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À Jean Duseigneur

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Œuvres de Théophile Gautier — PoésiesLemerrePoésies vol. 2 (p. 167-173).


À Jean Duseigneur


 

I


Oh ! mon Jean Duseigneur, que le siècle où nous sommes
Est mauvais pour nous tous, oseurs et jeunes hommes,
Religieux de l’art que l’on nous a gâté !
L’on ne croit plus à rien ; — le stylet du sarcasme
A tué tout amour et tout enthousiasme ;
        Le présent est désenchanté.

L’on cherche, l’on raisonne ; au fond de chaque chose
On fouille avidement, jusqu’à trouver la prose,
Comme si l’on voulait se prouver son néant.
Tout est grêle et mesquin dans cette époque étroite
Où Victor Hugo, seul, porte sa tête droite
Et crève les plafonds de son crâne géant.

L’avenir menaçant, dans ses noires ténèbres,
Ne présente à nos yeux que visions funèbres ;

Un aveugle destin au gouffre nous conduit ;
Pour guider notre esquif sur cette mer profonde,
Dont tous les vents ligués fouettent, en grondant, l’onde,
        Pas une étoile dans la nuit !

L’art et les dieux s’en vont. — La jeune poésie
Fait de la terre au ciel voler sa fantaisie
Et plie à tous les tons sa pure et chaste voix.
On ne l’écoute pas. — Ses chants que rien n’égale
Sont perdus comme ceux de la pauvre cigale,
Du grillon du foyer ou de l’oiseau des bois.

Craignant le temps rongeur pour son œuvre fragile,
Le sculpteur veut changer son plâtre et son argile
A l’airain de Corinthe, au marbre de Paros :
Le riche, gorgé d’or, marchande son salaire,
Hésite, et n’ose pas lui jeter de quoi faire
        L’éternité de ses héros.

Le peintre, tourmentant sa palette féconde,
D’un pinceau créateur fait entrer tout un monde
Dans quelques pieds de toile, et, vrai comme un miroir,
A chaque objet doublé redonne une autre vie.
— Par d’ignobles pensers la foule poursuivie,
Sans avoir compris rien, retourne à son comptoir.


II


Qu’est devenu ce temps où, dans leur gloire étrange,
Le jeune Raphaël et le vieux Michel-Ange

Éblouissaient l’époque à genoux devant eux,
Où, comme les autels, la peinture était sainte ?
L’artiste conservait à son front une teinte
        Du nimbe de ses bienheureux.

Et Jules Deux régnait, nature riche et large
Qui portait tout un siècle et jouait sous la charge ;
Il ployait Michel-Ange avec son bras de fer,
Et, le voyant trembler, sachant qu’il n’était qu’homme,
Au dôme colossal de Saint-Pierre de Rome
Le traînait, en jurant, allumer son enfer.

Tout était grand alors comme l’âme du maître ;
Car il avait au cœur — ce Bonaparte prêtre —
Des choses que n’ont point les rois de ce temps-ci ;
De tout homme ici-bas il pressentait le rôle,
Et disait à chacun, lui frappant sur l’épaule :
        « Marche ! ta gloire est par ici ! »


III


Et puis là-bas, à Rome, au pied des sept collines,
Parmi ces ponts, ces arcs, immortelles ruines,
Ces marbres animés par de puissantes mains,
Ces vases, ces tableaux, ces bronzes et ces fresques,
Ces édifices grecs, latins, goths ou mauresques,
Ces chefs-d’œuvre de l’art qui pavent les chemins,


Tout dans ce beau climat offre une poésie
Dont, si rude qu’on soit, on a l’âme saisie.
Qui ne serait poète en face de ce ciel,
Baldaquin de saphir, coupole transparente,
Où par les citronniers la tiède bise errante
        Ressemble aux chansons d’Ariel ?…

Quel plaisir ! quel bonheur ! — Une lumière nette
Découpe au front des tours la moindre colonnette ;
Les palais, les villas, les couvents, dans le bleu
Profilent hardiment leur silhouette blanche ;
Une fleur, un oiseau, pendent de chaque branche ;
Chaque prunelle roule un diamant de feu.

