Anthropologie (trad. Tissot) - 1863

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E.KANT


ANTHROPOLOGIE













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DIJON, IMPRIMERIE J.-E. RABUTOT,
PLACE SAINT-JEAN, 1 ET 3

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Emm. Kant

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ANTHROPOLOGIE

SUIVIE DES

DIVERS FRAGMENTS DU MÊME AUTEUR

RELATIFS AUX

RAPPORTS DU PHYSIQUE ET DU MORAL

ET AUX

COMMERCE DES ESPRITS D’UN MONDE À L’AUTRE

Ouvrage traduit de l’allemand

PAR J. TISSOT

DOYEN DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE DIJON.


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PARIS

LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE DE LADRANGE

41, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS

1863





AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR


L’Anthropologie pratique, – ou plutôt pragmatique, comme dit Kant, afin de mieux distinguer par là le point de vue intéressé de nos actions du point de vue moral proprement dit, — est l’un des ouvrages les plus populaires de l’auteur. Sans cesser d’être original, profond, Kant fait ici, comme dans ses Observations sur le Beau et le Sublime, preuve d’un esprit de finesse et d’ironie humoristique qui donne un attrait tout particulier à son ouvrage. Fruit d’un esprit éminent et d’un observateur qui a vu beaucoup et longtemps, l’Anthropologie comptait déjà quatre éditions allemandes en 1833. Aujourd’hui qu’il y en a cinq au moins, il était temps que cet ouvrage, l’un des plus français du grand penseur, par le fond comme par le tour d’esprit fût traduit dans notre langue. Malgré la fidélité scrupuleuse avec laquelle nous avons rendu jusqu’au mouvement de la pensée, nous espérons que l’intérêt qui s’attache à tant d’observations judicieuses n’en sera pas moins senti.

Kant avait longtemps fait des leçons sur cette matière. Elles étaient très suivies ; et comme le public en désirait vivement la publication, il se trouva des auditeurs plus empressés que le professeur même à répondre à cette attente. Il existe donc au moins trois traités d’anthropologie pratique sous le même nom. Starke en a publié deux en 1831 : l’un, beaucoup plus court que l’autre, ne semble être qu’un recueil de notes succinctes prises au cours de l’auteur, et a pour titre Imm. Kant’s Anweisung zur Menschen und Weltkenntniss : l’autre est intitulé Imm. Kant’s Menschenkunde oder philosophische Anthropologie. La première de ces publications n’est donnée que comme une sorte d’introduction qui aurait été recueillie aux cours d’hiver de 1790-91. La seconde serait faite sur des leçons manuscrites, sans distinction de temps, et sans même qu’il soit dit, dans le titre du moins, si ces manuscrits étaient ceux de Kant, ou ceux de quelqu’un de ses auditeurs. Cette dernière édition contient, dit Starke, un chapitre de plus que l’Anthropologie que nous publions, et qui a pour objet la peine et le plaisir intellectuels (le vingt-quatrième sans doute, qui a cependant son équivalent dans l’Anthropologie publiée par Kant). Ce chapitre fut, dit-on, perdu dans le trajet de Kœnigsberg à Iéna, où Kant faisait imprimer. Indépendamment de ces deux publications de Starke, ayant pour objet l’Anthropologie de Kant, il en existe une troisième donnée par Hippel, ami de Kant, sous le titre de : Taschenbuch für Menschenkenntniss und Menschenbesserung, qui contient ce qu’il y a de plus curieux dans l’Anthropologie de Kant, sans du reste qu’on lui en fasse honneur. C’est là, en effet, un procédé d’ami, puisqu’entre amis tout est commun. Une quatrième publication du même genre, mais faite cette fois par un ami moins intime, ou du moins chez lequel l’affection ne nuisait ni au respect ni la justice, par Rink, porte le nom de Kant.

L’Anthropologie dont nous donnons la traduction n’est aucune des quatre dont nous venons de parler ; c’est celle qui parut en 1798, à Kœnigsberg chez Nicolovius, et qui fut tirée à 2,000 exemplaires, par les soins mêmes de Kant. Ce fut sa dernière publication. La première édition ne fut pas deux ans à s’écouler, et l’auteur put la revoir et en préparer une seconde, qui parut en 1800, également tirée à 2,000 exemplaires. C’est cette dernière qu’ont reproduite MM. Rosenkranz et Schubert, et celle que nous avons traduite. S’ils n’ont pas suivi celle de 1820, la troisième, c’est, disent-ils, qu’elle n’était qu’une reproduction de la seconde, avec des fautes de plus. Les éditeurs de 1833 avaient égaiement suivi la seconde édition[1].

Les divers morceaux qui constituent l’appendice ne sont pas moins remarquables par l’humour et par toutes les autres qualités qui distinguent l’esprit de Kant que l’ouvrage principal. Ils mentaient d’autant plus d’être traduits et mis à leur place qu’un certain nombre ont aujourd’hui, par le temps de spiritisme qui court, un vrai mérite d’actualité.

La Lettre sur Swedenborg fut publiée pour la première fois par Borowski dans la Biographie de Kant, d’après le manuscrit original. Elle parut ensuite dans les Mélanges donnés, en 1807, par Tieftrunk chez Nicolovius (t. IV, p. 362-370). Il est intéressant, dit M. Schubert, auquel nous empruntons ces renseignements bibliographiques et d’autres parties encore, de comparer la marche circonspecte, presque incertaine de Kant, lorsqu’il doit donner un jugement demandé sur des phénomènes racontés par lui-même et dont il s’était enquis depuis peu, et le jugement très déci sif qu’il porte quarante ans plus tard sur Swedenborg et ses compagnons dans l’Anthropologie, § 35 et 37.

Le fragment qui a pour objet les Maladies de l’esprit parut pour la première fois dans le Journal politique et littéraire de Kœnigsberg dont Kant était l’un des collaborateurs, en 1764, nos 4 à 8. Il fut ensuite recueilli dans les Mélanges publiés en 1807.

Les Rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique furent d’abord publiés à Riga, en 1766, sans nom d’auteur. Cet ouvrage et l’Histoire naturelle et générale du Ciel en 1758, sont les seuls qu’il n’ait pas signés. Il se retrouve dans les Mélanges donnés par Voigt, Kœnigsb., 1797 (t. II, p. 379-478), et dans ceux de Tieftrunk (t. II, p. 247-346). Le lecteur attentif remarquera sans peine, quoique le thème soit singulièrement déguisé, l’importance de ce fragment, comme révélation de la grande entreprise de Kant, de fonder la métaphysique et de frayer une nouvelle voie à la philosophie spéculative en général.

Le morceau sur la Superstition et ses Remèdes se compose d’observations communiquées par l’auteur à Borowski, lorsque celui-ci écrivait son ouvrage sur le fameux aventurier Cagliostro. Elles furent insérées, avec l’agrément de Kant, dans cet ouvrage, publié à Kœnigsberg en 1790, d’où Borowski les fit passer dans la Biographie de Kant (p. 226-234). Elles ont été reproduites aussi dans les Mélanges de Tieftrunk.

Les observations de Kant, sur l’Organe de l’Âme, furent suggérées par l’écrit du célèbre anatomiste Sommering, sur l’Organe de l’Âme, ouvrage accompagné de trois planches, publié à Kœnigsberg en 1796, et qui avait été soumis en manuscrit à notre philosophe. Elles furent imprimées à la suite, comme appendice, p. 81-86, avec ces quelques mots d’avertissement de Soemmering : « L’orgueil de notre siècle, Kant, a bien voulu non seulement approuver l’idée qui domine dans cet ouvrage, mais l’étendre, l’épurer, la perfectionner. Il veut bien m’autoriser à couronner mon travail par ses propres paroles. Ces remarques passèrent ensuite dans les recueils de Voigt (t. II, p. 559-568) et de Tieftrunk (t. III, p. 291-300).

Quant au dernier fragment, de l’Empire de l’Âme sur la douleur corporelle, publié en 1797, quoiqu’il fasse partie des œuvres complètes données par Rosenkranz et Schubert, comme troisième partie de l’opuscule plus général qui porte le titre de Conflit des facultés, j’ai cru devoir suivre l’édition qui en fut donnée par Hufeland, en y ajoutant l’avant-propos et les notes de cet illustre médecin, Je n’ai pas pu revoir la traduction de cette partie additionnelle sur le texte allemand, parce que j’avais donné ce texte à un médecin de mes amis, désireux d’apprendre l’allemand et la philosophie tout à la fois, et qu’il ne m’est pas revenu. Cet ami voulut bien, à ma recommandation, traduire le morceau dont il s’agit. C’est cette traduction de M. le docteur Gérard, mort victime de son zèle à l’époque où le choléra désolait la ville de Gray, dont je donne aujourd’hui une seconde édition, mais bien améliorée. Elle parut d’abord dans la Revue de la Côte-d’Or et de l’ancienne Bourgogne (tome II, 1836, p. 357-377).


J. TISSOT.


Dijon, le 10 juin 1863.




ERRATA.

Page 41, ligne 17, au lieu de füer lisez für.

Page 454, ligne 7. supprimez, pour éviter l’équivoque, de la Convention française.


PRÉFACE DE L’AUTEUR



Tous les progrès de l’homme dans une certaine éducation de lui-même ont pour but d’appliquer dans ses rapports avec le monde les connaissances et l’habileté ainsi acquises. Mais l’objet le plus important à l’égard duquel il puisse dans le monde faire usage de son expérience, c’est l’homme, parce que l’homme est à lui-même sa propre et dernière fin. — La connaissance de l’homme, de son espèce, comme créature terrestre douée de raison, est donc la connaissance du monde par excellence, bien que l’homme ne forme qu’une partie des habitants de la terre.

Une théorie de la connaissance de l’homme, systématiquement conçue (une anthropologie), peut être envisagée ou du point de vue physiologique ou du point de vue pratique. — Dans l’étude physiologique de l’homme on se propose de rechercher ce que la nature fait de l’homme ; dans l’étude pratique on veut savoir au contraire ce que l’homme, comme être libre, fait de lui-même, ou ce qu’il en peut et doit faire. — Celui qui se livre à l’investigation des causes physiques, qui recherche, par exemple, le fondement de la mémoire, peut raisonner d’une manière et d’une autre (d’après Descartes) sur les traces qui restent dans le cerveau, à la suite des impressions reçues ; mais il faut avouer qu’il est simple spectateur dans ce jeu de sa représentation, et qu’il est obligé de laisser faire à la nature, puisqu’il ne connaît ni les nerfs ni les fibres du cerveau, et qu’il n’entend rien à leur direction pour le but qu’il se propose. Tout raisonnement théorique à ce sujet est donc en pure perte. — Mais celui qui met à profit les observations faites sur ce qui favorise ou entrave la mémoire, pour donner plus d’étendue ou de promptitude à cette faculté, et qui met ainsi en pratique sa connaissance de l’homme, celui-là fait de l’anthropologie pratique ; et c’est d’anthropologie pratique que nous allons nous occuper.

Cette espèce d’anthropologie, considérée comme connaissance du monde, et qui doit venir après la connaissance acquise dans les écoles, n’est pas encore, à proprement parler, pratique, si elle a pour objet une connaissance étendue des choses dans le monde, par exemple des animaux, des plantes et des minéraux dans différents pays, sous différents climats ; elle ne mérite ce nom qu’autant qu’elle se borne à la connaissance de l’homme envisagé comme citoyen du monde. — Encore faut-il dire, d’après ce qui précède, que la connaissance des races humaines, en tant qu’elles rentrent dans les produits variés de la nature, appartient à l’anthropologie spéculative, et pas encore à l’anthropologie pratique.

Les expressions connaissance du monde, usage du monde, n’ont pas à beaucoup près la même signification, puisque l’une n’indique que le spectacle auquel on assiste, et que l’autre fait entendre qu’on y a joué un rôle. — Mais l’anthropologiste se trouve très-mal placé pour juger ce qu’on appelle le grand monde, l’état des grands, parce qu’ils se trouvent trop rapprochés les uns des autres, et trop éloignés du reste.

Parmi les moyens propres à étendre les connaissances anthropologiques, il faut compter les voyages, ou tout au moins la lecture des voyages. Mais il convient cependant d’avoir acquis d’abord la connaissance des hommes chez soi, par la fréquentation de ses concitoyens et compatriotes[2], afin de savoir ce qu’il faut chercher à connaître à l’étranger pour étendre les idées qu’on a déjà. Si l’on ne suit pas ce plan (qui suppose déjà la connaissance des hommes), le citoyen du monde reste toujours renfermé dans une anthropologie fort circonscrite. La connaissance du général doit donc ici précéder toujours la connaissance locale ou du particulier, si l’on veut que la première soit ordonnée et dirigée par la philosophie : condition sans laquelle, au surplus, toute connaissance acquise n’aboutit qu’au tâtonnement et au décousu, sans jamais former une science.

Mais des difficultés sérieuses, inhérentes à la nature même de l’homme, résistent aux efforts nécessaires pour fonder cette science.

1o L’homme qui s’aperçoit qu’on l’observe et qu’on cherche à le pénétrer, ou paraît embarrassé, et peut dès lors ne pas se montrer tel qu’il est, ou se cache et ne veut pas alors être connu comme il est.

2o Veut-il encore se borner à l’examen de lui-même ? il tombe dans une position critique, surtout en ce qui touche à son état passionné, qui est rarement en ce cas susceptible de déguisement ; c’est que si les mobiles sont en action, il ne s’observe pas ; et que, s’il vient à s’observer, les mobiles cessent.

3o Les circonstances de temps et de lieu, si elles sont durables, produisent des habitudes qui sont, comme on dit, une autre nature, et rendent à l’homme la connaissance de soi-même assez difficile pour qu’il doive hésiter à s’en faire une idée, à plus forte raison à se faire une idée d’un autre, qu’il fréquente. En effet, les situations diverses où l’homme est placé par la fortune, ou par lui-même comme aventurier, sont un grand obstacle à ce que l’anthropologie prenne le rang d’une science formelle.

