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Abrégé de l’histoire générale des voyages/Tome XVIII/Troisième partie/Livre XI/Chapitre I

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LIVRE ONZIÈME.

ÉTABLISSEMENT DES COLONIES FRANÇAISES
DANS L’AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE.


CHAPITRE PREMIER.

Baie d’Hudson. Île royale.

Les tentatives des Français dans l’Amérique, depuis François 1er jusqu’à Henri iv, se bornent à ce que nous avons dit de la Floride et du Brésil, et à quelques expéditions qui n’eurent point de suite. La première qui soit de quelque importance est du commencement du dix-septième siècle. C’est celle de Champlain, gentilhomme de Saintonge, navigateur célèbre, dont un lac situé dans les États-Unis porte encore le nom. Champlain fit plusieurs voyages en Amérique, d’abord sous les ordres du vice-amiral de Muiz, qui bâtit Port-Royal, aujourd’hui Annapolis, dans l’Acadie ; ensuite à la tête d’une compagnie de marchands, qui jeta en 1608 les premiers fondemens de Québec sur les bords du fleuve Saint-Laurent, que Champlain avait remonté jusqu’à vingt lieues au-delà de son embouchure. Le Florentin Vérazani avait découvert autrefois cette côte, Terre-Neuve et la baie d’Hudson, lorsqu’il fut envoyé en 1524 par François 1er, pour chercher par le nord une route dans la mer du Sud. La colonie du Canada fut long-temps languissante et combattue par les Anglais, avec une alternative de bons et de mauvais succès. Son objet principal était le commerce des pelleteries. Montréal, autre établissement formé dans une des îles du fleuve Saint-Laurent, accrut encore la puissance française dans ces contrées. On s’allia avec quelques nations sauvages, et l’on fit la guerre à d’autres. Cependant des pêcheurs normands, basques et bretons, fréquentaient les cotes d’Acadie, Terre-Neuve et la baie d’Hudson, qu’ils disputaient aux Anglais. Dans le récit de ces guerres, qui n’entre point dans notre plan, on trouve quelques détails sur la baie d’Hudson, qui méritent que nous nous y arrêtions un moment. Nous parcourrons ainsi de suite les autres contrées où les Français ont eu des établissemens, avant d’entrer dans la description générale du nord de l’Amérique.

Voici comme s’expliquent les relations françaises : « Après qu’on a doublé la pointe septentrionale de l’île de Terre-Neuve, en faisant le nord-ouest, et côtoyant toujours la terre de Labrador, on s’élève jusque vers les 63 degrés de latitude nord, et l’on trouve un détroit qui porte le nom d’Hudson. Ce détroit court sud-est et nord-ouest, et sa sortie est par le 64e. degré. En cet endroit l’Océan forme une mer intérieure qu’on nomme improprement la baie d’Hudson ; car du nord au sud elle après de trois cents lieues de longueur, sur une largeur de plus de deux cents, qui se rétrécit en quelques endroits jusqu’à trente-cinq lieues. Son extrémité méridionale est par le 51e. degré de latitude nord. Rien n’est plus affreux que le pays dont elle est environnée. De quelque côté qu’on jette les yeux, on n’aperçoit que des terres incultes et sauvages, et des rochers escarpés, qui s’élèvent jusqu’aux nues, entrecoupés de profondes ravines et de vallées stériles où le soleil ne pénètre point, et que les neiges ou les glaçons, qui ne fondent jamais, rendent absolument inaccessibles. La mer n’y est bien libre que depuis le commencement de juillet jusqu’à la fin de septembre ; encore y rencontre-t-on quelquefois des glaces d’une énorme grosseur, qui jettent les navigateurs dans le plus grand embarras. Lorsqu’on y pense le moins, une marée ou un courant assez fort pour entraîner le navire, l’investit tout à coup d’un si grand nombre de ces écueils flottans, qu’aussi loin que la vue puisse porter on n’aperçoit que des glaces. Il n’y a pas d’autre moyen de s’en garantir que de se grapiner sur les plus grosses, et d’écarter les autres avec des gaffes. Mais, dès qu’on s’est ouvert un passage, il faut en profiter au plus tôt ; car, s’il survient une tempête pendant qu’on est assiégé de glaçons, quelle espérance de s’en tirer ? »

La longueur du détroit qui mène dans cette mer est de cent vingt lieues. À l’entrée on trouve une île nommée la Résolution, ensuite les îles de Charles, de Salisbury et de Nottingham dans le détroit, et celle de Mansfield à l’embouchure intérieure. Des deux côtés, les terres sont habitées par des Esquimaux. La côte méridionale est connue sous le nom de Terre de Labrador, et celle du nord sous autant de noms qu’il y a passé de navigateurs de différentes nations, qui s’attribuent l’honneur de la découverte. Les Anglais ont bâti un fort sur le Nelson-river, à la côte occidentale de cette mer, et ont donné le nom de New-south Wales à tout le pays. La partie où est le fort porte celui de Button. C’est l’endroit le plus large.

Les Anglais bâtirent à la rivière de Rupert le Charles-Fort, où ils vécurent d’abord dans de petites huttes ; leur principal soin était de se défendre de la pluie et du froid, mais bien plus souvent du froid que de la pluie. L’île Charles-Town, à l’extrémité méridionale de la mer, est d’un aspect extrêmement singulier. Elle est non-seulement couverte de mousse fort verte, mais remplie d’arbres, surtout de bouleaux, de sapins et de genévriers ; ce qui fait une perspective si riante pour ceux qui arrivent, après un voyage de trois mois, dans la plus dangereuse des mers, qu’ils croient voir naître tout d’un coup le printemps. Découvrir de la verdure et des arbres qui étendent agréablement leurs branches au milieu des glaces et des neiges, c’est un spectacle qui cause la plus étrange surprise et le plus délicieux plaisir. L’air, quoique plus proche du soleil que celui de Londres, qui n’est qu’à 51°, est d’un froid excessif pendant neuf mois. Les trois autres sont chauds, mais tempérés par les vents du nord-ouest. Le terrain, à l’est comme au couchant, ne produit aucune sorte de grain. Vers la rivière de Rupert, il donne quelques fruits, tels que des groseilles et des fraises.

Les marchandises dont on tire le meilleur parti dans la baie, sont des fusils, la poudre à tirer, le plomb, les draps, les haches, les chaudrons et le tabac, qu’on y troque avec les Indiens pour diverses pelleteries. Ceux-ci donnent pour un fusil dix bonnes peaux de castor ; une peau pour la demi-livre de poudre ; une pour quatre livres de plomb ; une pour chaque hache ; une pour huit grands couteaux ; une pour la demi-livre de grains de verre ; six pour un habit de bon drap ; six pour la livre de tabac ; une pour une grande boîte à poudre, ou pour deux petites ; une pour chaque livre de fonte dans un chaudron ; deux pour un miroir et pour un peigne. L’auteur de la relation donne à juger, sur ce compte, quels durent être les premiers gains de la Compagnie : il les fait monter à trois cents pour cent.

L’hiver y est extrêmement froid. Il commence vers la Saint-Michel, et ne finit guère avant le mois de mai. Au mois de décembre, le soleil s’y couche à deux heures trois quarts, et se lève à neuf heures. Dans les beaux jours de froid, où l’air est un peu plus tempéré, on est surpris de la quantité de perdrix et de lièvres qui s’y rassemblent. Jérémie, commandant français au fort Bourbon qui fut pris depuis par les Anglais, et se nomme aujourd’hui le fort d’York, eut la curiosité de compter combien les chasseurs en apportaient dans un hiver. Entre quatre-vingts hommes, il se trouva, au printemps, qu’on y avait mangé quatre-vingt-dix-mille perdrix et vingt-cinq mille lièvres. À la fin d’avril, les oies, les outardes et les canards y arrivent dans la même abondance, et ne sont pas plus difficiles à tuer. Ces oiseaux passent deux mois dans le pays. On donne aux sauvages une livre de poudre et quatre livre de plomb pour vingt oies ou vingt outardes qu’ils sont obligés d’apporter au fort. Les cariboux ou rennes passent deux fois l’année, et leur premier passage est dans le cours de mars et d’avril. Ces animaux, qui viennent du nord pour aller au sud, sont en si grand nombre qu’ils occupent plus de soixante lieues d’étendue le long des rivières, et Jérémie ne craint point d’assurer que les chemins qu’ils font dans la neige sont plus entrecoupés que les rues de Paris. Les sauvages font alors des barrières avec des arbres entassés les uns sur les autres, et laissent par intervalles des ouvertures où ils tendent des piéges. La quantité de cariboux qu’ils prennent est incroyable. Le second passage, ou le retour, est dans le cours de juillet et d’août.

La pêche est une autre ressource en été, pour les Européens de la baie d’Hudson. Ils ne manquent point de tendre des filets, qu’ils ne retirent jamais sans y trouver diverses sortes d’excellens poissons, tels que du brochet, de la truite, de la carpe, et surtout un poisson blanc, à peu près de la forme du hareng, auquel Jérémie ne croit point qu’il y en ait de comparable dans tout l’univers. On en fait d’abondantes provisions pour l’hiver, et la seule manière de le conserver est de le mettre dans la neige : il s’y gèle, et ne se corrompt plus jusqu’au retour de l’été. La viande même, et toutes les espèces de gibier qu’on a nommées ne se conservent point autrement. « Ainsi, conclut le même voyageur, sous un mauvais climat, rien n’y manque pour la vie, lorsqu’on y reçoit de l’Europe du pain et du vin. Quoique l’été y soit très-court, on s’y fait de petits jardins qui produisent de bonnes laitues, des choux verts, et d’autres herbes qu’on prend soin de saler pour l’hiver.»

Malgré ces secours, la compagnie de Québec ayant laissé passer quatre ou cinq ans sans renouveler les munitions et les marchandises du fort, Jérémie, qui n’avait pas cessé d’y commander, s’en trouva si dépourvu qu’il ne put continuer la traite avec les sauvages. En 1712 il se vit forcé, au mois de juillet, d’envoyer une partie de ses gens à la chasse des cariboux. Sa garnison était fort affaiblie. « Je fis partir, dit-il, mon lieutenant, les deux commis et cinq de mes meilleurs hommes, auxquels je m’étais efforcé de donner une assez bonne quantité de poudre et de vivres. Ils se postèrent malheureusement proche d’un camp de sauvages qui manquaient de poudre, parce que, la conservant pour ma sûreté et celle de mes gens, je leur refusais la traite. Ces barbares, se voyant comme bravés par les chasseurs français, qui tuaient toute sorte de gibier, et qui faisaient bonne chère à leurs yeux, sans leur en faire part, conçurent le dessein de les tuer pour se saisir de leurs armes et de leurs munitions. Ils en redoutaient particulièrement deux, qu’ils avaient reconnus pour les plus adroits. Une fête nocturne, dont nous connaissions l’usage, leur donna l’occasion de les y inviter. Mes gens se défiaient si peu d’une trahison, qu’ayant laissé partir leurs compagnons pour le camp sauvage, ils se couchèrent tranquillement. Les deux convives arrivèrent au camp dans la même confiance ; mais en entrant dans l’enceinte, ils trouvèrent les Américains rangés des deux côtés, la hache et le couteau à la main, et furent poignardés d’autant plus facilement qu’ils étaient sans armes. Ces perfides, résolus d’égorger aussi les six autres, se mirent en chemin avec leurs armes à feu pour les attaquer pendant leur sommeil. Ils commencèrent par une décharge ; ensuite, se jetant sur eux la baïonnette à la main, ils les égorgèrent avant qu’ils fussent bien éveillés. Il y en eut un néanmoins qui, n’ayant été blessé que d’un coup de balle à la cuisse, feignit d’être mort. Les Américains le voyant étendu et sans mouvement, se contentèrent de lui ôter sa chemise comme à tous les autres ; et, dans la frayeur qui accompagne toujours le crime, ils se hâtèrent de piller la cabane pour fuir aussitôt. Le malheureux Français retrouva la force de lever la tête lorsqu’il ne les entendit plus, et vit ses compagnons morts autour de lui. Il se traîna jusqu’au bois, où, reconnaissant qu’il n’avait reçu le coup que dans les chairs, il arrêta son sang avec quelques feuilles d’arbres ; et dans cet état il prit le chemin du fort au travers des ronces. Il était neuf heures du soir, lorsque je le vis arriver nu, sanglant, et tel qu’il devait être après avoir fait dix lieues sans aucun secours. Qu’on juge de ma surprise et de ma douleur, surtout lorsqu’il m’eut annonce la mort de mon lieutenant et de tous ses compagnons. Cependant je pensai d’abord à me tenir sur mes gardes, dans la crainte que leurs meurtriers ne fissent quelques tentatives sur le fort. L’artillerie fut mise en état. Comme il ne restait que neuf hommes autour de moi, il me parut impossible de garder deux postes, et je rappelai aussitôt la petite garnison de Phelipeaux, autre forteresse française, pour faire garde nuit et jour, sans oser sortir du fort. L’événement fit sentir la nécessité de cette précaution. Ces barbares, après nous avoir observés quelques jours, s’approchèrent aussi de Phelipeaux, où n’apercevant personne, ils pillèrent tout ce que mes gens n’avaient pas eu le temps d’en apporter, surtout une certaine quantité de poudre que j’y tenais en réserve pour le dernier besoin. Ainsi nous passâmes tout l’hiver dans le fort, sans vivres, sans poudre, menacés d’y périr de misère, et dans l’appréhension continuelle d’y être attaqués par des traîtres affamés de nos marchandises. »

