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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXX

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 151-156).

CHAPITRE XXX.


Exemple du Dévoluy.

Je crains que toutes ces vérités, étayées de faits épars, n’aient pas encore le degré d’évidence que je désire leur donner. Je vais les représenter de nouveau, mais concentrées dans l’enceinte d’une seule localité. Je voudrais que des citations multipliées frappassent l’esprit, comme l’aspect réel des lieux frappe les sens, et imprime la conviction au fond des yeux.

Le Dévoluy forme à l’ouest du département une vallée allongée, divisée en deux parties par un petit col, et circonscrite par des chaînes élevées. On y pénètre par cinq passages, qui sont des gorges ou des cols que les tourmentes rendent impraticables pendant une partie de l’hiver. — Les montagnes sont chauves, dévorées par les troupeaux et par le soleil, sans ombre et sans verdure. Les fonds, presque déserts, sont ruinés par les déjections des ravins. L’aspect de ce misérable pays serre l’âme : on le dirait frappé de mort. La couleur pâle et uniforme du sol, le silence qui pèse sur ces campagnes, le spectacle hideux de ces montagnes, écorchées par les eaux et tombant en décomposition, tout annonce une terre décrépite, misérablement ruinée, et qui ne semble même pas lutter contre sa destruction. L’immobile sérénité du ciel, qui serait partout ailleurs un trait de beauté, ajoute encore ici à la tristesse morne du pays.

Je vais suivre pas à pas les fautes qui l’ont amené à cet état. On verra ici se dérouler un à un tous les faits qui ont été précédemment développés, et ils se succéderont dans le même ordre.

D’abord, tout atteste que ce pays était anciennement boisé. — On déterre dans ses tourbières des troncs ensevelis, monuments de l’ancienne végétation[1]. Dans les charpentes des vieilles habitations on découvre des pièces de bois énormes, que l’on ne retrouverait plus dans la contrée. Plusieurs quartiers, complètement nus, portent encore aujourd’hui le nom de bois[2]. Un de ces vallons (celui d’Agnères) est appelé Comba-Nigra dans les anciens titres, a cause de ses épaisses forêts. Ces preuves, et beaucoup d’autres, confirment les traditions, qui sont d’ailleurs unanimes sur ce point.

Là, comme dans toutes les Hautes-Alpes, les déboisements ont commencé sur les flancs des montagnes, et de là, sont descendus peu à peu vers le fond des vallées et ont remonté jusqu’aux cimes les plus accessibles. — Puis survint la révolution, qui fit tomber le reste des bois échappés aux premiers défricheurs. Cette dernière destruction s’est accomplie sous les yeux d’une partie de la population actuelle ; et tous les vieillards se la rappellent[3].

Là aussi, après les déboisements, sont venus les défrichements et les dépaissances. On défrichait les terrains les plus voisins des habitations. On lâchait les troupeaux partout où il était incommode ou impossible de transporter les araires. Cette marche, commencée depuis bien des siècles, accélérée par les désordres de la révolution, a produit ses inévitables fruits, et les habitants portent aujourd’hui durement la peine de l’imprévoyance de leurs pères.

Leur première misère est dans l’extrême rareté du bois. — Les communes se grèvent en achetant à grands frais la jouissance de forêts lointaines. Il faut, dans certaines localités, treize heures de fatigue pour rapporter à dos de mulet une charge de bois à travers d’affreux précipices, sans compter le temps de l’abattage et du dépècement[4].

D’autres communes ont conservé des bois qui, à la rigueur, suffiraient à leurs besoins[5] ; mais elles n’en sont pas plus heureuses ; et ce fait démontre bien que les forêts ont ici une tout autre destination que celle de satisfaire aux besoins quotidiens des habitants. — En effet, les déboisements, puis la charrue et les troupeaux, ont tellement usé le sol végétal, qu’il n’en reste plus qu’une mince couche, formée par la décomposition du roc qui est au-dessous et qui perce de tous côtés. Telle est la mobilité de ce terrain, qu’il coule aux moindres pluies, et laisse un fond aride à la place de champs cultivés. Chaque orage fait surgir un torrent nouveau. On en montre qui ne comptent pas encore trois années d’existence, et qui ont détruit les plus belles parties des vallées[6]. Des villages entiers ont failli être emportés par des ravins formés dans quelques heures[7]. Je l’ai déjà dit ailleurs, la plupart de ces torrents n’ont, pas même de nom. — Souvent les eaux sauvages, ruisselant en nappes libres sur la superficie du terrain, sans lit, sans ravin, sans torrent, ont suffi pour délayer et ruiner des quartiers entiers qui ont été abandonnés à jamais.