Enfin, l’histoire, la biographie, le théâtre, les romans, s’ils ne sont pas des sources pour l’anthropologie, sont au moins des moyens accessoires. Bien qu’en effet les romans et les spectacles soient fondés non pas sur l’expérience et la vérité, mais sur la fiction, et que les caractères et les situations des hommes y soient exagérés, à peu près comme dans l’image d’un songe, à tel point qu’il est permis de n’y vouloir rien trouver d’utile pour la connaissance de l’homme, cependant ces caractères, tels qu’ils sont tracés par un Richardson ou un Molière, doivent être pris, dans leurs traits essentiels, de l’observation de l’activité et de l’abstention de l’homme, par la raison que, tout excessifs qu’ils sont quant au degré, ils doivent néanmoins s’accorder avec la nature humaine pour la qualité.

Une anthropologie conçue du point de vue pratique, et systématiquement exécutée, quoique d’une manière populaire (à l’aide d’exemples que tout lecteur peut très-bien trouver), présente cet avantage au public instruit, que, grâce aux titres détaillés sous lesquels telle ou telle qualité humaine appartenant à la vie pratique peut être classée, ces titres sont, par leur variété et leur nombre, une occasion et une invitation pour tous de faire de chacune de ces qualités un thème spécial d’observations à classer sous le titre qui lui convient ; ce qui permet aux amis de l’anthropologie de s’en partager la tâche, tout en restant unis par l’unité du plan. Leurs travaux ne cesseront donc pas de former un tout, en même temps que les progrès d’une science utile à tous seront plus rapides[3].



ANTHROPOLOGIE


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PREMIÈRE PARTIE

DIDACTIQUE DE L’ANTHROPOLOGIE

DE LA MANIÈRE DE CONNAÎTRE L’INTÉRIEUR ET L’EXTÉRIEUR DE L’HOMME.



ANTHROPOLOGIE


CONSIDÉRÉE


AU POINT DE VUE PRAGMATIQUE OU DE L'UTILITÉ


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LIVRE PREMIER


DE L'INTELLIGENCE OU FACULTÉ DE CONNAÎTRE


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§ I.

De la conscience de soi-même.


Une chose qui élève infiniment l'homme au-dessus de toutes les autres créatures qui vivent sur la terre, c'est d'être capable d'avoir la notion de lui-même, du moi. C'est par là qu'il devient une personne ; et, grâce à l'unité de conscience qui persiste à travers tous les changements auxquels il est sujet, il est une seule et même personne. La personnalité établit une différence complète entre l'homme et les choses, quant au rang et à la dignité. À cet égard, les animaux font partie des choses, dépourvus qu'ils sont de personnalité, et l'on peut les traiter et en disposer à volonté.

Alors même que l’homme ne peut pas encore dire moi, il a déjà cette idée dans la pensée, de même que doivent la concevoir toutes les langues qui n’expriment pas le rôle de la première personne par un mot particulier lorsqu’elles ont à l’indiquer. Cette faculté (de penser) est en effet l’entendement.

Mais il est à remarquer que l’enfant, lorsqu’il peut déjà s’exprimer passablement, ne commence cependant à parler à la première personne, ou par moi, qu’assez longtemps après (une année environ). Jusque-là, il parle de lui à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.). Lorsqu’il commence à dire moi, une lumière nouvelle semble en quelque sorte l’éclairer ; dès ce moment, il ne retombe plus dans sa première manière de s’exprimer. — Auparavant, il se sentait simplement ; maintenant, il se pense. — L’explication de ce phénomène pourrait sembler passablement difficile à l’anthropologiste.

Cette observation, qu’un enfant ne pleure ni ne rit pendant les trois premiers mois de son existence, semble aussi avoir une sorte de raison dans le développement de certaines notions, celle d’offense et d’injustice, qui sont exclusivement du domaine de la raison. — Lorsqu’il commence à suivre des yeux l’objet brillant qu’on lui présente à cette époque de sa vie, il s’opère alors en lui un faible et premier progrès, qui consiste à sortir des perceptions (appréhension de la représentation sensible), et à les convertir en connaissance des objets sensibles, c’est-à-dire en expérience.

Plus tard, lorsqu’il cherche à parler, il estropie les mots ; ce qui le rend encore plus aimable aux mères et aux nourrices, qui l’accablent à chaque instant de caresses et de baisers. Elles courent au-devant de ses désirs et de ses volontés, ce qui en fait un petit despote. Cette amabilité de la première enfance, à l’époque où elle parvient à l’humanité, a bien encore sa raison dans l’innocence et la naïveté de toutes les paroles encore défectueuses de l’enfant ; paroles qui ne renferment encore ni dissimulation ni méchanceté. Une autre raison du même fait, c’est le penchant naturel des nourrices à prodiguer leurs soins à une créature qui s’abandonne complètement et d’une façon si caressante à la libre disposition d’autrui. Cette période de sa vie est celle des jeux, des amusements, la plus heureuse entre toutes ; et celui qui prend soin de l’enfance ressent encore une fois les plaisirs de cet âge, en se faisant de nouveau lui-même enfant dans une certaine mesure.

Le souvenir des premières années ne remonte cependant pas aussi loin, par la raison que cet âge n’est pas celui de l’expérience ; c’est simplement le temps des perceptions éparses soumises à la notion de l’objet, mais pas encore celui des perceptions réunies sous cette notion.
§ II.
De l'Egoïsme.

Du jour où l'homme commence à dire moi, il produit son cher lui-même partout où il peut, et l'égoïsme s'avance irrésistiblement, sinon d'une manière patente (car l'égoïsme des autres s'y oppose), au moins d'une manière cachée, avec une apparente abnégation de soi-même, avec une feinte modestie, afin de se donner d'autant plus sûrement une haute valeur dans l'esprit d'autrui.

L'égoïsme peut renfermer trois sortes de prétentions : celles de l'entendement, du goût et de l'intérêt pratique ; c'est-à-dire qu'il peut être logique, esthétique ou pratique.

L’égoïste logique tient pour inutile d'examiner son jugement à la lumière de l'entendement d'autrui, tout comme s'il n'avait aucun besoin de cette pierre de touche (criterium veritatis externum). Il est bien certain cependant que nous pouvons si peu nous passer de ce moyen de nous assurer de la vérité de notre jugement, que c'est peut-être la raison principale pour laquelle un peuple éclairé tient si fort à la liberté de la presse. En effet, si cette liberté nous est refusée, un puissant moyen d'examiner la justesse de nos propres jugements nous est ravi par le fait, et nous sommes par là d'autant plus exposés à l'erreur. Il ne faut pas même dire que les mathématiques au moins ont le privilége de parler en nom personnel ; car s’il n’y avait pas accord absolu entre le jugement du géomètre et le jugement de tous ceux qui se sont occupés sérieusement et avec talent des mêmes matières, elles n’auraient pas la certitude de n’être point tombées dans quelque erreur. — Il y a beaucoup de cas encore où nous n’osons pas même nous en rapporter d’une manière absolue aux jugements de nos propres sens : nous doutons, par exemple, si le son d’une cloche a réellement frappé nos oreilles, ou si ce n’est pas une pure illusion ; nous demandons alors aux autres s’ils sont affectés comme nous. En philosophie, quoiqu’il ne soit pas nécessaire, comme on le fait en jurisprudence, de fonder ses jugements sur ceux d’autrui, toutefois un écrivain qui ne trouve aucune adhésion à des opinions publiquement émises, si elles sont d’ailleurs de quelque importance, est vraisemblablement tombé dans l’erreur.

On court donc une véritable chance en lançant dans le public une assertion contraire à l’opinion générale, à celle même des personnes éclairées. Cette apparence d’égoïsme s’appelle paradoxe.

Il n’y a pas témérité à hasarder quelque chose avec la chance qu’il soit trouvé faux par un petit nombre, mais bien avec la chance qu’il trouve peu de crédit. — L’amour du paradoxe est, à la vérité, un sentiment logique personnel, ennemi de l’imitation, ami de la distinction, et qui ne conduit souvent qu’à la singularité. Comme chacun cependant doit avoir son sens propre et le faire reconnaître (si omnes patres sic, at ego non sic, Abeilard), lorsque l’amour du paradoxe n’a pas sa raison dans le dessein orgueilleux de se singulariser purement et simplement, il ne doit pas être pris en mauvaise part. — Au paradoxe est opposé le vulgaire, qui a pour soi l’opinion générale. Le vulgaire ne présente déjà pas plus de sécurité, si même il n’en présente pas moins, parce qu’il y a là une sorte d’engourdissement ; au lieu que le paradoxal éveille l’esprit, le porte à l’attention, à un examen qui conduit souvent à la découverte.

L’égoïste esthétique est celui qui se contente de son propre goût ; que les autres trouvent détestables ses vers, ses tableaux, sa musique, etc. ; qu’ils les critiquent ou qu’ils s’en moquent, peu lui importe. Il se prive d’un moyen de progrès en ne suivant que son propre jugement, en s’applaudissant lui-même, et en ne cherchant qu’en lui la marque du beau dans les arts.

Enfin l’égoïste moral est celui qui rapporte toutes ses actions à lui-même, qui ne voit d’utile que ce qui lui sert, qui place le principe suprême des déterminations de sa volonté dans l’utilité seule, dans le bien-être personnel, et nullement dans la notion de devoir. Car, par le fait que chacun se fait des idées différentes de ce qui peut le rendre heureux, l’égoïsme moral consiste précisément à pousser les choses au point de n’avoir aucune pierre de touche de la véritable notion de devoir, notion qui cependant doit être un principe d’une valeur absolument universelle. — Tous ceux qui n’ont pour but que leur bien-être, les eudémonistes, en un mot, sont donc des égoïstes pratiques.

À l’égoïsme peut seul être opposé le pluralisme, c’est-à-dire la façon de penser qui ne se concentre pas en soi-même comme si l’on était tout l’univers, mais au contraire qui consiste à se regarder et à se conduire comme un simple citoyen du monde. — Assez sur ce sujet en ce qui regarde l’anthropologie. Pour ce qui est des notions métaphysiques relatives à cette matière, elles sont complètement en dehors de la science qui nous occupe. La question de savoir, par exemple, si moi, comme être pensant, je dois admettre en dehors de mon existence celle d’un tout composé d’autres êtres en rapport avec moi (tout qu’on appelle monde), cette question, disons-nous, n’appartient pas à l’anthropologie, elle est du ressort de la métaphysique seule.

observations.
De la forme du langage égoïste.
Dans nos temps modernes, le souverain qui s’adresse au peuple parle ordinairement de sa personne au pluriel (Nous, N., par la grâce de Dieu, etc.). Il s’agirait de savoir si le sens de ce nous n’est pas plutôt égoïste, c’est-à-dire s’il n’indique pas plus particulièrement un pouvoir absolu, personnel, et s’il ne signifie pas au fond la même chose que ce que dit le roi d’Espagne par son io el rey (moi le roi). Il semble bien que cette forme de l’autorité suprême a dû avoir primitivement quelque chose de populaire et d’affable (Nous, le roi et son conseil, ou les Etats). — Mais comment s’est-il fait que l’apostrophe qui, dans les langues classiques anciennes, s’exprimait par tu, par conséquent au singulier, ait été remplacée chez différents peuples, principalement chez les Germains, par le vous, expression plurielle ? Les Allemands ont encore enchéri là dessus, en imaginant de désigner la personne à laquelle on parle par les pronoms ils, eux, (exactement comme s’il n’y avait pas colloque, mais récit concernant une personne absente, et même une ou plusieurs, indifféremment). Pour comble d’absurdité, on a poussé à un tel point le prétendu respect pour la personne à laquelle on s’adresse, et l’exaltation de cette personne au-dessus de soi, qu’au lieu de lui parler à la troisième personne, même au pluriel, on ne l’appelle que par la qualité abstraite de sa dignité (sa Grâce, sa Grandeur, son Excellence, sa Sainteté, son Eminence, etc.). — Toutes choses qui ne pouvaient manquer à l’époque de la féodalité, et qui en viennent probablement, car on s’appliquait beaucoup alors à distinguer tous les degrés de respect obligé d’inférieur à supérieur, depuis la dignité royale jusqu’à la condition où il n’y a plus d’autre dignité que d’être simplement homme, c’est-à-dire jusqu’à l’état d’esclave (l’esclave devant être apostrophé par son maître avec le tu), ou jusqu’à l’état d’enfance, état qui n’est encore capable d’aucune volonté propre.
§ III.
De la conscience libre des représentations.

L’effort nécessaire pour avoir conscience de ses représentations, est, ou l’attention, ou l’abstraction, c’est-à-dire le fait d’appliquer son esprit à une représentation dont on a conscience, ou le fait de l’en détourner. — Cette dernière opération n’est pas comme une simple omission, une pure négation de la première (car il y aurait alors distraction) ; c’est au contraire un acte réel de la faculté de connaître, acte qui consiste à empêcher l’unité de conscience d’une représentation actuelle et sentie avec une autre. — On ne dit donc pas abstraire quelque chose, mais bien faire abstraction de quelque chose, c’est-à-dire d’une détermination de l’objet de ma représentation, opération par laquelle cette représentation conserve la généralité d’une notion, et trouve ainsi sa place dans l’entendement.

Pour pouvoir faire abstraction d’une représentation, alors même qu’elle s’impose à l’homme par les sens, il faut un effort plus grand que pour y donner son attention ; parce qu’il faut pour cela une liberté dans la faculté de penser, et cette force particulière de l’âme qui consiste à tenir en sa puissance l’état de ses représentations (animus sui compos). — À cet égard, l’abstraction est donc beaucoup plus difficile, mais aussi plus importante que l’attention, lorsqu’il s’agit de représentations sensibles.

