sinon qu’elle l’aimait et souffrait pour lui. Il s’offrit tout à fait et accepta les conditions proposées ; mais à son tour le duc s’était piqué : non-seulement il ne voulait plus de lui pour gendre, mais il voulait un autre gendre, qu’il prétendait imposer tout de suite à sa fille. Afin de la faire obéir, il eut recours aux menaces. Lady Mary se décida à fuir ; elle accepta un abri dans la maison du littérateur Steele. Le lendemain même, son fiancé la conduisait à l’autel. L’expression du bonheur est toujours la même, et le sien éclate dans ce cri de joie adressé à son mari : « vivre l’un auprès de l’autre, ne plus jamais nous quitter, quelle pensée délicieuse ! »

Leur lune de miel fut courte. Une méfiance, une jalousie mutuelle leur préparait mille déceptions pénibles. Six mois à peine après leur mariage, le retard d’une lettre, quelques pages d’une écriture moins serrée qu’à l’ordinaire, provoquent une querelle. Lady Mary, momentanément séparée de son mari, a vainement attendu le courrier. Aussitôt elle se croit oubliée, délaissée. « Si je vous suis devenue indifférente, prévenez-m’en tout de suite, et je saurai du moins à quoi m’en tenir. » Si pacifique que fût M. Wortley, il n’était point d’humeur à se laisser traiter ainsi. Ces semonces maladroites en se renouvelant étaient peu faites pour raffermir une affection chancelante. Tout à l’heure il la négligeait ; une autre fois elle le gronde de passer sous silence un rhume de l’enfant, un embarras domestique. Notez que M. Wortley n’est à Londres que sur le désir de sa femme, et pour obtenir une position plus digne d’elle. « Les élections se préparent, et j’ai hâte de vous revoir siéger au parlement. N’oubliez pas toutefois de faire des démarches pour obtenir cette place de lord trésorier… J’espère que vous vous rendrez aux sollicitations de vos amis et aux miennes. N’oubliez point que le pays a besoin d’hommes probes ; surtout souvenez-vous que l’on ne parvient à rien sans argent, et que la puissance découle naturellement de la richesse. » Maxime vraie, mais qui paraît un peu déplacée sous la plume d’une jeune femme, d’une jeune mère. Elle ne se contentait pas de parler le langage de son temps, elle en adoptait la philosophie superficielle et la morale facile. Cela n’étonne guère quand on songe qu’elle vivait en plein XVIIIe siècle, au milieu d’une société récemment bouleversée, et où la morale publique était encore mal assise. Les gouvernemens nouveaux ne trouvent pour s’appuyer que des ambitieux sans scrupules. En présence des intrigues soulevées par le parti jacobite, il fallait faire des concessions à l’ambition des uns, à l’avidité des autres. Sans doute, cela choquait quelques rigoristes ; mais les gens du monde les appelaient arriérés. Le plus souvent, un simple sourire faisait justice de leurs réclamations intempestives. Lady Mary raconte qu’une dame dont le mari s’était chargé de je ne sais quelle affaire véreuse se présentait un jour chez Sarah, duchesse de Marlborough, parée des diamans qu’elle avait reçus à titre de gratification. Une autre visiteuse, peut-être blessée par l’éclat des diamans, murmura le mot d’effrontée. La duchesse de Marlborough, alors octogénaire, ne put réprimer un sourire. « A quels signes, dit-elle, reconnaître une boutique, si l’on n’y met point d’enseigne ? » Quelques hommes de cœur, parmi lesquels on comptait des écrivains célèbres et des personnages importans, avaient pourtant entrepris de réformer les mœurs ; mais ils ne pouvaient lutter contre les exigences toujours croissantes de l’opulence et du luxe. On lisait le Spectator en famille, applaudissant aux traits réussis, se disant tout bas que les bons principes ne sauraient apaiser les créanciers. En somme, le niveau moral était bas. Trop de pénétration et de jugement dessèche le cœur et dissipe les illusions généreuses ; lady Mary en offre la preuve. Une femme ainsi douée peut surprendre, même plaire : elle peut, si les circonstances s’y prêtent, remplir avec succès le rôle d’une favorite ou l’emploi d’un premier ministre, elle peut même, à force d’honnêteté et de sagesse, gagner et retenir l’estime ; mais elle doit renoncer à faire la joie de son intérieur et le bonheur de son mari. Un jugement trop lucide, une initiative trop sûre, un esprit trop calculateur, s’opposent au rôle naturel de la femme, qui est de plier plutôt que de diriger, de s’instruire plutôt que d’enseigner. Trop de prudence chez elle peut faire soupçonner de la ruse. La finesse lui est permise, mais la supériorité lui est défendue. Ni l’amour ni le mariage ne s’en accommodent. L’homme ne veut pas d’un critique où il a cru rencontrer une amie, ni d’un professeur où il a cru trouver une élève.