Un navire de la Compagnie, qui arriva l’année suivante, fit renaître l’abondance au fort Bourbon ; mais rien n’y était plus nécessaire que les marchandises de traite, dont les sauvages avaient autant de besoin que les Français. La faim en avait fait périr un grand nombre. Comme ils ont perdu l’usage des flèches depuis que les Européens leur portent des armes à feu, ils n’ont pas d’autre ressource en hiver que le gibier qu’ils tuent au fusil. Jamais ils n’ont tenté de cultiver une terre dont ils connaissent la stérilité. Sans cesse errans au milieu des neiges, ils ne passent pas huit jours dans un même lieu. Jérémie assure que, lorsqu’ils sont pressés par la faim, les pères et les mères tuent leurs enfans pour les manger, et qu’ensuite le plus fort des deux mange l’autre. Il ajoute que les exemples n’en sont pas rares. « J’en ai connu un, dit-il, qui, après avoir dévoré sa femme et six enfans qu’il avait d’elle, avouait qu’il n’avait eu le cœur attendri qu’au dernier ; qu’il lui avait donné ce rang, parce qu’il l’aimait plus que les autres ; qu’en ouvrant la tête pour manger la cervelle, il s’était senti touché, et qu’il n’avait pas eu la force de lui casser les os pour en sucer la moelle. » On pourrait trouver ce récit peu vraisemblable sur le témoignage d’un seul voyageur, mais il est confirmé par les relations anglaises des mêmes contrées. On y lit, comme dans celle du commandant français, que ces Américains vivent fort long-temps malgré leur misère ; que, si l’âge les met hors d’état de travailler, ils font un festin auquel ils invitent toute leur famille ; qu’après une longue harangue dans laquelle ils recommandent l’union, ils présentent à celui de leurs enfans qu’ils aiment mieux, une corde qu’ils se passent eux-mêmes au cou, et le prient de les étrangler pour les délivrer d’une vie qui fait leur tourment et celui des autres. Tout le monde applaudit à leur résolution, et le fils s’empresse de leur obéir. On aura occasion, dans un autre article, de rappeler leurs usages.

Jérémie reçut ordre, en 1714, de remettre aux Anglais le fort Bourbon, et tout ce que la France avait possédé jusqu’alors dans la baie d’Hudson. Louis xiv s’était déterminé à leur céder sans retour, par l’article 12 du traité d’Utrecht, cette partie de ses domaines, avec l’Acadie et l’île de Terre-Neuve. Ce fut un sacrifice considérable qu’il fit à la paix. Jérémie assure qu’avec un peu de dépense, la baie d’Hudson pouvait devenir le meilleur poste de l’Amérique française, et que le seul fort Bourbon, bien entretenu de marchandises, rapportait alors un profit clair de plus de 100,000 livres.

Henri Ellis, Anglais qui fit le voyage de la baie d’Hudson en 1746, nous donne une idée des possessions anglaises sur cette côte.

Outre le fort d’York, les Anglais ont dans la baie trois autres postes qui portent aujourd’hui les noms de Churchill, Saint-Alban, et Moose-river.

Le fort d’York est situé sur la branche méridionale du Nelson-river, appelée par les Anglais Haies-river, à cinq lieues de l’endroit où elle se jette dans la mer. Ce fort n’est qu’un bâtiment carré, flanqué de quatre petits bastions qui sont couverts, et servent de logemens ou de magasins. Chaque courtine a trois petites pièces d’artillerie, et le tout est garni de palissades. Une batterie d’assez gros canons, qui défend la rivière, est défendue elle-même par un petit parapet de terre. Dans les temps de guerre, lorsque les habitans doivent être rassemblés, leur nombre est d’environ trente-trois ; d’où l’on peut conclure que ce fort, quelque redoutable qu’il puisse paraître aux sauvages, ne serait guère en état de se défendre, s’il était attaqué régulièrement par les moindres troupes de l’Europe.

À la distance d’environ sept lieues, on voit un canton couvert de pierres, entre lesquelles il se trouve quantité de pyrites parfaitement rondes, à peu près de la grosseur d’un boulet de canon de six livres. On eut quelque temps la simplicité de croire dans le pays que la forme de ces pierres était l’ouvrage des Français, qui les employèrent dans leurs canons lorsqu’ils se rendirent maîtres du fort. Ellis n’y reconnut que l’ouvrage de la nature, et les regarde comme une preuve certaine que ce pays est rempli de métaux, sans en excepter les plus précieux. « Les pyrites, dit-il, contiennent toujours un peu d’or, et sont souvent très-riches en argent ; mais il est fort rare qu’on y trouve du plomb ou de l’étain. »

L’établissement du fort d’York passe avec raison pour le plus important de la Compagnie anglaise, qui porte le nom de Compagnie de la baie d’Hudson. C’est le vrai centre de son commerce ; elle en tire annuellement entre quarante et cinquante mille peaux, et, suivant tous les témoignages, il lui serait aisé, avec un peu d’industrie, d’en tirer trois fois plus ; mais, par une politique inconcevable et fort nuisible aux intérêts de la nation, elle décourage elle-même ses comptoirs, jusqu’à mettre tout en usage pour les empêcher d’étendre leur commerce.

Une maxime de la Compagnie anglaise, que l’auteur ne condamne pas moins, « est de choisir ordinairement pour facteurs les moindres et les plus stupides des employés. N’est-il pas sensible que des officiers de cette trempe sont les moins propres à soutenir un commerce ? s’ils ont quelque subtilité, elle se borne à tromper les Américains, à fourrer, par exemple, le pouce dans la mesure lorsqu’ils leur vendent de la poudre à tirer, à mêler une moitié d’eau dans l’eau-de-vie qu’ils leur fournissent ; en un mot, à pousser sans scrupule et sans remords la fourberie au dernier excès. D’ailleurs ils ne font pas difficulté de vendre au-dessus du prix fixé par la Compagnie. C’est par ces artifices, joints aux présens qu’ils extorquent des sauvages, qu’ils gagnent ce qu’ils nomment le surplus, et qui ne va pas à moins d'un tiers du commerce. Doit-il paraître surprenant que les sorties annuelles des marchandises de la Compagnie ne passent pas ordinairement 3 ou 4,000 livres sterling, et que, dans l’espace d’environ quarante ans, le total ne soit pas monté à plus de 60,000 ? Cependant un objet qui paraît de si peu d’importance pour le public devient considérable par le petit nombre de personnes intéressées, et surtout par les immenses profits qu’ils en tirent ; mais on sait qu’une branche de commerce peut-être tellement ménagée, qu’elle tourne au profit de quelques particuliers, tandis qu’elle est très-désavantageuse à toute une nation. »

Les regrets du voyageur augmentent en considérant les avantages des établissemens anglais par leur situation, par les nations nombreuses qui les environnent, par la prodigieuse quantité de pelleteries que ces Américains peuvent fournir, et par l’estime qu’ils font des marchandises anglaises. Il porte envie au commerce des Français avec les mêmes nations, qui est immense, dit-il, quoique leurs établissemens n’aient rien de si favorable, et qu’ils soient sujets au contraire à quantité d’inconvéniens. Il est probable que, depuis que cette concurrence a cessé par l’abandon du Canada de la part des Français, les plaintes du voyageur ne seraient plus fondées, et que l’Angleterre a repris tous ses avantages.

Les trois forts qu’on a nommés avec celui d’York ne méritent point de description ; ils contiennent environ 70 habitans, qui, joints à ceux du fort d’York, ne font pas plus de 100 Anglais dans toute la baie d’Hudson.

Ellis nous fournit quelques détails sur les animaux du pays. Le coq de bruyère abonde pendant toute l’année. La perdrix blanche est d’une grosseur moyenne, entre la perdrix commune et le faisan. Sa figure différerait peu de celle des nôtres, si la queue n’était plus longue. Ces oiseaux sont ordinairement bruns en été, et deviennent tout-à-fait blancs en hiver, à la réserve des dernières plumes de la queue qui sont noires et tachetées de blanc. Pendant la rigueur du froid, ils passent toutes les nuits dans la neige, qu’ils secouent le matin en s’élevant droit en l’air. Le jour ils se chauffent au soleil, et ce n’est que le matin et le soir qu’ils cherchent leur nourriture. Un naturaliste anglais prétend que cet oiseau n’est pas proprement une perdrix, et le prend pour une gelinotte, assez commune en Amérique, et même en Europe, sur les montagnes d’Italie, de Suisse et d’Espagne, mais nulle part en si grande abondance que dans la baie d’Hudson.

Le pélican n’y est pas plus rare, et ressemble à celui d’Afrique ; mais il est moins gros, et la poche de son bec est moins large.

L’aigle à queue blanche est un des plus curieux oiseaux de la baie. Sa grosseur est à peu près celle d’un dindon. Sa couronne est aplatie. Il a le cou extrêmement court, l’estomac large, les cuisses fortes, les ailes fort longues et fort larges à proportion du corps, noirâtres sur le derrière, et plus claires aux côtés.

Le hibou couronné, oiseau singulier et fort commun dans la baie, a la tête presque aussi grosse que celle du chat. Il a des plumes qui s’élèvent en forme de cornes, précisément au-dessus du bec, où elles sont mêlées de blanc, et par degrés deviennent d’un rouge-brun marqueté de noir. On voit aussi dans les mêmes lieux de grands hiboux blancs, et d’une blancheur si éblouissante, qu’on a peine à les distinguer sur la neige. Ils y sont en abondance pendant toute l’année. Souvent ils volent en plein jour, et donnent la chasse aux perdrix blanches.

Le porc-épic de la baie d’Hudson ressemble beaucoup au castor par la forme et la grandeur. Sa tête, peu différente de celle du lapin, a le nez plat et tout-à-fait couvert d’un poil court. Ses dents de devant, deux en haut et deux en bas, sont jaunes et très-fortes. Il a les oreilles si courtes qu’elles paraissent à peine entre le poil de sa peau ; les pates fort courtes aussi, mais les ongles, dont on compte quatre aux pates de devant et cinq à celles de derrière, très-longs, creux en dedans, et extrêmement pointus. Tout le corps est couvert d’un poil fort doux, long d’environ quatre pouces, parmi lequel il se trouve au haut de la tête, du corps et de la queue, une espèce de tuyaux roides et piquans, de couleur blanche, à pointes noires, qu’on ne retire pas aisément de la peau lorsqu’on en est piqué. Cet animal fait ordinairement son nid sous les racines des plus grands arbres ; il dort beaucoup. Sa principale nourriture est leur écorce ; il mange de la neige en hiver, et boit de l’eau en été, mais sans y mettre les pieds. Les Américains mangent sa chair, et la trouvent également agréable et saine.