Nombre d’hommes sont malheureux parce qu’ils ne peuvent pas abstraire. Tel ferait un bon mariage s’il pouvait ne pas faire attention à une verrue qui dépare un visage, ou à une dent qui manque à un râtelier. Mais nous avons tout particulièrement la mauvaise habitude de faire attention aux défauts des autres, même involontairement. Nous fixerons nos regards sur un bouton qui manque à l’habit de l’homme qui est en face de nous, ou sur la place vide que présente sa mâchoire ; nous rectifierons une de ses locutions vicieuses habituelles, sauf à l’humilier et à gâter ainsi notre rôle dans la conversation. — Si le principal est bon, non seulement il convient, mais il est juste encore de fermer les yeux sur ce qu’il y a de mal dans autrui ; notre propre bonheur y est intéressé. Mais cette faculté d’abstraire est une vertu qui ne peut être acquise que par l’usage.

§ IV.
De l’observation de soi-même.

L’attention à soi-même (animadvertere) n’en est pas encore l’observation (observare). Cette dernière consiste dans un recueil méthodique de remarques faites sur nous-mêmes, recueil qui fournit la matière pour le journal d’un observateur de soi-même, et qui conduit facilement au mysticisme et à la folie.

L’attention à soi-même, si l’on a affaire aux hommes, est sans doute nécessaire, mais elle ne doit pas se faire sentir dans le monde ; autrement elle produit la gêne ou l’affectation. Le contraire de ces deux choses est l’aisance, ou la confiance de n’être pas jugé défavorablement pour sa tenue. Celui qui pose comme s’il voulait se juger dans une glace, voir son air, ou qui parle comme s’il s’écoutait lui-même (et non simplement comme s’il était écouté par un autre), est une espèce de comédien. Il veut représenter, et se compose un air qui le perd dans le jugement d’autrui dès qu’on s’aperçoit de ses efforts, parce qu’il fait naître la pensée qu’il a quelque dessein de tromper. — La franchise dans la manière de se montrer extérieurement ne donne lieu à aucun soupçon de cette espèce ; c’est une façon d’agir naturelle (qui n’exclut cependant pas toute forme artificielle, ni la culture du goût), qui plaît par la simple véracité dans les expressions. Mais lorsque l’abandon résulte de la simplicité, c’est-à-dire de l’absence de tout déguisement artificiel et calculé, lorsqu’il se montre dans le langage, il prend alors le nom de naïveté.

La manière ouverte de s’expliquer chez une jeune personne qui approche de l’âge nubile, celle d’un campagnard étranger aux façons polies des villes, provoque par l’innocence et la simplicité (l’ignorance dans l’art de paraître) le sourire de ceux qui sont déjà exercés et stylés dans cet art. Ce n’est pas un sourire de mépris ; il n’empêche pas de rendre hommage à la pureté du cœur et à la sincérité ; c’est plutôt une hilarité accompagnée de bienveillance et de douceur, et provoquée par l’inexpérience dans l’art peu estimable de paraître, art qui, bien que fondé sur notre nature humaine déjà corrompue, mériterait plutôt la pitié que la moquerie, si l’on venait à le comparer avec l’idéal d’une nature encore saine et pure[4]. C’est une satisfaction d’un clin d’œil ; c’est un ciel nuageux qui s’entr’ouvre un instant pour laisser échapper un faible rayon de soleil, mais qui se referme aussitôt par ménagement pour l’œil malade de l’amour-propre.

Ce paragraphe, qui a pour objet d’avertir de ne pas s’observer trop minutieusement et pour ainsi dire avec la résolution prise de faire une histoire intérieure du cours spontané de ses pensées et de ses sentiments, est motivé par le péril que l’on court en s’observant ainsi, de tomber dans la folle persuasion qu’on est inspiré d’en haut, qu’on subit l’influence de forces secrètes qui nous mènent sans intervention de notre part ; en d’autres termes, dans le péril de devenir illuminé ou en proie à une terreur sans fondement. En effet, nos prétendues découvertes successives n’ont ici d’autre objet que ce que nous avons insensiblement introduit nous-mêmes au dedans de nous : c’est le cas d’une Bourignon avec ses visions flatteuses, ou d’un Pascal avec ses représentations effrayantes et terribles. Tel fut aussi le cas d’un homme d’ailleurs très-distingué, Albert Haller. Grâce au journal de ses états internes, journal longtemps écrit, souvent interrompu, Haller finit par demander à un théologien célèbre, son ancien camarade d’études, le docteur Less, s’il ne pourrait pas trouver dans le vaste trésor de sa science théologique une consolation pour son âme pleine d’angoisses.

C’est une chose digne de réflexion, une chose utile et nécessaire pour la logique et la métaphysique, d’observer en soi les différents actes de la faculté représentative, lorsqu’on les provoque. — Mais vouloir s’épiloguer, prétendre connaître la manière dont ces actes surgissent d’eux-mêmes dans l’âme sans être suscités (ce qui arrive par le jeu spontané de l’imagination créatrice), c’est un renversement de l’ordre naturel dans la faculté de connaître, parce qu’alors les principes de la pensée ne précèdent pas (comme cela devrait être), mais viennent après ; c’est déjà ou une maladie de l’esprit (une rêverie), ou un acheminement à la folie. Celui qui est en état de raconter beaucoup de choses des expériences intérieures (de la grâce, des tentations), ne peut jamais, dans son voyage à la recherche et à la découverte de lui-même, aborder qu’aux Anticyres ; car il n’en est pas des expériences internes comme des externes, touchant les objets dans l’espace : ici les objets apparaissent en dehors les uns des autres et avec une existence permanente ; le sens intime, au contraire, ne voit les rapports de ces déterminations que dans le temps, par conséquent à l’état labile, état où la contemplation manque de la durée cependant nécessaire à l’expérience[5].



§ V.

Des représentations dont nous n'avons pas conscience.


Avoir des représentations sans cependant en avoir conscience semble contradictoire ; comment, en effet, pouvons-nous savoir que nous les avons, si nous n'en avons pas conscience ? Locke se faisait déjà cette objection, et rejetait en conséquence ces sortes de représentations comme non existantes. — Et cependant nous pouvons avoir la conscience médiate d'avoir une représentation, sauf à avoir de cette représention une conscience immédiate. — Des représentations de cette nature s'appellent obscures ; les autres sont claires ; et si leur clarté s'étend jusqu'aux représentations partielles qui en composent l'ensemble, ainsi qu'à leur union, les représentations sont alors lucides ou distinctes, qu'elles appartiennent à la pensée ou à l'intention, peu importe.

Si je suis sûr d'apercevoir un homme loin de moi dans une prairie, quoique je n'aie pas conscience de voir ses yeux, son nez, sa bouche, etc., j'en conclus proprement cela seul, que cet objet est un homme ; car, si de ce que je n'ai pas conscience de percevoir ces parties de la tête (non plus que les autres parties du corps de cet homme), je prétendais affirmer que je manque absolument de leur représentation dans mon intuition, je ne pourrais pas dire non plus que je vois un homme, puisque la représentation totale (de la tête ou de l’homme) se compose de ces représentations partielles.

Il y a de quoi nous surprendre et nous étonner en voyant que le champ des intuitions sensibles et des perceptions dont nous n’avons pas conscience, quoique nous puissions indubitablement conclure que nous les avons, c’est-à-dire que le champ des représentations obscures est immense dans l’homme (de même que dans les animaux), quand au contraire les représentations claires, celles dont la conscience est évidente, ne sont qu’en très petit nombre, qu’elles ne forment que quelques points éclairés sur la grande carte de notre esprit. Une puissance supérieure n’aurait qu’à dire, en effet : que la lumière soit ! pour qu’aussitôt, sans aucune addition (si par exemple nous prenons un littérateur avec tous ses souvenirs), la moitié d’un monde parût en quelque sorte à ses yeux. Tout ce que découvre l’œil armé du télescope (dans la lune, par exemple), ou du microscope (par exemple les infusoires), est déjà perçu à l’œil nu ; car ces moyens d’optique ne produisent pas plus de rayons lumineux, ni par conséquent plus d’images dans l’œil qu’il ne s’en produit déjà sur la rétine sans ces auxiliaires artificiels ; seulement, ces images s’en trouvent agrandies, et nous en avons conscience. — Il faut en dire autant des sensations de l’ouïe, lorsque avec ses dix doigts et ses deux pieds le musicien exécute une fantaisie sur l’orgue, tout en conversant avec une personne qui se trouve placée à ses côtés ; une multitude de représentations sont alors excitées dans son âme en un clin d’œil ; le choix de chacune d’elles exigerait déjà un jugement particulier sur sa convenance. En effet, un seul doigté qui ne serait pas conforme à l’harmonie produirait aussitôt une dissonnance. Et cependant l’ensemble s’exécute si bien, que le musicien qui improvise peut souvent désirer d’avoir noté plusieurs morceaux exécutés par lui avec bonheur, et qu’il n’espérerait peut-être pas reproduire aussi bien en y mettant toute son attention.

Ainsi, le champ des représentations obscures est le plus grand dans l’homme. — Mais comme il ne peut se percevoir que dans sa partie passive, comme jeu des sensations, la théorie de ces représentations n’appartient qu’à l’anthropologie physiologique, et non à l’anthropologie pratique, qui est proprement celle dont il s’agit ici.

Souvent en effet nous jouons avec nos représentations obscures, ayant un intérêt à placer dans l’ombre, en face de l’imagination, des objets qui nous plaisent ou nous déplaisent ; mais plus souvent encore nous sommes nous-mêmes le jouet des représentations obscures, et notre entendement ne peut échapper aux absurdités dans lesquelles le précipite leur influence, bien qu’il en connaisse le côté illusoire.

C’est ce qui arrive avec l’amour, considéré proprement, non comme un sentiment de bienveillance, mais plutôt comme la jouissance de son objet. Combien d’esprit ne dépense-t-on pas pour couvrir de fleurs légères ce qui sans doute est aimé, mais qui cependant fait voir l’homme dans une si étroite parenté avec le reste des animaux, qu’il en est saisi de honte et que les expressions propres ne seraient pas tolérables dans la bonne compagnie, bien que celles dont on se sert soient encore assez transparentes pour provoquer le sourire. — L’imagination peut ici se donner carrière dans l’obscur, et ce n’est pas toujours un art vulgaire que d’éviter le cynisme sans risquer de tomber dans une pruderie ridicule.

Souvent encore nous sommes le jouet de représentations obscures, qui ne veulent pas disparaître quoique éclairées par l’entendement. Ainsi, c’est une grande affaire pour plus d’un mortel d’avoir sa sépulture dans son jardin ou sous un arbre touffu, dans un champ ou un terrain sec, quoique dans le premier cas il n’ait pas de raison d’espérer une belle vue, ni dans le second de redouter un rhume.

Même pour les gens éclairés, l’habit fait l’homme jusqu’à un certain point. Le proverbe russe dit, à la vérité que : « l’on reçoit l’étranger suivant son habit, et qu’on le reconduit suivant son esprit ; » mais l’entendement ne peut cependant pas prévenir l’impression de représentations obscures d’une certaine importance que fait une personne bien habillée ; en tout cas seulement il peut se proposer de rectifier plus tard le jugement porté d’abord sur cette personne.

On recourt même assez souvent à l’obscurité par un dessein préconçu, pour se donner un air de profondeur et de solidité : de la même manière à peu près que des objets aperçus au crépuscule ou à travers un brouillard semblent toujours plus grands qu’ils ne sont en réalité[6]. Obscurcissons, telle est la maxime de tous les mystiques, pour attirer par des ténèbres artificielles ceux qui courent après la sagesse. — En général même un certain degré d’obscurité dans un ouvrage ne déplaît pas au lecteur ; il sent mieux alors sa pénétration, son habileté à résoudre ce qui est obscur en notions claires.



§VI.

De la clarté et de l’obscurité dans la conscience de nos représentations.


La conscience des représentations, qui suffit pour distinguer un objet d’un autre, est la clarté. Ce qui fait qu’on voit aussi clairement la composition des représentations, est la lucidité ou distinction. La lucidité seule fait de l’ensemble des représentations une connaissance. Dans toute connaissance il y a donc ordre avec diversité, parce que toute composition avec conscience suppose l’unité de cette conscience, par conséquent une règle de composition. — On ne peut pas opposer à la représentation claire la représentation confuse (perceptio confusa) ; on ne peut lui opposer que la représentation purement obscure ou non claire (non mere clara). Ce qui est confus doit être composé ; car, dans le simple, il n’y a ni ordre ni confusion. La confusion est donc la cause de la non-clarté ; ce n’en est pas la définition. — Dans toute représentation complexe (perceptio complexa), comme l’est toute connaissance (parce qu’il faut toujours à cet effet intuition et notion), la clarté tient constamment à l’ordre suivant lequel les représentations partielles sont composées ; et ces représentations partielles ou élémentaires se composent entre elles de deux manières, et se distinguent en deux classes : l’une purement logique, celle des représentations supérieures et des subordonnées (perceptio primaria et secundaria), division qui ne concerne que la forme ; — l’autre qui est réelle, celle des représentations principales et des accessoires (perceptio principalis et adhœrens). Grâce à cette double disposition des représentations, l’une logique et l’autre réelle, la connaissance acquiert toute la clarté dont elle est susceptible. — D’où l’on voit que si la faculté de connaître en général doit s’appeler entendement, dans l’acception la plus vaste du mot, l’entendement doit comprendre : la faculté de saisir les représentations données (attentio), pour produire une intuition ; la faculté de séparer ce qui est commun à plusieurs représentations (abstractio), pour produire une notion, et la faculté de réfléchir (reflexio), pour produire une connaissance de l’objet.

On appelle celui qui possède ces facultés à un degré supérieur une bonne tête ; celui qui ne les possède que dans une très faible mesure, un esprit faible (parce qu’il a toujours besoin d’être conduit par les autres) ; et celui qui en use avec une originalité créatrice (tirant par là de son propre fond ce qui doit être d’ordinaire enseigné par autrui), un génie.