Les bouleversemens géologiques produisent les nouveaux mondes, les hasards de la civilisation font naître les nouveaux types. La bourgeoise sensée et prudente, la grande dame spirituelle et dévote, sont filles du siècle où la logique déploie toutes ses ressources et la royauté toutes ses pompes. Le XVIIIe siècle ne ressemble guère à son prédécesseur. On le comparerait volontiers à une salle de festin qui à la fin prend feu. Le scepticisme en habit de philosophe y trône auprès de la volupté costumée en déesse. La femme, excitée par le tumulte et enivrée par les hommages, ne se contente plus d’un rôle secondaire, elle veut prouver qu’elle sait parler. Grande surprise et grand succès : elle entr’ouvre des lèvres souriantes, et l’homme, ravi par le joli gazouillement qui s’en échappe, la supplie de parler toujours. C’est l’origine de la femme bel esprit, aïeule de la femme imaginative et artiste. Lady Mary tient de l’une et de l’autre. Elle était sérieuse en même temps que frivole, et ses lettres, débordantes d’originalité et de verve, fourmillent de récits attrayans et d’observations fines, parfois même profondes. Comme la plupart des esprits novateurs, elle fait justice des réputations surfaites, et se maintient constamment indépendante des engouemens vulgaires. On vient de vanter devant elle un nouvel ouvrage de lord Bolingbroke. Elle ne se gêne pas pour trouver le livre mauvais, et s’empresse de dire pourquoi. « Des périodes sonores, des phrases bien limées, ne feront jamais de belle prose ni de beaux vers, si les images ne se trouvent soutenues par la force des idées et par la solidité du bon sens. L’abondance et la sonorité des mots peuvent en imposer aux esprits médiocres, mais ne cachent qu’une éloquence fausse. Lord Bolingbroke travaille pour la postérité et veut à toute force être célèbre ; mais il manque de prise sur les esprits sensés, et, tandis qu’il cherche à nous convaincre, noie le plus souvent un argument juste sous un flot de paroles, fait six pages de ce qu’il faudrait dire en quatre lignes, tombe dans de fréquentes redites, s’égare en contradictions, bref, ne sait pas éviter un défaut fort commun chez tous ceux qui mettent leur amour-propre à compiler de gros volumes, je veux dire la nullité des idées et la redondance du style. » Ces réflexions sont dignes d’être méditées par tous ceux qui écrivent ou s’imaginent écrire. Le grand mérite de lady Mary fut de venir à point et de paraître dans un milieu capable de faire valoir ses qualités naturelles. On l’écouta, on l’admira ; en un mot elle devint, privilège assez rare, ce qu’elle devait devenir, et ne connut point d’obstacles matériels au libre développement de ses forces morales.


II

Le moment le plus intéressant, comme le plus glorieux de sa vie est celui où, devenue ambassadrice, elle quitta Londres pour suivre son mari à Constantinople. Elle avait vingt-huit ans, elle était rassasiée d’adulations et de respects, l’idole de la cour, l’arbitre des littérateurs et des artistes, si belle que sir Godfrey Kneller, le Winterhalter du temps, renonçait, au dire de Pope, à rendre l’éclat de son regard, la grâce irrésistible de son maintien. Ce qui nuisait à son bonheur intime rehaussait encore l’éclat de ses succès mondains. Les écrivains les plus éminens et les hommes d’état les plus distingués se faisaient gloire de venir grossir le cortège de la déesse. Pope, le plus adulé des poètes, lord Hervey, le plus spirituel des hommes politiques, y brillaient au premier rang, se réservant l’honneur de répéter ses moindres mots, traduisant trop souvent à leur gré ses moindres sourires. Une troisième puissance, le prince de Galles, ne se montrait pas moins attentif auprès de la belle lady. La chronique rapporte que ces assiduités déplurent à la princesse de Galles. Sa jalousie, suivant les uns, n’était pas étrangère au décret qui nomma M. Wortley ambassadeur. D’autres prétendent que l’on comptait sur la beauté de la femme pour assurer le succès des négociations confiées au mari. Ces négociations, qui tendaient à opérer un rapprochement entre la Turquie et l’Autriche, échouèrent devant l’orgueil du sultan ; mais le choix des personnes désignées n’en fit pas moins le plus grand honneur à la nation anglaise. Lady Mary surtout s’entendait à rallier toutes les sympathies et reçut partout des marques éclatantes d’admiration et d’estime. Des biographes un peu prompts à s’exalter louent son courage, vantent outre mesure le dévoûment de cette jeune femme, de cette jeune mère qui, pour ne point quitter son mari, affronta, disent-ils, mille périls, et s’engagea, accompagnée d’un enfant de trois ans, dans les hasards d’un voyage long et pénible. Je ne cherche point à rabaisser son mérite. Cependant je crois que la curiosité, autant que la tendresse, pouvait avoir part à cette entreprise ; une femme de cet esprit et de ce caractère ne rejette pas volontiers une offre pareille, et l’amour-propre ici pouvait fort bien venir plaider la cause du devoir. Ne voyageait point qui voulait à cette époque, ni surtout avec un passeport d’ambassadrice, c’est-à-dire avec le moyen de se faire ouvrir toutes les portes. D’ailleurs il ne faudrait pas s’exagérer les dangers d’une mission patronnée par un gouvernement puissant et environnée de toutes les garanties de sécurité imaginables. Le sultan Achmet n’avait point des façons de janissaire, et les lettres de lady Mary le représentent au contraire comme un fort bel homme, très sensible à la culture et à la civilisation européennes. Sans doute les contrées soumises à sa domination manquaient parfois de routes bien aplanies ; mais les mauvais chemins ne sont pas dangereux pour des personnes munies d’une forte escorte et précédées de nombreux courriers. M. Wortley, qui voulait étaler la puissance de son gouvernement, voyageait accompagné d’un train presque royal. Quant à lady Mary, on la respectait non-seulement comme une ambassadrice, mais encore au double titre de jeune mère et de femme aimable.

On oublie vite les absens, surtout quand on fréquente des personnes intéressées à les faire oublier. Lady Mary ne manquait pas de bonnes amies empressées de lui rendre ce service. Elle jugea que ce voyage, loin de lui nuire, pouvait encore rehausser le prestige qui s’attachait à sa personne, et qu’il fallait se servir de ses amis pour déjouer les ruses de ses rivales. Une santé robuste, une extrême facilité d’écrire, lui permettaient de noter les moindres incidens de sa vie. Elle part en 1716, au commencement d’août, et dès les premières étapes s’acquitte avec zèle de son rôle de narrateur. Les lettres adressées à sa sœur décèlent tout de suite la voyageuse anglaise, parente de lady Mathilde des Reisebilder, cette grande dame d’origine protestante et de façons sceptiques qui n’estime que son propre pays et raille impitoyablement les habitudes et les convictions des peuples plus imaginatifs ou plus artistes. « Je visitai l’église des jésuites, écrit-elle de Cologne, guidée par un jeune religieux de cet ordre. Il avait une très belle figure, et, ne sachant qui j’étais, se permit de m’adresser force complimens moqueurs qui me divertirent fort. L’église est jolie. N’ayant jamais rien vu de pareil, je ne me lassais point d’admirer la richesse des autels et la magnificence des châsses, statues des saints, etc. ; mais au dedans de moi-même j’étais vexée de voir d’aussi belles choses aussi mal employées, et ces perles, ces diamans, ces rubis, servir à enchâsser des dents gâtées ou figurer parmi des haillons sordides. J’avoue même que je fus assez perverse pour convoiter les perles qui s’enroulent autour du cou de sainte Ursule. Chose plus affreuse, un magnifique saint Christophe tout d’argent ne me donna que des idées mauvaises ; involontairement je pensai à ma table de toilette, et comme il ferait bien converti en bassin et en aiguière. »