Le volverenne, nommé quick hatch par les Anglais, a été appelé aussi glouton de Labrador. Il est de la grosseur d’un grand loup ; son museau est noir jusqu’au-dessous des yeux, le dessus de la tête blanchâtre ; les yeux sont noirs, la gorge et le bas du cou tachetés de noir, les oreilles petites et rondes, tout le corps d’un brun rougeâtre, foncé du côté des épaules, plus clair sur le dos et aux côtés ; tout le poil du corps assez long, peu épais ; les pates couvertes d’un petit poil noir jusqu’à la première jointure, les cuisses brunes ; les ongles d’une couleur claire ; enfin la queue brune jusque vers la pointe, qui est plus épaisse, touffue même, et noire. Le volverenne porte la tête fort bas en marchant, et son dos paraît toujours voûté. S’il est attaqué, il se défend avec autant d’opiniâtreté que de vigueur. On lui attribue l’adresse de briser ou déchirer en mille pièces toutes les espèces de piéges qu’on lui tend.

Tout ce qui est commun à cette baie avec les autres régions est remis à l’article général. Ainsi quelques traits qui nous restent à recueillir de la relation d’Ellis ne conviennent qu’aux Indiens du pays. En confirmant ce que nous en avons déjà rapporté sur le témoignage de Jérémie, de La Potherie, et de quelques autres voyageurs, il ajoute plusieurs observations qui répondent à la commission qu’il avait particulièrement de reconnaître la nature du pays et le caractère de ceux qui l’habitent.

Les habitans de la baie d’Hudson, que les Anglais nomment Nodwais, et les Français Esquimaux, sont d’une taille médiocre, généralement robustes, d’un embonpoint raisonnable, et basanés ; ils ont la tête large, la face ronde et plate, les yeux noirs, petits et étincelans, le nez plat, les lèvres épaisses, les cheveux noirs, les épaules larges et les pieds extrêmement petits ; ils sont gais, vifs, mais subtils, rusés et fourbes : les flatteries ne leur coûtent rien. Il est aisé de les irriter : on leur voit prendre alors un air fier ; mais il n’est pas moins facile de les intimider. Leur attachement pour leurs usages est extrême : « Je sais, dit Ellis, que plusieurs de ces Indiens, ayant été pris dans leur jeunesse et transportés aux comptoirs anglais, ont toujours regretté leur pays natal. L’un d’eux, qui avait vécu long-temps parmi les Anglais, et qui avait toujours mangé à la manière anglaise, voyant ouvrir un phoque par un de nos matelots, se jeta sur l’huile qui en sortait fort abondamment, et se hâta d’avaler avec une avidité surprenante tout ce qu’il en put ramasser dans ses mains ; ensuite il s’écria dans le même transport : « Ah ! que j’aime mon cher pays, où je pouvais me remplir le ventre de cette huile aussi souvent que je le voulais ! » Il ne serait pas difficile de civiliser ces peuples, si le commerce qu’on fait avec eux demandait qu’on en prît la peine. »

Ils sont fort habiles à gouverner leurs canots, qui sont ou de bois ou de côtes de baleine, fort minces et entièrement couverts de peaux de phoques, à l’exception d’un trou vers le milieu, qui est garni d’un rebord de bois, ou de côtes, pour empêcher l’eau d’y entrer, et qui n’a que la grandeur nécessaire pour contenir un seul homme, qui s’y tient assis en étendant les jambes vers l’avant du canot. De ce rebord s’élève une pièce de peau qu’il se lie autour du corps, et qui ferme tout passage à l’eau. Les coutures des peaux sont enduites d’une espèce de goudron ou de colle qui n’est qu’une préparation d’huile de phoque : c’est dans ces canots que les Esquimaux prennent avec eux tout ce qui est nécessaire à leurs besoins, surtout des instrumens pour la pêche. Ils y ont aussi des frondes et des pierres, dont ils se servent fort habilement. Leurs harpons sont armés par un bout d’une dent de morse, qui sert à darder les gros poissons, lorsqu’ils ont été blessés, pour achever plus vite de les tuer : l’autre bout est proprement destiné pour les blesser ; c’est une sorte de barbe, garnie de fer, qui se cramponne et s’arrête dans le corps du poisson, au lieu que la pointe d’os en sort d’elle-même. Une sangle attachée à la barbe soutient à l’autre bout une peau de phoque enflée, qui tient lieu de bouée, pour marquer l’endroit où le poisson se plonge dans l’eau, et qui le fatigue beaucoup lorsqu’il nage pour s’échapper, jusqu’à ce qu’épuisé de forces, il expire ; alors les pêcheurs le tirent à terre et le dépouillent de sa graisse ou de son huile, qui leur sert de nourriture et qu’ils brûlent dans leurs lampes.

Ces petits canots, qui ne sont que pour les hommes, ont environ vingt pieds de long sur dix-huit pouces de large, et se terminent en pointe aux deux bouts. Le navigateur n’a qu’une rame assez large, qui sert à ramer alternativement des deux côtés ; mais il y a pour les femmes des canots plus grands et ouverts, dont elles manient les rames, et qui portent jusqu’à vingt personnes : les matériaux en sont les mêmes.

L’habillement des hommes est ordinairement de peaux de phoques ou de bêtes fauves ; ils s’en font aussi de peaux d’oiseaux terrestres et marins, qu’ils ont l’art de coudre ensemble : tous ces habits ont une sorte de capuchon, sont serrés autour du corps, et ne descendent que jusqu’au milieu de la cuisse ; les culottes se ferment devant et derrière avec une corde, comme on ferme une bourse. Plusieurs paires de bottes les unes sur les autres servent aux deux sexes à se tenir chaudement les jambes et les pieds. La différence, pour les hommes et les femmes, est que les femmes portent à leur robe une queue qui leur tombe jusqu’aux talons, que leurs capuchons sont plus larges du côté des épaules, pour y mettre leurs enfans lorsqu’elles les veulent porter sur le dos, et que leurs bottes, plus grandes aussi, sont ordinairement garnies de baleines. Un enfant qu’elles sont obligées d’ôter un moment d’entre leurs bras est mis dans une des bottes, en attendant qu’elles puissent le reprendre. On voit à quelques hommes des chemises de vessies de phoques cousues ensemble, et presque de la même forme que nos chemises. En général, leurs habits sont cousus fort proprement avec une aiguille d’ivoire et des nerfs de bêtes fendus en lacets fort minces, qui leur servent de fil ; ils ne manquent pas même de goût pour les orner de bandes de peau en manière de galons, de rubans et de guirlandes, qui leur donnent un air fort propre.

Rien ne fit prendre à Ellis une plus haute idée de leur industrie que ce qu’ils appellent dans leur langue des yeux à neige ; ce son de petits morceaux de bois ou d’ivoire, destinés pour la conservation des yeux, et noués derrière la tête. Leur fente est précisément de la longueur des yeux ; mais elle est fort étroite, ce qui n’empêche point de voir fort distinctement au travers, sans en ressentir la moindre incommodité. Cette invention les garantit de l’aveuglement, maladie terrible pour eux, et fort douloureuse, qui est causée par l’action de la lumière fortement réfléchie de la neige, surtout au printemps, quand le soleil est plus élevé au-dessus de l’horizon. L’usage de ces machines leur est si familier, que, s’ils veulent observer quelque chose dans l’éloignement, ils s’en servent comme d’une lunette d’approche.

On observe le même esprit d’invention dans leurs instrumens de pêche et de chasse à l’oiseau : leurs harpons et leurs dards sont bien faits, et convenables à l’usage qu’ils en font ; la construction de leurs arcs est surtout fort ingénieuse ; ils sont composés de trois morceaux de bois, garnis avec autant d’art que de propreté : c’est du sapin ou du mélèse ; mais ces bois n’étant ni forts ni élastiques, les sauvages suppléent à ces deux défauts en les renforçant par-derrière avec une bande de nerfs ou de tendons de bêtes fauves. Ils mettent souvent leurs arcs dans l’eau, et l’humidité, qui fait rétrécir ces cordes, leur donne tout à la fois plus de force et d’élasticité ; mais on a vu que, depuis qu’ils sont en commerce avec les Européens, ils abandonnent l’arc pour le fusil.

On ne connaît dans la baie aucun mal contagieux : les maux de poitrine, qui y sont les plus communs, se guérissent en buvant l’infusion d’une herbe nommée vouizz-ipek-kè, ou par des sueurs. Pour se faire suer, ces Indiens prennent une grande pierre ronde sur laquelle ils font un feu qu’ils entretiennent jusqu’à ce que la pierre en devienne rouge ; ensuite ils élèvent autour une petite cabane qu’ils ferment soigneusement ; ils y entrent nus, avec un vase plein d’eau, dont ils arrosent la pierre, et l’eau, se changeant en vapeurs chaudes et humides qui remplissent bientôt la cabane, cause au malade une transpiration très-prompte. Lorsque la pierre commence à se refroidir, ils se hâtent de sortir avant que leurs pores soient fermés, et se plongent sur-le-champ dans l’eau froide ; si c’est en hiver, ou si le pays est sans eau, ils se roulent dans la neige. Cette méthode est généralement établie, et passe pour un remède infaillible contre la plupart des maladies du pays. Celui qu’ils emploient pour la colique et pour toutes les maladies d’entrailles, n’est pas moins singulier, c’est de la fumée de tabac, qu’ils avalent en abondance.

Leurs idées de religion sont fort bornées. Ellis découvrit, sans rien donner, dit-il, aux conjectures, qu’ils reconnaissent un être d’une bonté infinie, et qu’ils nomment Ockooma, c’est-à-dire, dans leur langue, le Grand-Chef. Ils le regardent comme l’auteur de tous les biens dont ils jouissent ; ils en parlent avec respect ; ils chantent ses louanges dans un hymne, d’un ton fort grave et même assez harmonieux ; mais leurs opinions sur sa nature sont si confuses, qu’on ne comprend rien à cette espèce de culte. Ils reconnaissent de même un être qu’ils appellent Ouittikka, et qu’ils représentent comme la source et l’instrument de toutes sortes de maux. Ils le redoutent beaucoup ; mais le voyageur anglais ne put découvrir s’ils lui rendent quelque hommage pour l’apaiser.

Quelque peinture que les voyageurs mal informés puissent nous faire de leur barbarie, il assure qu’ils ont un fonds d’humanité qui les rend sensibles aux malheurs d’autrui. La tendresse qu’ils ont pour leurs enfans mérite de l’admiration. Ellis en rapporte un exemple singulier qui s’était passé presque sous ses yeux. Deux canots, passant une rivière fort large, arrivèrent au milieu de l’eau : l’un, qui n’était que d’écorce, et qui portait un Indien, sa femme et leur enfant, fut renversé par les flots ; le père, la mère et l’enfant passèrent heureusement dans l’autre ; mais il était si petit, qu’il ne pouvait les sauver tous trois. Une contestation s’élève : il ne fut pas question entre l’homme et la femme de mourir l’un, pour l’autre, mais uniquement de sauver l’objet de leur affection commune. Ils employèrent quelques momens à examiner lequel des deux pouvait être le plus utile à sa conservation. L’homme prétendit que, dans un âge si tendre, il avait plus de secours à tirer de sa mère ; mais elle soutint, au contraire, qu’il n’en pouvait espérer que de son père, parce qu’étant du même sexe il devait prendre de lui des leçons de chasse et de pêche ; et, recommandant à son mari de ne jamais négliger les soins paternels, elle se jeta dans le fleuve, où elle fut bientôt noyée. L’homme parvint au rivage avec son enfant. Mais cette aventure surprit d’autant moins Ellis, qui avait déjà remarqué dans ces peuples fort peu d’égards pour les femmes. Un homme qui est assis à terre se trouve fort offensé qu’une femme lui cause la moindre incommodité dans cette posture ; et c’est un usage établi que jamais les hommes ne boivent dans le même vase après leurs femmes.

