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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXV

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 122-128).

CHAPITRE XXV.


Réflexions sur l’âge des torrents.

Les faits qui viennent d’être développés vont me servir à éclaircir plusieurs choses qui ont pu paraître obscures et mal prouvées, parce qu’il n’était pas possible d’en donner de suite des explications complètes.

D’abord, l’existence des torrents modernes explique tout naturellement quelle est la véritable origine de ces lits de déjection dont les pentes sont imparfaites et dont la courbe se brise à l’entrée de la gorge.

On conçoit aisément que lorsqu’un torrent nouveau se forme, il ne peut pas, du premier jour où commence son action, modifier le profil naturel du terrain ; il est obligé de mouler son lit sur le relief qui lui est offert, quelque irrégulier qu’il soit d’ailleurs, et ses déjections s’entasseront encore longtemps avant d’avoir pris la figure qui leur convient.

Quant aux torrents arrivés à la pente-limite, ils correspondent à ces cours de formation plus ancienne qui ont travaillé pendant longtemps à l’établissement de leur lit, et sont tout près de s’encaisser ou de s’éteindre : j’en ai cité des exemples à la fin du chapitre précédent. — La pente-limite est donc le symptôme qui précède et annonce l’extinction.

Enfin, les torrents éteints nous démontrent que la violence des torrents n’est pas infinie dans la durée ; qu’elle s’arrête à un certain terme où les eaux s’écoulent tranquilles, et où la courbe du lit demeure stable. — Il est donc bien vrai que les torrents, comme tous les cours d’eau, tendent sans relâche à la stabilité (chap. 1 et 5). Leur action si énergique, leurs exhaussements, leurs affouillements, les variations continuelles de leur lit, n’ont donc réellement pas d’autre destination que de mettre, en tous les points du cours, leur vitesse en équilibre avec les formes et la ténacité du sol. C’est ainsi qu’ils affouillent dans leurs parties supérieures, jusqu’à ce qu’ils aient mis à découvert un sol plus résistant, ou que, par l’arrangement des pentes, leur vitesse soit convenablement amortie. S’ils exhaussent au contraire dans le bas, c’est afin de se créer un plan incliné qui roule leurs alluvions jusque dans la rivière. Quand ces effets sont accomplis, tout s’apaise, tout rentre dans l’ordre.

L’érosion des torrents dans les bassins de réception a deux résultats : elle élargit de plus en plus ces bassins, en emportant toutes les terres friables ; ensuite elle relève de plus en plus les pentes vers l’origine de la courbe du lit (chap. 5). — Il résulte de là, qu’à la suite d’un grand nombre d’années, il ne restera plus debout dans cette région que des roches solides, tout ce qui était affouillable ayant été emporté par les eaux : et la courbe du lit du torrent aura son origine au pied d’une muraille verticale de rochers, formant une enceinte irrégulière autour de l’ancien bassin. — Telle est, en effet, la forme que tendent à prendre tous ces bassins, de même que toutes les cimes de montagnes. — Telle est aussi la figure par laquelle se terminent la plupart des torrents éteints. Je dis la plupart : nous verrons tout à l’heure que l’extinction a été produite le plus fréquemment par d’autres causes, dont l’effet est beaucoup plus prompt et plus décisif que ce lent et pénible rongement de la montagne, qui ne s’arrête que faute d’aliments, et force, en quelque sorte, le torrent de périr d’inanition, en ne lui laissant plus rien à dévorer.

Nous pouvons maintenant lier ensemble diverses propriétés constatées successivement comme des faits d’observation dans le courant de cette étude. — Nous fixerons par là les caractères de trois espèces distinctes de torrents.

— Dans la première espèce, nous trouvons les caractères suivants :

1o Les pentes des lits de déjection sont imparfaites, c’est-à-dire qu’elles sont visiblement trop faibles pour l’entraînement des matières qui tombent dans le lit (chap. 5).

2o La courbe du lit se brise à la sortie de la gorge (chap. 5).

3o Les exhaussements sont extrêmement rapides (chap. 6).

4o Ils ne peuvent jamais être encaissés (chap. 6).

5o Enfin, leur origine est récente (chap. XXIV).

Il suffit de parcourir la série de ces propriétés pour voir comment elles s’enchaînent et s’expliquent naturellement l’une par l’autre. Je ne m’y arrête pas.

La deuxième espèce est caractérisée ainsi qu’il suit :

1o Les pentes du lit de déjection sont telles que le torrent pourrait entraîner ses alluvions. C’est ce que nous avons appelé les pentes-limites (chap. V).

2o La courbe du lit est continue dans le passage de la gorge au lit de déjection (chap. V).

3o Les eaux divaguent sur leurs déjections et n’exhaussent plus qu’en vertu de cette mobilité (chap. VI).

4o Ils ne sont pas impossibles à encaisser (chap. XVI).

5o Leur origine est ancienne (chap. XXIV).

