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Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXII

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Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 161-166).

CHAPITRE XXXII.


Mesures législatives et réglementaires.

Avant toute chose, je commencerai par indiquer les mesures à l’aide desquelles on mettrait fin aux abus nombreux signalés dans la quatrième partie. L’insuffisance des lois est la source de ces fautes désastreuses qui sont venues en aide aux causes naturelles pour hâter la ruine du pays. C’est donc aussi là qu’il faut d’abord porter les secours.

La première mesure, et la plus utile de toutes, serait celle qui investirait le préfet du droit de mettre certains quartiers à la réserve, et même sous le régime forestier, nonobstant la résistance des conseils municipaux. Tant de motifs existent pour la faire naître et pour la nourrir, qu’on ne peut rien espérer, ni de la prudence des communes, ni de la sagesse des avertissements, ni d’une intervention morale quelconque. Il faut que l’administration ait dans ses mains la puissance d’empêcher le mal. Le préfet, comme tuteur des communes, et comme veillant spécialement aux choses d’utilité publique, justifierait par un double titre l’exercice de ce droit.

Peut-être cette mesure seule suffirait-elle pour restreindre le nombre des bestiaux, puisqu’elle restreindrait l’étendue des pacages qui les nourrissent. Mais peut-être aussi serait-il nécessaire de limiter ce nombre par un règlement spécial, qui fixât à chaque commune un chiffre maximum qu’elle ne pourrait jamais dépasser. Ce maximum serait basé sur la superficie des terrains conservés aux pâturages.

Il faut bien se le rappeler : les bestiaux ne sont nuisibles que parce qu’il n’existe pas de mesure dans leur nombre, ni de police suffisamment sévère dans leurs pacages. Moins nombreux, leur influence serait moins sensible. Elle serait nulle, si on les confinait sur les plateaux, sur les cols, sur les montagnes pastorales proprement dites, partout enfin où les pentes sont douces et accidentées. — Il ne s’agit pas de prohiber les troupeaux ; ce qui serait une absurdité. Mais il s’agit de les proportionner aux ressources de la contrée ; ce qui est une mesure sage et nécessaire.

On fait contre cette diminution des troupeaux plusieurs objections. — On les prône comme formant la seule richesse du pays ! On ne réfléchit pas qu’il y aurait ici d’autres sources de richesses dans les produits du sol, et que les ravages causes par les troupeaux ne permettent pas d’en tirer parti. — On les représente comme l’unique ressource du pauvre ! Or, cela n’est pas. Les troupeaux sont tous ici la propriété des riches ; les pauvres ne supportent guère que les charges de cette spéculation, qui dévaste la contrée, pèse ainsi sur tous et ne profite qu’à un petit nombre. — On dit aussi que la diminution des troupeaux entraînerait celle des engrais, qui sont déjà aujourd’hui si rares et si recherchés. Mais je demanderai s’il faut absolument un si grand nombre de bêtes pour fournir aux besoins de l’agriculture dans une contrée où l’étendue des champs cultivés n’arrive pas au tiers de la superficie totale[1] ? Et dans le cas où l’on me répondrait affirmativement, je prierai qu’on m’explique comment la plupart des autres départements s’y prennent pour cultiver une bien plus grande superficie de terres, avec un nombre de bestiaux beaucoup plus petit[2] ?

Il ne faut pas oublier non plus que les dévastations ne sont pas seulement le fait des troupeaux indigènes. Les troupeaux transhumants y contribuent dans une forte part. Et ceux-ci, quoiqu’ils ruinent le pays tout autant que les autres, n’y laissent pas à beaucoup près les mêmes bénéfices. Ainsi, en prohibant l’introduction des troupeaux de la Provence, on diminuerait une grande cause de ruine, sans léser beaucoup les intérêts des habitants. — Ce point-là est assez important pour que je l’examine de plus près.

Prenons les chiffres du Dévoluy, puisque cette vallée nous a déjà fourni plus d’un exemple.

Les moutons d’Arles, qui montent paître dans le Dévoluy, rapportent chaque année aux habitants 50 centimes par tête de bétail : c’est le droit de pâture pendant la durée de |a belle saison. Les moutons élevés sur place rapportent dans une année 3 francs de bénéfice de toison. De plus, ils sont engraissés et peuvent être revendus avec un bénéfice variable de 2 à 3 francs. Ainsi un mouton, élevé par les habitants eux-mêmes, leur donne par sa laine seulement six fois plus de bénéfice qu’un mouton étranger. Cela ne peut pas d’ailleurs être autrement, puisque les propriétaires des troupeaux étrangers, après avoir acquitté les droits de pâturage, doivent encore trouver de bons bénéfices : sans quoi, leur spéculation ne serait pas soutenable.

