Œuvres politiques de Machiavel (Louandre)/Biographie

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Traduction par Jean Vincent Périès.
Œuvres politiques de Machiavel, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. vii-xxxii).
NICOLAS MACHIAVEL


I

Nicolo Machiavelli, Nicolas Machiavel, naquit à Florence au mois de mai 1469, le 3 selon quelques biographes, et le 5 selon d’autres. Sa famille, dont l’origine remontait au neuvième siècle, appartenait au parti guelfe, c’est-à-dire au parti pontifical. Les Machiavelli avaient abandonné Florence en 1260, après la défaite de Montaperti ; mais ils y rentrèrent plus tard, participèrent largement aux honneurs publics, et donnèrent à leur patrie, dans une succession de près de trois siècles, treize gonfaloniers de justice et cinquante-trois prieurs. Les prieurs, on le sait, formaient avec le gonfalonier la magistrature suprême[1].

Le père de Nicolas, Bernard Machiavelli, était jurisconsulte et trésorier de la Marche d’Ancône. Sa mère, Bartholomée Nelli, d’une souche antique et noble, se rattachait par ses ancêtres aux plus hautes illustrations de Florence ; mais la fortune des deux époux ne répondait point à l’ancienneté de leur race. Bernard, cependant, ne négligea rien pour l’instruction de son fils. Il fut dignement secondé par sa femme Bartholomée, qui cultivait la poésie avec succès.

La première jeunesse de Machiavel n’a laissé aucun souvenir, même pour ses biographes les plus attentifs. On sait seulement qu’il fut placé, en 1494, auprès de Marcel Virgile, professeur de littérature grecque et latine, traducteur de Dioscoride et secrétaire de la république de Florence. Suivant Paul Jove, il remplissait auprès de Marcel Virgile les fonctions de copiste et d’expéditionnaire, notarius et assecla. Quelques années plus tard, — il était alors âgé de vingt-neuf ans, — il fut nommé successivement chancelier de la seconde chancellerie dé signori et secrétaire de l’office des dix magistrats de liberté et de paix, office qui constituait le gouvernement de la république. Il occupa ce poste pendant quatorze ans et cinq mois, « et, durant cet espace de temps, on lui confia, dit M. Périès, vingt-trois légations à l’extérieur, outre un grand nombre de missions dans l’intérieur de l’État[2]. »

Les circonstances alors étaient aussi grandes pour l’Italie que pour l’Europe entière. L’Allemagne, la France et le pape se disputaient la péninsule. La réforme menaçait le saint-siége. Savonarole proclamait l’avénement de la démocratie. Les Médicis, expulsés de Florence par le parti populaire, conspiraient pour ressaisir le pouvoir. L’idée de l’unité italienne, cette unité que Machiavel eut la gloire de formuler le premier, agitait sourdement les esprits, tandis que les vieux partis guelfe et gibelin travaillaient par la ruse, et au besoin par le crime, à la restauration du sacerdoce ou de l’empire. Les événements marchaient comme dans la tragédie antique ; et si Machiavel, placé sur le champ de bataille, ne sut pas toujours apprécier sûrement les péripéties du combat, il ressentit du moins cet ébranlement profond que les grandes crises impriment aux grands esprits. Employé du gouvernement de Florence, homme public ou privé, il reste toujours au second rang ; penseur, il marche à la tête de son siècle ; et, pour le juger sûrement, il faut distinguer en lui l’homme de l’écrivain.

Comme écrivain, il constitue une science nouvelle, celle de la politique, et dans cette science il résume tout l’esprit de la renaissance ; comme homme, il vit simplement, ignorant pour ainsi dire son génie, car ce n’est qu’à l’âge de quarante-quatre ans qu’il écrit son premier Traité, comme une simple confidence ou comme une requête, adressée à un protecteur ou à un ami. Sa vie s’écoule dans une sorte de demi-jour, mêlée à un grand nombre d’affaires, et cependant toujours en dehors de la direction souveraine. Même comme secrétaire de l’office des Dix, Machiavel n’est pas un homme politique ; c’est un employé supérieur qui peut donner des avis, mais qui doit toujours exécuter des ordres ; en un mot, il vit bourgeoisement avec une part d’influence fort restreinte, sans autre ambition que celle d’un emploi qui le fasse vivre, et même avec d’assez maigres appointements, comme on le voit par plusieurs passages des Légations, où la question de ses finances, toujours embarrassées, l’occupe autant que la politique. Ainsi, dans une dépêche datée de Montargis, le 12 août 1500, il se plaint amèrement de n’avoir que quatre livres par jour, tandis que son compagnon de voyage, François Della-Casa, en a huit. « J’ai dépensé, dit-il, et je dépense autant que François. Je vous prie donc, magnifiques seigneurs, de permettre que je touche le même salaire, ou rappelez-moi ; sans cela, je serais exposé à m’appauvrir, et je sais que vous en seriez contrariés. » Évidemment, ce n’est point là le langage d’un homme qui joue un grand rôle politique. Les plaintes de ce genre sont répétées dans les dépêches du secrétaire florentin avec une insistance singulière et une servilité qui attriste dans un homme aussi éminent. Souvent même il entre à ce propos dans des détails de nature à faire rougir les plus hardis solliciteurs ; et au lieu d’une missive diplomatique, il adresse à la magistrature des Dix un véritable compte de ménage, expliquant, comme dans la lettre du 22 novembre 1503, qu’il a dépensé dix-huit ducats pour sa mule, onze ducats pour un manteau de velours, dix ducats pour un manteau contre la pluie ; qu’il est à l’auberge avec deux domestiques ; que les vivres sont chers, etc. Les magnifiques seigneurs répondaient le plus ordinairement à ces doléances par l’envoi d’une petite gratification, et le secrétaire, en les remerciant, ne manquait jamais de se ménager de loin des gratifications nouvelles.

Vers 1504 ou 1505, Machiavel épousa une Florentine, Mariette, fille de Louis Corsini. Était-ce l’amour ou des motifs d’intérêt qui avaient provoqué cette union ? Les commentateurs n’ont pas manqué de faire, à ce sujet, des suppositions nombreuses. Mais, par malheur, ils n’ont fait que des suppositions. Il est impossible de rien dire de précis, et M. Artaud s’est montré, ce nous semble, un peu trop pastoral en avançant qu’une inclination vive et partagée était le mobile de ce mariage. Quoi qu’il en soit, il ne paraît pas que la dot de Mariette ait été considérable.

Dans les premières années qui suivirent son mariage, Machiavel, tout en remplissant les devoirs de sa charge, s’occupait d’études historiques, de poésie pour lui-même et ses amis, et d’organisation politique ou militaire pour la république de Florence. En 1505, il conçut le projet de substituer aux condottieri une armée nationale. Ce projet, soumis à l’office des Dix, fut approuvé, et l’année suivante on chargea officiellement Machiavel de procéder au recrutement ; mais il rencontra dans l’exécution des difficultés presque insurmontables ; car placé en dehors et en avant de son siècle, il parlait de patriotisme là où le sentiment de la patrie n’existait que dans quelques âmes d’élite, là où des partis toujours prêts à se déchirer ne pouvaient pas former une armée, par cela même qu’ils ne formaient point une nation. L’homme de la renaissance indiquait la route, et tentait de la suivre, mais sans pouvoir lui-même arriver au but. Ce fut en vain qu’il rédigea des instructions pour organiser la milice nationale, provizzione per instituire milizie nationali ; ce fut en vain que l’office des Dix créa les neuf officiers de la milice florentine ; qu’il leur donna le droit de faire des levées d’hommes au nom du tout-puissant Seigneur et de sa glorieuse mère, sainte Marie, toujours vierge, et du glorieux précurseur du Christ, Jean-Baptiste, avocat, protecteur et maître de la république. Les Dix, en décrétant une armée italienne, n’étaient que des Gibelins, qui ordonnaient à leurs tambours de battre des marches empruntées aux Allemands, c’est-à-dire aux sujets de l’empereur. Machiavel, l’homme de l’Italie moderne, parlait encore à l’Italie du Dante.