La coutume d’étrangler les vieillards, qu’on a rapportée sur le témoignage de Jérémie, est confirmée par Ellis, mais avec des circonstances qui la rendent encore plus étrange : il l’étend aux deux sexes. « Quand les pères et les mères sont dans un âge qui ne leur permet plus le travail, ils ordonnent à leurs enfans de les étrangler. C’est de la part des enfans un devoir d’obéissance auquel ils ne peuvent se refuser. Le vieux père entre dans une fosse qu’ils ont creusée pour lui servir de tombeau ; il s’entretient quelque temps avec eux en fumant du tabac et buvant quelques verres de liqueur. Enfin, sur un signe qu’il leur fait, ils lui mettent une corde autour du cou, et chacun tirant de son côté, ils l’étranglent en un instant. Ils sont obligés ensuite de le couvrir de sable, sur lequel ils élèvent un amas de pierre. Les vieillards qui n’ont pas d’enfans exigent le même office de leurs amis ; mais ce n’est plus un devoir, et souvent ils ont le chagrin d’être refusés. On ne voit point que, dans le dégoût qu’ils ont de la vie, ils pensent jamais à s’en délivrer par leurs propres mains.

Ellis, qui fait profession de ne rien publier qu’il n’ait vu de ses propres yeux, s’étend sur une autre pratique des mêmes Indiens, qu’on prendrait pour un badinage, s’il n’y joignait une invective sérieuse contre sa nation. « On en voit plusieurs qui font le métier de charlatans avec toutes sortes de drogues qu’ils achètent dans nos comptoirs, telles que du sucre, du gingembre, de l’orge, toutes sortes d’épiceries, des graines pour le jardinage, de la réglisse, du tabac en poudre, etc. Ils les débitent en petites portions, qu’ils vantent comme des remèdes pour diverses maladies, comme des spécifiques pour la pêche, la chasse, les combats, etc. C’est des Anglais mêmes qu’ils reçoivent toutes ces idées ; et je ne puis dissimuler qu’un tiers du commerce de la baie d’Hudson dépend aujourd’hui de ces charlatans indiens, qui trompent leurs compatriotes en troquant leurs fausses drogues pour de bonnes fourrures, qu’ils viennent trafiquer parmi nous. Cette imposture est sans doute
avantageuse aux intéressés ; mais ne serait-il pas plus honorable et plus utile pour nous d’établir un débit sûr et constant des marchandises de nos fabriques en laines et en fer que de souffrir un comlerce infâme, dont les suites ne peuvent être que très-préjudiciables à l’Angleterre ? »

Un reproche qui ne tombe que sur les Indiens, c’est celui qu’ils méritent pour l’imprudence qui les empêche de se précautionner contre les misères auxquelles ils sont exposés tous les ans. Ils emploient généreusement leurs provisions, lorsqu’elles sont abondantes, sans penser jamais à les conserver pour l’hiver. À peine gardent-ils un peu de poisson et de gibier. Il arrive très-souvent à ceux qui viennent trafiquer dans les comptoirs de la baie d’être obligés en chemin, pour avoir compté sur des secours qui ne se présentent point, de griller des peaux et de les manger. À la vérité, ces malheurs n’ont pas la force de les abattre. Ils ont recours à toutes sortes de voies pour se soutenir avec leurs familles ; et dans leurs dernières extrémités leur patience est inébranlable. Souvent ils font deux ou trois cents lieues dans le fort de l’hiver, par des pays nus et glacés, sans tentes pour se mettre à couvert des injures du temps ou pour se reposer la nuit. Dans ces voyages, ils élèvent, à l’approche de la nuit, une petite haie d’arbrisseaux, qui leur sert de retranchement contre le vent et les bêtes saunages. Ils allument un grand feu du côté de la haie qui est opposé au vent ; et, sans autre soin que d’écarter la neige, ils se couchent à terre pour dormir entre le feu et la haie. S’ils sont surpris par la nuit dans une plaine sans bois, où ils ne puissent faire ni retranchement ni feu, ils couchent sous la neige, qu’ils trouvent moins froide que l’air extérieur, dont elle les garantit ; mais ils conviennent eux-mêmes que la plus grande rigueur du froid n’est pas comparable à ce qu’ils ont souvent à souffrir de la faim. C’est dans ces occasions qu’ils se portent à l’horrible excès de manger leurs enfans et leurs femmes. Ellis en rapporte un exemple, qui ne cède en rien à celui qu’on a déjà lu. Il ajoute, à la honte de sa nation, que le malheureux Américain dont il raconte l’histoire, « pénétré de douleur en arrivant au comptoir anglais, n’en put cacher les tristes circonstances, et que le gouverneur, qui les entendit, n’y répondit que par un grand éclat de rire ; sur quoi le sauvage, étonné de cette barbarie, dit en anglais corrompu : Ce n’est pas un conte à rire ; et se retira fort mal édifié de la morale des chrétiens. »

Le langage de ces peuples est un peu guttural, sans être rude ni désagréable. Ils ont peu de mots, mais très-significatifs, et une manière assez heureuse d’exprimer de nouvelles idées par des termes composés, qui joignent les qualités des choses auxquelles ils veulent donner des noms.

Enfin Ellis leur attribue deux usages fort singuliers : « Ils diffèrent, dit-il, de toutes les nations connues par leur manière d’uriner ; les hommes s’accroupissent toujours pour lâcher de l’eau, et les femmes, au contraire, se tiennent debout. Les maris permettent aux femmes, ou plutôt les obligent souvent d’avorter, par l’usage d’une herbe que la baie produit, et qui n’est pas inconnue ailleurs. » Au reste, ce dernier usage n’est pas plus barbare ici qu’à la Chine, où les lois permettent à ceux qui ne peuvent nourrir leurs enfans de les tuer lorsqu’ils viennent au monde.

Ellis donne la description de l’île de Marbre, où il fut arrêté par les vents. Elle est située au 62° 55′ de latitude, et au 92e de longitude de Londres. Sa longueur est de six lieues, entre l’est et l’ouest, sur deux ou trois de large du nord au sud. Tout le terrain, qui est élevé du côté de l’ouest, et bas à l’est, n’est qu’un rocher de marbre dur et blanc, varié par des taches vertes, bleues et noires, mais les sommets des montagnes paraissent brisés, et des rocs d’une énorme grosseur, entassés confusément, semblent devoir leur forme et leur position à quelque bouleversement inconnu. Ils couvrent de profondes cavernes où l’on entend un grand bruit, qui ne peut être que celui de divers torrens d’eau qui se précipitent sur les pierres, et qu’on voit sortir en plusieurs endroits par des fentes. La qualité de ses eaux fit juger à Ellis qu’elles passent par quelques mines de cuivre. Elles sont tantôt verdâtres, avec un goût de vert-de-gris, tantôt parfaitement rouges, et teignant de cette couleur les pierres qu’elles arrosent. Les vallées sont revêtues d’une couche de terre assez mince, qui porte très-peu d’herbe, et contiennent quelques lacs d’eau douce, dans lesquels on voit des cygnes et des canards. On aperçoit aussi sur leurs bords différentes espèces de bêtes fauves qui ne peuvent y venir que du continent, quoiqu’il soit à plus de quatre lieues au nord ; mais ces animaux y passent apparemment sur la glace en hiver, ou même à la nage en été ; car ils nagent fort légèrement, et se soutiennent fort long-temps dans l’eau. Enfin l’on trouve dans l’île plusieurs traces d’hommes, telles que des pierres singulièrement entassées les unes sur les autres, qu’Ellis prit pour des tombeaux, et les fondemens de plusieurs cabanes bâties circulairement en forme de ruches, d’un mélange de pierres et de mousse. Entre le continent du nord, le mouillage est assez bon sur dix ou douze brasses de fond. L’île n’a qu’un seul port, qui est au sud-ouest, et capable de contenir cent vaisseaux ; mais l’entrée en est fort étroite, et couverte d’un îlot fort bas, tout hérissé de rochers, contre lesquels la mer se brise impétueusement. Il faut laisser cette petite île à gauche pour entrer dans le port, qui serait un des plus beaux du monde, si l’entrée avait plus de profondeur.

Ellis, ayant passé l’hiver au fort anglais, eut l’occasion d’observer que les Indiens y sont peu sujets aux maladies, et que, s’ils en sont quelquefois atteints, elles leur viennent presque toujours du froid qu’ils prennent après avoir bu des liqueurs fortes. « Ils ont, dit-il, cette obligation aux Anglais, qui leur en fournissent ; tandis que, par des maximes beaucoup plus sages, les Français refusent de leur en vendre, dans la crainte de nuire à leur tempérament et par conséquent à leur commerce, dont le succès dépend de la vigueur du corps et de l’adresse à la chasse. Aussi ceux qui vivent parmi les Anglais sont-ils maigres, petits, indolens. Ils s’emportent quelquefois aux plus énormes excès dans leurs débauches ; ils se battent comme des furieux, ils brûlent leurs cabanes, ils abusent mutuellement de leurs femmes ; et l’hiver, dans l’assoupissement de l’ivresse, ils se mettent à dormir autour d’un bon feu, où ils se brûlent quelquefois horriblement, ou se gèlent de même, suivant qu’ils s’approchent ou qu’ils s’éloignent trop du foyer. Au contraire, les autres sont pleins de santé, grands, actifs et robustes, tels qu’on les a représentés. »

Ellis trouva le terrain fertile dans plusieurs endroits de la baie d’Hudson. « La surface, dit-il, est couverte d’une argile blanchâtre, jaune et de plusieurs autres couleurs. Près des côtes, le terrain est bas, marécageux, et couvert de différentes espèces d’arbres, tels que le mélèse, le peuplier, le bouleau, l’aune, le saule, et diverses sortes d’arbrisseaux. Plus loin, dans les terres, il se trouve de grandes plaines sur lesquelles on voit peu d’herbe, mais beaucoup de mousse entremêlée de touffes d’arbres, de lacs, et de quelques collines qu’on appelle îles, dont la plupart sont couvertes d’arbrisseaux et de mousse fort haute. Le terrain en est noirâtre comme la terre des tourbes. Entre les arbrisseaux, on est surpris de voir des groseilliers avec leur fruit, et des vignes qui donnent du raisin de Corinthe. On y voit des fraises, de l’angélique, du mouron, des orties, des primevères, des genévriers, la plupart des plantes de Laponie, et d’autres inconnues en Europe. Sur les bords des lacs et des rivières il croît beaucoup de riz sauvage, qui ne demande qu’un peu de culture pour devenir un bon aliment. L’herbe y est fort longue. Les comptoirs anglais ont des jardins où l’on voit croître, à l’entrée de la belle saison, plusieurs espèces de nos herbes potagères, telles que des pois, des fèves, des choux, des navets, et diverses sortes de salades. Mais en général le terrain est beaucoup plus fertile dans l’intérieur du pays, parce que la chaleur y est plus vive en été, et qu’en hiver les gelées n’y sont pas si fortes ni si longues. »

À l’égard des minéraux, « j’y ai trouvé, dit Ellis, du minerai de fer ; et tous les Anglais racontent qu’à Churchill on rencontre à chaque pas du minerai de plomb à la surface de la terre. Les Esquimaux apportent souvent à nos facteurs des morceaux de mines de cuivre extrêmement riches. » On trouve différentes sortes de mica, et du cristal de roche de plusieurs couleurs, particulièrement du rouge et du blanc ; le premier ressemble au rubis ; mais le dernier est plus gros, fort transparent, et formé en prismes pentagones.

On rencontre dans les parties les plus septentrionales une substance qui ressemble à la houille, et qui brûle de même. L’asbeste y est fort commun, aussi-bien qu’une espèce de pierre noire, unie et luisante, qui se détache aisément par feuilles minces et transparentes, fort semblables au verre de Moscovie. On y trouve différentes espèces de marbre, les uns d’une parfaite blancheur, d’autres tachetés de rouge, de vert et de bleu. Les coquillages sont fort rares : Ellis n’y vit que des moules et des pétoncles ; mais il ne doute point qu’il n’y en ait quantité d’autres espèces qui ne paraissent guère, dit-il, et qui cherchent le fond de la mer pour s’y mettre à couvert de la gelée.