Celui qui n’a rien appris de ce qu’on doit apprendre pour savoir une chose est un ignorant, s’il a le savoir dans le cas où il veut faire le savant, car au dehors de cette prétention il peut être un grand génie. Celui qui ne peut pas même penser, quoiqu’il puisse apprendre beaucoup de choses, est un esprit borné. — On peut être un grand savant (machine à enseigner les autres comme on a été soi-même enseigné), et cependant n’être encore que très borné quant à l’usage raisonné de son savoir historique. — Celui dont le procédé qui a servi à l’instruire trahit la contrainte de l’école dans la conversation ordinaire de la vie (par conséquent le défaut de liberté dans la pensée personnelle), est le pédant, qui peut être du reste un savant ou un soldat, ou même un homme de cour. Le pédant instruit est, au fond, de tous encore le plus supportable, parce qu’après tout on peut en apprendre quelque chose : au contraire l’embarras dans les formes (la pédanterie) est non seulement inutile chez les derniers, mais encore ridicule par suite de la présomption qui s’attache inévitablement au pédant, puisque c’est la prétention d’un ignorant.

Mais l’art, ou plutôt la facilité de parler avec le ton de la bonne société, et de se montrer en général au gré de la mode, est faussement appelé popularité, lors surtout qu’il s’agit de science ; c’est plutôt une légèreté enjolivée, qui déguise la grande pauvreté d’un esprit peu étendu. Mais il n’y a que dés enfants qui s’y laissent prendre. « Ton tambour (disait le quacker, dans Addison, à un officier bavard qui était à côté de lui en voiture) est ton emblème ; il résonne parce qu’il est vide. »

Pour juger les hommes d’après leurs facultés de connaître on les divise en ceux qui ont le sens commun (sensus communis), qui n’est assurément pas commun (sensus vulgaris), et en savants. Les premiers connaissent les règles à l’état d’application (in concreto), les autres les connaissent en elles-mêmes et avant leur application (in abstracto). — On nomme l’intelligence qui constitue la première manière de connaître, la saine intelligence humaine (bon sens) ; celle qui constitue la seconde, l’esprit éclairé (ingenium perspicax). — Il est remarquable que l’on se figure la première, qui n’est ordinairement regardée que comme une faculté pratique de connaître, comme une intelligence qui peut non seulement se passer de culture, mais à laquelle même la culture est préjudiciable lorsqu’elle n’est pas poussée suffisamment loin ; on l’estime donc outre mesure ; c’est une sorte de superstition ; on la regarde comme une mine cachée dans les profondeurs de l’âme ; on déclare même parfois que ses sentences sont comme autant d’oracles (le génie de Socrate) plus certains que tout ce que la science la plus accomplie peut jamais avancer. — Il est certain sans doute que si la solution d’une question repose sur les règles générales et innées de l’entendement (dont la possession s’appelle esprit naturel), il n’est pas aussi sûr de se préoccuper des principes scientifiques et artificiellement établis (de l’esprit de l’école), et d’embrasser en conséquence une détermination, que de s’en rapporter, dans le jugement, à l’inspiration des principes déterminants qui reposent obscurément au fond de l’âme. C’est ce qu’on pourrait appeler le tact logique : la réflexion se présente alors l’objet sous toutes les faces et en déduit un sage résultat, sans avoir conscience des actes qui s’accomplissent à cet effet dans l’intérieur de l’esprit.

Mais le bon sens ne peut prouver qu’il est en possession de cette supériorité que par rapport aux objets de l’expérience. Par l’expérience il peut non seulement s’élever à la connaissance, mais encore étendre l’expérience elle-même ; non pas, il est vrai, sous le rapport spéculatif, mais simplement sous le rapport empirico-pratique, car dans la spéculation il faut des principes scientifiques à priori ; mais dans la pratique expérimentale il peut y avoir aussi des expériences, c’est-à-dire des jugements qui soient continuellement confirmés par voie d’expérimentation et de succès.


§ VII.


De la sensibilité par opposition à l’entendement


En ce qui regarde l’état des représentations, mon âme est ou active et possède une faculté (facultas), ou passive et possède une capacité (receptivitas). Une connaissance comprend ces deux choses, et la possibilité d’avoir une connaissance prend le nom de faculté de connaître qui a la plus large part dans cette connaissance, à savoir, de cette activité de l’âme qui consiste à lier les représentations, ou de celle qui a pour but de les séparer.

A la faculté sensible de connaître appartiennent les représentations à l’égard desquelles l’âme se comporte passivement, et qui, par conséquent, affectent le sujet (le sujet peut s’affecter lui-même ou être affecté par un objet). À la faculté intellectuelle de connaître appartiennent, au contraire, les représentations qui constituent un simple agir (le penser). La première de ces facultés est appelée inférieure, la seconde supérieure[7]. La première a le caractère passif du sens interne des sentiments ; la seconde a le caractère spontané de l’apperception, c’est-à-dire de la conscience pure de l’action, spontanéité qui constitue le fait de la pensée et appartient à la logique (c’est-à-dire à l’ensemble des règles de l’entendement), de la même manière que le caractère passif appartient à la psychologie (qui est un ensemble de toutes nos perceptions intérieures soumises à des lois naturelles), et fonde une expérience interne.


observations.


L’objet de la représentation, lequel objet ne renferme que la manière dont j’en suis affecté, ne peut être connu de moi que comme il m’apparaît, et toute expérience (connaissance empirique), l’interne aussi bien que l’externe, n’est qu’une connaissance des objets comme ils nous apparaissent, et non tels qu’ils sont en eux-mêmes. En effet, il s’agit alors non pas simplement de la qualité de l’objet de la représentation, mais de la qualité du sujet et de sa capacité, de quelque manière que l’intuition sensible s’accomplisse ; c’est à la suite de ce fait qu’a lieu la pensée du sujet (la notion de l’objet). La propriété formelle de cette réceptivité ne peut donc pas non plus provenir des sens : elle doit ( comme intuition) être donnée à priori ; c’est-à-dire qu’elle doit être une intuition sensible, qui subsiste alors même que tout ce qu’il y a d’empirique (la matière de la sensation) vient à disparaître ; ce côté formel de l’intuition est le temps, mêlé aux expériences internes.

Une expérience empirique étant une connaissance, et toute connaissance (en tant qu’elle exige un jugement) supposant réflexion (reflexio), par conséquent conscience, c’est-à-dire activité dans la composition de la diversité représentative suivant une règle destinée à mettre l’unité dans cette diversité, c’est-à-dire encore notion et pensée en général (distincte de l’intuition), la conscience est alors partagée en conscience discursive (qui, en tant que logique, et parce qu’elle donne des règles) doit à cet effet précéder, et en conscience intuitive. La première (l’apperception pure de l’acte de l’âme) est simple. Le moi de la réflexion ne renferme rien de divers en soi ; dans tous les jugements c’est toujours un seul et même moi, parce qu’il ne renferme que l’élément formel de la conscience, tandis que l’expérience interne en renferme l’élément matériel, et une diversité de l’intuition empirique et interne, le moi de l’appréhension (une apperception empirique par conséquent).

Moi, comme être pensant, je suis bien un seul et même sujet avec moi, comme être sentant ; mais, comme objet de l’intuition empirique interne, c’est-à dire en tant que je suis affecté intérieurement par des sensations qui prennent leur place dans le temps, qu’elles soient simultanées ou successives, je ne me connais cependant que comme je m’apparais à moi-même, et non comme chose en soi. En effet, cette connaissance dépend du temps comme d’une condition qui n’est pas une notion intellectuelle (par conséquent par pure spontanéité), c’est-à-dire d’une condition à l’égard de laquelle ma faculté de représentation est passive (et appartient à la réceptivité). — Je ne me connais donc jamais par expérience interne que comme je m’apparais ; proposition qui serait mal comprise si l’on entendait par là qu’il me semble seulement (mihi videri) que j’ai certaines représentations et sensations, et même en général que j’existe. — La semblance (der Schein) est le fondement d’un jugement erroné par suite de causes subjectives faussement regardées comme objectives ; tandis qu’un phénomène, une apparence, n’est pas du tout un jugement : c’est une intuition purement empirique, qui devient, à l’aide de la réflexion et de la notion intellectuelle qui en découle, une expérience interne, et, par suite, une vérité.

La cause de cette erreur tient à ce que les expressions sens intime et apperception, sont généralement prises comme synonymes par les psychologues, quoique la première ne doive signifier qu’une conscience psychologique (appliquée), et la seconde une conscience simplement logique (pure). Mais ce qui prouve que par le sens intime nous ne pouvons nous connaître que comme nous nous apparaissons, c’est que le fait de saisir (apprehensio) les impressions du sens intime, suppose une condition formelle de l’intuition interne du sujet, savoir, le temps, intuition qui n’est pas une notion intellectuelle, et qui n’a par conséquent d’autre valeur que comme condition subjective d’après laquelle des phénomènes internes nous sont donnés en conséquence de l’âme humaine ; elle ne nous fait donc pas connaître comment l’objet existe en soi.




Cette observation ne regarde pas proprement l’anthropologie. Cette science comprend des phénomènes, des expériences réunies d’après les lois de l’entendement, sans qu’il y soit question du mode de représentation des choses, non plus que de ce qu’elles sont indépendamment de leur rapport avec les sens (par conséquent en elles-mêmes) ; une pareille recherche appartient à la métaphysique, qui s’occupe de la possibilité de la connaissance à priori. Il était néanmoins nécessaire de remonter jusque-là pour prévenir les méprises de l’esprit spéculatif sur cette question. — Du reste, comme la connaissance de l’homme par l’expérience interne, d’après laquelle on juge le plus souvent les autres, est d’une plus grande importance, et peut-être d’une plus grande difficulté encore qu’un jugement sain porté par autrui sur nous-mêmes, par la raison que l’observateur de soi-même fait entrer facilement beaucoup de choses dans sa propre conscience au lieu d’y constater simplement ce qui s’y trouve, il est prudent et même nécessaire de commencer par les phénomènes observés au-dedans de soi, avant de passer à l’affirmation de certaines propositions concernant la nature de l’homme, c’est-à-dire avant de passer à l’expérience interne.


§ VIII.


Apologie de la sensibilité.


Le respect de tout le monde est pour l’entendement, comme l’indique déjà la dénomination de faculté supérieure de connaître qu’on lui donne. Quiconque en voudrait faire l’éloge ne serait pas mieux venu que ce rhéteur qui avait entrepris de louer la vertu (stulte ! quis unquam vituperavit). Mais la sensibilité a mauvais renom. On en dit beaucoup de mal ; par exemple : 1o qu’elle jette dans la confusion la faculté représentative ; 2o qu’elle parle haut et d’un ton impérieux, tandis qu’elle ne devrait être que la servante de l’entendement, loin de s’opiniâtrer et de se raidir ; 3o qu’elle va même jusqu’à tromper, et qu’avec elle on ne peut être trop sur ses gardes. — D’un autre côté, les panégyristes ne lui ont pas fait défaut, surtout parmi les poètes et les gens de goût, qui regardent la sensibilisation des notions intellectuelles, non seulement comme un mérite, mais qui ne les conçoivent même pas autrement, et qui prétendent que les notions ne doivent pas être décomposées dans leurs éléments avec un soin si fatiguant ; qu’il faut laisser aux pensées ce qui en fait la valeur matérielle, ce qui leur donne de la plénitude ; aux représentations, ce qui en fait la clarté (la lucidité dans la conscience) ; à la parole enfin ce qui en fait l’éclat et l’ampleur (la force) : ils regardent la nudité de l’entendement comme une pauvreté[8]. Nous ne jouerons pas ici le rôle de panégyriste, mais seulement celui d’avocat, nous bornant à repousser les accusations.

Ce qu’il y a de passif dans la sensibilité, et dont nous ne pouvons cependant pas nous défaire, est la cause de tout le mal qu’on en débite. La perfection interne de l’homme consiste en ce qu’il tient en son pouvoir l’usage de toutes ses facultés, et qu’il peut le soumettre à son libre arbitre. Mais il est nécessaire à cet effet que l’entendement domine la sensibilité (qui est peuple en soi parce qu’elle ne pense pas) sans toutefois l’affaiblir, attendu que sans elle il n’y aurait aucune matière susceptible d’être travaillée et mise à la disposition de l’entendement régulateur.


§ IX.


Réponse au premier reproche fait à la sensibilité.


Les sens n’obscurcissent pas. On ne peut pas dire de celui qui a saisi d’ensemble, il est vrai, une diversité donnée, mais qui ne l’a pas encore mise en ordre, qu’il l’obscurcit. Les perceptions des sens (représentations empiriques avec conscience) ne méritent pas d’autre nom que celui de phénomènes internes. L’entendement, qui intervient et qui soumet ces phénomènes à une règle de la pensée (qui introduit l’ordre dans la diversité), les convertit dès lors en une connaissance empirique, c’est-à-dire en expérience. — L’entendement oublie donc ses devoirs lorsqu’il juge témérairement, sans avoir auparavant coordonné les représentations sensibles suivant des notions, et qu’il se plaint ensuite de leur confusion, comme si c’était la faute de la nature originellement sensible de l’homme. Ce blâme n’atteint pas moins les plaintes élevées sans fondement soit sur la confusion des représentations externes, soit sur celle des représentations internes, dont on fait un crime à la sensibilité.

Les représentations sensibles précèdent sans contredit celles de l’entendement, et se présentent en masse. Mais l’avantage qu’on en retire est d’autant plus grand, si l’entendement intervient avec sa mise en ordre et sa forme intellectuelle, et si, par exemple, il fournit pour la notion des expressions fécondes, pour le sentiment des expressions fortes, et pour la détermination de la volonté des représentations intéressantes. — La richesse que l’entendement retire d’un seul coup (en masse) des productions de l’esprit dans l’éloquence et la poésie, le porte souvent, il est vrai, à la confusion, lorsqu’il doit éclaircir et décomposer tous les actes de la réflexion qu’il opère réellement alors, quoique obscurément ; mais ce n’est point la faute de la sensibilité; elle a plutôt rendu à l’entendement un véritable service en lui fournissant une riche matière, sans laquelle les notions abstraites de l’entendement ne sont souvent qu’une misère brillant.


§ X.


Réponse au deuxième reproche fait à la sensibilité.