Diverses missions à Pise, à Sienne, dans les domaines de la république et en France occupèrent le secrétaire florentin de 1506 à 1511. Il fut en outre chargé de quelques levées d’hommes et d’une inspection des forteresses florentines. Cette période de sa vie paraît avoir été tranquille et douce. Dans les rares instants de loisir que lui laissaient ses fonctions, il vivait à la campagne et se distrayait du repos par des études littéraires ; mais en 1511 sa santé jusqu’alors fort robuste s’altéra sensiblement, et craignant sans doute de mourir, il consigna ses volontés dernières dans un testament qui porte la date du 22 novembre de cette même année. « Dans ce testament, dit M. Artaud, il déclare qu’il laisse à Mariette, sa femme chérie, fille de feu Louis Corsini de Florence, ses dots énoncées dans un acte antérieur. Il déclare, en outre, qu’aussitôt après la mort du testateur, tous les colliers, les chaînes, les anneaux, tant de ladite Mariette que dudit Nicolas, tous les habits de laine, de lin, de soie servant à leur usage, — ad usum et dorsum et pro usu et dorso tam dictæ dominæ Mariettæ quam dicti Nicolai, — doivent être vendus. Le produit en sera employé en achats de crédits du Mont, — rentes payées par la république, — ou en biens immeubles. L’usufruit de la rente de ce produit appartiendra à Mariette, tant qu’elle sera veuve, et qu’elle mènera une vie de veuve, honnête et non autrement. La propriété sera aux enfants, et si Mariette se remarie, elle n’aura plus de droit à la rente. »

Au moment où il écrivait ces dispositions, au moment où, préoccupé de l’idée de la mort, il ne trouvait d’autres ressources pour assurer l’existence de sa femme que la vente de ses bijoux et de ses habits, Machiavel, sans aucun doute, était loin d’être riche. Sa place de secrétaire était évidemment pour lui le principal moyen d’existence ; mais cette place elle-même, il devait bientôt la perdre par un de ces brusques revirements politiques si fréquents dans l’Italie du moyen âge et de la renaissance.

Forcée de battre en retraite après la victoire de Ravenne, l’armée française, envoyée par Louis XII au secours de Florence, avait laissé cette ville abandonnée à ses propres forces, en présence des troupes espagnoles, pontificales et vénitiennes, réunies sous le nom d’armée de la Ligue. Cette armée, après avoir reconquis, sur les Français, le duché de Milan, marcha sur Florence pour y rétablir l’autorité des Médicis. Soderini, qui gouvernait alors la république en qualité de gonfalonier, voulut tenter de résister après avoir confié à Machiavel le soin d’inspecter les forteresses du pays et d’organiser la défense. On fit quelques préparatifs, et l’on était décidé à attendre l’ennemi lorsque les Espagnols envoyèrent des ambassadeurs. « Ces ambassadeurs, dit Machiavel dans une lettre adressée à Alphonsine Orsini, lettre où se trouve tout le détail de cette affaire, ces ambassadeurs exposèrent à la seigneurie qu’ils ne venaient pas en cette province comme ennemis ; qu’ils ne voulaient ni attaquer la liberté de la république, ni affaiblir sa puissance, mais s’assurer de la ville ; qu’on devait abandonner le parti français pour embrasser le parti de la Ligue ; que Pierre Soderini étant connu comme partisan des Français, la Ligue, aussi longtemps qu’il serait au pouvoir, ne pouvait se confier aux promesses des Florentins ; que le vice-roi exigeait que Soderini résignât ses fonctions, et que le peuple de Florence élût à son gré un gonfalonier nouveau. Soderini répondit qu’il tenait ses fonctions du peuple ; que quand bien même tous les rois de la terre lui commanderaient de déposer son titre, il refuserait de se soumettre ; mais que si le peuple exigeait qu’il se retirât, il le ferait volontiers. »

La fierté de cette réponse exalta l’enthousiasme des Florentins. Chacun offrit sa vie pour Soderini, et pendant ce temps l’armée espagnole s’avança jusqu’à Prato, à dix milles de Florence. Cette place fut emportée d’assaut. Soderini, ne comptant plus sur une résistance armée, essaya de négocier. La noblesse, qui regrettait les Médicis, prit les armes pendant la nuit, et occupa tous les postes. Le gonfalonier dut quitter la ville, et l’ancien ordre de choses fut rétabli. « Les seigneurs, dit Machiavel, réunirent le peuple en parlement, et il fut porté une loi en vertu de laquelle les magnifiques Médicis furent réintégrés dans tous les honneurs et les grades de leurs ancêtres. »

Cette révolution, dont Machiavel nous a transmis le récit avec une froideur impassible et sans le moindre regret pour un gouvernement qu’il avait servi pendant quatorze années, fut le signal de sa chute. « La nouvelle seigneurie, dit M. Artaud, lança bientôt contre lui deux décrets, le 8 et le 10 novembre 1512 ; le premier porte que Nicolas Machiavel est cassé, privé et absolument dépouillé de ses offices de secrétaire des dix magistrats de liberté et de paix. Le second décret, du 10, signifié le 17, porte que Nicolas Machiavel, ci-devant secrétaire, est exilé pour un an sur le territoire florentin, et qu’il n’en peut sortir sous des peines sévères. Un troisième décret, du 17, lui défend d’entrer dans le palais des hauts et magnifiques seigneurs[3]. »

Ce n’était là, cependant, pour l’auteur du Prince, que le prélude d’événements plus graves. Le 21 janvier 1513, le pape Jules étant mort, on assembla le conclave pour lui donner un successeur. Le cardinal Jean de Médicis, qui fut depuis Léon X, devait, pour se rendre à ce conclave, traverser le territoire toscan, lorsqu’on découvrit une conspiration qui avait pour but de l’assassiner en route. Impliqué à tort ou à raison dans ce complot, ─ c’est un point qui n’est pas suffisamment éclairci, — Machiavel fut arrêté et mis à la torture, sans qu’il eût été possible de lui arracher aucun aveu.

Dans l’espoir d’adoucir son sort, le prisonnier adressa une supplique à Julien de Médicis qui gouvernait Florence. Les Médicis aimaient les vers ; Machiavel fait des vers. En homme habile il ne parle pas du passé qui pourrait le compromettre ; il ne parle que du présent qui peut attendrir en sa faveur. Ce n’est point l’ami de Soderini, le secrétaire du gouvernement déchu qui se met en scène : c’est le poëte captif qui présente un sonnet.

