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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXI

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 157-160).

CINQUIÈME PARTIE.

Des moyens à opposer aux torrents.


CHAPITRE XVIII.

Établissement du problème des défenses sur de nouvelles bases.

Nous voici parvenus jusqu’aux dernières sources du mal. Du haut de ce point de vue nouveau, tâchons de découvrir les moyens qui peuvent lui être opposés avec le plus de succès.

Les différents systèmes de défense, décrits dans la deuxième partie, sont visiblement insuffisants : je l’ai déjà fait entrevoir dans plusieurs endroits. — Un seul pourrait en être détaché, plus rationnel que les autres ; je veux parler des barrages. Mais j’ai fait voir que ce seul moyen présentait aussi ses inconvénients, qui le rendaient inapplicable sur de grandes échelles.

Tous les autres systèmes, par cela seul qu’ils sont établis sur les lits de déjection, sont des systèmes manqués.

Premièrement, ils ne réussissent que dans un cas seulement : celui où le torrent s’écoule au pied des digues sans exhausser. — Or, ce cas n’arrive pas toujours.

Ensuite, lors même que ce cas se présente, le seul qui puisse assurer le succès de l’endiguement, quel autre résultat a-t-on obtenu, si ce n’est d’avoir changé le mal de place ? En effet, si le torrent arrive chargé de matières (et il arrivera toujours chargé, tant qu’on n’aura pas fait cesser les affouillements dans le haut), il faut bien qu’il les dépose quelque part ; s’il ne le fait devant les digues, il le fera plus loin. Par conséquent, en sauvant quelques propriétés, on n’a fait que détourner le fléau, qui tombera de tout son poids sur les quartiers voisins.

On dira que le torrent, s’il était repoussé de proche en proche par tous ses riverains, pourrait traîner ses alluvions jusque dans la rivière qui le reçoit ; ce qui éloignerait tout à fait les ravages. — Oui, mais alors c’est dans la rivière qu’on aura transporté le mal ; et ce résultat, à tout considérer, est peut-être le pire de tous. Il est incontestable que la décharge de toutes ces matières dégorgées par les torrents est une des principales causes de la divagation des rivières. Elles en déposent la plus grosse partie près du confluent où elles les ont reçues ; elles charrient le reste plus loin, et s’en débarrassent peu à peu. Or, comment prendraient-elles une forme de lit stable avec un fond que l’addition de nouveaux dépôts doit modifier continuellement ? — Elles sont donc forcées de divaguer ; et par là, elles distribuent sur une longue ligne tous les maux qui suivent toujours les déplacements de lit, maux qui pèsent à la fois, et sur l’agriculture, et sur la navigation.

En définitive, tout système de défense, quel qu’il soit, qui n’empêchera pas d’abord les affouillements dans la montagne, demeurera toujours incomplet, et cela par une raison simple et sans réplique : — c’est que les matières, une fois mises en mouvement, doivent nécessairement se déposer quelque part, à moins qu’on ne les suppose solubles dans l’eau ou susceptibles de s’évaporer. — De là cette conclusion importante : Que le champ des défenses doit être transporté dans les bassins de réception.

On peut encore faire cet autre reproche aux digues, qu’elles arrivent toujours trop tard, après que le mal a déjà jeté ses racines ; qu’elles le combattent lorsqu’il est formé, et qu’elles ne font rien pour le prévenir, semblables en cela à nos lois. — Ce défaut devient bien grave, quand on considère la multitude de torrents récents qui surgissent de toutes parts. Si l’on croyait avoir tout fait en opposant à chaque torrent nouveau des digues nouvelles, on voit qu’on serait bientôt entraîné dans d’excessives dépenses ; et ces excessives dépenses n’empêcheraient pas de nouveaux torrents de s’ouvrir à côté de ceux qu’on serait occupé à dompter. Elles n’empêcheraient pas même ceux qu’on dompterait dans le bas de poursuivre leurs ravages dans le haut ; de sorte qu’elles ne seraient jamais profitables qu’aux seules vallées. Enfin, je devrais dire qu’elles ne seraient pas même profitables aux vallées, puisqu’elles s’appliqueraient à des torrents qui sont dans la première période de leur formation, période que j’ai démontrée être inabordable à tout système de défense.