Les sentiments ne commandent pas à l’entendement. Ils s’offrent plutôt à lui pour le servir. De ce qu’ils ne laissent pas mettre en oubli leur importance, principalement dans ce qu’on appelle le sens commun (sensus communis), on ne peut pas les accuser de la prétention de vouloir dominer l’entendement. Il y a bien, il est vrai, des jugements qui ne peuvent pas être portés formellement devant le tribunal de l’entendement pour en être jugés, et qui semblent émaner immédiatement du sentiment. Telles sont les sentences ou inspirations de formes oraculaires (par exemple, celles que Socrate attribuait à son génie). On suppose alors en effet que le premier jugement sur ce qu’il est juste et sage de faire dans un cas donné, est généralement aussi le meilleur, et qu’il n’a rien à gagner à être mûri par la réflexion.

Mais ces jugements n’émanent réellement pas des sens ; ils sont au contraire le fruit de réflexions réelles, quoique obscures, de l’entendement. — Les sens n’élèvent à ce sujet aucune prétention, et sont comme le commun peuple, qui, s’il n’est pas populace [ignobile vulgus), se soumet à son supérieur, à l’entendement, mais jeut être écouté. Si certains jugements, certains aperçus sont regardés comme provenant immédiatement du sens intime (sans le secours de l’entendement), et qu’au contraire l’entendement soit considéré comme ayant une autorité indépendante (als für sich gebietend), et les sensations comme des jugements, alors c’est un véritable fanatisme, qui n’est pas éloigné de la perversion des sens.


§ XI.


Réponse au troisième reproche fait à la sensibilité.


Les sens ne trompent pas. Cette proposition est la négative du reproche le plus grave, mais aussi, lorsqu’il est mûrement réfléchi, le plus mal fondé qui soit adressé aux sens ; et cela, non parce qu’ils jugent toujours juste, mais parce qu’ils ne jugent pas du tout. Ce qui fait constamment retomber l’erreur à la charge de l’entendement. — Cependant, l’apparence sensible (species, apparentia), aboutit toujours à l’entendement, non sans doute pour le justifier, mais cependant pour l’excuser. C’est pourquoi l’homme est souvent dans le cas de regarder le subjectif de son mode de représentation comme objectif (la tour carrée dont le lointain ne lui permet pas de percevoir les angles, comme une tour ronde ; la mer, dont la partie éloignée ne lui est visible que par des rayons lumineux plus élevés, comme plus haute que le rivage (altam mare) ; la pleine lune qu’il aperçoit ?  ? l’horizon à travers un air épais, quoique comprise dans le même angle visuel, comme plus éloignée, par conséquent aussi comme plus grande, que lorsqu’elle apparaît au méridien), et, par conséquent, de prendre un phénomène pour une expérience. Mais s’il tombe ainsi dans l’erreur, c’est la faute de l’entendement, ce n’est pas celle des sens.

Un blâme dirigé par la logique contre la sensibilité, c’est qu’on regarde la connaissance qui en provient comme marquée d’étroitesse (individualité, limitation à l’individuel), en même temps qu’on accuse l’entendement de sécheresse, parce qu’il tend au général, et qu’il doit par cette raison se prêter à des abstractions. La manière esthétique, dont la popularité est la première condition, suit une voie qui permet d’éviter cette double faute.



§ XII.


Du pouvoir à l’égard de la faculté de connaître en général.


Le paragraphe dixième, qui traitait de la faculté de l’apparence, laquelle n’est au pouvoir de personne, nous conduit à l’explication des notions de facile et de difficile (leve et grave) ; notions qui, d’après le sens littéral, n’expriment, en allemand du moins, que des qualités corporelles et des forces, mais qui, alors même, doivent indiquer, comme en latin, d’après une certaine analogie, le faisable (facile), et le comparativement faisable (difficile) ; car l’à peine faisable est cependant regardé par un sujet qui doute du degré de ses forces, relativement à la réalisation de cette chose difficile comme subjectivement non-faisable dans certaines positions et certains rapports qu’il soutient.

La facilité à faire quelque chose (promptitudo) ne doit pas être confondue avec l’habileté d’agir ainsi (habitus). La facilité indique un certain degré de la faculté mécanique : « Je puis, si je veux, » et signale une possibilité subjective ; l’habileté indique la nécessité subjectivement pratique, c’est-à-dire une habitude par conséquent un certain degré de la volonté, qui s’acquiert par l’usage souvent répété de la faculté : « Je veux, parce que le devoir l’ordonne. » — On ne peut donc pas définir la vertu : l’habileté dans les actions libres conformes à la justice ; car alors elle serait purement un mécanisme dans l’usage de la faculté. La vertu est au contraire la force morale dans l’accomplissement du devoir, force qui ne doit jamais devenir habitude, mais qui doit toujours au contraire procéder à nouveau et originellement de la façon de penser.

Le facile est opposé au difficile, mais souvent aussi à l’onéreux. Est facile pour un sujet, ce dont la réalisation exige une dépense de forces inférieures à celles dont il se sent doué. Qu’y a-t-il de plus facile que les formalités des visites, des félicitations et des condoléances ? Mais qu’y a-t-il aussi de plus fatiguant pour un homme occupé ? Ce sont des vexations amicales (contrariétés) dont chacun désire de tout son cœur être affranchi, tout en évitant de changer l’usage.

Il n’y a pas de vexations de ce genre à se conformer à des usages extérieurs religieux, mais qui ne se rapportent proprement qu’à une forme ecclésiastique. Ce qu’il y a de méritoire dans ces usages dévots consiste précisément en ce qu’ils ne servent à rien, et dans la simple soumission des croyants à se laisser patiemment tourmenter par des cérémonies et des observances, par des expiations et des macérations ( le plus est le mieux). Ces suggestions, mécaniquement faciles à la vérité (puisqu’elles n’exigent le sacrifice d’aucune inclination vicieuse), doivent être moralement très difficiles et onéreuses à l’homme raisonnable. — Quand donc le grand Maître populaire de morale disait : « Mes préceptes ne sont pas difficiles, » il ne voulait pas dire par là qu’ils n’exigeassent que peu d’efforts pour être accomplis ; car, en fait, ils exigent la pureté de tous les sentiments du cœur, la chose la plus difficile entre toutes celles qui peuvent être ordonnées ; mais pour un être raisonnable ils sont infiniment plus faciles cependant que des préceptes qui ont pour objet d’agir sans rien faire (gratis anhelare, multa agendo nihil agere), tels ceux que le judaïsme avait fondés ; car l’homme raisonnable trouve cent fois plus difficile ce qui est mécaniquement facile, lorsqu’il voit sa peine en cela perdue.

S’il y a du mérite à faire facilement quelque chose de difficile, il y a tromperie à le présenter comme facile, tout en ne pouvant pas le faire. Il n’y a pas de mérite à faire ce qui est facile. Des méthodes et des machines, entre autres la division des travaux entre différents ouvriers (travail de fabrique), rendent faciles beaucoup de choses qu’on ferait difficilement avec ses mains sans autre instrument.

Montrer des difficultés avant d’enseigner à les vaincre (comme par exemple dans les recherches de la métaphysique), c’est sans doute exposer au découragement ; mieux vaut cependant faire ainsi que de les dissimuler. Celui qui tient pour facile tout ce qu’il entreprend est un homme léger. Celui qui se rend facile tout ce qu’il fait est un homme adroit ; de même que celui qui ne réussit pas dans ses efforts est un maladroit. L’entretien dans la société (la conversation) n’est qu’un jeu où tout doit être facile et rendu tel. C’est pourquoi les cérémonies dans ces sortes de rapports (la raideur), par exemple, l’adieu solennel après un dîner, ont été abandonnées comme choses surannées.

Les motifs des hommes dans l’entreprise d’un ouvrage varient suivant la différence des tempéraments. Les uns sont stimulés par les difficultés et les inquiétudes (les mélancoliques), tandis que l’espérance est la facilité présumée de l’exécution et le premier mobile des autres (les sanguins).

Mais que penser de la maxime fanfaronne des hommes forts, qui n’a pas sa raison dans le seul tempérament : « L’homme peut ce qu’il veut ! » Elle n’est pas autre chose qu’une pompeuse tautologie : ce que l’homme veut en effet sur l’ordre de sa raison moralement obligatoire, il le doit ; il peut donc aussi le faire (car la raison ne lui ordonnera pas l’impossible). Mais, il y a quelques années déjà, on a vu des fous qui s’étaient aussi appliqué la maxime dans le sens physique, et qui se donnaient pour des bouleverseurs du monde ; mais la race en est passée depuis longtemps.

L’habitude passive (consuetudo), qui a lieu lorsque les sensations de même nature, prolongées et uniformes, détournent l’attention des sens, et, lorsqu’on n’en a presque plus conscience, rend à la vérité le mal facilement supportable (ce qu’on décore mal à propos du nom d’une vertu, de la patience) ; mais elle rend aussi plus difficile la conscience et le souvenir d’un bienfait reçu, ce qui conduit ordinairement à l’ingratitude (non vertu réelle). L’habitude active (assuetudo), au contraire, est une contrainte physique intérieure qui porte à faire à l’avenir comme on a fait jusque-là. Elle ôte aux bonnes actions leur valeur morale, par cela même qu’elle porte atteinte à la liberté de l’âme, et s’attire le ridicule en conduisant à des répétitions machinales du même acte (monotonie). — Des mots parasites habituels (des phrases destinées à remplir simplement le vide des pensées) font craindre à l’auditeur le retour de la même sottise, et font de l’orateur une machine à paroles. La cause du dégoût qu’excite en nous la vue de l’habitude machinale dans autrui, tient à ce que l’animal déborde ici tout à fait l’homme ; l’acte machinal se produit alors régulièrement par une sorte d’instinct, et comme s’il était le produit d’une autre nature id’une nature non humaine), avec péril pour l’agent de tomber dans la classe des êtres dépourvus de raison. — Certains actes habituels peuvent cependant s’accomplir avec dessein et mériter l’approbation lorsque la nature refuse son secours au libre arbitre ; par exemple s’habituer, dans la vieillesse, à prendre ses repas à une certaine heure, à n’en prendre que de telle espèce et telle quantité, à se coucher et à se lever à telle heure, et par conséquent se convertir insensiblement en une mécanique vivante ; ce qui n’est tolérable que comme exception et en cas de nécessité. En principe, toute habitude machinale doit être proscrite.



§ XIII.


Du jeu artificiel avec l’apparence sensible.


Le prestige occasionné à l’entendement par des représentations sensibles, peut être naturel ou artificiel ; il est, en conséquence, ou illusion (illusio) ou tromperie (fraus). — Le prestige qui force à regarder quelque chose comme réel sur le témoignage de la vue, quoique l’entendement déclare le fait impossible, s’appelle prestige (Augenverblendniss, prestigiœ).

L’illusion est ce genre de prestige qui subsiste, quoi qu’on sache que le prétendu objet n’est pas réel. — Ce jeu de l’âme avec l’apparence sensible est très agréable et très amusant ; par exemple, la perspective linéaire de l’intérieur d’un temple, ou, comme dit Raphaël Mengs en parlant du tableau de l’école péripatéticienne (du Corrége, si je ne me trompe) : « Que si on en regarde les sujets pendant quelque temps, ils semblent marcher ; » ou comme cet escalier si bien représenté en peinture avec une porte entr’ouverte, à l’hôtel de ville d’Amsterdam, que chacun est tenté d’y monter, etc.

Il y a tromperie des sens lorsque l’apparence cesse tout à coup dès qu’on sait comment la chose se passe. Tels sont les jeux de gobelet de toute espèce. Un vêtement dont la couleur tranche avantageusement à la vue est une illusion ; mais le fard est une tromperie. On est séduit par le premier, mystifié par le second. — De là vient aussi que l’on ne peut supporter des statues d’hommes ou d’animaux peintes d’après nature ; le spectateur y serait trompé, et prendrait ces statues pour des êtres vivants toutes les fois qu’elles tomberaient inopinément sous son regard.

La fascination (fascinatio), dans un état d’esprit sain d’ailleurs, est un prestige des sens dont on a nié la compatibilité avec les choses naturelles, attendu que le jugement qui reconnaît l’existence d’un objet (ou d’une de ses qualités), se convertit irrésistiblement, lorsque l’attention s’y applique, en un autre jugement qui déclare la non existence de cet objet (ou qu’il est autrement) ; le sens paraît donc se contredire lui-même comme un oiseau qui, en face d’un miroir dans lequel il s’aperçoit, volte et regarde son image tantôt comme un oiseau réel, tantôt comme n’en étant pas un. Ce jeu, qui fait que les hommes se défient de leurs propres sens, a lieu principalement chez ceux qui sont agités par la passion, une maîtresse qui, au dire d’Helvétius, avait été vue par son amant dans les bras d’un autre, et qui lui niait intrépidement le fait, put lui dire : « Infidèle, tu ne m’aimes plus, puisque tu t’en rapportes plutôt à ce que tu vois qu’à ce que je te dis. »

La tromperie qu’exerçaient les ventriloques, les Gassner, les Mesmériens, etc., était plus grossière ou du moins plus dangereuse. On appelait autrefois les pauvres femmes ignorantes qui s’imaginaient ainsi faire quelque chose de surnaturel, des sorcières ; cette croyance aux sorciers n’a pas encore entièrement disparu[9]. On dirait que le sentiment de l’admiration, à propos de quelque chose d’inouï, a par lui-même beaucoup d’attrait pour les faibles, non seulement parce qu’il leur ouvre tout à coup de nouvelles perspectives, mais encore parce qu’il les conduit à s’affranchir de l’usage pour eux pénible de la raison, et à placer les autres au milieu de leur propre ignorance.


§ XIV.


De la semblance morale permise.


Plus les hommes sont civilisés, plus en général ils sont comédiens ; ils prennent l’apparence de l’affection, de l’estime pour autrui, de la moralité, du désintéressement, sans par là tromper personne, parce que chacun sait qu’il n’y a pas là de cordialité ; mais il est très bon qu’il en soit ainsi dans le monde. Car les hommes en jouant ce rôle excitent réellement en eux, et d’une manière insensible, les vertus qu’ils n’ont fait qu’afficher pendant longtemps, et les font pénétrer dans le sentiment. — Mais tromper le trompeur en nous, l’inclination, c’est de nouveau se soumettre à la loi de la vertu, ce n’est pas tromper, c’est se faire une innocente illusion.