« Julien, j’ai autour des jambes une paire de chaînes avec six tours de corde sur les épaules. Je ne veux pas compter mes autres misères, puisqu’on traite ainsi les poëtes. Ces murailles sont tapissées de vermine, et d’une vermine si bien nourrie qu’on dirait une nuée de papillons. Jamais il n’y eut à Roncevaux, ni dans les forêts de la Sardaigne une infection pareille à celle de l’agréable réduit que j’habite. Le bruit est si grand qu’il semble que Jupiter et Mont-Gibel foudroient la terre ; on enchaîne celui-ci, on déferre celui-là ; c’est un fracas continuel de coins et de clous rivés. Un autre crie qu’il est attaché trop loin de la terre. Ce qui m’a fait le plus de mal, c’est qu’en dormant aux approches de l’aurore, j’entendis qu’on disait en chantant : On prie pour vous. Qu’ils aillent au diable, pourvu que votre compassion se tourne vers moi, père bienfaisant, et me délivre de ces fers indignes. »

Cette première requête étant restée sans réponse, Machiavel ne tarda point à en adresser une seconde :

« Cette nuit je priais les Muses d’aller avec leurs lyres et leurs chants visiter Votre Magnificence pour me consoler et lui offrir ma justification. L’une d’elles m’apparut et me confondit en disant : Qui es-tu, toi qui oses me parler ainsi ? J’articulai mon nom ; alors, pour m’outrager, elle me frappa le visage et me ferma la bouche en disant : Non, tu n’es pas Nicolas, tu es le Dazzo[4] puisqu’on t’a lié les jambes et les pieds. Tu es enchaîné comme un insensé. Je voulais donner des explications ; elle répliqua : Va rejoindre les bouffons avec ton histoire dans les poches. Magnifique Julien, au nom du Dieu tout-puissant, soyez garant que je ne suis pas le Dazzo[5]. »

On ne sait comment fut accueilli ce second sonnet, mais toujours est-il que le prisonnier ne tarda point à recouvrer sa liberté après une détention qui, du reste, n’avait guère duré plus de vingt jours. Il fut compris dans l’amnistie promulguée par Léon X à l’occasion de son avénement au pontificat, sous la réserve toutefois qu’il resterait exilé pendant un an aux environs de Florence.

Heureux d’être libre quand tant d’autres avaient été décapités, Machiavel courtisa ses nouveau maîtres et sollicita de nouveaux emplois ; mais en temps de révolution ceux qui distribuent les faveurs oublient moins vite que ceux qui les demandent, et les rares amis que Machiavel avait gardés malgré sa disgrâce ne lui prêtaient qu’un appui timide et réservé. L’un de ces amis, Vettori, lui conseillait d’attendre en cherchant à le consoler par des offres qui pouvaient lui plaire, mais non contenter ses espérances. « Nous verrons, lui disait Vettori, si nous pouvons ramer de manière à arriver quelque part ; si nos projets ne réussissent pas, nous ne manquerons pas de trouver une jeune fille, qui est près de ma maison, pour passer le temps avec elle ; cela me paraît le parti qu’il faut prendre, et bientôt nous saurons à quoi nous en tenir. » Machiavel fut attristé par cette lettre, et dans sa réponse il débute en citant des vers du Dante dont voici le sens : « Et moi qui m’étais aperçu de ce refroidissement, je dis comment viendra-t-il si tu hésites, toi qui es le consolateur de mon affliction ? » Cependant il sollicitait toujours, et cherchait à faire parvenir à la cour de Rome des plans politiques qui étaient toujours repoussés. Le découragement le gagnait. En 1514, il écrivait à Vettori :

« Je resterai donc au milieu de mes haillons sans trouver un homme qui se souvienne de mes services et qui croie que je puisse être bon à quelque chose. Il est impossible que je demeure plus longtemps dans un tel état. Je me consume, et je crois que si Dieu ne se montre pas plus favorable, je serai un jour forcé de sortir de la maison et de me placer comme receveur ou secrétaire d’un connestabile, si je ne puis faire autre chose ; ou j’irai me planter dans quelque désert pour enseigner à lire aux enfants, en abandonnant ici ma brigade qui s’imaginera que je suis mort. Ma famille sera plus heureuse sans moi ; je lui suis à charge, étant accoutumé à dépenser et ne sachant point ne pas dépenser. Je ne vous écris pas pour vous engager à prendre de l’embarras pour moi, mais seulement pour me soulager et ne plus rien dire sur ce sujet qui m’est aussi odieux que possible. »

Vettori répond en entretenant son ami d’aventures galantes, et Machiavel à son tour lui adresse la confidence d’une bonne fortune :

« Étant à ma villa, j’ai eu une aventure si agréable, si délicate, si noble par sa nature et les circonstances qui l’ont accompagnée, que je ne saurais la louer et l’aimer autant qu’elle le mérite. Je devrais, comme vous l’avez fait avec moi, vous raconter les commencements de cet amour, dans quels rets il me prit, où il les tendit et de quelle nature ils étaient. Vous verriez que ce sont des rets d’or, tissus parmi les fleurs, tressés par Vénus, si suaves, si doux qu’un cœur malhonnête seul eût pu les rompre. Je ne le voulus pas, et m’y laissai prendre de telle sorte que les fils, d’abord délicats, sont devenus plus forts et se sont resserrés par des nœuds qu’il n’est plus possible de briser… Qu’il vous suffise de savoir que, bien que je sois voisin de cinquante ans, je ne suis arrêté ni par les soleils, ni par les chemins sauvages, ni par l’obscurité des nuits ; toute voie me paraît droite, et je m’accommode à toute habitude différente des miennes, à celles même qui leur sont le plus contraires. Je me suis jeté, je le sens, dans un grand embarras, mais j’éprouve tant de douceurs, soit par le bonheur que me procure ce regard merveilleux et enivrant, soit par les consolations qui éloignent de moi le souvenir de mes douleurs, que, pouvant redevenir libre, je ne consentirais pas à reprendre ma liberté. J’ai laissé de côté les pensées élevées et graves ; je n’ai plus de plaisir à lire les choses antiques, ni à raisonner des choses modernes. Tout se borne pour moi à des conversations délicieuses dont je rends grâce à Vénus et à Chypre tout entière. »

Cette lettre et l’aventure qu’elle mentionne ont excité la susceptibilité de quelques écrivains qui, après avoir fait de Machiavel un auteur très-orthodoxe, ont aussi voulu en faire à tout prix le modèle de la fidélité conjugale. Quelques-uns même ont été jusqu’à dire que Vénus et Chypre n’étaient qu’une allégorie par laquelle le secrétaire florentin exprimait la poésie et l’étude ; d’autres, comme M. Artaud, ne voulant point signaler légèrement un époux sans réserve, un père donnant de mauvais exemples à ses enfants, se sont bornés à féliciter Machiavel d’avoir su trouver un secret pour oublier ses désastres. Cela justifie pleinement cette opinion de l’un des auteurs de l’Anthologie de Florence, M. Montani, que, « pour les uns, Machiavel est un être demi-fabuleux, et pour d’autres, au moins un être énigmatique. » Nous ajouterons que, pour quiconque veut juger sans prévention et sans se laisser égarer par cette manie des commentaires qui obscurcit les choses les plus claires, Machiavel est tout simplement un homme de génie, unissant, comme il arrive trop souvent, la grandeur de la pensée aux faiblesses de la nature humaine. Il n’est pas besoin de remonter au seizième siècle pour trouver ces sortes de contradictions non-seulement chez les poëtes ou les historiens, mais même chez les philosophes qui ne se bornent pas toujours à courtiser la sagesse.