L’air de ce pays n’est presque jamais serein ; dans le printemps et l’automne, on y est continuellement assiégé par des brouillards épais et fort humides. En hiver, l’air est plein d’une infinité de petites flèches glaciales qui sont visibles à l’œil, surtout lorsque le vent vient du nord ou de l'est, et que la gelée est dans sa force ; elle se forme sur l’eau qui ne gèle point, c’est-à-dire que partout où il reste de l’eau sans glace, il s’en élève une vapeur fort épaisse qu’on appelle fumée de gelée ; et c’est cette vapeur qui, venant à se geler, est transportée par les vents sous la forme visible de ces petites flèches. Ellis raconte que, pendant les premiers mois de l’hiver, le Nelson-river n’étant pas gelé dans son principal courant, un vent du nord qui soufflait de ce côté sur son logement, y amenait sans-cesse des nuages entiers de ces particules glaciales, qui disparurent aussitôt que la rivière fut tout-à-fait prise : de là viennent les parélies et les parasélènes, c’est-à-dire les anneaux lumineux qu’on voit si souvent dans ces contrées autour du soleil et de la lune : ils ont toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. On en voit jusqu’à six à la fois ; spectacle fort surprenant pour un Européen. Le soleil ne se lève et ne se couche point sans un grand cône de lumière qui s’élève perpendiculairement sur lui ; et ce cône n’a pas plus tôt disparu avec le soleil couchant, que l’aurore boréale en prend la place, en lançant sur l’hémisphère mille rayons colorés, si brillans que leur lustre n’est pas même effacé par la pleine lune ; mais leur lumière est infiniment plus vive dans les autres temps. On y peut lire distinctement toute sorte d’écriture ; les ombres de tous les objets se voient sur la neige, en s’étendant au sud-ouest, parce que la lumière la plus brillante est dans l’endroit opposé à celui d’où elle vient et d’où les rayons s’élancent avec un mouvement d’ondulation sur tout l’hémisphère. Les étoiles paraissent brûlantes et sont de couleur de feu, principalement vers l’horizon, où elles ressemblent parfaitement à du feu qu’on voit de loin.

Les tonnerres et les éclairs sont fort rares en été, quoique la chaleur y soit assez vive pendant six semaines ou deux mois ; cependant les orages qui s’y élèvent quelquefois y sont assez violens. On y voit des cantons assez étendus où les branches et l’écorce des arbres ont été brûlées par le feu du ciel ; ce qui paraît d’autant moins étrange que les arbres du pays brûlent aisément. Tout le bas est couvert d’une mousse velue, noire et blanche, qui prend feu aussi vite que la filasse. Cette flamme légère court avec une rapidité surprenante d’un arbre à l’autre, suivant la direction des vents, et met le feu aux écorces comme aux mousses des arbres. Ces accident deviennent utiles en contribuant à sécher le bois, qui en est meilleur pour le chauffage dans les longs et rudes hivers du pays. La quantité de bois que les Anglais mettent à la fois dans un poêle est environ la charge d’un cheval ; leurs poêles sont bâtis de briques, et longs de six pieds sur deux de large et trois de haut. Quand le bois est à peu près consumé, on secoue les cendres, on ôte les tisons, et l’on bouche la cheminée par le haut ; ce qui donne ordinairement une chaleur étouffante accompagnée d’une odeur sulfureuse. Ellis raconte que, malgré la rigueur de la saison, il était souvent en sueur dans son logement. « La différence de cette chaleur au froid du dehors faisait souvent tomber dans un évanouissement si profond ceux qui rentraient après avoir passé quelque temps à l’air, qu’ils étaient quelques minutes sans donner aucun signe de vie. Si la porte demeurait ouverte un moment, l’air froid du dehors entrait avec une violence sensible, et changeait les vapeurs des appartemens en neige mince. La chaleur extraordinaire du dedans ne suffisait pas pour garantir les fenêtres et les murs de neige et de glace. Les couvertures des lits se trouvaient ordinairement gelées le matin ; elles tenaient à la partie du mur qu’elles touchaient, et l’on était surpris de voir l’haleine condensée sur les draps en forme de gelée blanche.

« Le feu du poêle, continue le même voyageur, n’était pas plus tôt éteint que nous sentions toute la rigueur de la saison. À mesure que l’air intérieur se refroidissait, le bois de charpente, que la grande chaleur avait dégelé, se gelait avec une nouvelle force, et se fendait avec un bruit continuel, souvent aussi fort que celui d’un coup de fusil. Il n’y a point de fluide qui résiste au froid de ce pays. La saumure la plus forte, l’eau de vie, et l’esprit de vin même, gèlent aussitôt qu’ils sont exposés à l’air : cependant l’esprit de vin ne se consolide point en masse ; mais il se réduit presqu’à la consistance des onguens. Toutes les liqueurs moins fortes deviennent solides en se gelant, et rompent leurs vaisseaux, soit de bois, d’étain ou de cuivre. La glace des rivières avait plus de huit pieds d’épaisseur, sans compter plusieurs pieds de neige dont elle était revêtue. Nous n’avions pas besoin de sel pour conserver nos provisions : tous les animaux qu’on tuait à la chasse étaient aussitôt gelés que morts, et demeuraient dans cet état depuis le mois d’octobre jusqu’au mois d’avril, que, commençant à se dégeler, ils se corrompaient fort vite.

Les animaux qui sont ordinairement bruns ou gris deviennent blancs en hiver. Quelques voyageurs ont cru qu’en changeant de couleur ils changeaient aussi de poil ou de plumes ; mais Ellis observa, dès le commencement du froid, que le poil des lapins n’avait que la pointe blanche, tandis que, vers la racine, il avait encore sa couleur naturelle. On conçoit que le contraire devrait arriver, si ces animaux changeaient réellement de poil.

Plusieurs matelots de l’équipage anglais eurent le visage, les oreilles et les doigts des pieds gelés, mais avec peu de danger. Pendant que la chair est dans cet état, elle est blanche et dure comme la glace ; frottée d’une main chaude, ou plutôt avec des mitaines de castor, elle dégèle. Cet accident, lorsqu’on y porte un prompt remède, ne laisse qu’une ampoule à la partie offensée ; mais si le froid a le temps de pénétrer, elle meurt, et ne redevient jamais sensible ; sur quoi Ellis observe qu’un froid extrême produit ainsi le même effet qu’un même degré de chaleur, et qu’une partie gelée se guérit à peu près comme une partie brûlée. Il remarque aussi qu’après avoir été gelée une fois, elle devient beaucoup plus susceptible du même accident que toute autre partie du corps.

Dans ces contrées, la nature donne à tous les animaux des fourrures fort épaisses, qui paraissent capables de résister au froid ; mais à mesure que la chaleur revient, ce poil tombe par degrés. Le même renouvellement arrive aux chiens et aux chats qu’on y mène d’Europe. Le sang étant plus froid et sa circulation moins vive dans les parties les plus éloignées du cœur, telles que les pâtes, la queue et les oreilles, elles sont plus susceptibles au grand froid ; mais on voit ici peu d’animaux qui aient ces parties fort longues. L’ours, le lapin, le lièvre, l’espèce de chat qui est propre à l’Amérique, le porc-épic, etc., les ont extrêmement courtes ; et s’il se trouve quelques animaux qui les aient longues, tels que les renards, etc., ils les ont, en récompense, extrêmement garnies d’un poil touffu qui les garantit.

Pendant les grands froids, si l’on touche du fer, ou tout autre corps uni et solide, les doigts y tiennent aussitôt par la seule force de la gelée. En buvant, touche-t-on le verre de la langue ou des lèvres, on emporte souvent la peau pour le retirer. Tous les corps solides, tels que le verre et le fer, acquièrent un tel degré de froid, qu’ils résistent long-temps à la plus grande chaleur. « Un jour, dit Ellis, je portai dans notre logement une hache qu’on avait laissée dehors ; je la mis à six pouces d’un bon feu, et je pris plaisir à jeter de l’eau dessus : il s’y forma sur-le-champ un gâteau de glace, qui se soutint quelque temps contre l’ardeur du feu. Il y a beaucoup d’apparence que les montagnes de glace s’accroissent de même, pendant que l’air qui les environne est tempéré.

« On avait fait un trou de douze pieds de profondeur, pour y garantir nos liqueurs du froid, avec le soin de les y placer entre deux lits d’arbrisseaux et de mousse d’un pied d’épaisseur, et le tout avait été recouvert de douze pieds d’une terre savonneuse. Non-seulement ces précautions n’empêchèrent point que plusieurs de nos tonneaux de bière ne fussent gelés, et ne crevassent même, quoique reliés de cercles de fer ; mais, ayant eu la curiosité de faire creuser, j’y trouvai la terre gelée quatre pieds au-delà, et de la dureté d’Une pierre. » Qui ne s’imaginerait, ajoute Ellis, que les habitans d’un si rigoureux climat doivent être les plus malheureux de tous les hommes ? Cependant ils sont fort éloignés d’avoir cette opinion de leur sort. Les fourrures dont ils sont couverts, la mousse et les peaux dont leurs cabanes sont revêtues les mettent de niveau avec les peuples des climats plus tempérés. S’ils ne forment point de sociétés nombreuses, c’est qu’ils trouveraient plus difficilement de quoi s’habiller et se nourrir ; : mais en changeant souvent d’habitations pour se procurer des chasses et des pêches abondantes, il leur est toujours aisé de satisfaire à ces deux besoins. Enfin cette rigueur du climat ne rebute pas même les Européens qui ont fait dans le pays un séjour de quelques années ; ils le préfèrent à leur patrie. Ellis assure que les Anglais qui reviennent avec les vaisseaux de la Compagnie s’ennuient bientôt de l’air tempéré des provinces d’Angleterre, et n’attendent point sans impatience le temps de retourner dans ces régions glacées.

On a remarqué que diverses sortes d’animaux traversent au printemps une immense étendue de pays du sud au nord, pour aller faire leurs petits dans des lieux sûrs, c’est-à-dire dans les pays plus septentrionaux, qui sont presque entièrement inhabités ; qu’on en tue tous les ans un prodigieux nombre, qu’ils sont fort tourmentés dans leur route par une espèce de gros moucherons dont l’incommodité ne se fait pas moins sentir aux hommes, et que c’est pour éviter leurs morsures que les bêtes fauves cherchent les rivières et les lacs. Ellis, cherchant d’où cette prodigieuse quantité d’insectes pouvait venir aussi subitement qu’ils paraissent, et comment ils pouvaient tout d’un coup se multiplier, apprit par le témoignage de ses propres yeux qu’ils ne meurent point en hiver. Ils tombent, dit-il, dans une espèce de léthargie, dont ils reviennent aussitôt que les chaleurs commencent. Un Anglais, traversant pendant l’hiver un petit ruisseau sur un tronc d’arbre pris dans les glaces, en détacha par hasard une masse noire et très-informe qui fut reconnue pour un gros peloton de mouches gelées ensemble. Ces insectes remuèrent bientôt près du feu. On les remit à l’air froid, où ils retombèrent dans leur mort apparente, et tout ce qu’on fit ensuite fut inutile pour les en faire sortir. Plusieurs autres animaux, qui disparaissent en hiver, tombent apparemment dans le même état. Il est fort commun en hiver, dans les habitations septentrionales de l’Amérique, de trouver sur le bord des lacs, dans des trous et parmi les racines des arbres, quantité de grenouilles gelées, dont la chair est aussi dure que la glace même, et qui, étant dégelées par une chaleur douce, reviennent à la vie, et commencent à marcher ; mais, lorsqu’on les fait geler une seconde fois, il devient impossible de les faire revivre.

