Aller au contenu

Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/Concrétions du platine

La bibliothèque libre.

CONCRÉTIONS DU PLATINE

Je crois devoir donner ici par extrait quelques faits très bien présentés par M. Le Blond, médecin de l’Université de Lima, qui, pendant un séjour de trois ans au Pérou, a fait de bonnes observations sur le gisement des mines d’or et de platine, et qui les a communiquées à l’Académie des sciences, au mois de juin 1785.

Ce savant observateur dit, avec raison, que les mines primordiales de l’or et du platine, dans l’Amérique méridionale, gisaient sur les montagnes des Cordillères, dans les parties les plus élevées, d’où elles ont été détachées et entraînées par les eaux dans les vallées et les plaines les plus basses, au pied de ces montagnes.

« C’est au Choco, dit M. Le Blond, que se manifestent d’une manière très sensible les différents lits de pierres arrondies et de terres entassées qui forment les mines de transport ; ce pays est entièrement comme le réservoir où viennent aboutir presque toutes les eaux qui descendent des provinces de Pastos, Plata, etc., et conséquemment le lieu le plus bas, et qui doit être le plus abondamment pourvu des corps métalliques qui auront été détachés et entraînés par les eaux des lieux les plus élevés.

» En effet, il est rare au Choco de ne pas trouver de l’or dans presque toutes ces terres transportées que l’on fouille, mais c’est uniquement à peu près au nord de ce pays, dans deux districts seulement appelés Cytara et Novita, qu’on le trouve toujours mêlé plus ou moins avec le platine, et jamais ailleurs ; il peut y avoir du platine autre part, mais il n’a sûrement encore été découvert dans aucun autre endroit de l’Amérique.

» Les deux paroisses de Novita et Cytara sont, comme on vient de le dire, les deux seuls endroits où l’on trouve les mines d’or et de platine ; on les exploite par le lavage, qui est la manière usitée par toutes les mines de transport de l’Amérique méridionale… L’or et le platine se trouvent confondus et mêlés dans les terres déposées par les eaux, sans aucune marque qui puisse faire distinguer une mine formée sur les lieux… Lorsqu’on a obtenu par le lavage l’or et la platine de la terre dans laquelle ces métaux sont mêlés, on les sépare grain par grain avec la lame d’un couteau ou autrement sur une planche bien lisse ; et s’il reste dans le platine, après l’avoir ainsi séparé, quelques légères paillettes d’or dont le travail emporterait trop de temps, on les amalgame avec du vif-argent, à l’aide des mains et ensuite d’une masse ou pilon de bois, dans une espèce d’auge de bois dur, comme le gayac, et on parvient de cette manière, quoique assez imparfaitement, à les unir au mercure, dont on les dégage après par le moyen du feu.

» On ne nie pas qu’il n’y ait quelques mineurs qui fassent cet amalgame dans des mortiers avec leurs pilons de fer ou de cuivre ; mais il ne serait pas vraisemblable d’attribuer à cette manipulation l’aplatissement de quelques grains de platine, puisqu’un grain de ce métal, très difficile à aplatir, ne pourrait jamais l’être, étant joint à dix mille autres qui ne le sont pas, et que d’ailleurs on trouve dans cette matière, telle qu’on la retire de la terre, des grains aplatis mêlés avec des grains d’or[1], qu’on distingue très bien à la simple vue, et qui n’y seraient sûrement pas si elle avait été soumise à l’amalgame.

» C’est ce même amalgame mal rassemblé qui laisse quelquefois après lui des gouttes de vif-argent qu’on a cru devoir exister dans le platine ; c’est une erreur dont on doit d’autant mieux se désabuser que, excepté les mines de Guanca-Velica au Pérou, on n’a pu découvrir jusqu’à présent aucune mine de mercure ou de cinabre dans toute l’Amérique espagnole[2], nonobstant les grandes récompenses promises par le gouvernement.