— Enfin, la troisième espèce comprend les torrents éteints, sur lesquels il est inutile de revenir.

Ces trois espèces de torrents n’expriment pas autre chose que trois périodes différentes de l’âge de ces cours d’eau. — En parcourant la série des caractères que ceux-ci prennent aux différentes époques de leur existence, on assiste, comme je le disais, à toutes les phases de l’opération par laquelle ils créent leurs lits (chap. V). C’est de la même manière, pour me servir d’une comparaison bien connue, que l’examen des arbres de différents âges, dispersés dans une forêt, peut nous donner la chaîne de tous les phénomènes de leur croissance.

On peut ainsi diviser l’action des torrents en trois périodes correspondant à trois âges, et ayant chacune un but et des effets distincts.

— La première période comprend la création de la courbe du lit.

— Dans la deuxième période, la courbe est créée, mais le cours n’est pas encore fixé. Elle est caractérisée par la présence de la pente-limite, en même temps que par les divagations.

— Enfin, la troisième période correspond à l’établissement d’un régime stable.

Ici s’offrent quelques rapprochements que je ne puis m’empêcher d’indiquer de loin.

Comparons les torrents, lorsqu’ils sont dans la première période de leur action, aux rivières dont la propriété est de divaguer. — Ce qui frappe tout d’abord dans l’un et l’autre genres de cours d’eau, c’est leur caractère d’instabilité. — Mais dans la Durance et les autres rivières semblables, l’instabilité se manifeste par des déplacements horizontaux du lit ; elle se manifeste dans les torrents par les altérations verticales du fond. Dans les premières, elle n’affecte que le plan ; dans ceux-ci, elle affecte le profil en long lui-même. — Voilà donc deux états d’instabilité distincts.

Or, remarquons d’un côté que les torrents, lorsqu’ils arrivent à leur deuxième période, prennent justement les caractères qui spécifient l’état d’instabilité des rivières. — D’un autre côté, nous avons vu (chap. I) que la Durance avait autrefois créé elle-même son thalweg, en comblant d’anciens lacs et en creusant son lit à travers les rochers qui les séparaient. C’est là une action toute pareille à celle qui caractérise la première période des torrents : elles tendent toutes les deux au même résultat, c’est-à-dire à la formation d’une courbe du lit régulière au milieu de terrains irréguliers ; et elles y parviennent par les mêmes moyens, c’est-à-dire par des exhaussements et par des érosions.

Il suit de là que les deux premières périodes de l’âge des torrents se retrouvent avec des traits tout à fait semblables dans les rivières divaguantes.

— Poussons plus loin encore. Toutes les rivières ne sont pas mobiles comme la Durance. Beaucoup se sont fait un lit fixe et un régime stable. Or, les torrents aussi finissent par arriver à la stabilité, et alors on peut leur assimiler ces rivières.

En raisonnant d’après cette analogie, toutes ces rivières n’auraient-elles pas, de même que les torrents, préparé leur régime par des périodes d’instabilité ?…

Lorsqu’on considère les larges vallées dans lesquelles coulent le Rhin, le Nil, le Mississipi et la plupart des fleuves qui circulent à la surface du globe, lorsqu’on observe que le fond de ces vallées est plat, nivelé par les eaux, et entièrement formé par leurs alluvions ; lorsque, remontant vers les temps les plus antiques de l’histoire, on voit, dans l’Égypte, dans la Chine, dans l’Inde, etc., les premières sociétés humaines, descendues peu à peu des hauteurs, occupées à lutter contre l’inconstance et les débordements monstrueux de leurs fleuves, n’est-il pas permis de croire que tous ces cours ont eu, pendant une longue série de siècles, des divagations pareilles à celles que manifeste aujourd’hui la Durance ? Mais peu à peu le champ de ces divagations s’est resserré, ainsi qu’on le voit si bien sur les torrents, et comme ceux-ci aussi ils ont fini par s’encaisser. — La Durance, au contraire, est encore arrêtée aujourd’hui dans cette deuxième période d’instabilité, qui a suivi la première, caractérisée par les lacs consécutifs, et à laquelle, d’après la même loi, succédera peu à peu une période de stabilité.

Par conséquent, les rivières aujourd’hui les plus stables ont passé par une époque de divagation correspondant à la deuxième période des torrents.

— Enfin, on a recueilli dans l’étude de ces mêmes rivières une multitude d’observations qui démontrent qu’elles ont eu anciennement à ouvrir le fond de leur thalweg, et à créer leurs pentes, de même que nous l’avons dit pour la Durance, et de même que nous le voyons faire sous nos yeux aux torrents. Dans l’intérieur des continents, elles perçaient des montagnes, elles comblaient des bassins, et la trace de ces phénomènes est encore très-visible de nos jours. En s’approchant des mers, elles y projetaient ces immenses deltas, toujours grandissants, sur lesquels se sont assis des royaumes tout entiers, et qui constituent de véritables lits de déjection (chap. 5). — Ainsi, ces rivières ont, à une certaine époque de leur existence, agi comme font les torrents dans leur première période.