Les oiseaux qui passent en plus grand nombre au printemps, pour aller faire leurs petits vers le nord, et qui reviennent vers les pays méridionaux en automne, sont les cygnes, les oies, les canards, les sarcelles et les pluviers ; mais les aigles, les corbeaux, les corneilles, les chouettes, les faucons, les mouettes, les perdrix et les faisans passent l’hiver dans le pays, au milieu des neiges et des glaces. Dans les rivières on trouve, en toutes saisons, des carpes, des truites, des esturgeons, et deux excellentes sortes de poissons, dont l’une, fort connue dans les lacs de la Nouvelle-France, est nommée par les Français poisson blanc, et par les Anglais comme par les Esquimaux, titymagg. L’autre, qui s’appelle muthay, ne diffère de l’anguille que par des taches jaunes et blanches dont il est marqueté dans toute sa longueur. Ces poissons ne sont jamais plus gras qu’en hiver, et se prennent alors à l’hameçon, par des trous qu’on fait assez difficilement dans la glace. Aux embouchures des rivières, surtout des plus septentrionales, on trouve sans cesse des saumons délicieux, des truites saumonées, et des suceurs, poisson estimé qui ressemble à la carpe sans en avoir le goût. Il y entre aussi, avec la marée, quantité de baleines blanches, qui sont plus aisées à prendre que les noires, et dont l’huile est une liqueur pour les Esquimaux.

Ellis assure que l’ours blanc des pays septentrionaux est un animal fort différent de l’ours ordinaire. Il a, dit-il, la tête plus longue, et le cou beaucoup plus mince. Le bruit qu’il fait ressemble à l’aboiement d’un chien enroué. On en distingue même deux espèces, la grande et la petite ; mais ils ont tous le poil long et doux, le nez, le museau et les ongles noirs ; ils nagent d’un glaçon à l’autre ; ils plongent, s’élèvent, et demeurent long-temps sous l’eau.

Le pélican des mêmes contrées ne ressemble point tant à celui d’Afrique et des pays tempérés de l’Amérique, qu’il ne se fasse distinguer par diverses propriétés. Il paraît qu’avec quelques légères différences de forme, ces oiseaux habitent toutes les parties du globe terrestre. On a vu qu’ils sont communs dans les Indes orientales et dans les parties méridionales de l’Afrique et de l’Amérique. Ellis assure qu’ils ne le sont pas moins dans les parties septentrionales de la Russie, qu’ils abondent en Égypte, et qu’ils s’accommodent de l’air d’Angleterre, où les curieux en ont fait apporter de fort gros.

Quoiqu’il ne paraisse point que les hermines soient aussi communes dans ces régions boréales de l’Amérique que dans la Sibérie et la Laponie, elles y sont de même de la grosseur d’un gros rat, avec le double de sa longueur ; elles sont un peu rousses en été, et en hiver elles acquièrent une blancheur éblouissante ; enfin elles ont la queue aussi longue que le corps, terminée par une petite pointe fort noire.

Le rat des montagnes du pays est de la grosseur ordinaire du nôtre, mais d’une couleur plus rouge en été, et rayée de noir. Il semble qu’il tombe du ciel, car il ne paraît que lorsqu’il a beaucoup plu. On assure que ces animaux, qui sont alors en grand nombre, ne fuient point à l’approche des hommes ; qu’étant attaqués, ils mordent le bâton dont ils sont frappés, et que, loin de craindre les chiens, ils leur sautent sur le dos, et les obligent de se rouler par terre pour se délivrer de leurs morsures. On raconte aussi que, si le froid les surprend hors de leurs retraites, ils se détruisent eux-mêmes en se précipitant dans les lacs, et qu’on en trouve souvent dans le corps des brochets qui les ont nouvellement engloutis. Mais n’est-il pas plus vraisemblable qu’étant amphibies, ils cherchent à se garantir du froid dans l’eau, comme les insectes qu’on vient de nommer ? On ajoute néanmoins qu’au commencement de l’hiver on en trouve beaucoup de morts au sommet des arbres, entre deux petites branches qui forment une fourche où ils demeurent suspendus.

La cession de l’Acadie et de Terre-Neuve ne laissant plus aux Français que l’île du cap Breton pour la pêche des morues, ils sentirent de quelle importance il était de tourner leur attention sur un établissement qu’ils avaient extrêmement négligé. Cette île, qui est située entre les 45 et 47 degrés de latitude nord, forme avec celle de Terre-Neuve, dont elle n’est éloignée que de quinze à seize lieues, l’entrée du golfe Saint-Laurent. On lui donne environ cinquante lieues de longueur du nord au sud-ouest, et trente-trois dans sa plus grande largeur de l’est à l’ouest. Le détroit qui la sépare de l’Acadie n’a pas plus de cinq lieues de long sur une de large. Quoique fertile en plusieurs endroits, riche en arbres, capable de nourrir toutes sortes de bestiaux, et surtout d’une commodité singulière pour la pêche des morues, du phoque, du marsouin et des morses, qui y est très-abondante, les Français, qui n’y avaient jamais eu qu’un petit nombre de maisons, y attachaient peu de prix. Ils l’avaient vue passer plusieurs fois sans regret entre les mains des Anglais ; et lorsqu’elle leur fut assurée, en 1698, par la paix de Riswick, il ne paraît pas qu’ils en eussent la conservation plus à cœur. Mais, après avoir abandonné leurs prétentions sur l’Acadie et Terre-Neuve, ils ouvrirent les yeux sur des avantages qui pouvaient leur faire réparer ces deux pertes. L’intendant du Canada avait été le premier qui les avait représentés au ministère, en 1708, dans un mémoire qui contient des explications curieuses sur les colonies françaises de l’Amérique septentrionale.

L’auteur supposait que la principale et presque la seule vue que la France eût dans ces établissemens était le commerce de pelleteries, surtout celui du castor ; ce qui n’était vrai néanmoins que des particuliers ; mais on avait dû prévoir, avec le temps, ou que le castor s’épuiserait, ou qu’il deviendrait trop commun, et par conséquent qu’il ne suffirait pas pour soutenir une colonie telle que le Canada ; que le commerce du castor ne pouvait faire subsister qu’un fort petit nombre d’habitans, et que, si la consommation en était assurée, on n’éviterait le second des deux inconvéniens qu’on vient d’observer, que pour tomber dans l’autre ; que cependant les habitans de la Nouvelle France s’étaient presque uniquement attachés à ce commerce, comme s’ils eussent été certains que les castors se reproduisaient aussi promptement que les morues, et que le débit des peaux égalerait celui du poisson ; ils avaient donc fait leur principale occupation de courir les bois et les lacs pour se procurer des pelleteries : ces longs et fréquens voyages les avaient accoutumés à mener une vie fainéante, qu’ils avaient peine à quitter quoique le peu de valeur du castor eût réduit presqu’à rien le fruit de leurs courses. La conduite des Anglais dans les colonies voisines avait été bien différente. Sans perdre le temps à voyager au-dehors, ils avaient cultivé leurs terres, établi des manufactures et des verreries, ouvert des mines de fer, construit des navires ; et les pelleteries n’avaient passé chez eux que pour un accessoire sur lequel ils avaient toujours fait peu de fond.

On reconnaissait qu’enfin la nécessité avait réveillé les Canadiens ; ils s’étaient vus forcés de cultiver le lin et le chanvre, de faire des toiles et de mauvais droguets de la laine de leurs vieux habits mêlées avec du fil ; mais l’ancienne habitude d’une vie oisive avait fait durer une partie de leur misère. Ils avaient assez de blé et de bestiaux pour vivre tous ; mais plusieurs, n’ayant pas de quoi se couvrir, étaient obligés de passer l’hiver, toujours fort long et fort rude, avec quelques peaux de chevreuils. Cependant le roi dépensait annuellement cent mille écus dans cette colonie. Les pelleteries valaient environ 280,000 livres ; les huiles et quelques autres denrées en rapportaient 20,000 ; les pensions sur le trésor royal, que le roi faisait aux particuliers, et les revenus que l’évêque et les séminaires avaient en France, montaient à 50,000 francs ; c’était 650,000 livres sur lesquelles roulaient toute la Nouvelle-France et tout son commerce. Cette somme suffisait-elle pour faire vivre une colonie de vingt à vingt-cinq mille âmes, et pour fournir à ce qu’elle était obligée de tirer de France ? Ses affaires avaient été sur un meilleur pied ; elle avait envoyé long-temps pour près d’un million de castors, sans compter qu’alors elle n’était pas si peuplée ; mais elle avait toujours tiré plus qu’elle n’était capable de payer, ce qui avait ruiné son crédit auprès des marchands, qui n’étaient plus disposés à lui envoyer des effets sans lettres-de-change, ou sans un nantissement convenable. Il avait fallu faire passer en France tout l’argent du Canada pour en tirer des marchandises ; et, dans un temps qui n’était pas éloigné, l’épuisement avait été tel, que, ne restant peut-être pas mille écus d’argent monnayé dans le pays, on avait été forcé d’y suppléer par une monnaie de carte.

Après cette exposition, qui représentait l’état de la colonie jusqu’en 1708, l’intendant offrait divers moyens de la rendre florissante. Elle pouvait faire un commerce de ses denrées, qui était seul capable de l’enrichir : c’étaient les viandes salées, les mâts, les planches, les cordages, le bois de construction, le merrain, le goudron, le brai, les huiles de baleine, de phoque et de marsouin, les morues, le lin, le chanvre, le fer et le cuivre. Il n’était question que d’ouvrir des débouchés, et de faire diminuer le prix de la main-d’œuvre. Cette dernière difficulté venait de la fainéantise des habitans et de la cherté des marchandises de France. Lorsqu’il y avait moins d’ouvrage, l’ouvrier voulait gagner beaucoup plus. D’un autre côté, les marchandises étaient au double, en Canada, de la valeur qu’elles avaient en France : si l’on en demandait la raison, c’était que les assurances de vingt-cinq pour cent, du moins en temps de guerre, les frais de commission, le fret qui allait quelquefois à plus de 40 écus par tonneau, l’avance de l’argent, les demeures qu’il fallait payer aux commissionnaires, et qui devenaient fortes quand les lettres-de-change n’étaient pas payées au terme, enfin le change sur Paris, laissaient peu de profit aux marchands. Aussi ajoutait-on qu’il n’y en avait point de riches dans le pays. Il fallait donc, pour relever la colonie du Canada, que chacun y fût occupé suivant ses talens, et que la diminution du prix des marchandises y mît tout le monde en état de subsister. Le moyen d’y parvenir serait de trouver quelque lieu où l’on pût transporter commodément les denrées du pays, et prendre les marchandises de France ; on épargnerait ainsi une partie du fret, et cette partie des habitans qui croupissait dans l’oisiveté ou qui courait les bois pourrait s’occuper de la navigation. Mais ce moyen ne deviendrait-il pas nuisible à la France en lui ôtant une partie du profit qu’elle faisait sur les marchandises ? Non, parce que l’épargne du fret tournerait aussitôt à l’avantage de la France par une plus grande consommation de ses marchandises. Ceux, par exemple, que l’oisiveté réduisait à se couvrir de peaux de chevreuils seraient en état, lorsqu’ils commenceraient à s’occuper, de se vêtir d’étoffes de France.

Quel lieu plus commode pour ce dessein, que l’île du cap Breton ? Elle est dans une situation qui forme un entrepôt naturel entre l’ancienne et la Nouvelle-France. Elle pouvait fournir à la première, des morues, des huiles, du charbon de terre, du plâtre, des bois de construction, etc. etc. ; fournir à la seconde des marchandises du royaume à meilleur marché, en tirer une partie de sa subsistance, et lui épargner une partie considérable du fret. La navigation de Québec au cap Breton transformerait en bons matelots des gens inutiles ou même à charge à la colonie. Un autre avantage de cet établissement, pour le Canada, serait d’y envoyer de petits bâtimens pour la pêche des morues et d’autres poissons, dont on tire l’huile au bas du fleuve : ils seraient toujours sûrs de débiter leurs cargaisons dans l’île et d’y charger des marchandises de France. On pourrait y envoyer aussi de Québec un vaisseau chargé des denrées du pays, qui prendrait du sel pour la pêche du golfe, et qui, retournant dans l’île où il vendrait sa charge de poisson, achèterait, du produit de ces deux voyages, des marchandises de France pour les débiter en Canada. Les deux colonies s’entre-aidant ainsi mutuellement, et ne pouvant manquer de s’enrichir par un commerce mutuel, pourraient s’associer pour d’autres entreprises qui seraient d’un nouvel avantage et pour elles et pour le royaume, telles que d’ouvrir les mines de fer. Alors celles du royaume et les bois pourraient jouir de quelque repos, ou du moins on ne serait plus obligé de tirer du fer de Suède et de Biscaye.