C’est bien le ton d’une Méphistophéla protestante, née pour faire damner les poètes et enrager les prêtres. On aime mieux la voir employer son esprit à fustiger de petits ridicules, et, par exemple, s’attaquer à la manie de titres et de distinctions honorifiques qui règne dans les petites villes allemandes. «… Tout tourne autour de ce bienheureux titre d’excellence, que tous exigent, et néanmoins ne veulent donner à personne. Je leur ai conseillé de se montrer coulans sur l’application de ce titre, ajoutant que ce serait le meilleur moyen de le recevoir ; mais ma proposition a été rejetée avec dédain, et personne ne veut entendre parler d’une transaction aussi lâche. » Cela est à la fois très finement observé, et très vrai. D’autres remarques, plus profondes, peignent le contraste qui frappe lorsqu’on compare les états catholiques et les états protestans, ou qu’on visite tour à tour des villes placées sous le gouvernement d’un petit prince despote et les grandes cités marchandes qui ne relevaient alors que d’elles-mêmes. « Dans ces villes, le voyageur remarque un air d’activité et d’aisance. Les rues sont régulières, bien peuplées ; une foule de gens soigneusement vêtus se croisent d’un air affairé. Les magasins bien tenus regorgent de marchandises, la physionomie des gens du peuple est ouverte et joviale. Quel contraste avec les capitales soumises à un petit monarque absolu ! On y sent une sorte de faste misérable, le regard blessé s’y promène sur un mélange de choses fripées et voyantes ; le pavé, encombré de nobliaux prétentieusement, mais malproprement accoutrés, est mauvais et inégal. Une moitié de la population se pavane dans des atours de théâtre, et l’autre demande l’aumône. » Loin de voyager, comme la plupart de ses pareilles, en désœuvrée, elle s’attache à utiliser son voyage, à définir le caractère des pays qu’elle traverse. La voici à Vienne s’amusant à esquisser des traits de mœurs. « Je sors de chez la comtesse X…, où je viens d’avoir une aventure assez plaisante. Je quittais le salon ; le jeune comte, tout en me reconduisant, me demanda combien de temps je resterais à Vienne. — Le temps qu’il plaira à l’empereur, répondis-je. — Il ne parut guère satisfait de cette réponse et poursuivit : — Fort bien, madame ; mais, quelle que soit la durée de votre séjour à Vienne, vous devriez, ce me semble, l’égayer par une petite affaire de cœur. — Je répliquai gravement que mon cœur ne s’engageait point à la légère, et que je ne me souciais nullement de m’en défaire. Le comte poussa un soupir. — Je m’aperçois avec douleur, fit-il, que mon amour ne saurait vous toucher. Peut-être daignerez-vous accueillir plus favorablement les vœux d’un autre. Si je ne puis prétendre à mieux, daignez au moins m’accepter pour confident, et me dire le nom de celui que vous voulez bien distinguer. Repoussé par vous, je m’estimerais encore heureux de vous prouver mon respect en vous amenant le fortuné mortel qui a su vous plaire. »

Elle raille les mœurs viennoises, mais elle profite de l’occasion pour nous instruire de ses succès personnels. De plus elle se complaît trop visiblement au récit des honneurs qu’elle cueille. On l’aime mieux lorsque, parvenant un moment à les oublier, elle laisse de côté le rôle de jolie femme pour se réduire à celui de narrateur ; c’est par là qu’elle a survécu. Le don de la raillerie, celui d’exprimer des idées générales, sont des privilèges d’éducation ou de naissance, et maint auteur aujourd’hui tout à fait négligé présente les mêmes traits de sécheresse railleuse et d’âpreté hautaine. Ce qui sauve lady Mary de l’oubli, c’est qu’elle n’est pas simplement spirituelle ou sensée. Elle devance son temps autant par la manière dont elle comprend les arts que par la façon dont elle sent la nature. Quelques-unes de ses descriptions sont charmantes, et les réflexions dont elle les accompagne méritent l’attention de tous les artistes. Elle venait de visiter les bains de Sophia, ville turque et l’une des premières de l’empire. « On voyait là pour le moins deux cents femmes, toutes se conduisant avec un tact parfait, et comme ne le feraient guère des Européennes appartenant aux cours les plus civilisées du monde. Nulle marque de curiosité indiscrète, aucun de ces sourires impertinens ou dédaigneux, de ces chuchotemens railleurs qui chez nous accueillent l’apparition d’une personne étrangère à nos coutumes ou à nos modes. Elles me regardaient avec intérêt, mais sans curiosité déplacée, me saluant tour à tour des mots de gracieuse et d’aimable. Je visitai d’abord la salle des bains chauds, qui est entourée de gradins en marbre. Les premiers, recouverts de riches coussins et d’étoffes précieuses, étaient occupés par les dames, les autres par leurs esclaves, toutes parfaitement nues et dans toute la sincérité du déshabillé. Pourtant la modestie de leurs gestes n’en souffrait point. Bien au contraire, elles marchaient avec ce port de déesse et ces grâces pudiques que Milton attribue à notre mère commune. Leurs membres admirablement proportionnés, leurs chairs d’un blanc nacré, leurs opulentes chevelures entremêlées de rubans éclatans ou de torsades de perles, me rappelaient les nudités superbes de l’école vénitienne, et semblaient copiées sur l’image même des Grâces. Le plaisir avec lequel mon regard se posait sur ces corps de déesse me permit de vérifier la justesse d’une remarque déjà ancienne. Je me disais que la perfection des formes l’emporterait sur la beauté du visage, si la mode revenait d’aller nue, et que les personnes les plus admirées seraient non pas les plus jolies, mais les mieux faites. » Les anciens Grecs pensaient de même, et tel personnage des dialogues de Platon, parlant d’un très bel adolescent, disait à Socrate : « Son visage est très beau. Eh bien ! s’il voulait se dépouiller, le visage ne paraîtrait plus rien, tant toute sa forme est belle. » Elle a le sentiment du pittoresque comme elle a celui de la beauté sculpturale, et ses peintures, animées par des comparaisons saisissantes, réfléchissent tantôt le faste théâtral de l’Orient, tantôt l’ardeur crue du ciel d’Asie. Qu’elle nous décrive l’intérieur d’un harem, nous assistons avec elle à la vie d’une femme turque.