De là suit une conséquence très-claire. Si les habitants, au lieu d’attirer les bergers étrangers, élevaient des moutons à leur propre compte, ils auraient au moins les mêmes bénéfices, avec des troupeaux six fois moins nombreux. La dévastation serait donc réduite dans une forte proportion, et les revenus du pays ne seraient pas diminués.

On objectera peut-être le manque de fonds, résultant de la pauvreté du pays ? Ce n’est pas moi certainement qui viendrai contester l’état digne de pitié de la plus grande partie de la population ; mais je l’ai déjà dit plus haut, ce n’est pas cette majorité misérable qui possède des troupeaux ; c’est la classe aisée, et celle-ci ne manquerait pas d’augmenter le nombre de ses moutons, du jour où l’interdiction des moutons étrangers mettrait en sa jouissance une plus grande étendue de pacages — En reprenant l’exemple du Dévoluy, on trouve que les troupeaux indigènes comptent 12 000 bêtes, et les troupeaux étrangers 24 000. D’après ce qui vient d’être dit, 24 000 bêtes étrangères ne rapportent pas davantage au pays que 4 000 bêtes indigènes. Or, il n’est pas croyable que des habitants aisés qui trouvent des bénéfices à élever 12 000 moutons, n’en puissent pas élever 16 000, lorsqu’ils auront de nouveaux pâturages à mettre en valeur.

Je passe au défrichement. — Là encore les lois sont en défaut, et là encore de bonnes lois seraient nécessaires.

Pour régler les cultures sur les montagnes, il faudrait d’abord faire une distinction essentielle. — Les unes, qui ne détruisent pas la consistance du sol, pourraient être tolérées sans restriction : telles seraient les prairies naturelles ou artificielles. Les autres, qui rendent le sol meuble, ne seraient plus tolérées dans certains quartiers, qu’à la condition d’être assises sur un talus déterminé.

Quel serait ce talus ? — On admet généralement que celui des terres coulantes est de 3 de base sur 2 de hauteur. Or, une pareille inclinaison serait déjà trop forte ; car si les terres coulent jusqu’à cette limite, par la seule action de leur pesanteur et de leur incohésion, elles ne s’y tiendront plus, lorsque les eaux d’une part, et les araires de l’autre, auront augmenté chacune des deux actions. On peut, d’après cette considération, fixer la limite cherchée au talus qui aurait 3 de base pour 1 de hauteur. Bien entendu que c’est là une limite supérieure qui ne pourrait jamais être dépassée[3].

Ce règlement ne s’appliquerait pas seulement aux terrains qui seraient défrichés dans l’avenir. Il atteindrait aussi les défrichements déjà effectués, partout où ces défrichements auraient été suivis d’effets nuisibles bien constatés. Pour réparer les abus du passé, il ne suffirait pas de prévenir les abus futurs ; car le mal qui reste à faire sera toujours peu de chose à côté de celui qui est déjà fait.

Je sais bien que de pareils règlements semblent heurter de front les droits de la propriété. Ils portent en eux quelque chose de rétroactif, puisqu’ils imposent des sujétions nouvelles à des terrains qui ont clé achetés ou défrichés, sous un régime affranchi de toute espèce de servitude de ce genre. — Mais c’est là ce que présentent un grand nombre de mesures, dirigées vers un but d’utilité publique. La loi des forêts, celle de la plantation des tabacs ne portent-elles pas aussi atteinte à la propriété ? Ici, dans l’intérêt public, certaines cultures sont imposées à certaines propriétés. Là, dans l’intérêt tout à fait restreint du trésor, certaines cultures sont interdites à d’autres propriétés. — Ne viole-t-il pas la propriété, ce droit donné aux entrepreneurs des travaux publics, d’ouvrir des carrières dans les héritages non clos ? Ne la viole-l-elle pas aussi, cette sujétion imposée aux bois riverains du Rhin, de fournir des fascines aux travaux de défense établis sur ce fleuve[4] ?