Dans le voyage de France au Canada, les vaisseaux courent toujours de grands risques au retour, s’ils ne prennent la saison du printemps, tandis que les petits bâtimens de Québec, qui choisiraient les occasions et qui auraient toujours des pilotes exercés, ne craindraient rien en allant au cap Breton. Qui les empêcherait même de faire deux voyages par an, et d’épargner ainsi aux vaisseaux de France la peine de remonter le fleuve Saint-Laurent ? ce qui abrégerait leur voyage de moitié.

D’ailleurs ce n’était pas seulement par une plus grande consommation des marchandises de France que ce nouvel établissement pouvait devenir fort utile au royaume, mais encore par la commodité qu’il lui donnerait de faire passer ses vins, ses eaux-de-vie, ses toiles, ses rubans, ses taffetas, etc., aux colonies anglaises. Cet objet seul était important, puisque les Anglais trouveraient leur compte à se fournir au cap Breton de toutes ces marchandises, et pour le continent d’Amérique, où leurs colonies étaient fort peuplées, et non-seulement pour leurs îles, mais pour celles des Hollandais, avec lesquels ils étaient en commerce. Combien ne tirerait-on pas d’argent de toutes ces colonies, dans la supposition même que l’entrée des marchandises françaises n’y fût pas ouvertement permise !

Enfin l’établissement du cap Breton ne manquerait point d’engager les negocians de France à faire partir des vaisseaux pour la pêche des morues, parce que, cette île fournissant le Canada de marchandises, les bâtimens qu’ils enverraient pour cette pêche feraient leur charge moitié en marchandises, moitié en sel, et gagneraient doublement ; au lieu que les navires français qu’on y employait alors à la pêche des morues ne se chargeaient que de sel.

On faisait valoir aussi l’augmentation de cette pêche, qui pourrait mettre la France en état de fournir l’Espagne et tout le Levant. Celle des baleines, qui est très-abondante dans le golfe vers les côtes de Labrador, et dans le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Tadoussac, pouvait entrer encore dans les mêmes vues. Un navire destiné à cette pêche pourrait se charger en France de marchandises qu’il vendrait au cap Breton ou qu’il laisserait aux correspondans de ses amateurs. Il y prendrait des futailles pour la pêche, qui est d’autant plus aisée dans ces parages, qu’elle ne s’y fait pas en hiver, comme dans le nord de l’Europe, où les bâtimens des pêcheurs étant au milieu des glaces, il arrive souvent que les baleines se perdent dessous lorsqu’elles sont harponnées. Non-seulement ces navires pourraient faire un double gain sur ce qu’ils apporteraient au cap Breton, et sur leur pêche, mais l’argent qui passe en Hollande pour les huiles de baleine, ne sortirait pas de France.

Outre les mâts et le bois de construction que l’île pouvait fournir d’elle-même, elle est à portée d’en tirer du canada ; ce qui augmenterait le commerce entre les deux colonies, et faciliterait au royaume la construction des navires. Qui empêcherait même d’en construire au cap Breton, où l’on peut tirer du Canada tout ce qui manque à l’île pour cette entreprise ? On pourrait y établir aussi un commerce de mâts et de planches de sapin avec les Antilles. Enfin il n’y avait point de relâche plus commode, ni de retraite plus sûre que l’île du cap Breton pour les navires, de quelque part qu’ils vinssent de l’Amérique ; et, dans les temps de guerre, ce serait une station d’où non-seulement on troublerait le commerce des colonies anglaises, mais par laquelle on pourrait se rendre maître de toute la pêche des morues avec un petit nombre de frégates.

À l’explication de ces avantages l’auteur de mémoire joignait les moyens qui pouvaient faciliter l’exécution du nouvel établissement ; mais la guerre, qui continua quelques années, empêcha la cour de suivre alors un si beau projet. On voit seulement qu’après la cession de l’Acadie, les Français, n’ayant plus d’autre lieu que le cap Breton pour faire sécher les morues, et même pour en faire paisiblement la pêche, se trouvèrent dans la nécessité d’y former une résidence constante et de s’y fortifier. Le nom d’Île Royale fut substitué à celui d’île du cap Breton. On délibéra long-temps sur le choix d’un port, et le partage des sentimens était entre le Hâvre-à-l’Anglais et le port Sainte-Anne. Enfin la facilité d’entrer dans le premier lui fit obtenir la préférence. Il fut nommé Louisbourg ; et les fondemens d’une ville de même nom furent jetés sur une langue de terre qui en forme l’entrée. Costebelle, qui venait de perdre le gouvernement de Terre-Neuve, fut nommé pour commander dans la nouvelle colonie.

Il paraît qu’on avait compté de transférer dans la nouvelle ville tous les Français établis dans l’Acadie ; mais que, ne trouvant point dans l’Île Royale tous les avantages dont ils jouissaient dans leur ancien établissement, et les gouverneurs anglais n’ayant rien épargné pour les retenir, ils prirent le parti d’y rester. Cependant, quelques années après, ils s’en fallut peu qu’ils ne changeassent d’avis. Richard, gouverneur anglais d’Acadie, en 1720, fut surpris de les voir vivre comme dans une province de la domination française, c’est-à-dire que, s’étant engagés seulement à ne rien entreprendre contre le service de l’Angleterre, ils y conservaient toutes les prérogatives dont ils avaient joui sous leur souverain naturel ; qu’ils avaient des prêtres catholiques avec l’exercice libre de leur religion, et qu’ils entretenaient une sorte de correspondance avec l’Île Royale. On lui dit que le gouvernement avait jugé à propos de leur accorder toutes ces faveurs pour leur ôter l’envie de se retirer, soit en Canada, soit dans l’Île Royale, comme le traité d’Utrecht leur en laissait la liberté, avec celle d’emporter tous leurs effets, et de vendre même leurs immeubles ; qu’on s’était épargné par cette voie les frais d’une nouvelle peuplade pour les remplacer ; que d’ailleurs il aurait été difficile de trouver des habitans aussi laborieux et aussi industrieux ; qu’au reste, ils n’en avaient jamais abusé, et que c’était même à leur considération que les sauvages alliés de la France avaient cessé de chagriner les Anglais. Ces raisons ne persuadèrent point le gouverneur, qui crut apparemment les circonstances changées. Il commença par leur interdire tout commerce avec l’Île Royale ; : ensuite il leur fit signifier qu’il ne leur donnait que quatre mois pour se résoudre à prêter le serment de fidélité que tous les sujets doivent à leur souverain. Saint-Ovide, qui avait succédé à Costebelle, fut informé de cette nouvelle prétention, et se hâta de faire représenter aux Français d’Acadie que, s’ils avaient la faiblesse de céder, ils devaient s’attendre à perdre bientôt la liberté de religion. Mais cet avis était inutile : ils avaient déjà répondu au gouverneur avec une fermeté qui leur avait réussi, jusqu’à lui laisser entrevoir qu’il ne pouvait les pousser à bout sans s’attirer la haine des sauvages, qui ne souffriraient point qu’on les forçât au serment de fidélité, ni qu’on les privât de leurs pasteurs. Richard n’osa risquer de se compromettre avec les Américains de son voisinage, ni s’exposer à voir l’Acadie sans habitans.

En effet, Saint-Ovide avait déjà pris des mesures pour leur faciliter une retraite dans l’île Saint-Jean, où d’autres Français avaient formé le dessein de s’établir. Cette île, qui est fort proche de l’Île Royale, est la plus grande de celles du golfe Saint-Laurent, avec cet avantage que toutes les terres y sont fertiles. On lui donne vingt-deux lieues de long et cinquante de circuit : elle jouit d’un port sûr et commode ; et ses bois, qui étaient, encore en grand nombre, étaient de la meilleure espèce. Jusqu’à l’établissement de l’Île Royale, on avait fait peu d’attention à celle de Saint-Jean ; mais alors leur proximité fit juger qu’elles pouvaient être d’une grande utilité l’une à l’autre. Dès l’année 1719, il s’était formé une compagnie qui avait résolu de peupler Saint-Jean : mais les premières tentatives ayant eu peu de succès, l’entreprise fut abandonnée.

La figure de l’Île Royale est fort irrégulière. Elle est tellement coupée par des lacs et des rivières, que ses deux principales parties ne sont jointes que par un isthme d’environ huit cents pas de large, qui sépare le fond d’un port, nommé le port Toulouse, de plusieurs lacs auxquels on a donné le nom de Labrador. Ces lacs se déchargent dans la mer, à l’orient, par deux canaux de largeur inégale. Les ports de l’île sont sur la côte du sud-est, longue de cinquante lieues. Il n’est pas aisé, partout ailleurs, de trouver quelques mouillages pour de petits bâtimens dans les anses ou entre les îles. La côte du nord est fort haute et presque inaccessible, et l’on ne peut même guère aborder plus facilement à celle de l’ouest jusqu’au passage de Fronsac, qui est entre l’île et l’Acadie. Le port de Louisbourg, autrefois le Hâvre-à-l’Anglais, est un des plus beaux de l’Amérique. Il n’a guère moins de quatre lieues de tour, et l’on y trouve partout six à sept brasses d’eau. Son entrée n’a pas 200 toises de large, entre deux petites îles, et se fait reconnaître de douze lieues en mer, par le cap de Lorembec, qui n’en est pas loin au nord-est.

Le climat de l’île est à peu près le même que celui de Québec ; et quoique les brouillards y soient plus fréquens, l’air, dit-on, n’y est pas malsain. Toutes les terres n’y sont pas bonnes ; mais elles produisent des arbres de toute espèce. On y voit des chênes d’une prodigieuse grandeur, des pins propres à la mâture, et diverses sortes de bois de charpente, dont les plus communs après le chêne sont le cèdre, le frêne, l’érable, le plane et le tremble. Les fruits, et surtout les pommes, les légumes, le froment, et tous les autres grains nécessaires à la vie, le lin et le chanvre, y sont d’aussi bonne qualité qu’en Canada, mais moins abondans. Les montagnes y peuvent être cultivées jusqu’au sommet ; les bonnes terre y ont leur pente au midi, et elles sont à couvert des vents du nord et de nord-ouest par les montagnes qui les bordent du côté du fleuve Saint-Laurent.

Tous les animaux domestiques, tels que les chevaux, les bœufs, les porcs, les moutons, les chèvres et la volaille, y trouvent abondamment de quoi vivre. La chasse et la pêche y peuvent nourrir les habitans une bonne partie de l’année. L’île a plusieurs mines abondantes d’un excellent charbon : et ces mines étant en montagnes, il n’est besoin ni de les creuser, ni d’en détourner les eaux. Il s’y trouve aussi du plâtre. Mais le principal avantage qu’on attribue à l’Île Royale, c’est qu’il n’y a point de côte où l’on pêche plus de morues, ni d’endroit plus commode pour les faire sécher. Autrefois elle était remplie de bêtes fauves ; elles y sont rares aujourd’hui. Les perdrix y sont de la grosseur du faisan, et ne lui ressemblent guère moins par la couleur du plumage.

Louisbourg est situé par les 45° 53′ de latitude nord, et 62° 15′ de longitude à l’occident du méridien de Paris.