Si vive qu’ait été la passion du secrétaire florentin, elle ne suffisait point cependant à consoler ses ennuis, ou peut-être lui causa-t-elle des ennuis nouveaux ; car nous le voyons bientôt demander des distractions à l’étude et à la retraite. Au mois de décembre 1513, il habitait une maison de campagne appelée la Strada, auprès de S. Casciano, sur le chemin de Florence à Rome. Que faisait-il dans cette habitation qui était encore pour lui la demeure de l’exil ? Il nous l’apprend dans une lettre adressée à Vettori. « Quiconque se gêne pour autrui, dit-il au début de cette lettre, se sacrifie lui-même sans qu’on lui en sache le moindre gré, » et, fidèle à cette maxime, Machiavel vit sans se gêner, en petit propriétaire plus encore qu’en sage. Il se lève le matin avant le soleil pour tendre comme Horace des piéges aux grives, turdis edacibus, et il en prend chaque jour de deux à sept. Il va dans ses bois causer avec les bûcherons et faire émonder des arbres ou couper des taillis pour vendre à ses voisins, qui ne le payent pas toujours. De ses bois il se rend auprès d’une fontaine, et de là à ses gluaux avec Dante, Pétrarque, ou l’un des petits poëtes, Tibulle, Ovide ou Catulle. « Je lis, dit-il, leurs plaintes passionnées ou leurs amoureux transports ; je me rappelle les miens, et je jouis de ces doux souvenirs. Je vais ensuite à l’hôtellerie qui est sur le grand chemin ; je cause avec les passants, je leur demande des nouvelles de leur pays, j’apprends un grand nombre de choses et je remarque la diversité qui existe entre les goûts et les esprits de la plupart des hommes. Sur ces entrefaites arrive l’heure du dîner. Je mange avec ma famille le peu de mets que me fournissent ma petite villa et mon chétif patrimoine. Le repas fini, je retourne à l’hôtellerie, j’y retrouve ordinairement l’hôte ainsi qu’un meunier, un boucher et deux chaufourniers avec lesquels je passe familièrement la journée, jouant à cricca et au trictrac. Il s’élève mille disputes ; le plus souvent c’est pour un quatrain, et cependant on nous entend crier de S. Casciano… Le soir venu, je retourne chez moi, et j’entre dans mon cabinet. Je me dépouille sur la porte de mes habits de paysan, souillés de poussière et de boue ; je me revêts d’habits de cour ou de mon costume, et je pénètre dans l’antique sanctuaire des grands hommes des temps passés ; accueilli par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi et pour laquelle je suis né. Je m’entretiens avec eux, je leur demande compte de leurs actions, ils me répondent avec bonté, et pendant quatre heures j’échappe à tout ennui ; j’oublie mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort elle-même ne saurait m’épouvanter ; et comme Dante a dit : Il n’y a point de science si l’on ne retient ce que l’on a entendu, j’ai noté dans leur conversation tout ce qui m’a paru de quelque importance, et j’en ai composé un opuscule, De principatibus, où je me plonge autant que je peux dans les profondeurs de mon sujet. »

Dès ce moment, Machiavel entra de plain-pied dans les grandes compositions littéraires et prit pour ainsi dire possession de son génie. Le Traité du prince, les Discours sur Tite-Live, les Comédies, les Sept livres sur l’art de la guerre, la Vie de Castruccio l’occupèrent en même temps que des œuvres plus légères qui devaient assurer sa renommée dans tous les genres. Ce repos forcé que lui firent les événements, ce repos contre lequel il ne cessait de protester fut l’occasion de sa gloire, et, sans nul doute, s’il était resté secrétaire, sa pensée eût été étouffée par cet esclavage des fonctions publiques qu’on décore souvent bien à tort du nom de dévouement, et qui n’est pour un grand nombre que la mort de l’intelligence.

La Mandragore, le seul des ouvrages de Machiavel qui ait été publié de son vivant, avait reçu du public l’accueil le plus empressé, et si l’on oubliait encore le fonctionnaire, on commençait à s’occuper de l’écrivain. Léon X, en passant à Florence, demanda qu’on représentât devant lui cette comédie déjà célèbre, qui flattait, comme le dit heureusement M. Magnin, son épicuréisme papal, et tout singulier que fût pour un pontife ce programme de spectacle, la Mandragore fut jouée avec un grand succès. Plus tard Machiavel accepta du cardinal Jules de Médicis la proposition d’écrire l’histoire de Florence avec un traitement qui devait être continué aussi longtemps que durerait la composition de l’ouvrage. Fidèle à la maxime qu’il a consignée dans une de ses lettres que plus on obtient des grands, plus il faut demander, il demanda à être employé de nouveau dans la diplomatie. En 1521, on lui confia une mission auprès des frères mineurs de Carpi. Il eut ordre ensuite de surveiller les fortifications de Florence, et de traiter quelques affaires avec François Guicciardin, gouverneur de la Romagne ; enfin il fut employé dans l’armée de la ligue contre Charles-Quint. Ce fut là sa dernière légation.

Machiavel, à cette date, se plaint moins vivement que par le passé de sa situation pécuniaire. C’est qu’en effet cette situation s’était améliorée, comme on le voit par un second testament qui porte la date du 27 novembre 1522. Les héritiers sont, d’une part, Mariette Corsini, qu’il appelle sa femme bien-aimée, ce qui ne prouve pas, comme le veulent quelques commentateurs, qu’il ait toujours été époux fidèle ; et de l’autre, cinq enfants, dont une fille, Bartholomée, et quatre fils, Bernard, Louis, Guido et Pierre. Les parts, qui forment contraste avec celles du premier codicille, sont assez importantes, et se composent de quatre maisons de campagne, d’une maison à Florence, située rue des Guicciardini, d’habitations de facteurs, de champs séparés et de vignes.

Machiavel pouvait espérer encore plusieurs années de calme et de travail ; mais, en 1527, au retour d’un voyage à Civita-Vecchia, il sentit tout à coup sa santé s’altérer. Empirique en médecine comme en politique, il s’était habitué depuis longtemps à se traiter avec des pilules dont voici la recette, telle qu’il l’a transmise dans une lettre à Guicciardin :

RECIPE :
Drachm.
Aloe patico 1 1/2
Cardam. dios. 1 »
Zafferano » 1/2
Mirra detta » 1/2
Bettonica » 1/2
Pinpinella » 1/2
Bolo armenico » 1/2

Quoique assez inoffensives, ces pilules, prises à contre-temps et peut-être à trop forte dose, déterminèrent une crise, et Machiavel, saisi de violentes douleurs d’entrailles, mourut le 22 juin 1527, « après avoir confessé tous ses péchés au frère Matthieu, qui resta près de lui jusqu’au moment où il cessa de vivre[6]. »

Ses restes furent déposés dans l’église de Sainte-Croix, près de ceux des membres de sa famille, et ils y restèrent pendant deux siècles et demi, « ignorés, dit M. Périès, du plus grand nombre de ses concitoyens, sans que rien distinguât sa tombe de celle du Florentin le plus obscur ; mais, en 1787, le grand-duc Léopold fit ériger en son honneur un monument en marbre auprès des sépultures de Galilée et de Michel-Ange, et sur ce tombeau on grava cette inscription :

Tanto nomini nullum par elogium.
Nicolaus MACHIAVELLI
Obiit anno A. P. V. m.d.xxvii[7]. »
II

Telle est, réduite aux simples détails des faits positifs, dégagée des hypothèses qui l’ont défigurée, des événements extérieurs auxquels elle est étrangère, la vie du secrétaire de Florence. Il nous reste maintenant, avant d’arriver à l’histoire et à l’appréciation de ses œuvres, à déterminer quelle fut dans les affaires de son pays sa véritable part d’influence. Ici nous nous trouvons en présence d’un préjugé qui n’a fait que grandir avec le temps. On a présenté le secrétaire florentin comme l’oracle de la politique italienne au seizième siècle ; on lui a attribué une prépondérance souveraine ; on l’a, pour ainsi dire, fait entrer de force dans les événements, et pour confirmer son importance, on a cherché à mettre en relief les détails les plus insignifiants. L’illusion était logique, car il était naturel de croire que l’homme qui avait dévoilé tous les mystères de l’art de gouverner, que l’homme qui était lu par tous les héros de l’histoire moderne, avait exercé sur ses contemporains une véritable fascination, et sur les affaires de son pays une pression irrésistible. C’est là une erreur grave, dans laquelle sont tombés, comme les moutons de Panurge, — qu’on nous pardonne la comparaison, nous sommes en plein seizième siècle, — la plupart des biographes français et des biographes italiens. C’est contre cette erreur qu’il importe de protester, en laissant toutefois le mérite de la rectification à l’un des penseurs les plus éminents de l’Italie moderne, M. J. Ferrari qui, dans sa profonde analyse de Machiavel, établit la vérité avec une force de critique qui ne laisse aucune place à la contradiction sérieuse[8], et dont le beau travail nous a servi de guide, pour rectifier une foule de préjugés traditionnels, et apprécier plus sûrement le génie du grand homme qui fait le sujet de cette étude.