« Une propreté recherchée régnait dans toute la maison. Deux eunuques noirs se tenaient à l’entrée, et me guidèrent à travers une longue galerie. Je marchais entre deux rangées d’esclaves immobiles comme des statues, pour la plupart admirablement belles, portant leurs longs cheveux nattés en tresses retombantes, et vêtues de damas de soie claire tissé d’argent. Je regrettai de ne pouvoir par discrétion les regarder de près ; mais cette pensée s’effaça à mon entrée dans une sorte de pavillon en forme de rotonde tout garni de persiennes dorées et ombragé par de grands massifs d’arbres. Le jasmin et le chèvrefeuille qui s’enroulaient autour des troncs répandaient les plus suaves parfums. Une fontaine à la gerbe murmurante entretenait une douce fraîcheur, et le plafond peint représentait des avalanches de fleurs sortant de corbeilles d’or renversées. Le fond de la salle était occupé par un sofa placé sur une sorte d’estrade. Là reposait la dame du logis, accoudée contre des coussins de satin blanc, et ayant à ses pieds deux jeunes filles jolies comme des anges. L’aînée pouvait avoir douze ans, et portait, comme sa sœur, les vêtemens les plus riches ; mais leur beauté disparaissait complètement auprès de celle de leur mère, la plus ravissante personne que j’aie jamais vue. Elle se leva pour me recevoir, et me salua à la mode turque, en plaçant la main sur son cœur en signe de bienvenue, tout cela avec une grâce cordiale et digne, et telle que l’éducation la plus raffinée ne saurait l’enseigner. Elle fit apporter des coussins pour moi, et me fit asseoir au coin du sofa, considéré comme la place d’honneur. Mon interprète, la dame grecque, me l’avait représentée comme très belle ; mais le portrait qu’elle m’avait fait n’était rien auprès de ce que je vis. Je demeurai tout d’abord en extase, perdue dans la contemplation de ces charmes incomparables. Ce sourire enchanteur, cette harmonie parfaite des lignes, ces grâces majestueuses, ce teint transparent dont le fard n’a jamais terni la fleur, avant tout ce regard de flamme, ces yeux profonds et noirs avec cette expression languissante qui d’ordinaire n’appartient qu’aux yeux bleus, bref une reine de la tête aux pieds, telle était cette femme élevée dans un pays que nous nous plaisons à appeler barbare, et près de laquelle pâliraient nos beautés les plus célèbres. Son vêtement, d’une richesse inouïe, consistait en un caftan de brocart d’or à fleurs d’argent, dessinant la taille et faisant valoir la beauté du sein, simplement voilé par un fichu de gaze. Son pantalon, d’un rose pâle, était lamé d’argent, comme ses babouches. Des bracelets en diamans étincelaient à ses beaux bras, et sa ceinture, également couverte de diamans, faisait un cercle resplendissant autour de sa taille. Un magnifique bouquet de fleurs en pierreries attachait sur sa tête un riche mouchoir rose brodé d’argent, d’où s’échappaient dans toute leur longueur les opulentes tresses de ses cheveux soyeux et souples… Elle m’apprit que les enfans assises à ses pieds étaient ses filles. Ses suivantes, au nombre de vingt, étaient rangées par files des deux côtés de l’estrade, et par leur beauté comme par la grâce de leurs attitudes répondaient exactement à l’idée que nous nous formons des nymphes. Je ne pense pas que l’on puisse retrouver un tableau pareil. Elle leur fit signe de jouer et de danser. Aussitôt quatre des plus belles firent vibrer les cordes d’une sorte de luth, accompagnant leur jeu d’un chant doucement cadencé. Ce fut le signal d’une danse étrange et comme je n’en avais jamais vue. Impossible d’imaginer des gestes plus onduleux, des poses plus languissantes. Épaules renversées, yeux mourans, défaillances entrecoupées de tressaillemens, de reviremens subits,… bref, les attitudes les plus provoquantes, les mieux faites pour démasquer une prude. La danse achevée, la porte s’ouvrit, et quatre belles esclaves blondes entrèrent en agitant des encensoirs d’argent, d’où s’échappaient des parfums d’ambre et d’aloès. Cela fait, elles s’agenouillèrent pour servir le café, qu’elles versèrent dans de petites tasses de porcelaine du Japon posées sur des soucoupes de vermeil, La charmante Fatime durant ce temps prenait soin de m’entretenir de la façon la plus polie comme la plus agréable, m’appelant « belle sultane » et regrettant de ne pouvoir causer avec moi qu’à l’aide d’un truchement. Comme je m’apprêtais à prendre congé, deux esclaves apportèrent une élégante corbeille en filigrane d’argent remplie de riches mouchoirs brodés. Elle me pria d’accepter le plus beau, et offrit les deux autres à mon interprète et à ma suivante. »


L’élégance de l’ajustement et le luxe de l’entourage comptent, pour la plupart des femmes, parmi les conditions principales du bonheur. Lady Mary, dont l’opulente et voluptueuse beauté rappelait celle des femmes géorgiennes, se familiarisait d’autant mieux avec les mœurs turques qu’elle s’était fait faire un costume à peu près semblable à celui de la belle Fatime. Passons sur des remarques qui tournent souvent à l’avantage de la civilisation turque, et par là même peuvent sembler un peu paradoxales. Elle a raison, si le rôle des femmes dans la vie consiste uniquement à paraître belles ; elle se trompe, si, prenant exemple sur quelques-unes de ses pareilles, elle le fait consister dans l’accomplissement d’un devoir. Au surplus, toute civilisation répond aux besoins du pays qui l’a produite. Lady Mary ne se montrait pas insensible aux bienfaits de la nôtre ; la lourde émanation des parfums asiatiques ne parvenait pas longtemps à endormir sa vivacité naturelle, et une de ses lettres au poète Pope ne dénote en rien la vie oisive et les allures indolentes d’une musulmane.