La ville est d’une grandeur médiocre. Ses maisons sont bâties en bois sur des fondemens de pierre, qui s’élèvent de quelques pieds au-dessus de terre. Quelques-unes ont tout le premier étage de pierre, et le reste de merrain. Le rempart est fortifié à la moderne, avec tous les ouvrages qui rendent une place respectable : il manque dans un espace d’environ cent toises, qui est le côté de la mer ; mais cette partie est défendue par sa situation, et n’est fermée que d’un simple batardeau, près duquel l’eau est si basse qu’elle forme une espèce de lagune inaccessible, par ses écueils, à toutes sortes de bâtimens, sans compter le feu des bastions collatéraux qui défendent très-avantageusement cette estacade. Dans l’enceinte du rempart, au centre d’un des principaux bastions, est une maison fortifiée qui porte le nom de citadelle, avec un fossé, un pont-levis et un corps-de-garde du côté de la ville, mais sans artillerie, et sans aucune disposition pour en placer.

Il ne manque rien au port de Louisbourg pour la sûreté et l’étendue ; mais l’entrée en est étroite. Elle est resserrée par une île nommée l’île des Chèvres, sur laquelle on a construit un assez grand fort. Un tourillon sert de phare sur la cote opposée, pour éclairer les vaisseaux qui arrivent pendant la nuit. En hiver, les glaces ferment absolument le port de Louisbourg. L’eau gèle avec tant de force qu’on peut le parcourir à pied dans toute son étendue ; et cette gelée, qui commence ordinairement vers la fin de novembre, dure jusqu’en mai ou en juin. En 1745, elle commença dès les premiers jours d’octobre.

Louisbourg, seule ville de l’Île Royale, est peuplée de familles françaises, les unes européennes, les autres créoles de l’île même ou de Terre-Neuve, d’où elles passèrent à Louisbourg après le traité d’Utrecht. Son seul commerce, avant l’invasion des Anglais, était la pêche des morues, dont Ulloa vante l’abondance, et que leur délicatesse fait préférer, dit-il, à celles de Terre-Neuve. La ville avait des particuliers fort aisés, dont les richesses consistaient en magasins de morue, et dans des barques qu’ils entretenaient pour cette pêche. Quelques-uns en avaient jusqu’à cinquante, montées chacune de trois ou quatre hommes qui recevaient un paiement réglé pour fournir chaque jour une certaine quantité de morue. Les magasins s’en trouvaient remplis au retour de la belle saison ; et l’on voyait arriver alors des vaisseaux de tous les ports de France, chargés de toutes sortes de denrées et de marchandises qu’ils troquaient pour de la morue, dont ils faisaient leur charge en retournant. Les vaisseaux des colonies françaises de Saint-Domingue et de la Martinique y apportaient du sucre, du tabac, du café, du tafia, du miel, etc., et s’en retournaient chargés de morue. Ce que Louisbourg recevait de trop en marchandises passait au Canada, où ceux qui exerçaient ce commerce prenaient des castors et d’autres pelleteries en échange. Ainsi Louisbourg, sans autre denrée que la morue, était en commerce avec l’Europe et l’Amérique.

Outre les habitans de Louisbourg, d’autres Français, répandus dans les îles voisines, surtout dans celle de Saint-Jean, y avaient leurs cases, leurs magasins, et tout ce qui était nécessaire à la pêche. « Ce commerce, observe Ulloa, suffisant pour les enrichir, il y en avait peu qui s’occupassent de la culture des terres. D’ailleurs l’hiver du pays est fort long. La terre, long-temps couverte de trois ou quatre pieds de neige, qui ne fond qu’en été, n’est guère propre à la culture, et l’est moins encore à nourrir des bestiaux. On est obligé de les renfermer à l’arrivée de l’hiver, pour les nourrir de foin jusqu’à la belle saison. À la vérité, les neiges et les glaces ont à peine disparu, que l’abondance renaît dans les champs ; et la promptitude avec laquelle on voit croître les herbes et les fruits console bientôt les habitans de la longueur de l’hiver. »

L’Île Royale et les îles voisines ont aussi des habitans naturels. « Ces Indiens, dit Ulloa, auxquels les Français donnent le nom de sauvages, sont plus grands et mieux faits que ceux du Pérou ; mais ils n’en sont point différens par la couleur, et leur ressemblent beaucoup par les mœurs. Ils ne sont ni tout-à-fait soumis à la France, ni tout-à-fait indépendans. S’ils reconnaissent le roi pour souverain, c’est sans admettre ses ordonnances pour leur gouvernement particulier, et sans rien changer à leurs usages. Ils ne lui paient même aucun tribut. Au contraire, ce monarque leur envoie tous les ans une certaine quantité d’habits, de poudre et de fusils pour leurs chasses, d’eau-de-vie et d’outils, dans la seule vue de se les attacher. C’est une conduite fort sage, que la France tient aussi avec les sauvages du Canada. Elle leur envoie d’ailleurs des missionnaires pour les instruire ; et ces peuples grossiers, mais capables de reconnaissance, aiment et respectent comme leurs pères ceux dont ils ont reçu le baptême et les lumières de la religion. Il n’y avait dans l’Île Royale, en 1745, qu’un missionnaire, nommé l’abbé Mallard, qui suffisait pour les Indiens de cette île. Ces sauvages, quoique chrétiens et réunis, peuvent passer pour errans, parce qu’il est rare qu’ils s’arrêtent long-temps dans un même lieu. Leurs cabanes sont bâties fort légèrement, comme s’ils ne comptaient jamais y faire un long séjour. Leur premier soin, en arrivant sur le terrain où ils veulent se loger, est de construire la chapelle et l’habitation de leur pasteur. Ensuite chacun bâtit sa propre maison. Ils y passent deux ou trois mois, quelquefois cinq, six, ou davantage, suivant la facilité qu’ils y trouvent pour la chasse. Si le gibier commence à manquer, ils lèvent le camp, ils cherchent un autre lieu qui leur convienne, et leur curé les suit. Cependant plusieurs se rendent volontairement aux établissemens européens, s’engagent à servir pour un temps, et rejoignent leur troupe à la fin du terme. Les autres viennent vendre aux Français les peaux des bêtes qu’ils ont tuées dans leurs chasses.

Ulloa, qui se trouvait à Louisbourg en 1745, applaudit à cette conduite, et juge que les Français n’auraient jamais perdu l’île, s’ils n’en eussent perdu la forteresse. Il ajoute que « jamais Louisbourg n’eût été pris, si, dans une autre conjoncture critique, il n’eût pas manqué des munitions les plus nécessaires, s’il eût été secouru, ou si l’opinion qu’il était imprenable n’eût fait négliger toutes sortes de précautions. La France, à la vérité, ne manquait point d’y envoyer tous les ans un convoi d’argent et de vivres pour la subsistance et la paie de la garnison. Le soin des fortifications n’était pas plus oublié. On y faisait travailler les soldats qui n’étaient point occupés à la garde des postes ; et leur ardeur se relâchait d’autant moins, qu’ils voyaient leur sûreté comme attachée au bon état de la place. Mais l’avarice de ceux qui étaient chargés du paiement, leur en faisait retenir une partie, et les officiers se rendaient coupables de la même injustice à l’égard du prêt. Ce désordre n’était pas nouveau en 1745 : il avait déjà fait naître des plaintes ; et le gouverneur de la place, étant mort l’hiver précédent, cette perte avait tellement augmenté la confusion, que les troupes s’étaient deux fois soulevées. Quelque soin qu’on eût apporté à les apaiser, on n’avait pas coupé la racine du mal, et le mécontentement subsistait, lorsqu’une escadre anglaise, paraissant devant Louisbourg, y porta le premier avis du danger qui menaçait cet établissement. »

La garnison de la ville et de tous ses forts ne consistait alors qu’en 600 hommes de troupes réglées, la plupart Suisses, auxquelles on pouvait enjoindre 800 de milice, formée de tous les habitans qui étaient capables de porter les armes. Le gouverneur-général du Canada, informé de ce qui s’était passé l’année dernière, et n’ignorant point ce qu’il y avait à craindre d’une garnison faible et mécontente pour une place de cette importance, fit offrir au nouveau commandant un secours de troupes qui lui aurait suffi, s’il l’eût accepté. Ulloa ignore quelles furent les raisons de son refus ; mais il ne craint point d’assurer que 2,000 Français aguerris auraient dissipé toutes les forces de la Nouvelle-Angleterre.

L’espérance des Anglais avait été de surprendre la place avant l’arrivée du convoi de France. Ils avaient armé à Boston avec une diligence extrême ; et leur escadre, avec une flotte bostonienne chargée de troupes et de munitions, était devant Louisbourg au commencement de mai. D’ailleurs un accident avait retardé le convoi français. Il devait partir de Brest long-temps avant qu’on supposât les glaces fondues à Louisbourg. Mais un vaisseau de guerre, prêt à lever l’ancre avec une frégate, avait eu le malheur d’être réduit en cendre par le feu. Il ne s’en était trouvé qu’un autre dans le même port ; encore était-il sur le chantier, mais prêt à être lancé à l’eau. Le marquis de Maison-Forte, commandant de celui qui venait d’être brûlé, reçut ordre de faire tous ses efforts pour réparer l’accident, de lancer à l’eau le Vigilant, vaisseau tout neuf, de l’équiper, et de mettre sur-le-champ à la voile. Mais toute la diligence imaginable n’avait pu faire éviter la perte d’un temps précieux pendant lequel la flotte anglaise entra dans le port de Louisbourg, et fit son débarquement, sans oser néanmoins ouvrir la tranchée.

Cependant le Vigilant s’était mis en mer. Il arriva le 30 mai à la vue de l’île Royale ; mais une brume épaisse, qui fit craindre à Maison-Forte de se briser contre les écueils, l’empêcha d’abord de porter droit à la côte. Il fut réduit à courir des bordées pour attendre un temps plus clair. Sur ces entrefaites, il découvrit une frégate de quarante canons, qu’il reconnut pour anglaise. Son vaisseau étant de soixante pièces, il ne balança point à l’attaquer, et lui lâcha toute sa bordée. La frégate feignit de plier pour l’attirer dans le piége, et prit même la fuite à toutes voiles, favorisée du brouillard. Il la suivit de fort près, et l’un et l’autre arrivèrent sous l’escadre anglaise, au moment que le brouillard commençait à se dissiper. Ainsi le commandant français, qui se croyait sûr de la victoire, tomba dans une étrange surprise en se voyant entouré de vaisseaux ennemis. Il ne se déconcerta point ; et quoique son bâtiment, surchargé d’armes et de munitions de guerre, tirât trop d’eau pour lui laisser l’usage de sa batterie basse, il entreprit de se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Il fut d’abord attaqué par la frégate qu’il s’était flatté d’enlever, et par deux vaisseaux, l’un de soixante, l’autre de cinquante pièces de canon ; enfin par l’escadre entière. Le feu, qui commença vers deux heures après midi, fut terrible de toutes parts. Maison-Forte et tous ses gens firent des prodiges de conduite et de valeur. La victoire fut réellement balancée jusqu’à neuf heures du soir, que les Français, ayant leur gouvernail brisé, toutes leurs manœuvres hachées, et leur château-d’avant fracassé, se virent près de couler à fond. Ils se rendirent avec plus d’honneur que l’ennemi n’en pouvait tirer de sa victoire. Mais cette catastrophe entraîna la perte de Louisbourg. Les assiégeans avaient été si découragés par la résistance qu’ils y avaient trouvée, et connaissaient si peu l’art de la guerre, que, regrettant les champs et le repos de leur colonie, ils demandaient déjà leur retour. Le voyageur espagnol a su d’eux-mêmes que, si la prise du Vigilant était arrivée quinze jours plus tard, ils auraient levé le siége ; mais cet avantage releva leurs espérances. Ils recevaient sans cesse des munitions de la Nouvelle-Angleterre ; et celles de la ville devant diminuer de jour en jour, ils ne purent douter du succès.

Il paraît étonnant à Ulloa que, malgré tant de malheurs qui s’étaient rapidement succédés, malgré l’indocilité et la faiblesse de la garnison, Louisbourg ait tenu six semaines entières. Il fut rendu à la France par le traité d’Aix-la-Chapelle, et cédé de nouveau à l’Angleterre par le traité de 1763, avec le Canada, dont nous allons parler.