— Résumant cette discussion, j’oserais donc montrer dans l’action des torrents comme une image fidèle et raccourcie de ce qui s’est passé ou de ce qui se passera sur toutes les rivières en général.

Dans toutes, je vois trois périodes consécutives, se succédant dans le même ordre et divisant leur existence en trois époques distinctes.

1o Une période de corrosion et d’exhaussement qui prépare le fond du thalweg, et met partout les pentes en équilibre avec la résistance du sol et le frottement des eaux. — Elle a pour destination de fixer le profil en long des cours d’eau.

2o Une période de divagation, où les eaux cherchent la figure de section et les inflexions de cours qui correspondent à la plus grande stabilité (car le cours rectiligne n’est pas le plus stable, puisqu’il n’amène pas nécessairement le courant sur les points où la rive est la plus solide). Ici, l’action des eaux se borne à promener ça et là sur un même plan leur thalweg mal défini, sans emporter ni exhausser notablement le fond ; c’est la masse liquide qui se déplace plutôt que le sol. — Le résultat de cette dernière période est de fixer les alignements du cours, ou, si l’on veut, de déterminer son plan.

3o Enfin, une période de régime, où les eaux débordent et rentrent dans un lit invariable.

— On a vu quelle est la violence des torrents dans la première période. Il a dû en être de même dans la première période des rivières, et cette analogie peut servir à expliquer la formation de ces dépôts alluviens répandus en si forte masse dans la plupart des grandes vallées. — S’il est vrai que les montagnes aient été soulevées successivement, au milieu de bouleversements dont rien ne peut nous donner l’idée, les eaux ont nécessairement trouvé dans ce chaos la matière d’alluvions énormes. — Les rivières agissaient alors comme nos torrents, mais comme des torrents qui avaient pour bassin de réception des chaînes entières de montagnes, et qui se précipitaient à travers un sol fraîchement remué et tout autrement affouillable que celui de nos coteaux des Alpes.

— On a fait beaucoup d’hypothèses pour expliquer l’origine des poudingues alpins. On rencontre le long de la Durance de ces bancs qui s’élèvent à plus de 100 mètres au-dessus du niveau actuel des eaux[1]. Cependant les déjections des torrents éteints sont, relativement aux chétifs filets qui les creusent aujourd’hui, des atterrissements beaucoup plus surprenants encore, et en apparence plus inexplicables. Nous sommes pourtant bien assurés qu’ils sont l’ouvrage de ces filets dans la première période de leur action. — Pourquoi ne le serions-nous pas de même que les poudingues sont l’ouvrage des rivières, dans une période en tout point semblable ?…

J’indique toutes ces choses en courant, n’osant pas m’arrêter à les développer et à les suivre ; ce qui m’emporterait trop loin de mon sujet. Chacun peut comprendre du reste qu’une masse d’eau roulant sur le sol, doit avoir la même façon d’agir, et obéir aux mêmes lois, soit qu’elle forme un torrent, soit qu’elle constitue une grande rivière. Or, comme nous voyons se créer devant nous le lit des torrents, nous pouvons augurer que le lit des rivières a été créé de la même manière. — Et cette présomption est ensuite confirmée par l’étude directe de ces rivières, qui nous découvre la trace de leur antique action, imprimée sur le sol des vallées qu’elles ont ouvertes.

Je reprends maintenant la suite de mon sujet.

Plusieurs choses nous restent à expliquer.

— Pourquoi les torrents éteints, lorsqu’ils s’encaissent d’eux-mêmes dans leurs déjections, affouillent-ils les mêmes pentes sur lesquelles ils coulaient tout à l’heure, sans avoir la force de s’y creuser un lit ? — La raison en est simple. À mesure que le torrent s’éteint, les eaux deviennent de plus en plus limpides. Elles prennent donc sur les mêmes pentes une vitesse supérieure à celle qu’elles avaient, quand elles arrivaient chargées d’alluvions. Elles peuvent donc affouiller là où elles déposaient.

— Par quelle cause aussi se produisent les torrents nouveaux ?… On ne comprend pas de suite pourquoi les eaux qui ont respecté un terrain pendant de longs siècles commencent à l’attaquer aujourd’hui. Les causes qui forment un torrent nouveau auraient dû le former dès le premier jour de la création de ces montagnes. Le terrain aurait-il changé de lui-même de forme ou de nature ?

Il est évident que des circonstances étrangères sont intervenues, qui ont modifié les conditions primitives. On entre ici dans un nouvel ordre de faits qui demande des développements.


  1. Embrun et Mont-Dauphin sont bâtis sur ces poudingues, qui forment des falaises à pic. Voyez sur ces dépôts les recherches de M. Élie de Beaumont, Annales des sciences naturelles, 1829 et 1830.