Le dégoût de sa propre existence, par suite de l’absence de sensations que l’âme recherche incessamment, constitue ce qu’on appelle le temps long, dans lequel on sent toutefois le poids de l’oisiveté, c’est-à-dire de l’éloignement pour toute occupation qui pourrait s’appeler travail et chasser l’ennui ; cette paresse est accompagnée d’une certaine souffrance, sentiment très désagréable, qui a pour cause l’inclination naturelle pour le loisir ( repos que ne précède aucune fatigue). — Mais cette inclination est trompeuse, même par rapport aux fins dont la raison fait une loi à l’homme pour être content de lui-même, lorsquil ne fait absolument rien (lorsqu’il végète sans but), sous prétexte qu’alors cependant il ne fait point de mal. Tromper cette inclination (ce qui peut avoir lieu par la culture des beaux-arts et surtout par la conversation amicale), s’appelle passer le temps (tempus fallere) ; expression qui trahit déjà le dessein de tromper jusqu’à l’inclination pour un repos désœuvré, lorsque l’esprit est amusé par la culture peu sérieuse des beaux-arts, et même lorsque la culture de l’esprit n’est obtenue que par un simple jeu qui manque de but ; autrement, ce serait tuer le temps. — On ne gagne rien à faire violence à la sensibilité dans les inclinations ; il faut la tromper, et, comme le dit Swift, amuser la baleine avec un tonneau pour sauver le bâtiment.

La nature a mis sagement dans l’homme le penchant à se faire illusion, tant pour sauver la vertu que pour y conduire. Un bon et honnête maintien est une apparence extérieure qui inspire aux autres de l’estime (qui prévient la familiarité). À la vérité, la femme devrait être peu satisfaite si l’autre sexe ne rendait pas hommage à ses charmes. Mais la modestie (pudicitia), c’est-à-dire une contrainte de soi-même qui comprime la passion, est cependant comme une illusion très salutaire pour établir entre les sexes l’éloignement nécessaire au respect de l’un par l’autre, ou pour empêcher que l’un ne devienne pour l’autre un simple instrument de volupté. — En général, tout ce qu’on appelle bienséance (decorum), n’est autre chose, dans ce genre, qu’une belle apparence.

La politesse est une apparence de modestie, d’oubli de soi-même, qui inspire la bienveillance. Les compliments et toute la politesse de cour, accompagnés des protestations d’amitié les plus chaleureuses, ne sont pas toujours, tant s’en faut, des vérités (Mes chers amis, il n’y a pas d’amis ! Aristote) ; mais ils ne trompent cependant pas, parce que chacun sait qu’en penser. Et alors, précisément parce qu’ils ne sont d’abord que de vains signes de bienveillance et d’estime, ils conduisent insensiblement à des sentiments réels de cette espèce.

Toute vertu humaine n’est que du billon dans le commerce ; celui qui le prend pour de l’or véritable n’est qu’un enfant. — Mieux vaut cependant du billon dans le commerce qu’aucun moyen d’échange de cette espèce, d’autant plus qu’il peut être à la fin converti en lingots, quoique avec un déchet considérable. Le donner pour de simple jetons absolument sans valeur ; dire avec le sarcastique Swift : « L’honnêteté est une paire de souliers qui sont allés dans la boue ; » ou bien avec le prédicateur Hofstede dans son attaque contre le Bélisaire de Marmontel : « Calomnier jusqu’à Socrate, pour que personne ne croie à la vertu, » c’est se rendre coupable de lèse-humanité. L’apparence même du bien doit avoir son prix pour autrui, parce qu’en jouant ainsi avec les dehors qui excitent le respect sans peut-être le mériter, on peut finir par prendre la chose au sérieux. — Il n’y a que le semblant du bien en nous-mêmes qui doive être dissipé sans ménagement, et le voile dont l’amour-propre couvre nos fautes morales déchiré, attendu que l’apparence nous trompe toujours lorsque, par des moyens sans valeur morale aucune, nous nous imaginons pouvoir expier nos fautes, ou qu’en rejetant tout moyen de cette nature, nous nous persuadons n’être point coupables, par exemple, lorsqu’on se représente le repentir du mal à la fin de la vie comme un amendement réel, ou une transgression délibérée comme une faiblesse humaine.


§ XV.


Des cinq sens.


La sensibilité dans la faculté de connaître (la faculté des représentations intuitives) comprend deux parties : le sens et l’imagination. — Le sens est la faculté de l’intuition en présence de l’objet ; l’imagination est la faculté intuitive même en l’absence de l’objet. — Les sens à leur tour se divisent en externes et en internes (sensus internus) ; le premier de ces deux sortes de sens est celui à l’aide duquel le corps humain est affecté par des choses corporelles ; le second est celui au moyen duquel l’affection est causée par l’âme. Sur quoi il faut remarquer que le sens interne, comme simple faculté de percevoir (faculté de l’intuition empirique), diffère du sentiment du plaisir et de la peine, c’est-à-dire de la capacité du sujet d’être déterminé par certaines représentations à maintenir ou à faire cesser l’état de ces représentations, sentiment qu’on pourrait appeler intérieur (sensus interior). — Une représentation par le sens, avec conscience qu’elle se produit ainsi, s’appelle proprement sensation, lorsque le sentiment excite en même temps l’attention à l’état du sujet.




§ XVI.


Autre division des sens.


On peut d’abord diviser les sens qui président à la sensation corporelle, en sens de la sensation vitale (sensus vagus), et en sens de la sensation organique (sensus fixus). Et comme il n’y a sensation qu’à 1% condition des nerfs, on peut encore diviser les sensations suivant qu’elles affectent tout le système nerveux ou seulement les nerfs qui font partie d’une certaine région du corps. — La sensation de chaud et de froid, celle même qui est produite par l’âme {par exemple, dans le progrès rapide de l’espérance ou de la crainte), appartient au sens vital. Le frisson qui s’empare de l’homme, même dans la représentation du sublime, et l’effroi qui poursuit les enfants jusque dans leur couchette à la suite des contes de leurs nourrices, sont de la dernière espèce ; ils pénètrent le corps aussi profondément que la vie.

On ne peut convenablement distinguer ni plus ni moins de cinq organes des sens, suivant la nature de la sensation extérieure.

Mais trois d’entre eux sont plus objectifs que subjectifs ; c’est-à-dire que, comme intuitions empiriques, ils contribuent plus à la connaissance de l’objet extérieur qu’ils n’excitent la conscience de l’organe affecté. — Les deux autres sont plus subjectifs qu’objectifs,

c’est-à-dire que la représentation qui en provient est plutôt celle de la jouissance que celle de la connaissance de l’objet extérieur. On peut donc facilement s’entendre avec autrui sur les premiers ; quant aux derniers, la manière dont le sujet s’en trouve affecté peut être fort différente, malgré l’identité de l’intuition et de la dénomination extérieure de l’objet.

Les sens de la première classe sont : le toucher (tactus), la vue (visus), l’ouïe (auditus). — Ceux de la seconde classe sont : le goût (gustus), l’odorat (olfactus), tous purs sens de la sensation organique, qui sont comme autant d’issues extérieures dont se sert la nature pour enseigner à l’animal à distinguer les objets.


§ XVII.


Du toucher.


Le sens du toucher réside à l’extrémité des doigts et dans les papilles nerveuses dont ils sont munis à l’effet de reconnaître la forme d’un corps solide en s’appli-quant à sa surface. — La nature ne paraît avoir pourvu l’homme de cet organe que pour le mettre à même de se faire une notion de la forme d’un corps en le palpant dans tous les sens ; car les tentacules des insectes ne semblent avoir d’autre but que de reconnaître la présence d’un corps, et non d’en apprécier la forme. — Ce sens est aussi le seul qui donne une perception extérieure immédiate ; il est par cette raison le plus important et celui dont l’enseignement est le plus sûr ; mais c’est aussi le plus grossier, parce que la matière formant un corps d’une surface dont la forme soit susceptible d’être connue par le toucher, doit être une matière solide. (Il n’est pas ici question de la sensation vitale à l’aide de laquelle on reconnaît si les surfaces sont polies ou raboteuses, et surtout si elles sont chaudes ou froides.) — Sans cet organe, nous ne pourrions nous faire aucune notion d’une forme corporelle. Les deux autres sens de la première classe sont, avec celui du toucher, l’origine de la connaissance expérimentale.


§ XVIII.


De l’ouïe.


Le sens de l’ouïe est un de ceux dont la perception n’est que médiate. — Au moyen de l’air qui nous environne, et à travers ce milieu, un objet éloigné est connu à une grande distance autour de nous. A l’aide de ce même milieu, lorsqu’il est mis en mouvement par l’organe vocal, la bouche, les hommes peuvent très facilement et très parfaitement se mettre en communion réciproque de pensées et de sentiments, lors surtout que les sons perçus par les autres hommes sont articulés et forment, dans leur légitime tion par l’entendement, un langage. — La forme d* l’objet n’est pas donnée par l’ouïe, et les sons de la parole ne conduisent pas immédiatement à sa représentation ; par cette raison, et parce qu’ils ne signifient rien par eux-mêmes, parce qu’ils n’expriment pas du moins un objet, mais seulement des sentiments intérieurs, ils sont les moyens les plus propres à désigner les notions, et les sourds de naissance, qui doivent aussi être muets par cette raison, ne peuvent jamais parvenir qu’à quelque chose d’analogue à la raison.

Pour ce qui est du sentiment vital, non seulement il est excité d’une manière extrêmement vive et variée par la musique, comme par un jeu régulier des sensations de l’ouïe, mais il en est aussi fortifié, la musique étant une sorte de langage des seuls sentiments (sans aucune notion). Les sons deviennent ici des tons et sont pour l’ouïe ce que les couleurs sont pour la vue : c’est une communication à distance des sentiments, dans un espace circonscrit, à tous ceux qui s’y trouvent renfermés, et une jouissance sociale qui ne se trouve en rien affaiblie par suite du nombre de ceux qui l’éprouvent.


§ XIX.


De la vue.


La vue aussi est un sens de perception médiate. Cette perception a lieu au moyen d’une matière en

mouvement, qui n’est sensible qu’à un certain organe (les yeux), c’est-à-dire à l’aide de la lumière, qui n’est pas, comme le son, un mouvement purement ondulatoire d’un élément fluide, qui s’accomplisse en tous sens dans l’espace ; c’est au contraire un mouvement de rayonnement qui sert à déterminer un point comme objet dans l’espace. Par le moyen de cet objet, l’univers se révèle à nous dans une étendue si grande, surtout en ce qui regarde les corps célestes doués d’une lumière spontanée, que c’est à peine si nous pouvons apprécier mathématiquement leur distance lorsque nous cherchons à nous en faire une idée par les unités de mesure en usage sur la terre, et que nous avons presque plus de raisons de nous étonner de l’exquise sensibilité de cet organe par rapport à la perception d’impressions si faibles, que de la grandeur de l’objet (de l’univers), lors surtout que l’on considère le monde en petit, tel qu’il se présente à nos yeux à l’aide du microscope, par exemple chez les infusoires. — Le sens de la vue, quoique pas plus indispensable que celui de l’ouïe, est cependant le plus noble, parce que c’est celui qui s’éloigne le plus du toucher, c’est-à-dire de la condition la plus restreinte des perceptions. Ce sens renferme non seulement la plus grande sphère des perceptions dans l’espace, mais son organe est très peu affecté (parce qu’autrement il n’y aurait pas simplement vision), ce qui fait qu’il approche davantage d’une intuition pure (représentation immédiate de l’objet donné sans mélange sensible d’une sensation)·


Ces trois sens extérieurs conduisent par réflexion le sujet à la connaissance de l’objet comme chose hors de nous. — Mais si la sensation est assez forte pour que la conscience du mouvement de l’organe surpasse celle du rapport à un objet extérieur, alors des représentations externes se trouvent converties en internes. — Le poli ou le raboteux que nous remarquons dans les choses sensibles au toucher, est tout autre chose que la figure du corps extérieur qui nous est révélée par cet organe. De même, si la parole est si forte qu’elle déchire, comme on dit, les oreilles, ou si quelqu’un, qui passe d’une chambre obscure à un soleil éclatant, cligne des yeux, l’un est un instant comme aveuglé par une lumière ou trop forte ou subite, l’autre est comme assourdi par une voix perçante ; c’est-à-dire que l’un et l’autre, grâce à la violence de la sensation, ne peuvent arriver à la notion de l’objet, parce que leur attention ne s’attache qu’à la représentation subjective, c’est-à-dire au changement de l’organe.


§ XX.


Des sens du goût et de l’odorat.


Les sens du goût et de l’odorat sont l’un et l’autre plus subjectifs qu’objectifs ; le premier s’exerce par l’action de l’objet extérieur sur les organes de la langue, du gosier et du palais ; le second par l’introduction d’émanations étrangères, mêlées à l’air, dans l’organe respiratoire, d’où l’on voit que le corps qui répand ces effluves peut même être éloigné de l’organe. Ces deux sens ont entre eux une étroite liaison ; et quiconque est privé de l’odorat n’a jamais qu’un goût émoussé. — On peut dire que ces deux organes sont affectés par des sels ( fixes et volatils), dont les uns doivent être dissous par la sécrétion salivaire, les autres par l’air ; ces sels doivent pénétrer dans l’organe pour lui faire éprouver la sensation qui leur est propre.


§ XXI.


Observations générales sur les sens extérieurs.


On peut distinguer les sensations des sens extérieurs, suivant que l’action est mécanique ou chimique. pans les trois premiers, l’action est mécanique ; elle est chimique dans les deux derniers. Ceux-là sont les sens de la perception (de la réceptivité à la surface) ; ceux-ci sont les sens de la jouissance (de la réceptive intérieure). De là vient que le dégoût, la disposition à se débarrasser d’une substance par la voie la plus courte du canal alimentaire (par le vomissement), a été donné aux hommes comme une sensation vitale d’une grande intensité, attendu qu’une ingestion interne de cette nature peut être nuisible à l’animal.