« Les chaleurs m’ont fait fuir Constantinople et conduite en ce lieu retiré, dont l’aspect répond à l’idée que nous nous faisons des champs élyséens. Ma maison s’élève au milieu d’un bois, ou plutôt au milieu d’une vaste forêt d’arbres fruitiers dont le feuillage projette une ombre épaisse. De nombreuses allées, de petites rivières remplies d’une eau limpide, tracent partout leurs sinuosités à travers la verdure. Le gazon qui tapisse le sol est si beau qu’on le croirait semé par la main du jardinier, et le regard aime à s’égarer entre les profondeurs du feuillage, traversées par les lumineux scintillemens du Bosphore. Quelques riches familles chrétiennes habitent seules cette solitude, et viennent tous les soirs se réunir au bord d’une source voisine. Les jeunes gens dansent et jouent du luth. Les femmes, presque toutes grecques, sont belles, et leurs tuniques blanches font songer aux charmantes divinités d’Homère. Par momens, on dirait des nymphes attroupées sur les bords de l’Eurotas. C’est véritablement à se croire dans l’autre monde. Ce qui complète l’illusion est l’ignorance absolue où je suis sur le compte de mes amis, et même, s’il faut tout dire, la tranquillité parfaite que j’éprouve à leur endroit. Les passions humaines, Virgile l’assure, nous suivent dans le royaume des ombres. De là sans doute l’imperfection de ma béatitude. Rassasiée de soleil, de danse et de musique en plein air, je me surprends parfois à soupirer après l’épais brouillard de Londres et les impertinens caquets qui alimentent notre conversation mondaine, ce qui, bien entendu, me laisse convaincue que ma vie présente offre plus de ressources que la vôtre. Chasser aux perdreaux le lundi, lire le mardi, consacrer le mercredi à l’étude de la langue turque, le jeudi à ma correspondance, faire de la tapisserie les autres jours, et recevoir le dimanche, voilà ma vie ; aller lundi chez la reine, mardi chez lady Mohun, mercredi à l’Opéra, jeudi à la comédie, vendredi chez M. C, c’est-à-dire envisager de jour en jour les mêmes sottises ; passer de semaine en semaine la revue des mêmes scandales, voilà la vôtre. Ici, les folies humaines ne m’affectent point, et, comme il arrive chez les autres morts, elles m’inspirent plus de pitié que d’indignation. La distance qui me sépare de mes amis jette un froid sur les nouvelles que je reçois d’eux, et je ne puis de bonne foi m’intéresser à des joies ni à des soucis peut-être effacés quand la nouvelle m’en arrive. »


III

Cette jolie lettre fut l’une des dernières qu’elle data de Constantinople. M. Wortley, n’ayant pas réussi dans son rôle de médiateur, fut rappelé à Londres après un séjour de dix-huit mois en Turquie. Lady Mary, aussitôt après son retour, alla habiter Twickenham, village situé sur les bords de la Tamise et dans le voisinage d’une résidence royale. Les caprices de la mode avaient transformé ce coin de terre en une sorte de colonie littéraire, et le célèbre Pope y groupait ses amis autour de lui, comme jadis Boileau à Auteuil. Lady Mary faisait naturellement partie du cénacle. Cependant son retour fut moins fêté que ses succès passés ne semblaient le promettre. Ses amis, pendant deux ans, avaient appris à se passer d’elle, et peut-être même redoutaient-ils son retour. Les hommes de sa société craignaient sas critiques, les femmes ses épigrammes. On n’oubliait point qu’à deux mille lieues de distance elle s’était cruellement moquée d’une amie qui l’avait priée de lui ramener une esclave grecque, et qu’elle avait raillée en quatre longues pages une autre amie qui lui demandait du baume de La Mecque pour effacer ses rides. Elle n’avait pas davantage épargné le poète Pope, qui recevait d’elle des lettres railleuses en réponse à ses épîtres emphatiques, et qui ne lui pardonnait point de mêler des épigrammes à ses louanges. Il l’accueillit avec une froideur marquée, et son attitude respectueuse, mais réservée, pouvait dès ce moment faire prévoir une brouille.