Nous l’avons déjà dit, Machiavel a vécu bourgeoisement en exerçant des fonctions qui, malgré la pompeuse apparence du titre, n’en étaient pas moins fort secondaires. Cette influence personnelle qu’on lui a attribuée, il ne l’a pas recherchée, il ne l’a point obtenue, et il est impossible de trouver, en dehors des hypothèses des commentateurs, la preuve positive qu’elle ait existé réellement.

Laissons de côté les biographies modernes, en réservant toutefois le judicieux Ginguené, qui a vu sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, d’une manière plus exacte et plus sûre ; car, dans la plupart de ces biographies, nous rencontrerons presque toujours des écrivains placés à la distance des siècles, prévenus par l’esprit de parti ou troublés par cette vanité des savants dont parle Vico, vanité qui transforme la biographie en légende.

Interrogeons l’histoire ; elle est muette à l’égard du rôle politique de Machiavel. Silence absolu des écrivains de tous les partis, Guelfes ou Gibelins, de toutes les nationalités italiennes, Florentins, Lombards, Napolitains, Romagnols. Interrogeons les historiens français, allemands, espagnols du seizième siècle ; c’est toujours et partout le même silence. Le nom de Machiavel, dans le temps même où il a vécu, n’est mentionné que deux fois. La première par Guicciardin, dans une phrase très-insignifiante ; la seconde, et ici la mention est inévitable, sur la liste des personnes arrêtées lors de la conspiration de 1513. Certes, l’histoire n’a pas de ces réticences envers ceux qui ont réellement dominé les destinées de leur pays ; elle peut maudire, mais elle n’oublie pas.

Interrogeons les écrits de Machiavel : ses Légations, sa correspondance, sa vie et ses œuvres répondent comme l’histoire. Jamais dans ses Légations, dit justement M. Ferrari, il ne décida un succès qui le rendit indispensable, et dans la plus célèbre de ses missions, celle qu’il remplit auprès de César Borgia, duc de Valentinois, il sollicitait lui-même le gouvernement d’envoyer des hommes plus prépondérants, plus au courant des affaires et qui pussent mieux parler[9].

Ginguené dit à son tour : « On a vu que dans toutes les légations qu’il avait remplies, il ne paraissait qu’avec son titre ordinaire sans porter jamais celui d’ambassadeur, et tantôt pour aider des ambassadeurs en titre dans des affaires difficiles, tantôt en attendant qu’un ambassadeur parti ou rappelé fût remplacé par un autre[10]. » En d’autres termes, Machiavel faisait des intérim.

C’est en vain que le secrétaire cherche à fixer l’attention en multipliant les projets de gouvernement et de réforme. Ses projets ne dépassent pas la portée d’une œuvre littéraire ; ses plans restent sur le papier, et tout se borne pour Florence à l’organisation de quelques compagnies d’infanterie. Il n’est ni l’homme d’un parti, ni l’homme d’un événement. Il sert tour à tour la république ou le gouvernement des Médicis ; mais dans l’un et l’autre cas, quoique tourmenté du besoin de parvenir, il passe sa vie au milieu des grands sans pouvoir jamais grandir lui-même. Son rôle, au milieu des conspirations qui agitent son pays, est tellement effacé qu’on ne sait pas même s’il a été conspirateur, et, s’il a réellement conspiré, les Médicis, qui sacrifient ses complices, l’épargnent, sinon comme un homme insignifiant, du moins comme un homme peu dangereux ou seulement compromis par imprudence.

Il y a plus encore. Machiavel, ce génie si profond, qui, s’emparant de tous les faits de l’histoire, pénètre dans tous les secrets de la politique, et qui réduit en une sorte d’algèbre l’art de gouverner ou plutôt de réussir dans le gouvernement ; Machiavel, placé au milieu des événements de son temps, perd complétement la notion des effets et des causes, parce qu’il reste toujours l’homme du fait, l’homme du succès, étranger à toute foi et à tout principe. Le premier il entrevoit le système de l’unité italienne ; le premier il pousse le cri de guerre : Il faut chasser les barbares ! et par une singulière défaillance de son génie, il n’aperçoit pas la double restauration impériale et pontificale qui s’accomplit autour de lui, et qui brise cette unité pour laquelle, trois siècles plus tard, l’Italie doit donner encore le sang de ses plus nobles enfants. Il accuse la papauté de tous les maux qui pèsent sur la péninsule, et il ne soupçonne pas la puissance du parti guelfe. Il veut qu’on chasse les barbares, et en 1502, à Rouen, dans l’une de ses légations en France, il exhorte le premier ministre de Louis XII, le cardinal d’Amboise, à étendre la conquête française en Italie. Il veut plus encore : il veut que Louis XII dépossède les Lombards de leurs terres, qu’il les chasse de leurs villes, et qu’il donne leurs biens à des colons français. Aussi, après l’avoir entendu, le cardinal d’Amboise disait-il : Les Italiens n’entendent rien aux affaires de la guerre. Homme de la renaissance italienne, il assiste au triomphe de la papauté et de l’Empire, favorisé par une double insurrection guelfe et gibeline, et par deux guerres étrangères, sans saisir jamais la raison des événements, et quand il veut prévoir, il se trompe toujours. « Dans la première de ces guerres, dit M. Ferrari, la France releva les Guelfes et restaura la papauté ; dans la seconde, la papauté restaurée releva les Gibelins et constitua l’Empire. Louis XII décida du premier mouvement, Jules II du second, Charles-Quint fixa le résultat. Machiavel s’est abusé sur tout. Pendant la guerre française, il n’a pas vu les Guelfes, il n’a pas pressenti les pontifes ; il fallait favoriser la conquête française, il voulait agrandir les conquêtes des Borgia. Pendant la guerre pontificale, il n’a pas vu les Gibelins, il n’a pas pressenti les empereurs : en présence de Jules II, il rêvait les coups d’État des seigneurs ; en présence de la ligue de Cambrai, il croyait aux forces de Venise ; en présence de la restauration florentine, il voulait tuer le tyran. Lorsque Maximilien Ier exerçait ses droits, en 1513, Machiavel ne redoutait que les Suisses ; quand Charles-Quint triomphait, il voulait défendre la renaissance par un pape ; quand la renaissance était aux abois, il conseillait au pape de la trahir[11]. » M. Ferrari ajoute avec raison que Machiavel a complétement méconnu son époque, et il le compare à ces damnés qu’une légende du moyen âge nous montre connaissant le passé et l’avenir, mais ignorant le présent. C’est aussi l’opinion de Ginguené, suivant lequel « il fut, malgré tout son génie, comme ces écrivains qui mettent toute leur expérience dans leurs livres et n’en convertissent point les fruits à leur usage. » Ce n’est donc point dans sa vie, mais dans ses œuvres qu’il faut chercher sa grandeur et le secret de sa gloire.
III

Les œuvres de Machiavel, très-variées et toujours éminentes, se composent d’histoire, de politique, de poésies, de comédies, d’opuscules moraux, de contes, de traités sur l’art militaire, de lettres familières et de relations diplomatiques.