Mais comme il y a également une ingestion spirituelle qui consiste dans la communication des pensées, et comme l’âme peut ne pas trouver de son goût cet aliment spirituel, lorsqu’il nous est imposé, tout malsain qu’il est cependant pour nous (comme par exemple le retour de mots qui ont constamment la prétention d’être spirituels ou plaisants, et qui sont insupportables par cette uniformité même), la propension de la nature à s’en affranchir est aussi appelée dégoût, par analogie, quoiqu’il appartienne au sens intime.

L’odorat est comme un goût à distance, et ceux qui nous environnent sont contraints de s’y soumettre, bon gré, mal gré ; ce qui fait qu’il est contraire à la liberté, moins sociable que le goût. Le convive peut choisir à sa convenance entre un certain nombre de mets ou de vins, sans que d’autres soient obligés de se conformer à ses goûts. Les choses malpropres sont peut-être moins révoltantes pour l’œil et le palais que par la mauvaise odeur qu’on en redoute. Car l’intussuception par les voies respiratoires (dans les poumons) est encore plus intime que celle qui s’accomplit par les vaisseaux absorbants de la bouche et du gosier. Plus les sens sont affectés vivement pour un degré d’impressions données, moins ils nous instruisent. Réciproquement, s’ils sont très instructifs, ils sont peu affectifs. On ne voit (on ne distingue) rien à une lumière éblouissante, et une voix de stentor assourdit (comprime la pensée). Plus le sens vital est capable d’impression ( plus il est délicat et sensible), plus malheureux est l’homme ; phis la sensibilité organique est vive (plus elle est im-pressionable), plus au contraire le sens vital est obtus, plus l’homme est heureux ; je dis plus il est heureux, mais pas moralement meilleur ; car il possède à un plus haut degré le sentiment de son bien-être. La sensibilité qui résulte de la force (sensibilitas sthenica), peut s’appeler une exquise sensibilité ; celle qui résulte de la faiblesse du sujet, de son impuissance à résister suffisamment à l’impression des influences sensibles sur la conscience, c’est-à-dire de la nécessité d’y donner son attention malgré la volonté, peut s’appeler une susceptibilité excessive (sensibilitas asthenica).


§ XXII.


Questions.


Quel est l’organe des sens le plus ingrat et qui semble aussi le moins nécessaire ? Celui de l’odorat. Le soin qu’on prend de le cultiver, de le raffiner, dans un but de jouissance, n’est pas récompensé ; car il y a plus de dégoût (surtout dans les réunions populaires) que de plaisir à attendre de la part de cet organe ; d’ailleurs la jouissance qu’il procure ne peut jamais être que fugitive et passagère. — Mais comme condition de bien-être, pour prévenir la respiration d’un air nuisible (la fumée d’un poAle, l’odeur infecte d’un marais ou d’un aliment), comme aussi pour prévenir l’usage de substances à l’état de putréfaction, ce sens n’est pas sans importance. —Celui du goût, le second sens affectif, a la même utilité, mais avec cet avantage à lui propre que ses jouissances exigent la société, ce qui n’est pas nécessaire dans les plaisirs de l’odorat. Le goût préjuge déjà la nature salutaire des aliments dès leur première entrée dans le canal destiné à les recevoir ; car la salubrité des aliments coïncide gêné· ralement avec le plaisir propre au goût, plaisir qui en est comme le présage, lorsque des habitudes de luxe et de corruption n’ont pas dépravé ce sens en lui donnant une fausse direction. Ce qu’on désire dans les maladies est généralement salutaire, et peut être regardé comme médicament. — L’odeur des aliments est comme un avant-goût, et celui qui a faim est d’autant plus porté à manger qu’il y est excité par l’odeur d’aliments qu’il aime, de même que celui qui est rassasié s’en trouve par là détourné.

Y a-t-il un vicariat des sens, c’est-à-dire un sens peut-il en remplacer un autre ? On peut obtenir du sourd le langage habituel, à l’aide du geste, pourvu seulement qu’il ait entendu autrefois, par conséquent au moyen des yeux, qui lui servent à saisir ces signes démonstratifs. L’observation du mouvement de ses lèvres conduit au même but. Le sentiment du toucher, excité par des lèvres en mouvement dans l’obscurité, peut aboutir encore au même résultat. Mais si le sourd est né tel, alors le sens de la vue doit convertir la parole qu’on en a obtenue par l’éducation, en

le mouvement des organes vocaux en un sentiment des mouvements propres aux muscles mis en jeu dans l’acte du langage, si bien que par là il n’arrive jamais à des notions réelles, parce que les signes qui lui sont nécessaires ne sont susceptibles d’aucune généralité. — Le défaut d’oreille musicale, malgré l’état physiquement sain de l’organe (puisque l’oreille peut percevoir les sons, mais sans percevoir les tons, l’homme pouvant alors parler sans pouvoir chanter), est une anomalie difficile à expliquer. Il y a de même des gens qui voient très bien, mais qui ne peuvent distinguer aucune couleur et auxquels tous les objets apparaissent comme dans une gravure.

Quel est, des deux sens de l’ouïe ou de la vue, celui dont le défaut ou la perte est le plus sensible ? — Le sens de l’ouïe, dans l’hypothèse où il n’aurait jamais existé, est de tous le plus difficile à remplacer ; mais si l’usage en a été perdu, et qu’il ait été remplacé par l’usage des yeux, par l’observation du langage et du geste, par la lecture, une telle perte, surtout chez une personne aisée, peut encore être bien difficilement réparée au moyen de la vue. Mais un vieillard devenu sourd regrette amèrement ce moyen de communication ; et si l’on voit nombre d’aveugles qui sont causants, sociables et pleins de gaîté dans un repas, on trouverait difficilement une personne ayant perdu l’ouïe qui ne fût d’humeur fâcheuse, ombrageuse et mécontente dans une réunion. Elle voit dans les figures des convives toutes sortes d’expressions passionnées, ou du moins toutes sortes d’intérêts, et s’ efforce vainement d’en découvrir le sens, se trouvant ainsi condamnée à l’isolement au milieu même de la société.


§ XXIII.


Du goût et de l’odorat en particulier.


Les deux derniers sens (qui sont plus subjectifs qu’objectifs) possèdent une réceptivité pour certains objets propres à faire naître des sensations d’une telle nature qu’elles sont purement subjectives, et que ces objets agissent sur les organes de l’odorat et du goût par une excitation qui n’est cependant ni odeur ni saveur ; c’est comme l’action sentie de certains sels fixes qui portent les organes à des sécrétions particulières. Ces objets ne sont donc pas, à proprement parler, ingérés ou absorbés dans les profondeurs intimes des organes ; seulement ils les irritent pour disparaître aussitôt ; ce qui fait qu’ils peuvent être consommés pendant toute la journée, sans qu’il y ait satiété, excepté durant le sommeil et le temps des repas. La matière la plus commune de ces sensations est le tabac, soit à priser, soit à chiquer, soit à fumer. Au lieu de tabac, les Malais se servent pour fumer de l’aréka enveloppé dans une feuille de bétel (bétélarek), qui produit le même effet. — Ce besoin {pica), abstraction faite de l’utilité médicale, ou du danger qui peut résulter de la sécrétion du fluide dans les deux organes, est, comme simple stimulant de la sensibilité en général, une sorte d’excitant souvent réitéré pour l’attention, qui s’attache ainsi sans relâche à l’objet de sa pensée ; autrement elle sommeillerait ou tomberait dans la langueur par suite de l’uniformité de sa situation : ces moyens au contraire la stimulent sans cesse. Cette manière de s’entretenir avec soi-même tient lieu d’une société ; le vide du temps se trouve rempli, à défaut de conversation, par des sensations sans cesse excitées et qui disparaissent avec rapidité, mais qui se renouvellent à chaque instant.


§ XXIV.


Du sens intime.


Le sens intime n’est pas l’apperception pure, une conscience de ce que l’homme fait, car cette conscience fait partie de la faculté de penser ; mais c’est la conscience de ce qu’il souffre en tant qu’il est affecté par le jeu même de sa pensée. L’intuition interne, par conséquent le rapport des représentations dans le temps (suivant qu’elles sont simultanées ou successives), est la base du sens intime. Ses perceptions et l’expérience interne (vraie ou apparente) qui forme leur enchaînement, ne sont pas simplement anthropologiques, car dans l’anthropologie on ne se demande pas si l’homme a une âme (comme substance incorporelle particulière) ou s’il n’en a pas ; elles sont au contraire psychologiques. En psychologie, on croit percevoir en soi une âme distincte du corps, et l’esprit qui est réprésenté comme simple faculté de sentir et de penser est regardé comme une substance particulière qui réside dans l’homme. — Il n’y a donc alors qu’un seul sens intime, parce qu’il n’y a pas différents organes à l’aide desquels l’homme se sente intérieurement, et l’on ne pourrait pas dire que l’âme est l’organe du sens intime. On a dit de ce sens qu’il est, lui aussi, exposé à des illusions qui consistent en ce que l’homme prend les phénomènes du sens intime pour des phénomènes externes, c’est-à-dire des images pour des sensations, ou même les tient pour des inspirations dont serait cause un autre être qui n’est cependant pas un objet des sens extérieurs. De là l’illusion, et avec elle la superstition, ou même des visions d’esprit, et dans les deux cas tromperie du sens intime, maladie de l’âme. De là le penchant à prendre le jeu des représentations du sens intime pour une connaissance expérimentale, quand elle n’est cependant qu’une fiction ; le penchant à s’arrêter souvent aussi à un état artificiel de l’âme, par la raison peut-être qu’on le regarde comme salutaire et comme au-dessus des représentations sensibles, et par conséquent le penchant à se tromper par des intuitions formées de la sorte (des rêves dans l’état de veille). — Car l’homme finit par regarder ce qu’il s’est mis à dessein dans l’esprit comme quelque chose qui s’y serait déjà trouvé auparavant, et il croit seulement avoir découvert dans les profondeurs de son âme ce qu’il y a fait entrer.

Telles étaient les sensations internes superstitieusement attrayantes d’une Bourignon, ou les sensations superstitieusement terribles d’un Pascal. Ce renversement de l’esprit ne peut pas être facilement redressé par des représentations rationnelles (car que peuvent-elles contre de prétendues intuitions ?). L’inclination à se plier sur soi-même, ainsi que les illusions du sens intime qui en proviennent, ne sont dans l’ordre qu’autant que l’homme est ramené au monde extérieur, et, par là, mis en harmonie avec les choses soumises au sens externe.


§ XXV.


Des causes de l’augmentation ou de la diminution du degré des sensations.


Le degré de sensation augmente 1° par le contraste ; 2° par la nouveauté ; 3° par le changement ; 4° par une intensité supérieure.


A


LE CONTRASTE.


Le contraste est l’attention qui porte à distinguer entre elles des représentations sensibles opposées les unes aux autres, quoique renfermées sous une seule et même notion. Le contraste diffère de la contradiction, qui consiste dans l’union de notions contradictoires. — La représentation d’une certaine quantité de terrain bien cultivé au milieu d’un désert sablonneux trouve rehaussée par le simple contraste ; telles sont les contrées appelées paradisiaques, aux environs de Damas, en Syrie. — Le bruit et l’éclat d’une cour, ou même d’une grande ville, à côté de la vie tranquille, simple et cependant heureuse du campagnard ; un appartement sous un toit de chaume, ayant des chambres commodes et décorées avec goût, animent la représentation, et l’on s’y arrête volontiers, parce que les sens en sont fortifiés. — — Au contraire la pauvreté et le faste, la parure magnifique d’une dame, qui éblouit par ses brillants, mais dont le linge est malpropre ; — ou, comme autrefois chez un magnat polonais, des tables prodigalement servies et de nombreux domestiques pour la commodité des convives, mais qui portent des chaussures d’écorce, ne sont pas des oppositions par contraste, mais bien par contradiction ; l’une des représentations sensibles anéantit ou affaiblit l’autre, parce qu’elle veut réunir l’incompatible sous une seule et même notion, ce qui est impossible. — On peut toutefois rendre un contraste comique, et présenter une apparente contradiction du ton avec la vérité, ou quelque chose d’évidemment méprisable dans des termes élogieux, pour rendre l’absurdité plus frappante encore, comme Fielding dans son Jonathan Wild, ou comme Blumauer dans son Virgile travesti, et parodier d’une manière plaisante et profitable, par exemple, un roman qui serre le cœur, comme Clarisse ; de cette manière les sens se trouvent fortifiés en ce qu’on les affranchit de l’opposition qui leur est faite par des notions fausses et nuisibles.


B


LE MOUYEMENT.


L’attention est excitée par la nouveauté. Par nouveauté, il faut entendre aussi ce qui est rare et tenu caché. Car c’est une acquisition ; la représentation sensible acquiert donc par là plus de force. Le quotidien ou l’habitude l’affaiblit. Il ne faut cependant pas entendre par là la découverte, la possession ou l’exposition publique d’un objet d’antiquité ; une semblable trouvaille rend à nos sens une chose dont on avait dû penser, d’après le cours ordinaire des événements, qu’elle avait succombé depuis longtemps à l’action qui finit par tout détruire. S’asseoir sur les ruines d’un ancien théâtre des Romains (à Vérone ou à Nîmes), tenir entre ses mains un meuble qui aurait appartenu à ce peuple et qui a été découvert dans l’ancien Herculanum, après avoir été enseveli pendant des siècles sous les laves ; pouvoir montrer une monnaie des rois macédoniens, ou une pierre d’une sculpture antique, etc. ; tout cela porte les sens du connaisseur à la plus grande attention. Le penchant à l’acquisition d’une connaissance, à cause uniquement de sa nouveauté, de sa rareté et de la difficulté à l’acquérir, s’appelle curiosité. Cette inclination, quoiqu’elle joue simplement avec des représentations, et que d’ailleurs elle n’ait pas d’intérêt à son objet, lors seulement qu’elle ne tend pas à s’occuper de ce qui ne regarde qu’autrui, n’est pas blâmable. — En ce qui concerne l’impression purement sensible, la nouveauté des sensations rend chaque matin toutes les représentations des sens (pourvu d’ailleurs qu’ils ne soient pas malades) plus claires et plus vives qu’elles ne le sont d’habitude à l’approche de la nuit.