On ne l’aimait pas beaucoup, et on ne la respectait guère. Elle faisait partie du cercle habituel de la reine ; un soir, une invitation particulière l’obligea de se retirer plus tôt que de coutume. Craggs, le secrétaire d’état, la rencontra sur l’escalier, et lui demanda pourquoi elle partait. Elle répondit qu’elle était invitée ailleurs, qu’elle regrettait de n’avoir pu céder aux instances du roi. Le malicieux secrétaire, sous prétexte de faire sa cour, s’empara de la fuyarde, et, la prenant dans ses bras, la porta tout d’un trait jusqu’à l’entrée du salon royal. Craggs fit un signe à l’huissier de service, et les portes s’ouvrirent. Le roi avait eu le temps d’apercevoir le secrétaire muni de son fardeau. « Est-ce l’usage en ce pays, s’écria le monarque, de porter les belles dames comme un sac de blé ? » En courtisan consommé, Craggs baissa la tête et répondit que rien ne lui coûtait pour plaire au roi. Le monarque demanda des explications, et l’on devine quelle figure ce soir-là fit la belle dame. — Lady Mary, blessée par l’attitude sèche et parfois niaise des personnes correctes, devenait de plus en plus incapable de réprimer un mot dur. Sa verve ironique s’attaquait surtout aux ridicules féminins et à cette soif d’hommages qui survit chez la plupart des femmes à l’âge et aux moyens de plaire. Une dame, affligée de cette vanité, essayait un jour de se rajeunir en affectant de petits airs enfantins. Lady Mary, ennuyée de ce manège, coupa court à de sottes questions par des réponses mordantes. La dame, déjà irritée, prit mal la chose et répondit que certes elle ne prétendait point rivaliser d’esprit avec une personne aussi parfaite. Le mot déplut à lady Mary ; elle résolut de châtier l’imprudente en la blessant à l’endroit le plus sensible. « Voyons, ne nous fâchons pas, » lui dit-elle ; puis, de l’air patelin d’une chatte qui s’apprête à égratigner : « D’ailleurs nous sommes à peu de chose près du même avis. Je trouve, comme vous, fort bon d’en rester toujours à ses quinze ans ; mais je ne vois pas la nécessité d’en paraître cinq. » De telles saillies lui valaient des ennemis mortels ; sa haine contre la routine et l’ardeur avec laquelle on la voyait lutter contre les préjugés lui en attiraient d’autres. L’introduction de la vaccine, on le sait, fut son œuvre. L’expérience personnelle lui avait prouvé l’utilité de cette opération, pratiquée par les Orientaux et encore inconnue en Europe. Elle n’hésita point à y soumettre ses enfans, et s’efforça d’en répandre l’usage en Angleterre. Elle fut payée d’ingratitude. Les médecins prononcèrent le mot de charlatanisme ; le clergé déclara du haut de la chaire que, la petite vérole ayant été infligée aux hommes en guise de châtiment, c’était une impiété que d’en arrêter le cours ; le peuple, toujours docile quand il s’agit de flétrir le caractère d’une personne haut placée, traita lady Mary de femme sans foi et de mère dénaturée. On lui reprochait de risquer la vie de ses enfans pour assurer le triomphe de son œuvre, de contrecarrer la volonté divine en essayant de prévenir les effets de la maladie. Elle ne se découragea point, demanda l’appui du gouvernement, qui ordonna une enquête. À ce moment, lady Mary faisait justement vacciner son dernier enfant, une petite fille née pendant son séjour à Constantinople. Quatre médecins des plus célèbres furent désignés pour assister à l’opération et surveiller la marche de la fièvre. La tâche était facile ; néanmoins ils s’en acquittèrent de si mauvaise grâce, que lady Mary, sérieusement alarmée, les crut capables d’une action malhonnête et même criminelle. Elle ne quitta point le chevet de sa fille. L’entier succès de cette inoculation, aidé de l’appui de la princesse de Galles, triompha enfin des préjugés vulgaires. Lady Mary n’en demeura pas moins, aux yeux du plus grand nombre, une personne entêtée et ambitieuse.

La passion de briller lui faisait commettre mille imprudences graves. J’ai parlé de ses démêlés avec Pope, qu’elle traita d’abord en ami, et puis moins bien qu’un domestique. Il faut prendre garde de prodiguer ses sourires, si l’on veut garder une réputation intacte. « Les moineaux, dit le proverbe, ne viennent qu’à l’endroit où il y a du blé. » Lady Mary, malgré beaucoup d’habileté, manquait parfois de tact. Elle encourageait les prétentions galantes, et les repoussait ensuite avec une dureté incroyable. Naturellement les adorateurs dédaignés devenaient des ennemis et lui faisaient payer ses coquetteries par des affronts. Le plus odieux comme le plus amer de tous fut celui que lui infligea un Français nommé Raymond. Ce Raymond imagina d’entamer avec elle une correspondance sentimentale pour pouvoir vivre à ses dépens. Elle cessa d’écrire lorsqu’elle s’aperçut que cet adorateur tirait sur elle des lettres de change ; mais il était trop tard, et l’adroit escroc, se prévalant de quelques expressions peut-être un peu familières et sans doute arrachées par la pitié, eut l’infamie de menacer sa bienfaitrice. Il exigeait une somme énorme en retour de quelques lettres où il était question d’un tripotage financier. Lady Mary, malgré la défense expresse de son mari, avait trempé dans une spéculation assez analogue à celle qui, sous la régence du duc d’Orléans, fit la fortune, puis la perte de l’Écossais Law. Raymond, gentilhomme ruiné et bel esprit de rencontre, l’avait suppliée de recevoir en dépôt quelques milliers de livres qu’il la priait de faire valoir à sa guise. Il voulait, disait-il, tenir la fortune de ses mains ou tout perdre. Lady Mary, poussée par un élan romanesque, s’était laissé gagner par la perspective de faire un heureux. Elle paya cher son imprudence. Non-seulement les fonds étaient perdus, mais le créancier, sous peine de tout révéler, réclamait une somme plus grande que le capital et les intérêts réunis. Il fallait choisir entre des sacrifices d’argent impossibles et l’humiliation de tout avouer. On ne sait trop comment l’affaire se termina ; mais les lettres qu’elle adressait alors à sa sœur témoignent de la profondeur de son humiliation et de la vivacité de ses angoisses.

Le temps était loin sans doute où elle écrivait « qu’à la condition de rester belle et de ne point vieillir, elle ne demanderait qu’à continuer la même vie pendant trois ou quatre siècles. » Les années s’écoulaient, emportant le tribut accoutumé des adulations et des hommages, remplaçant la flatterie par l’indifférence, le respect par le dédain. On interrogeait sa vie privée, on s’arrogeait le droit d’examiner ses moindres actes. Ses ennemis la chansonnaient, et le poète Pope tout le premier ne craignit point de répandre sur son compte des calomnies atroces. Le poème de Sapho était une insulte à son adresse. Elle essaya vainement de confondre le diffamateur, et s’adressa dans cette intention à un homme qu’elle croyait dévoué. Par malheur, il l’était davantage encore à Pope, et la pria de ne point le mêler à cette affaire, assurant qu’elle se trompait et soupçonnait à tort un homme honorable. Lady Mary se tut, comprenant qu’une femme n’a point d’appui à espérer dès qu’elle n’a plus de jeunesse. Les consolations intimes lui manquaient comme les autres. Son mari, froissé et attristé par ces scandales, la traitait froidement, et son fils, plus tard aventurier et pirate, se mariait, en sortant du collège, à une ouvrière assez vieille pour être sa mère. Restait sa fille, personne honorable, et dont la tendresse semblait devoir la dédommager de tout le reste ; mais dans cette âme aigrie l’ogueil offensé devait l’emporter sur le sentiment même de la famille. Sa fille allait épouser le comte de Bute, pair d’Angleterre et ministre, Le lendemain même de ce mariage, lady Mary manifesta l’intention de quitter l’Angleterre ; son mari ne s’y opposa point. Lady Mary avait toujours souhaité revoir l’Italie, et sa santé délabrée fournissait un prétexte fort convenable à ce voyage ou plutôt à cette séparation. Les deux époux avaient compris que, ne s’aimant plus, ils devaient s’épargner au moins les reproches mutuels. Peut-être, en se séparant, espéraient-ils se rapprocher un jour ; mais l’amitié ne germe pas sur les débris des grandes passions éteintes, et deux personnes qui s’étaient si fort aimées et si longtemps blessées ne pouvaient oublier le passé.