Ces règlements ont encore un antécédent dans la loi rapportée par Fabre et citée plus haut (chap. 29). — Ils ont un antécédent dans le pays même, et qui se justifiait aussi par des motifs d’utilité générale. Je veux parler de ce décret qui place les torrents sous un régime particulier, et qui impose aux riverains des charges et des sujétions auxquelles les lois générales ne les soumettaient pas, puisque ces cours d’eau ne sont pas navigables ni flottables.

On le voit bien par tout ce qui précède ; ce département ne ressemble à aucun autre. Son sol, son climat tout exceptionnels, réclament des règlements exceptionnels, qui ne peuvent pas être ceux qui régissent les ferres plates du reste de la France, et sans lesquels la centralisation lui devient un douloureux lit de Procuste. Il ne souffre déjà que trop de ces lois générales qui conviennent à toute la France et qui ne lui conviennent pas.

Les forêts, à leur tour, auraient besoin de quelques dispositions nouvelles : elles se résument toutes à donner à l’administration des moyens d’agir plus puissants, fussent-ils même au-dessus des mesures communes. Il ne faut pas l’oublier ; les bois ont ici une destination tout autrement grave que dans les autres parties de la France. Là, il suffit qu’ils fournissent à la consommation quotidienne de la population répandue sur le sol à l’entour d’eux. Ici, il faut qu’ils conservent ce sol lui-même ; ils en sont l’armure naturelle, et le jour où elle sera détruite, le pays aura cessé d’exister.

On pourra lire dans le mémoire de M. Delafont (cité au chapitre 28) toutes les améliorations qu’il conviendrait d’introduire ici dans le régime des forêts. L’insuffisance des gardes est surtout un vice des plus palpables. Il faut connaître ces horribles montagnes pour se faire une idée de la difficulté que doit présenter le service de la surveillance des forêts, réparti entre un si petit nombre d’agents. — La raison de cette insuffisance est d’ailleurs facile à comprendre. La majeure partie des bois est ici la propriété des communes. La législation actuelle des finances[5] met à leur charge la totalité des frais de surveillance et de conservation. Et comme elles sont très-pauvres, elles font tous leurs efforts pour rendre ces frais les moindres possible. On sent d’ailleurs qu’il doit répugner à l’administration d’imposer des sacrifices trop lourds à des gens qui ont si peu de ressources. — Il serait indispensable, à cause de cela, que l’état vînt ici au secours des communes ou que la loi du 20 juillet 1837 fût modifiée.

Pourquoi ensuite l’état n’affecterait-il pas des fonds au reboisement des Alpes, comme il en affecte à tant d’autres travaux qui intéressent l’utilité générale ? Pense-t-on que ses deniers seraient mal employés à empêcher la ruine de l’un de ses départements ? L’état lui-même n’y gagnerait-il pas des forêts précieuses, dans un temps où les forêts deviennent de plus en plus rares ? — Tout à l’heure je reviendrai sur cet important sujet. J’essayerai de faire voir qu’il y a ici pour l’état une mission à accomplir, qu’il ne peut ni méconnaître ni repousser.


  1. La superficie totale de ce département est de 553 500 hectares.

    Elle renferme : 

    en terres labourables et prairies artificielles, ci 147 300  hectares
    en prairies naturelles ............... 15 000
    en vignes ............... 4 500
    Total ............... 166 800

    Ce qui n’arrive pas au tiers de la superficie totale. Le reste est occupé par les pâturages, les bois, les chemins, les rivières, les torrents, et surtout par les rochers et les terres incultes qui comprennent une aire de 296 800 hectares : c’est plus de la moitié de la superficie totale.

  2. Il faut observer aussi que les troupeaux détruisent les forêts, les blâches, les genêts, les bruyères, etc., qui fournissent des litières aux étables, et sont autant de sources d’engrais.
  3. Voyez dans la note 17 les mesures proposées par Fabre pour régler les défrichements sur les montagne.
  4. Code forestier, art. 136 et suivants.
  5. La loi du 20 juillet 1837, art. 2.

    Cette loi amène ici des résultats déplorables, contre lesquels les administrations locales ont vainement réclamé. Les bois exigent ici, à égalité de superficie, autant et plus de surveillance que partout ailleurs, et ils rapportent beaucoup moins. Par conséquent, la loi qui force les communes de ce département à payer les frais de cette surveillance, les charge d’un impôt très-lourd, tandis qu’elle allège au contraire les départements dont les bois sont productifs. Ici, où les forêts portent surtout le caractère d’utilité publique, la loi écrase les propriétaires ; là, où les forêts sont beaucoup moins nécessaires, elle les soulage.