On peut voir ainsi dispersées çà et là sur plusieurs revers, les traces d’anciennes cultures et d’anciens héritages, dont les limites sont encore indiquées par des murs grossiers à pierres sèches, mais dont l’homme n’a plus approché depuis longtemps[8]. On imaginerait difficilement quelque chose de plus affligeant et de plus significatif que la vue de ces ruines ; elles écrivent sur les revers du Dévoluy la future destinée de toutes les Alpes françaises.

Ici reparaissent encore ces fortes preuves qui ne permettent aucun doute sur l’influence destructive des troupeaux. — Des communes, épouvantées de l’avenir, outrais quelques quartiers à la réserve[9]. Aussitôt la végétation a repris possession du sol. L’herbe, les broussailles, les arbustes fourrés ont reparu avec une merveilleuse célérité, et formé ce qu’on appelle des blaches dans le pays. Des forêts entières se sont relevées sur le sol des forêts détruites pendant la révolution, mais que les habitants, mieux inspirés cette fois, avaient soumis de suite au régime forestier[10]. — Enfin, sur le même revers, les quartiers mis en réserve se distinguent, au bout de deux ans, de ceux abandonnés aux troupeaux[11]. — Les derniers sont nus et ravinés. Les premiers sont couverts de végétation ; le sol s’est raffermi, et les ravins, tapissés de plantes touffues, semblent cicatrisés comme des plaies, sous l’influence d’un topique bienfaisant. Dans les deux quartiers, l’exposition, les pentes, le sol, sont les mêmes ; la mise en réserve seule a tranché la différence. Que peut-on objecter à de pareils faits ? Ne sont-ils pas concluants ? Ne donnent-ils pas la clef du système à suivre pour mettre enfin un terme k des calamités toujours croissantes ?

En résumé, on le voit, ce sont toujours les mêmes effets résultant des mêmes causes. — Suivons-les plus loin : ils deviennent encore plus attristants.

Le pays se dépeuple chaque jour. — Ruinés dans leur culture, les habitants émigrent loin de cette terre désolée, et beaucoup n’y reviennent plus, contre l’habitude générale des montagnards. On voit de toutes parts des cabanes désertes ou en ruines, et déjà, dans certaines localités, il y a plus de champs que de bras.

L’état précaire de ces champs décourage la population : elle abandonne la charrue, et fonde toutes ses ressources dans les troupeaux. Mais les troupeaux hâtent la ruine du pays, qui périra par cette ressource même. Chaque année, leur nombre diminue faute de pacages. Le chiffre des bêtes à laine, qui était de 53 000, il y a vingt ans, n’est plus que de 36 000. Une commune[12] qui en nourrissait 25 000 il y a 15 ans, n’en nourrit plus que 11 000. — Ainsi, les habitants, qui sacrifient tout leur sol aux troupeaux, ne laisseront pas même ce dernier héritage à leurs descendants.

Maintenant on doit voir clairement où mène cet enchaînement fatal de causes et d’effets qui commence par la destruction des forêts, et se termine par les souffrances et les misères de la population, condamnant ainsi l’homme à partager la ruine du sol qu’il a dévasté. Il serait superflu d’ajouter d’autres réflexions.

Tous ces faits ont été dernièrement retracés par M. le préfet actuel des Hautes-Alpes, dans un mémoire qui traitait spécialement de cette malheureuse vallée. — « L’histoire du Dévoluy, dit en terminant M. Mourgue, sera celle des Hautes-Alpes avant cinq siècles, si l’indifférence du légistateur persévère, si l’incurie de l’administration continue, et si rien n’arrête la cupidité des communes. »

— On peut rapprocher ces paroles de celles de l’ancien préfet des Basses-Alpes, M. Dugied, dans son mémoire déjà cité si souvent : — « Telles sont les causes de la triste situation du département. On peut avancer avec certitude que si l’on ne se hâte d’y porter remède, bientôt sa population ira en diminuant dans la partie haute, et cela avec une rapidité qui ne s’expliquera que par ce qui précède.

» Je ne sais si je m’abuse, mais je crois qu’on peut réparer le mal ; je crois surtout qu’il est temps de s’en occuper. Encore un quart de siècle, et peut-être sera-t-il trop tard, parce que les meilleures terres qui existent sur les montagnes sillonnées par les orages seraient emportées. »

M. Dugied signale aussi l’insuffisance de nos lois, qui placent l’administrateur sans armes et sans défense en face d’un péril imminent.