Dans l’histoire, Machiavel est l’un des plus grands écrivains de l’Italie ; personne ne le surpasse dans l’exposition et la mise en scène des faits ; personne ne saisit avec une habileté plus pénétrante la physionomie des événements. Le drame marche et se déroule à travers un récit calme et impassible. L’historien assiste aux crimes du moyen âge comme Grégoire de Tours aux crimes des mérovingiens, sans surprise et sans pitié, et sous cette froideur animée seulement par l’éclat d’un grand style, il y a comme une sombre ironie contre l’humanité. Machiavel, par l’astrologisme, recule jusqu’à la fatalité antique ; c’est la marche des sphères qui gouverne le monde ; mais à côté de cette influence mystérieuse, il place un dieu nouveau, le dieu des temps modernes, l’intelligence. On croirait lire Tacite, mais Tacite cessant de s’indigner contre le crime, de s’attendrir sur les malheurs de la vertu.

Dans ses comédies, et surtout dans la Mandragore, Machiavel, au jugement de Voltaire, se place à côté d’Aristophane, comme dans ses contes il se place à côté de Boccace, et le vis comica des anciens se trouve heureusement mêlé et fondu avec la verve railleuse des trouvères ; enfin dans son Traité sur l’art militaire, il se montre un critique intelligent de la tactique du seizième siècle, en même temps qu’un commentateur éclairé de la tactique romaine, et toujours dans ces genres si divers il reste un esprit supérieur, mais avant tout un esprit du seizième siècle, dominé d’un côté par les traditions de l’antiquité, et de l’autre par les aspirations hardies de la renaissance.

Histoire, comédies, poésies, chacun des écrits de Machiavel suffirait à la gloire d’un seul homme ; mais c’est surtout le livre du Prince et les Discours sur Tite-Live qui ont assuré à son nom un retentissement impérissable. Ce sont ces deux ouvrages qui l’ont fait tour à tour, et souvent dans le même parti et dans la même époque, admirer et maudire, par les uns comme le précepteur des hommes d’État et des historiens, par les autres comme le théoricien du crime.

Dans le Traité du prince, Machiavel écrivit pour les Médicis. Dans ses Discours sur Tite-Live, il écrit pour la république de Florence, et de la sorte il donne tout à la fois la théorie du despotisme et la théorie de la liberté.

L’auteur du Prince était mort dans l’obscurité, méconnu en Italie, ignoré de l’Europe. Ses écrits politiques, qui n’étaient point destinés à la foule, avaient été composés comme les traités d’une science occulte qui demandait le mystère. Mais, peu d’années après sa mort, ils furent publiés, ainsi que l’Histoire de Florence, revêtus d’un privilége du pape Clément VII et sortant des presses de la chambre pontificale. Dès ce moment, Machiavel, arraché au silence de sa tombe, fut ballotté par tous les partis au nom de la politique, de la morale et de la religion, entre l’infamie et la gloire. Montaigne, dans ses Essais, avait déjà le pressentiment de cette longue controverse qui s’est prolongée jusqu’à notre temps, et il l’annonçait en ses termes : « Les Discours de Machiavel, pour exemple, estoient assez solides pour le subject : si y a-t-il grand’aysance à les combattre : et ceux qui l’ont faict, n’ont pas laissé moins de facilité à combattre les leurs : il s’y trouveroit toujours à un tel argument, de quoi y fournir à responces, dupliques, répliques, tripliques, quadrupliques, et cette infinie contexture de débats que notre chicane a alongés, tant qu’elle a peu, en faveur des procez :

« Cœdimur, et totidem plagis consumimus hostem. »

Machiavel, qu’un pape avait reconnu orthodoxe, déclarait qu’une religion nouvelle était possible ; que la fondation d’un dogme était une affaire d’intelligence et d’habileté, et il plaçait Moïse, Numa et Jésus-Christ sur la même ligne. Or, au seizième siècle, de nouveaux apôtres enlevaient à la Rome pontificale l’Angleterre et l’Allemagne. Henri VIII, en se révoltant contre la papauté, envoyait à l’échafaud ceux de ses sujets qui s’étaient révoltés contre sa couronne au nom du catholicisme. La famille du cardinal Pelo avait été sacrifiée : ce prélat avait pris la fuite en invoquant contre l’Angleterre les foudres de l’Église, et en lançant contre Henri VIII une imprécation dans laquelle ce prince est traité de Machiavel. C’est dans cette imprécation que le Florentin est signalé pour la première fois comme un ennemi du genre humain qui avait écrit le livre du Prince avec les doigts de Satan. L’éveil était donné. Un théologien dominicain, Catarine, archevêque de Conza, lança bientôt un nouvel anathème dans un opuscule intitulé : De libris a christiano detestandis et a christianismo penitùs eliminandis.

En 1559, le pape Paul IV, sans se préoccuper du privilége de Clément VII, fit inscrire les œuvres de Machiavel sur l’index des ouvrages prohibés. En 1564, cette prohibition fut confirmée par le concile de Trente. Dès ce moment, ces ouvrages que vient de frapper l’Église semblent grandir par la réprobation. Sixte-Quint, qui maintient contre le secrétaire de Florence l’anathème de ses prédécesseurs, le commente et le pratique en secret. Les Médicis, qui retrouvent dans le Prince un livre composé comme un traité spécial pour leur famille, s’en inspirent en dirigeant les affaires de France. Machiavel a développé la casuistique des grands crimes d’État ; il ordonne au prince qui veut se débarrasser de ses ennemis de frapper sans menacer, d’exterminer sans que la persécution traîne. Catherine, dans la nuit de la Saint-Barthélemy, frappe sans avoir menacé ; elle extermine un parti comme on tue un homme, d’un seul coup. Évidemment Catherine a lu Machiavel. Elle a appris, dans le livre de sa famille, dans le bréviaire de sa cour, comment on se débarrasse de ses ennemis sans que la persécution traîne. Aux yeux des protestants, c’est Machiavel qui a sonné le tocsin du massacre, et la réforme s’arme de ses livres pour déclarer avec Gentillet que c’est Machiavel et sa doctrine qui règnent dans le catholicisme. — De leur côté, les papistes, partout où le protestantisme s’insurge contre Rome, partout où la réforme obtient un triomphe, accusent Machiavel d’avoir enseigné la révolte aux disciples de la nouvelle Église.

Machiavel a osé attribuer à la cour de Rome non-seulement le morcellement de l’Italie, ses longues agitations, mais même la perte de ses mœurs et celle de sa religion. Rome est pour lui, comme pour Luther, la prostituée de l’Apocalypse. Ici, il est le complice de Luther, comme il était le complice de Catherine dans la Saint-Barthélemy. L’auteur du Prince avait rencontré les protestants pour adversaires ; cette fois ce sont les jésuites qu’il rencontre. Osorio, Possevin, Ribadeneira, Bosio continuent contre lui la croisade commencée par Gentillet. Les jésuites d’Ingolstadt le brûlent en effigie, et cependant Machiavel, maudit et insulté, n’en est encore que plus puissant. Il règne avec Henri III sur la cour de France[12]. Ses admirateurs sont aussi nombreux que ses adversaires. Trois traductions successives, précédées chacune d’une apologie, le popularisent en France, de 1553 à 1577, en même temps que Conringius, dans la traduction latine du Prince, prend ouvertement et très-vivement sa défense. Ainsi, dans le seizième siècle, il fut tour à tour ou simultanément approuvé par la cour de Rome, proscrit par cette même cour et par un concile, attaqué par les protestants, attaqué par les jésuites, consulté comme un guide infaillible par les rois et les gens de cour, et défendu par les écrivains qui représentaient alors l’école des publicistes royalistes.