Ils se séparèrent en 1739, au mois de juillet, après une union qui, souvent troublée, avait duré vingt-deux ans ; il leur en restait encore autant à vivre. Lady Mary alla d’abord à Venise, puis à Rome, où elle passa l’hiver et assista à des fêtes nombreuses. Sa réputation de femme spirituelle et excentrique l’avait précédée en Italie, où le monde lui fit généralement bon accueil. Les Italiens, plus prompts que les Anglais à l’enthousiasme, sont aussi moins esclaves du préjugé. Sa renommée inspirait la curiosité, ses grandes manières lui valaient à la fois le respect de ses inférieurs et l’estime de ses égaux. Ceux-ci se souvenaient qu’elle avait été ambassadrice, qu’elle avait occupé un rang considérable. « La duchesse de Campo-Florida, femme du ministre d’Espagne, me traite comme si j’étais encore ambassadrice. » Ces lignes s’adressaient à son mari, avec qui elle ne cessa jamais de correspondre. Elle vante également la politesse du doge de Venise, un membre de la famille Grimani qui l’avait connue à Londres, et qui s’efforçait de dissimuler la décadence de la république par des fêtes somptueuses. Les savans aimaient son érudition, et croyaient revoir en elle l’égale des femmes célèbres qui illustrèrent l’Italie savante de la renaissance, qui furent l’honneur des grandes universités de Padoue et de Bologne. — Plusieurs la soupçonnaient d’avoir écrit des livres philosophiques, et ne voulurent point ajouter foi à ses démentis, qu’ils attribuaient à l’orgueil ou au caprice. À ce sujet, elle faillit avoir une querelle avec le cardinal Querini. « Hier, il m’envoya l’un de ses vicaires. Cet ecclésiastique débuta par force complimens, puis commença un discours dont le but était de me demander mes livres. — Sa grandeur, disait-il, désirait les placer dans le casier réservé aux ouvrages anglais, à l’endroit le plus apparent de la bibliothèque. — Je ne pus que manifester mon regret, prévoyant immédiatement ce qui arriverait. Le vicaire fit un geste d’incrédulité, et, sans paraître tenir compte de mes paroles, reprit que son éminence sans doute aurait pu et peut-être même dû se les procurer, mais que le transport était long, assez chanceux, et que finalement il avait compté sur mon amitié pour le débarrasser de ce soin. Il ajouta que je me trouverais en bonne compagnie et supérieurement logée. Je fis mon possible pour le convaincre ; l’incrédulité qu’il opposait à mes dénégations les plus formelles me réduisit au silence. Une invitation à dîner et toutes les politesses imaginables furent assez mal accueillies, et je vis que je passerais désormais pour un monstre d’ingratitude aux yeux du cardinal… Sans doute, personne n’eut jamais plus que moi occasion d’écrire ; mais le peu que j’ai écrit n’a guère été accueilli d’une façon encourageante. Des vers de moi ont paru, publiés sous un autre nom[1] ; par contre, on m’en a attribués dont je ne suis point l’auteur. Je me suis consolée de ces mortifications en me disant que je ne les méritais point ; mais ici les choses vont autrement, et toute ma philosophie ne va pas jusqu’à me rendre indifférente à la perte d’un ami, je dirais volontiers d’un protecteur. Ce n’est pas la première fois, depuis mon arrivée en Italie, que l’on me complimente sur mes ouvrages. Tout d’abord je me défendais, puis, voyant que cela était inutile, je me contentais de sourire. Je me résignais d’autant plus volontiers que la qualité de femme auteur n’a rien d’avilissant en ce pays, et qu’une dame fort distinguée y occupe, sur l’invitation expresse du pape, la première chaire de mathématiques. » Cette lettre est d’autant plus significative qu’elle rend compte de quelques-uns des motifs qui la rendent sympathique aux Italiens et par là même antipathique aux Anglais. Ceux de ses compatriotes qui habitaient l’Italie ne l’aimaient guère. Les calomnies qui l’avaient chassée de l’Angleterre avaient trouvé créance à l’étranger. On la considérait comme une personne de mœurs équivoques et de position douteuse. Ses continuels changemens de résidence, sa vie à la fois agitée et solitaire, faisaient naître des soupçons odieux. Les uns voyaient en elle une personne chargée d’espionner ses compatriotes, les autres une femme dépravée qui, parvenue aux limites de la vieillesse, avait tout abandonné pour mieux cacher son inconduite. Les plus indulgens et par là même les plus raisonnables se contentaient de voir en elle une vieille folle toujours en quête d’admirateurs et s’efforçant de remplacer par l’excentricité ce qui lui manquait en jeunesse. Elle s’apercevait qu’il est impossible de recommencer deux fois la vie. « J’ai tout sacrifié pour reconquérir mon indépendance, aliénée par le despotisme de la coutume. J’ai philosophiquement rompu avec toutes les attaches de l’habitude ou du cœur, rejeté loin de moi tout souci d’avenir ou d’intérêt. Malgré cela, je n’ai point trouvé l’indépendance, et à cause de cela même je ne crois pas qu’on la puisse rencontrer. »