» C’est aux deux cours des monnaies de Sainte-Foi et de Popayan que se porte tout l’or du Choco, pour y être monnayé ; là se fait un second triage du platine qui pourrait être resté avec l’or ; les officiers royaux le gardent, et, quand il y en a une certaine quantité, ils vont avec des témoins le jeter dans la rivière de Bogota, qui passe à deux lieues de Sainte-Foi, et dans celle de Caouca, à une lieu de Popayan : il paraît qu’aujourd’hui ils l’envoient en Espagne.

» On trouve toujours le platine mêlé avec l’or, dans la proportion d’une, deux, trois, quatre onces, et davantage par livre d’or ; les grains de ces deux matières ont à peu près la forme et la même grosseur, ce qui est très digne d’être remarqué.

» Si la proportion du platine avec l’or est plus considérable, alors on travaille peu la mine, ou même on l’abandonne, parce que la quantité de ces deux métaux ensemble étant à peu près la même que celle d’une autre mine où on ne tirerait que de l’or pur, il s’ensuit que, quand la proportion du platine est trop considérable, celle de l’or, décroissant en même raison, n’offre plus les mêmes avantages pour pouvoir la travailler avec profit, et c’est pour cela qu’on la laisse : il ne serait pas moins intéressant de s’assurer si cette substance ne se rencontrerait pas seule et sans mélange d’or dans des mines qui lui seraient propres.

» Le platine, ainsi que l’or qui l’accompagne, se trouvent de toute grosseur, depuis celle d’une fine poussière jusqu’à celle d’un pois, et l’on ne rencontre pas de plus gros morceaux de platine, ou du moins ils doivent être bien rares, car, quelque peine que je me sois donnée, je n’ai pu m’en procurer aucun, et je n’en ai vu qu’un seul à peu prés de la grosseur d’un œuf de pigeon[3] ; j’ai vu des morceaux d’or, qui m’ont paru fondus naturellement beaucoup plus considérables.

» Il est vraisemblable que, comme l’or a ses mines propres, le platine peut avoir aussi les siennes d’où il a été détaché par une force quelconque et entraîné par les eaux dans les mines de transport où on le trouve ; mais ces mines propres où sont-elles ? C’est ce qu’on n’a pas encore pris la peine d’examiner.

» … Puisque l’or et le platine se trouvent dans leurs mines de transport, à peu près de même grosseur, il semblerait que ces deux métaux doivent avoir aussi à peu près une même source, et peut-être les mêmes moyens de métallisation ; ils diffèrent cependant essentiellement en couleur, en malléabilité et en poids. Ne pourrait-on pas présumer, d’après les scories de fer qui accompagnent toujours plus ou moins le platine, qu’il n’est lui-même qu’une modification de ce métal par le feu, d’une façon jusqu’ici inconnue, qui le prive de la couleur, de la malléabilité et de la pesanteur spécifique de l’or ?… M. Bergman a été sûrement mal informé quand il dit que la force magnétique du fer dans le platine vient vraisemblablement de la trituration qu’on lui fait éprouver dans la meule de fer pour séparer l’or par l’amalgame ; et que c’est au moins de là que vient le mercure qui s’y trouve ; qu’il arrive peu de platine en Europe qui n’ait passé par cette meule (Journal de physique, 1778, page 327). Cette meule dont parle M. Bergman n’existe pas, au moins n’en ai-je jamais entendu parler. Quant au mercure, il a raison, cette substance se trouve assez souvent dans le platine. »