Le petit chevrier hâlé de la Sabine,
Le bandit de l’Abruzze avec sa carabine,
Le moine à trois mentons qui dit son chapelet,
Le chariot toscan, traîné de bœufs difformes
Qui fixent gravement sur vous leurs yeux énormes,
        Le pêcheur drapé d’un filet,

La vieille mendiante au pied de la Madone,
L’enfant qui joue auprès, tout pose, tout vous donne
Des formes et des tons qui ne sont point ailleurs.
Baigné du même jour qui fit Paul Véronèse,
Le coloriste fier doit se sentir à l’aise,
Loin du public bourgeois, loin des écrivailleurs.

Partout de l’harmonie ! En ce pays de fées,
La voix ne connaît pas de notes étouffées,
Tout vibre et retentit, les mots y sont des chants,
La musique est dans l’air, — parler bientôt s’oublie :
Comme ailleurs on respire, on chante en Italie ;
        Le grand opéra court les champs.


C’est là, mon Duseigneur, qu’on peut aimer et vivre.
Oh ! respirer cet air si doux qu’il vous enivre,
Ce parfum d’oranger, de femme et de soleil ;
Près de la mer d’azur aux bruissements vagues,
Dont le vent frais des nuits baise en passant les vagues,
Se sentir en aller dans un demi-sommeil !

Oh ! sur le fût brisé d’une colonne antique,
Sous le pampre qui grimpe au long du blanc portique,
Avoir à ses genoux une contadina
Au collier de corail, à la jupe écarlate,
Cheveux de jais, œil brun où la pensée éclate,
        Une sœur de Fornarina !


IV


Tout cela, c’est un rêve. — Il nous faut, dans la brume
De ce Paris grouillant qui bourdonne et qui fume,
Traîner des jours éteints, dès leur aube ternis ;
Pour perspective avoir des façades blafardes,
Ouïr le brait des chars et ces plaintes criardes
De l’ouragan qui bat à nos carreaux jaunis !

Voir sur le ciel de plomb courir les pâles nues,
Les grêles marronniers bercer leurs cimes nues,
Longtemps avant le soir, derrière les toits gris,
Le soleil s’enfoncer comme un vaisseau qui sombre,
Et le noir crépuscule ouvrir son aile sombre,
        Son aile de chauve-souris…



Et jamais de rayon qui brille dans l’ondée !
Dans cette vie abstraite et d’ombres inondée,
Jamais de point de feu, de paillette de jour ;
C’est un intérieur de Rembrandt dont on voile
La dalle lumineuse et la mystique étoile ;
C’est une nuit profonde où se perd tout contour !

V


Pourtant l’ange aux yeux bleus, aux ailes roses, l’ange
De l’inspiration, sur les chemins de fange,
Pour arriver à toi, pose ses beaux pieds blancs,
Et l’auréole d’or qui couronne sa tête
Dans ses cils diaprés des sept couleurs projette
        Des fantômes étincelants.

Alors, devant les yeux de ton âme en extase,
Chatoyante d’or faux, toute folle de gaze,
Comme aux pages d’Hugo ton cœur la demanda,
Avec ses longs cheveux que le vent roule et crêpe,
Jambe fine, pied leste et corsage de guêpe,
Vrai rêve oriental, passe l’Esméralda.

Roland le paladin, qui, l’écume à la bouche,
Sous un sourcil froncé roule un œil fauve et louche,
Et sur les rocs aigus qu’il a déracinés,
Nud, enragé d’amour, du feu dans la narine,
Fait saillir les grands os de sa forte poitrine
        Et tord ses membres enchaînés.


Puis la tête homérique et napoléonienne
De notre roi Victor ! — que sais-je, moi ? la mienne,
Celle de mon Gérard et de Pétrus Borel,
Et d’autres qu’en jouant tu fais, d’un doigt agile,
Palpiter dans la cire et vivre dans l’argile ;
— Assez pour, autrefois, rendre un nom immortel !

Si trois cents ans plus tôt Dieu nous avait fait naître,
Parmi tous ces hauts noms l’on en eût mis peut-être
D’autres qui maintenant meurent désavoués ;
Car nous n’étions pas faits pour cette époque immonde
Et nous avons manqué notre entrée en ce monde,
        Où nos rôles étaient joués…


Septembre 1831.