En effet, le mal réclame des mesures réglementaires ou législatives, sans lesquelles il est impossible de le combattre. L’objet du mémoire de M. Mourgue était de faire ressortir cette nécessité. Les lois qui règlent l’exploitation des forêts sont inspirées par un esprit d’utilité publique qui abaisse les droits de la propriété au-dessous des intérêts généraux de la société. Par le même motif, il aurait fallu une loi qui réglât les défrichements et les dépaissances. Leur influence sur l’état du pays n’est ni moins générale, ni moins nuisible que l’influence des déboisements. Malheureusement elle ne paraît avoir été reconnue que plus tard. Malheureusement encore, elle n’a pu être appréciée au dehors de l’enceinte de ces montagnes cette raison seule peut expliquer le silence de la loi sur un objet aussi important. Nous allons poursuivre la question sur ce nouveau terrain[13].

  1. À Agnières.
  2. Quartier du bois de Laye.
  3. Plusieurs disent avoir égaré leurs troupeaux dans les forêts du Mont-Auroux, qui couvraient les flancs de la montagne, depuis La Cluse jusqu’à Agnières. — Ces flancs sont aujourd’hui nus comme la main.
  4. À Saint-Étienne.
  5. Les communes de La Cluse et de Saint-Disdier.
  6. Torrents de Laye. — Tous les torrents sans nom qui descendent du Mont-Auroux, vers le col de Festre.
  7. Village de Trujo, près de Saint-Étienne, sur le revers de la montagne de Lierravesse.
  8. Sur les coteaux d’Agnières, — au col du Noyer.
  9. Montagne de Chaumette, quartier de Maniboux, — quartier de Lierravesse, — quartier d’Auroux, près de Saint-Étienne.
  10. Forêt de Malmort à Saint-Disdier.
  11. Quartier de Jacié à Agnières.
  12. Celle de Saint-Étienne.
  13. Au moment où j’achève la correction des épreuves de cette quatrième partie, je reçois communication d’un Mémoire sur la dégradation des forêts dans les arrondissements d’Embrun et de Briançon, que M. Jousse de Fontanière, inspecteur des forêts de ce » deux arrondissements, vient d’adresser à son administration.

    Ce travail, rédigé par un homme très-compétent et dévoué à ses fonctions, qui, après avoir lutté pendant longtemps contre les innombrables difficultés de son service, succombant sous la lâche, prend enfin le parti de demander du secours, ce travail mérite de fixer l’attention de l’État sur l’avenir effrayant réservé à ce département. — Je transcris ici les propres termes de M. Jousse, qui ne sont pas moins explicites que tous ceux que j’ai déjà cités :

    — « De tout ce qu’on vient de dire, on conclut que le département des Hautes-Alpes est celui de toute la France dont les cultivateurs sont le plus menacés dans leur fortune, et qu’ils seront, plus tôt qu’on ne le pense, forcés d’abandonner les lieux qu’habitèrent leurs ancêtres ; et cela, par suite de la destruction du sol, qui, après avoir nourri tant de générations, cède peu à peu la place aux roches stériles.

    » La ruine des forêts sera la principale cause de cette calamité. Leur disparition des montagnes livrera le sol à l’action des eaux, qui l’entraîneront dans les vallées ; et les torrents, devenant de plus en plus dévastateurs, enseveliront sous leurs alluvions de vastes terrains, qui seront pour toujours enlevés à l’agriculture.

    » Les coteaux, dénudés de leurs terres végétales, ne permettant plus l’infiltration des eaux, elles s’écouleront rapidement à la surface du sol. Alors les sources tariront, et la sécheresse des étés n’étant plus tempérée par les arrosages, toute végétation sera détruite.

    » Les éléments de destruction naissent ainsi les uns des autres, et il suffit d’observer ce qui se passe aujourd’hui pour prédire ce qui arrivera infailliblement dans quelques siècles. Quand les forêts auront enfin totalement disparu, le feu et l’eau, ces deux premiers éléments de la vie, manqueront à ces contrées désolées.

    » La cupidité des habitants de ces montagnes, leur ténacité dans les vieilles habitudes, ne permettent pas d’espérer qu’aucune conviction morale de cet avenir désolant frappe assez vivement leur pensée pour les engagera quelques sacrifices momentanés. C’est donc à l’administration, plus éclairée sur l’état des choses et sur leurs conséquences, à combattre le mal par des lois mieux appropriées aux besoins du pays. »