Je dois joindre à ces observations de M. Le Blond quelques réflexions : je ne pense pas que le fer seul puisse se convertir en platine, comme il paraît le présumer. J’ai déjà dit que le platine était composé d’or dénaturé par l’arsenic, et de fer réduit en sablon magnétique par l’excessive violence du feu, et j’ai fait faire quelques essais pour vérifier ma présomption[NdÉ 1]. M. l’abbé Rochon a voulu se charger de ce travail, et j’ai aussi prié M. de Morveau de faire les mêmes expériences. L’or fondu avec l’arsenic devient blanc, cassant et grenu, il perd sa couleur, et prend en même temps beaucoup plus de dureté ; cet or altéré par l’arsenic, fondu une seconde fois avec le sablon ferrugineux et magnétique qui se trouve mêlé avec le platine naturel, forme un alliage qui approche beaucoup du platine, tant par la couleur que par la densité. M. l’abbé Rochon m’a déjà remis le produit de nos deux premiers essais, et j’espère que nous parviendrons à faire du platine artificiel par le procédé suivant, dont seulement il faudra peut-être varier les doses et les degrés de feu.

Faites fondre un gros d’or le plus pur avec six gros d’arsenic, laissez refroidir le bouton, pulvérisez cet or fondu avec l’arsenic dans un mortier d’agate, mêlez cette poudre d’or avec trois gros du sablon magnétique qui se trouve mêlé au platine naturel ; et comme la fusion de ce mélange exige un feu très violent et qu’il faut que le sablon ferrugineux s’incorpore intimement avec l’or, vous ajouterez à ces matières une bonne quantité de nitre, qui produira assez d’air inflammable pour rendre la fusion parfaite, et vous obtiendrez par cette opération un produit très semblable au platine naturel. Il est certainement plus possible de faire du platine artificiel que de convertir le platine en or ; car quelques efforts qu’aient faits nos chimistes pour en séparer ce métal précieux, ils n’ont pu réussir, et de même ils n’ont pu en séparer absolument le fer qu’il contient ; car le platine le plus épuré, qui paraît ne pas être attirable à l’aimant, contient néanmoins dans son intérieur des particules de sablon magnétique, puisqu’en le réduisant en poudre, on y retrouve ces particules ferrugineuses qu’on peut en retirer avec l’aimant.

Au reste, je ne sais pas encore si nous pourrons retirer l’or de ces boutons de platine artificiel, qui me paraissent avoir toutes les propriétés du platine naturel : seulement il me paraît que, quand l’or a été dénaturé par l’arsenic, et intimement mêlé avec le sablon ferrugineux et magnétique, il n’y a guère moyen de lui rendre sa ductilité et sa première nature et que, par conséquent, il sera toujours très difficile de tirer du platine tout l’or qu’il contient, quoique la présence de ce métal dans le platine nous soit démontrée par son poids spécifique, comme la présence du fer l’est aussi par son magnétisme.


Notes de Buffon
  1. Dans la grande quantité de platine que M. Dombey a rapportée du Pérou, et dont il a remis une partie au Cabinet du Roi, il s’est trouvé un de ces grains de platine aplatis, de trois lignes de longueur sur deux lignes de largeur, et cela confirme ce que dit à ce sujet M. Le Blond. C’est le plus grand grain de platine que j’aie vu : M. Dombey m’a assuré qu’il en connaissait un de trois onces pesant, qui était entre les mains de don Antonio-Joseph Areche, visiteur général du Pérou ; et qui a été envoyé à la Société royale de Biscaye. Ce gros grain est de la même figure que les petits, et tous paraissent avoir été fondus par le feu des volcans.
  2. Je dois observer qu’il se trouve des mines de mercure au Chili et en quelques autres contrées de l’Amérique méridionale. Voyez l’article Concrétions du mercure.
  3. Ce morceau est le même dont nous avons parlé ci-devant, d’après M. Dombey, dans la note a de la page précédente ; car M. Le Blond dit, comme M. Dombey, « que ce morceau fut remis à Don Areche, intendant du Pérou, pour en faire présent à la Société royale de Biscaye, qui doit actuellement le posséder ».
Notes de l’éditeur
  1. Le platine est un métal aussi nettement individualisé que l’or, le fer, etc.