L’existence bien démontre d’un si grand nombre de torrents récents introduit dans le problème des défenses une considération toute nouvelle, devant laquelle les moyens ordinaires tombent entièrement. À présent, la question n’est plus seulement de s’opposer aux invasions des torrents ; elle est aussi d’empêcher leur formation ; sans quoi, on entreprendrait une œuvre qui serait à recommencer chaque jour, et dont la dépense n’aurait plus de terme.

Voilà donc la question scindée en deux problèmes distincts :

1o Prévenir la formation des torrents nouveaux ;

2o Arrêter les ravages des torrents déjà formés.

On devine déjà à l’aide de quels moyens on peut arriver à l’une et à l’autre solution. Cela ressort tout naturellement des faits développés dans la précédente partie. Qu’on veuille bien se rappeler tout ce que j’ai dit sur l’action des forêts et, en général, sur celle de la végétation ; combien, sur un grand nombre de points, celle-ci est encore tenace et résiste avec vigueur aux plus actives causes de destruction ; combien, sur d’autres points, elle a promptement surmonté ces causes dès qu’elle a pu se développer librement ; combien elle est efficace à empêcher la formation des torrents partout où elle prend pied ; combien elle a puissamment contribué à étouffer des torrents complètement formés, etc., etc.

Tous ces faits portent leur conclusion avec eux, et il est superflu de la faire ressortir : — c’est que la végétation est le meilleur moyen de défense à opposer aux torrents.

Si l’on part de cette idée, les deux problèmes sont ramenés à la discussion des procédés à suivre pour jeter la plus grande masse possible de végétation, soit sur les terrains menacés par de futurs torrents, soit à l’entour des torrents déjà formés. L’art alors se bornera à imiter la nature, à s’emparer de ses forces, et à les opposer habilement entre elles. Tout ce que nous allons entreprendre, la nature l’a déjà fait avant nous dans les temps passés, et elle le renouvelle encore aujourd’hui sous nos yeux, dès que nous la laissons opérer en liberté. Nous sommes donc assurés d’avance du succès, puisqu’il ne s’agit, en quelque sorte, que de recommencer des expériences déjà faites, et dont la réussite a été complète. — Dès lors aussi, ce n’est donc plus un Système de défense qu’il faut chercher, mais c’est un Système d’extinction.

Ces idées, si elles portent auprès des hommes éclaires le caractère d’évidence sous lequel elles m’apparaissent à moi-même, ne tendent à rien moins qu’à créer une nouvelle sorte de travaux publics. Elles ouvrent un champ d’études et de travaux, hérissé de mille épines, où la législation est imparfaite, où l’argent manque, où l’art lui-même est encore à créer. Il est impossible de s’avancer au milieu d’un terrain aussi vierge, sans paraître quelque peu aventurier ; et chacun sait combien il est difficile, en proposant des choses qui n’existent pas encore, de conserver ces apparence de sagesse et de rigueur, qu’il est si aisé d’étaler, lorsqu’on se borne à décrire ou à critiquer ce qui est. — Je montrerai des mesures nouvelles à transcrire parmi nos lois, qui pourront alarmer certains esprits. Je parlerai de dépenses considérables à mettre à la charge de l’État, qu’on n’a pas jusqu’ici vues inscrites dans les colonnes du budget, ni scellées de cette étiquette, qui légitime tant de dépenses et tant de mesures : l’utilité publique. — Mais qu’on veuille bien considérer si les choses que je vais proposer sont bonnes, utiles, nécessaires en elles-mêmes, et non pas si elles sont en harmonie ou en contradiction avec les moyens d’exécution que fourniraient dans ce moment la législation et l’administration ; car c’est l’insuffisance de ces moyens que je veux principalement démontrer.