Sous Richelieu, sous Louis XIV, l’école protestante et les jésuites continuent leurs attaques, et par une bizarrerie singulière ces derniers adressent à Machiavel les reproches que Pascal leur adresse à eux-mêmes. Des défenseurs nouveaux se dressent encore en face des nouveaux antagonistes. Un attaché à l’ambassade française de Venise, Amelot de la Houssaye, publie une quatrième traduction précédée d’une apologie pompeuse, dans laquelle, tout en élevant la raison d’État au-dessus de la morale, il présente le secrétaire florentin comme le maître dans l’art de régner[13]. « Bientôt, dit M. Ferrari, Bayle arrive ; il cite l’apologie d’Amelot, et il n’a qu’à la développer pour l’anéantir. En suivant les maximes de Machiavel, les plus innocents, dit Bayle, par le seul exercice de la royauté, apprendront le crime… Ces maximes sont très-mauvaises ; le public en est si persuadé que le machiavélisme et l’art de régner tyranniquement sont deux termes de même signification. — Voilà le mot de machiavélisme qui paraît pour la première fois. C’est Bayle qui le prononce, c’est une révolution qui s’annonce. La monarchie de Louis XIV réhabilite Machiavel, et la philosophie se sert de Machiavel pour fronder la monarchie[14]. » On le voit, Montaigne a raison, la chicane s’alonge. La guerre recommence au dix-huitième siècle, et cette fois les plus illustres combattants descendent dans la lice. Voltaire proclame l’auteur du Prince et des Discours sur Tite-Live un législateur immortel. Le grand Frédéric, qui n’était encore que le prince royal de Prusse, proteste contre ce jugement ; il conçoit le projet de réfuter Machiavel, et pour cette œuvre il réclame la collaboration de Voltaire lui-même. Celui-ci, courtisan à l’excès, ne crut point devoir refuser son concours, et de ce double travail, du philosophe qui approuvait souvent et du prince qui blâmait toujours, il résulta un livre insignifiant, l’Antimachiavel, qui n’a pas même, comme celui de Gentillet, le mérite d’être une œuvre d’à-propos, inspirée par une colère sincère ; car, ainsi que le remarque avec raison Ginguené, « le roi de Prusse, dans les affaires politiques, parut se rappeler quelquefois l’auteur qu’il avait réfuté, bien plus que la réfutation qu’il en avait faite. » Le livre de Frédéric n’eut aucune portée, et la société sceptique du dix-huitième siècle, après l’avoir lu, se contenta de dire que la politique de Machiavel était celle des personnes de qualité. Tout à coup une voix puissante s’élève et domine. « L’intérêt personnel des princes, dit Rousseau, est que le peuple soit faible, misérable et qu’il ne puisse jamais leur résister… Les princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C’est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux ; c’est ce que Machiavel a fait voir avec évidence ; en feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le rêve du républicain… Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen ; mais, attaché à la maison de Médicis, il était forcé, dans l’oppression de sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de son exécrable héros manifeste assez son intention secrète, et l’opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses Discours sur Tite-Live et de son Histoire de Florence, démontre que ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre ; je le crois bien, c’est elle qu’il dépeint le plus clairement[15]. »

Rousseau se rencontrait ici avec le chancelier Bacon, qui avait dit du secrétaire florentin : « Cet homme n’apprend rien aux tyrans ; ils savent trop bien ce qu’ils ont à faire ; mais il instruit les peuples de ce qu’ils ont à redouter. » Le citoyen de Genève s’était-il inspiré directement du chancelier d’Angleterre ? nous ne le pensons pas. Mais dans quelques-unes des théories gréco-romaines du secrétaire de Florence il avait retrouvé une partie de ses propres théories. « Quel est, en effet, dit M. Ferrari, l’idéal de Rousseau ? C’est la cité antique, la ville républicaine où les citoyens se gouvernent eux-mêmes ; où chaque citoyen, dit Machiavel, tient la main sur le gouvernement. Quel est, d’après Rousseau, le peuple élu de l’Europe ? C’est la Suisse à laquelle Machiavel présageait une destinée romaine. Pourquoi cette apothéose de la Suisse ? Parce que Rousseau admire comme Machiavel la probité antique et la sainte ignorance de l’Helvétie… D’après Machiavel, la vieille civilisation était méprisable à cause de sa faiblesse ; d’après Rousseau, elle était faible à cause de son iniquité[16]. »

Dès que Rousseau eut parlé, la polémique fut transportée sur un terrain nouveau. Aux protestants et aux catholiques succédèrent les royalistes et les républicains, et depuis lors Machiavel a été loué, admiré, déchiré par tous les partis, ici, comme républicain, là, comme monarchiste, et la divergence des opinions est telle que l’illustre historien démocrate, Jean de Muller, s’est rencontré dans l’éloge avec M. Artaud, qui, à force d’exagérer l’orthodoxie politique et religieuse de l’auteur du Prince, en est arrivé à le traiter avec toute la considération que méritait à ses yeux un défenseur de l’autel et du trône.

On le voit, la postérité a épuisé pour Machiavel l’admiration et la haine. Faut-il se ranger du côté de ceux qui admirent ou de ceux qui maudissent ? Il nous semble qu’on peut à la fois maudire et admirer, parce qu’il y a dans le secrétaire de Florence deux hommes entièrement distincts, l’homme de la renaissance et le courtisan des Médicis.

Homme de la renaissance, Machiavel entrevoit le premier l’unité de l’Italie ; le premier il brise avec cette politique qui remonte jusqu’au pacte de Charlemagne, et qui place la péninsule, comme une proie toujours déchirée, entre l’ambition des papes et l’ambition des empereurs. Contemporain de Luther et de Pomponat, il engage à côté d’eux une guerre à outrance contre la tradition du moyen âge ; il crée la politique expérimentale en la formulant comme un théorème géométrique ; il analyse avant Montesquieu les causes de la grandeur de Rome, et, dépassant le but qu’il se propose, il écrit par anticipation l’histoire de l’avenir, et trace à son insu la théorie des révolutions modernes avec une telle puissance, une intuition si profonde, une connaissance si parfaite des instincts et des passions des hommes, que les événements, à la distance de trois siècles, se développent d’après les lois qu’il a fixées.

Courtisan des Médicis, il donne dans le livre du Prince une théorie complète du succès à l’usage de ceux qui veulent tromper les peuples ; il enseigne comment l’égoïsme, aidé par l’intelligence et l’habileté, peut exploiter, dans l’art du gouvernement, la religion, la vertu, la crédulité, la bonne foi et les diverses classes, les plus élevées comme les plus humbles, qui constituent un État ; enfin, il nomme de son nom cette politique de l’astuce et de la ruse, qui fut de son temps celle de son pays, et qui substitue l’intérêt d’un seul à l’intérêt de tous.

Ainsi le Prince et les Discours sur Tite-Live ne sont en réalité qu’une casuistique en partie double où se trouve analysé, discuté, prévu, prophétisé tout ce qui peut surgir dans les affaires humaines, dans les républiques aussi bien que dans les monarchies. L’auteur enseigne à Tarquin comment on rive des fers, à Brutus, comment on les brise. Le mal et le bien, la vertu et le vice ne sont point pour le secrétaire de Florence des notions absolues, invariables, supérieure aux questions de nationalité et aux circonstances. Suivant les temps, les lieux et les hommes, le mal devient le bien, le bien devient le mal, selon que l’un ou l’autre triomphe. Sceptique enfant du grand siècle du scepticisme, Machiavel se place en observateur impassible au-dessus des républiques et des monarchies, au-dessus de tous les dévouements et de toutes les ambitions. Il ne voit que les faits, et, prenant les choses les plus saintes comme des instruments que l’habileté doit manier à son gré, il ne demande à l’histoire qu’une seule leçon, l’art de réussir. C’est cet athéisme du fait qui a frappé sa mémoire d’une solennelle réprobation, et cependant c’est là ce qui fait sa force et sa grandeur. Génie pénétrant et solitaire, isolé de tous ceux qui l’ont précédé comme de tous ceux qui l’ont suivi, en cherchant à montrer comment l’homme se fait à lui-même sa destinée, il a mis à nu tous les mystères des secrets immoraux ; dans son indiscrétion, il a tracé une effrayante satire de la perversité humaine ; et comme la profondeur de sa pensée dépassait toujours ses intentions, en écrivant le code des parvenus du genre humain, il a déchiré tous les voiles de l’imposture.