Elle ne la trouvait point parce qu’elle l’avait cherchée en dehors des conditions ordinaires ; elle retombait d’autant plus lourdement qu’elle avait voulu s’élever plus haut. Elle était à bout d’illusions ; pourtant son énergie indomptable continuait à la soutenir : elle ne se découragea point, et essaya d’adopter un genre de vie plus conforme aux exigences de sa santé et de son âge. « Ma vie a toujours été dans le style pindarique, » écrivait-elle, voulant indiquer qu’elle ne s’était jamais assujettie aux convenances vulgaires. Pour le moment, elle essayait de la vie des champs dans une ferme qu’elle venait d’acheter aux environs de Lovere. Elle s’occupe d’y oublier le monde, elle s’intéresse aux travaux et aux plaisirs de la campagne, elle essaie, pour se distraire, de se faire bonne femme, mettant la paix dans les ménages troublés, donnant des conseils à droite et à gauche, apprenant à celle-ci l’art de conserver des cornichons, à celle-là le secret de retenir son mari. Naturellement on abusa d’elle, et l’on se prit à considérer sa maison comme une sorte d’auberge. Le sans-gêne italien s’en mêlait ; il lui fallait, sous peine de passer pour inhospitalière, héberger tantôt la duchesse de Mantoue avec toute sa cour, tantôt offrir à souper à trente personnes descendues chez elle à l’improviste pour y donner un bal. Elle se lassa d’engraisser des chapons pour nourrir un corps de ballet, de faire de la controverse religieuse avec ses partenaires au whist, deux curés de campagne qui vantaient la supériorité de sa cuisine et décriaient l’impiété de son langage. Sans doute quelques autres, plus équitables ou plus habiles, n’avaient garde de médire d’une personne dont la présence profitait au pays. Les bonnes gens de Lovere, ayant remarqué l’instabilité de ses goûts et peut-être les faiblesses de son caractère, essayèrent de la retenir par la flatterie. On parla d’ériger sa statue sur la place de l’hôtel de ville, et le sculpteur chargé de ce travail devait la représenter revêtue d’une draperie romaine et tenant un livre à la main. Elle refusa un honneur qui, disait-elle, serait tourné en ridicule par les Anglais, et essaya de dédommager la municipalité de Lovere en achetant aux portes mêmes de la ville une masure ruinée qui lui conférait le droit de bourgeoisie.

Toujours malade et naturellement inquiète, elle recommença bientôt sa vie errante ; alla de nouveau se fixer à Venise, puis à Rome, puis à Naples. J’oubliais de dire que dans cet intervalle de vingt-deux ans elle quitta deux fois l’Italie, la première fois pour aller habiter Avignon, où elle obtint l’élargissement d’une centaine de protestans persécutés, la seconde pour aller passer l’hiver à Chambéry, où, à la prière de son mari, elle rencontra leur fils, et fit un dernier effort pour le ramener dans la bonne voie. Ces différens voyages furent marqués par des épisodes souvent amusans, parfois piquans. L’un des plus caractéristiques est le cadeau qu’on lui fit d’un bout de terrain ayant vue sur la vallée du Rhône ; c’était un don de la municipalité d’Avignon ; on voulait faire honneur et plaisir à l’étrangère lettrée et illustre qui avait choisi cet endroit pour but ordinaire de ses promenades. Le terrain occupait l’emplacement d’un ancien temple de Diane. Lady Mary y fit construire un belvédère pourvu d’une inscription commémorative, et de ce kiosque aérien d’où l’on découvrait quatre provinces elle se plaisait, comme Corinne au cap Misène, à promener ses regards sur le large univers, où son esprit mobile n’avait pas su conquérir une place fixe.

Elle était âgée, infirme, accablée par les commencemens d’une maladie mortelle, à la merci de ses domestiques, qui l’exploitaient, affligée par la perte de sa sœur, qui venait de mourir folle, désolée de la mort de son mari, qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer, profondément attristée et humiliée par les débordemens de son fils, qui, d’aventurier devenant escroc, venait de contrefaire sa signature et, avait ainsi empoché une somme considérable. Dans cet état, elle n’essayait plus de demander de distraction au plaisir, ni de consolation à la philosophie. Il n’en est point pour qui a cherché son bonheur en dehors de la voie ordinaire. Longtemps avant sa mort, elle écrivait à son amie la comtesse d’Oxford : « Je pourrais me croire heureuse, s’il m’était donné d’oublier. » A soixante-treize ans, à la veille de mourir, elle regrettait peut-être la résolution singulière dans laquelle elle avait cru trouver l’indépendance et n’avait trouvé que le vide. Déjà ses yeux, affaiblis par l’âge, devenaient indifférens aux beautés du ciel méridional. Par contre, le silence de ses nuits sans sommeil ramenait devant elle la touchante image des joies de famille qu’elle avait dédaignées, la poignante vision des morts bien-aimés qu’elle n’avait point assistés à l’heure suprême ; mais lady Mary n’était point femme à consumer ce qui lui restait à vivre en regrets stériles. Le désir de mettre ordre à ses affaires et celui d’embrasser une dernière fois sa fille lui inspirèrent une résolution vaillante. A demi mourante, elle brava les fatigues d’un long voyage et les humiliations d’un retour tardif pour venir se faire ensevelir auprès de son mari. Sa vue faisait pitié, et les personnes qui vinrent à sa rencontre reculèrent devant ce spectre en habits de veuve. Elle traîna six mois encore une vie misérable et torturée. Le cancer qui lui rongeait le sein ne laissait aucun espoir de guérison. Elle succomba comme elle avait vécu, sans faiblir, le 21 août 1762, âgée de soixante-quatorze ans, laissant des lettres admirables et le souvenir d’une personnalité unique. Cela est peu. C’est qu’elle avait mal jugé la vie et les choses, ayant cherché son plaisir et non son emploi. Le point important, pour une créature humaine, est non de rencontrer le bonheur, mais d’exercer utilement ses forces. Lady Mary fit l’épreuve de cette vérité. Elle a brillé, elle a été adulée, elle n’a point agi ; elle a peu servi, et au bout de tous ses succès elle n’a trouvé que l’isolement, le désenchantement, la tristesse et le vide. Si j’avais à la définir, je l’appellerais volontiers une princesse des Ursins manquée, avec plus d’esprit et moins de génie. Elle possédait l’énergie nécessaire pour entreprendre de grandes choses, mais sans le discernement qui les achève, et se trompa de route parce qu’elle se trompa de but.


CAMILLE SELDEN.

  1. Allusion au poète Pope, qu’elle accusait de lui avoir dérobé plusieurs pièces de vers.