CHARLES LOUANDRE.


  1. On peut consulter sur la vie de Machiavel : ― Paul Jove, Elogia ; in Machiavello ; ― la Notice qui se trouve en tête de la belle édition des œuvres de notre auteur, Florence. 1782, 4 vol. in-4o ; ― l’Éloge de Machiavel de M. Baldelli, dans l’édition dite de Philadelphie. (Livourne), 1796, 6 v. in-8o ; ― Ginguené, Hist. litt. d’Italie, t. VIII ; ― Machiavel, son génie et ses erreurs, par A.-F. Artaud. Paris, 1833, 2 vol. in-8o ; ― Machiavel, par M. Daunou, Journal des savants. nov. 1834, p. 690 et suiv. ― On trouvera plus loin l’indication des ouvrages qui ont trait à la partie théorique ; car nous nous somme efforcé, pour éviter la confusion, de séparer ce qui touche à la biographie de ce qui se rapporte aux doctrines.
  2. Œuvres complètes de Machiavel, trad. par J.-V. Périès. Paris, 1823 et suiv. — Hist. de Machiavel, t. Ier, p. 12. — Nous n’entrerons point dans le détail de ces diverses légations qui se rattachent pour la plupart à des objets d’une importance secondaire et qui demanderaient, pour être bien comprises, ainsi que nous l’avons dit dans l’avertissement, un très-long commentaire sur les affaires d’Italie, ainsi que sur les affaires de la France, dans leur rapport avec celles de la péninsule. Nous aurons occasion de démontrer plus loin que l’influence de Machiavel, comme homme pratique, a été singulièrement exagérée, et qu’on a voulu, bien à tort, le considérer comme un grand diplomate, lorsqu’il n’était en réalité qu’un simple chargé d’affaires. Le grand homme pratique de la politique italienne au seizième siècle, ce n’est point Machiavel, c’est Jules II. Nous allons donc nous borner à indiquer, par ordre de dates, les missions ou légations dont le souvenir est arrivé jusqu’à nous, en faisant remarquer que ces missions n’ont laissé aucune trace dans l’histoire ; que jusqu’en 1760 on avait complétement ignoré que Machiavel eût accompli divers voyages pour les affaires publiques de son pays, et que c’est seulement à cette époque que les dépêches et autres pièces relatives à ces voyages ont été retrouvées par le docteur Ferdinand Fossi, préfet de la bibliothèque Magliabecchiana et directeur des archives de Florence. Voici l’indication des missions de Machiavel : 1498, première mission auprès du seigneur de Piombino ; — seconde mission près du même seigneur ; — 1499, légation auprès de Catherine Sforza, comtesse de Forli ; — 1500, première commission à l’armée qui assiégeait Pise ; — première légation à la cour de France ; — 1501, commission à Pistoja ; — 1502, commission à Arezzo, lors de la révolte de cette ville ; — légation auprès du duc de Valentinois, César Borgia. Cette légation, la plus importante de toutes celles qu’a remplies Machiavel, mais dans laquelle du reste il n’eut aucune influence sur les événements, se rattache à l’histoire de la restauration pontificale en Italie ; — 1503, première légation à Sienne ; — première légation à la cour de Rome ; — 1504, seconde légation à la cour de France ; — mission auprès du seigneur de Piombino, Jacques V d’Appiano ; — 1505, légation auprès de Gianpagolo Baglioni ; — légation auprès du marquis de Mantoue, Jean-François II de Gonzaga ; — seconde légation à Sienne, auprès de Pandolfo Petrucci ; — seconde mission à l’armée qui assiégeait Pise ; — 1506, seconde légation à la cour de Rome ; — second envoi auprès du seigneur de Piombino, Jacques V d’Appiano ; — légation auprès de l’empereur Maximilien Ier ; — 1507, troisième légation à Sienne ; — 1508, seconde mission dans l’intérieur de l’État ; — 1509, troisième commission à l’armée qui assiégeait Pise ; — légation à Mantoue ; — 1510, troisième légation à la cour de France ; — 1511, trois différentes missions dans l’intérieur de l’État, à Sienne et auprès de Luciano Grimaldi, seigneur de Monaco ; — quatrième légation à la cour de France à l’occasion du concile de Pise ; — mission à Pise dans le temps du concile ; — commission pour lever des troupes ; — 1512, mission à Pise et autres lieux ; — 1521, légation au chapitre des frères mineurs, à Carpi ; — 1525, légation à Venise ; — 1526, mission à l’armée des confédérés qui assiégeait Crémone ; — première mission auprès de François Guicciardini ; — 1527, seconde mission auprès du même.
  3. Artaud, Machiavel, t. 1, p. 223.
  4. C’était sans doute un fou ou un brigand célèbre à Florence.
  5. Artaud, Machiavel, t. 1, p. 224 et suiv. — Les deux sonnets que nous venons de citer ont été trouvés, il y a quelques années, écrits de la main même de l’auteur sur un livre qui lui avait appartenu.
  6. Lettre de Pierre Machiavel, fils de Nicolas, dans laquelle il annonce la mort de son père à François Nelli. ─ Périès, Hist. de Machiavel, p. 269.
  7. Voici les vers inspirés à Lord Byron par la vue du tombeau dont nous venons de parler : « Dans l’enceinte sacrée de Sainte-Croix sont renfermées des cendres qui la rendent plus sainte ; poussière qui même à elle seule est une immortalité, quand il n’y aurait rien là que le passé, et ces particules mortelles de ces génies sublimes qui sont tombés dans le chaos. Ici reposent les ossements d’Angelo, d’Alfieri, et Galilée avec ses malheurs ; c’est ici que le corps de Machiavel est retourné à la terre d’où il avait été tiré. »
    Byron, Childe Harold, ch. IV.
  8. Voyez : Machiavel juge des révolutions de notre temps, par J. Ferrari. Paris, Joubert, 1849, in-8o, et plus particulièrement pour la prétendue influence exercée par Machiavel sur les événements de son temps, le chap. IV intitulé : Machiavel, homme politique.
  9. Ferrari, Machiavel juge des révolutions de notre temps, p. 90 et 91.
  10. Ginguené, Hist. litt d’Italie. Paris, 1828, in-8o, t. VIII, p. 38.
  11. Machiavel juge des révolutions, p. 74, 75.
  12. « Henri III, dit le père Daniel, avait pris grand goût aux livres de Machiavel, dont un gentilhomme nommé Du Guast, qui tenait un des premiers rangs parmi ses favoris, l’avait fort entêté, et sur lesquels ce prince avait commencé à se faire un système de politique, même avant que d’aller prendre possession de la couronne de Pologne. » Le père Daniel ajoute : « Une profonde et constante dissimulation et la maxime d’aller à ses fins par les voies qui paraissent s’en écarter davantage, sont deux grands principes du machiavélisme. L’usage renfermé dans de certaines bornes pourrait n’en être pas criminel ; tout dépend de l’application qu’on en fait et de la qualité des moyens que les princes employent pour cacher leurs vices à leurs ennemis.»
    Hist. de France, Paris, 1756, in-4o, t. XI, p. 33.
  13. Il existe du dix-septième siècle une autre apologie de Machiavel généralement attribuée à Naudé et restée inédite. Elle se trouve dans la bibliothèque nationale, fonds du roi, no 7109. M. Artaud en a donné de longs extraits. Voyez Machiavel, t. II, p. 836.
  14. Machiavel juge des révolutions p. 97 et 98.
  15. Contrat social, liv. III, ch. 6.
  16. Machiavel juge des révolutions, p. 101.