C


LE CHANGEMENT.


La monotonie (la parfaite uniformité dans les sensations) finit par produire l'atonie (la lassitude de l’attention sur son état) et affaiblit la sensation. Le changement la ravive. Un sermon débité tout entier sur le même ton, qu’il soit déclamé avec force ou d’une voix modérée, mais uniforme, provoque le sommeil dans toute l’assemblée. — Le travail et le repos, la vie de la cité et celle des champs, la conversation et le jeu dans une réunion, l’application solitaire de l’esprit tantôt à l’histoire, tantôt à la poésie, dans un temps à la philosophie, dans un autre aux mathématiques, fortifient l’esprit. C’est précisément la même force vitale qui excite la conscience des sensations ; mais leurs différents organes se relaient mutuellement dans leur action. C’est ainsi qu’il est plus facile de marcher pendant longtemps, parce que les muscles des membres inférieurs se reposent alternativement, que de rester debout à la même place, parce que cette espèce de station droite exige une tension sans relâche des muscles qui la produisent.—De là aussi l’attrait des voyages ; malheureusement pour les oisifs, les voyages laissent après eux un vide (l’atonie), conséquence de la monotonie d’une vie domestique. La nature elle-même a déjà fait en sorte que la douleur se glissât involontairement parmi des sensations agréables et intéressantes pour la sensibilité, de manière à rendre la vie moins monotone. Mais il est insensé, sous prétexte de changement, d’altérer ces sensations et de se faire du mal, de se faire réveiller pour mieux goûter un nouveau sommeil, ou, comme dans le roman de Fielding (l’Enfant trouvé), d’ajouter, comme l’a fait un éditeur de cet ouvrage après la mort de l’auteur, une dernière partie, sous prétexte de variété, pour introduire encore la jalousie dans le mariage (par lequel l’histoire finissait) ; car l’altération d’un état n’ajoute pas à l’intérêt que les sens y prennent, pas même dans une tragédie : la fin n’est pas un changement.


D


DE L’INTENSITÉ ÉLEVÉE A SON PLUS HAUT DEGRÉ.


Une série continue de représentations successives qui ne diffèrent qu’en degrés, dans le cas où la représentation qui suit est toujours plus forte que celle qui précède, aboutit à un point extrême d’intensité (intensio) passé lequel il y affaiblissement (remissio). Mais le point précis qui sépare les deux états marque le maximum de la sensation qui a pour conséquence l’insensibilité, et, par suite, l’absence de la vie.

Veut-on donc conserver dans toute sa vivacité la faculté de sentir, il ne faut pas commencer par les sensations fortes (car elles nous rendent insensibles à celles qui suivent). Il faut au contraire se les interdire tout d’abord, ou du moins n’en user qu’avec parcimonie, si l’on veut s’élever indéfiniment. L’orateur sacré commence, dans l’exorde, par s’adresser froidement à l’intelligence, en appelant l’attention sur une notion de devoir ; il sait donner ensuite un intérêt moral au développement de son texte, et termine en faisant jouer tous les ressorts de l’âme humaine, afin d’exciter les sentiments capables d’inspirer cet intérêt.

Jeune homme, sois sobre dans l’usage des plaisirs, si ce n’est dans le dessein stoïque de t’en sevrer entièrement, tout au moins dans le but épicurien d’avoir en perspective des jouissances de plus en plus grandes. Cet usage parcimonieux du sentiment vital te rend réellement plus riche par l’ajournement des jouissances, alors encore que tu devrais renoncer presque entièrement aux plaisirs jusqu’à la fin de ta vie. La conscience d’avoir une jouissance en son pouvoir est, comme tout ce qui est idéal, plus féconde et plus étendue qu’aucune des choses qui gratifient la sensibilité, par le fait que la jouissance emporte la consommation de ce dont on jouit, et fait disparaître l’ensemble de nos ressources.


§ XXVI.


De l’obstacle à la sensibilité, de son affaiblissement, et de sa perte totale.


La faculté de sentir peut être empêchée, ou complètement abolie. Tels sont les états d’ivresse, de sommeil, d’évanouissement, de syncope (asphyxie) et de mort réelle.

L’ivresse est l’état contre nature qui empêche de disposer ses représentations sensibles suivant les lois de l’expérience, en tant que cet état est la conséquence de l’usage immodéré d’un moyen de jouissance.

Le sommeil, suivant la définition du mot, est l’état d’impuissance où se trouve l’homme sain d’avoir conscience des représentations par les sens extérieurs. En expliquer le phénomène, c’est l’affaire des physiologistes, qui doivent rendre raison, s’ils peuvent, de ce relâchement qui ne laisse pas d’être en même temps le recouvrement des forces nécessaires pour éprouver de nouvelles sensations extérieures. L’homme, dans cet état, est comparable au nouveau-né dans le monde, et passe ainsi un bon tiers de la vie sans en avoir conscience et sans le regretter.

L’état contre nature de l’engourdissement des organes, dans lequel l’attention sur soi-même est moindre que dans l’état naturel, a quelque chose d’analogue à l’ivresse ; ce qui fait dire d’une personne qui est tement arrachée à un sommeil profond qu’elle est assoupie (schlaftrunken). — Elle n’a pas encore recouvré tous ses sens. — Dans l’état de veille même, on peut être subitement réduit à l’impuissance de se rappeler ce qu’on doit faire dans un cas imprévu ; c’est comme un obstacle à l’usage ordinaire et accoutumé de la réflexion, qui produit un état d’immobilité dans le jeu des représentations sensibles, état que l’on caractérise en disant que l’on est troublé, hors de soi (par joie ou par crainte), embarrassé, étourdi, déconcerté, qu’on a perdu la trantontane (1)[10], etc.

Cet état est comme un sommeil qui s’empare de nous subitement, et qui exige le recouvrement des sensations. Dans une violente passion excitée tout à coup (par exemple dans la frayeur, la colère et même la joie), l’homme est, comme on dit, hors de soi (dans une extase, lorsqu’on se croit saisi d’une intuition qui ne vient pas des sens) ; il ne se commande pas, et se trouve pour ainsi dire paralysé momentanément dans l’usage de ses sens extérieurs.


§ XXVII.


De la défaillance et du sentiment de la mort.


La défaillance, qui succède ordinairement à un étourdissement (changement d’un grand nombre de sensations différentes qui reviennent successivement et avec une rapidité si grande qu’on ne peut les saisir), est un phénomène avant-coureur de la mort. L’obstacle à toutes les sensations en même temps est l’asphyxie ou mort apparente, qui, autant qu’on peut l’observer extérieurement, ne diffère de la mort véritable que par les conséquences (comme chez les noyés, les pendus, les suffoqués).

Nul ne peut expérimenter en soi-même le fait de mourir (car pour faire une expérience il faut vivre) ; ou ne peut donc l’observer que dans autrui. On ne peut juger si la mort est douloureuse par le râle ou les convulsions qui l’accompagnent ; ce n’est là vraisemblablement qu’une réaction purement mécanique de la force vitale ; peut-être y a-t-il une douce sensation à se sentir insensiblement affranchi de toute douleur. — La crainte de la mort, naturelle à tous les hommes, au plus malheureux ou au plus sage, n’est donc pas une appréhension de mourir ; c’est plutôt, comme le dit avec raison Montaigne, l’appréhension de la pensée d’être mort (c’est-à-dire d’être à l’état de mort) ; pensée, par conséquent, que le candidat de la mort s’imagine avoir encore quand il ne sera plus, lorsqu’il conçoit le cadavre, qui n’est plus lui-même, comme étant toutefois soi-même dans un tombeau ténébreux, ou quelque part ailleurs. — L’illusion ne peut se dissiper, car elle tient à la nature de la pensée, comme être qui se parle à lui-même et de lui-même. La pensée : je ne suis pas, ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne puis pas non plus avoir conscience que je ne suis pas. Je puis bien dire que je ne suis pas bien portant, ou concevoir de moi-même d’autres prédicats semblables (comme il arrive dans tous les verbes) ; mais il y a contradiction, en parlant à la première personne, à nier le sujet lui-même, puisqu’alors le sujet se nie lui-même.


§ XXVIII.


De l’imagination.


L’imagination (facultas imaginandi), comme faculté intuitive en l’absence même de l’objet, est ou productive, c’est-à-dire une faculté qui représente primitivement l’objet (exhibitio originaria), qui précède par conséquent l’expérience ; ou reproductive de la représentation dérivée (exhibitio derivativa), qui reproduit dans l’esprit une intuition empirique qu’on a eue auparavant.

A la première espèce d’exposition appartiennent les représentations pures d’espace et de temps ; toutes les autres supposent une intuition empirique qui, si elle est unie à la notion de l’objet, et si par conséquent elle devient une connaissance empirique, prend le nom d’expérience. — Une imagination qui produit involontairement des images s’appelle fantaisie. Celui qui est dans l’habitude de prendre ces images pour des expériences (internes ou externes), est un fantaste. — Rêver, c’est être le jouet involontaire de ces imaginations dans le sommeil (qui est un état de santé).

L’imagination est, en d’autres termes, ou poétique (productive), ou simplement remémorative (reproductive). L’imagination productive n’est cependant pas pour cela créatrice ; c’est-à-dire qu’elle ne peut produire une représentation sensible qui n’aurait jamais été donnée à notre faculté de sentir ; il faut toujours que la matière de la représentation lui ait été donnée. On ne pourrait jamais faire concevoir la couleur rouge à celui qui ne connaîtrait que les six autres ; et l’on ne pourrait donner l’idée d’aucune des sept à l’aveugle-né. On ne peut même pas avoir, sans l’expérience, l’idée des couleurs mixtes, qui résultent du mélange de deux autres, par exemple du vert. Le jaune et le bleu, mêlés ensemble, donnent du vert ; mais l’imagination ne produirait pas la plus légère représentation de cette couleur si elle ne l’avait pas vue.

Il en est de même de chacun des autres sens en particulier ; c’est-à-dire que la composition des sensations qui en proviennent ne peut pas être opérée par l’imagination ; elle doit être originellement tirée de la faculté de sentir. Il y a des personnes qui ne distinguent dans les représentations lumineuses que le blanc ou le noir, et qui, bien qu’elles aient bonne vue du reste, ne voient dans le monde sensible qu’une sorte de gravure. Il y a même beaucoup plus de personnes qu’on ne le croirait bien, qui sont douées d’une ouïe excellente, extraordinairement fine, mais dont l’oreille n’est absolument pas musicale, et qui sont incapables non seulement d’imiter les tons (de chanter), mais encore de les distinguer des simples sons. — Il doit en être de même des représentations du goût et de l’odorat ; c’est-à-dire que le sens fait défaut à plusieurs sensations spécifiques de cette espèce, et qu’entre deux interlocuteurs qui croient s’entendre à ce sujet, l’un cependant peut être étranger aux sensations de l’autre, non seulement quant au degré, mais encore quant à l’essence. — Il est des hommes qui sont entièrement privés du sens de l’odorat, qui prennent pour une odeur la sensation de l’introduction de l’air pur dans les narines, et qui, par suite, ne peuvent rien comprendre à toutes les descriptions qu’on leur fait de cette espèce de sensation. La privation du sens de l’odorat entraîne celle du goût et en rend, par conséquent, impossibles l’intelligence et l’expérimentation. Mais la faim et la satiété sont tout autre chose que le goût.

Si donc l’imagination est une grande artiste, si même elle est une magicienne, elle n’est cependant pas créatrice ; elle est, au contraire, dans la nécessité d’emprunter aux sens la matière de ses images. Mais les images ne sont pas si généralement communica-bles, d’après les simples souvenirs, que les notions intellectuelles. Mais on appelle aussi parfois (quoique improprement) la faculté d’avoir des représentations Imaginatives un sens ; c’est ainsi qu’on dit dans la conversation : cet homme n’a pas le sens de telle chose (bien que l’incapacité de saisir des représentations transmises et de les réunir en une pensée ne soit pas une incapacité du sens, mais en partie de l’entendement) ; il n’attache même aucune pensée à ce qu’il dit, et d’autres ne l’entendent par conséquent pas non plus ; il dit un non-sens (nonsense). Ce vice doit être distingué du défaut de sens, qui a lieu lorsque des pensées sont tellement associées entre elles, qu’une autre personne ne sait qu’en conclure. — Si le mot sens (mais au singulier seulement) est fréquemment employé comme synonyme du mot penser ; si même il doit indiquer un degré plus élevé encore de la pensée ; si l’on dit d’une proposition qu’elle a un sens fécond ou profond (de là le mot sentence), et si l’on appelle aussi le sens commun l’entendement sain ; si enfin on place le sens commun en première ligne, quoique cette dénomination n’indique proprement que le degré le plus bas de la faculté de connaître : tout cela tient à ce que l’imagination, qui soumet une matière à l’entendement pour servir d’étoffe aux notions intellectuelles (à la connaissance), semble donner une réalité aux intuitions (fictives), à cause de l’analogie qui existe entre elles et les perceptions réelles.




§ XXIX.


De l’ivresse.


L’imagination (1)[11] ne peut être excitée ou calmée par aucun agent corporel consommé pour le plaisir de s’enivrer. Quelques-uns, tels que des poisons, affaiblissent la force vitale (certains champignons, le lédon, l’acanthe brancheursine sauvage, le chika des Péruviens et lava des Indiens de la mer du Sud, l’opium), tandis que d’autres la fortifient, en exaltent du moins le sentiment (telles sont certaines boissons fermentées. le vin et la bière, ou l’extrait spiritueux connu sous le nom d’eau-de-vie ou de brandevin), mais toutes sont contre nature et artificielles. On dit de celui qui en use avec un tel excès, qu’il ne peut plus pendant un certain temps composer les représentations sensibles suivant les lois de l’expérience, qu’il est ivre ou soûl. C’est donc se soûler que de se mettre volontairement ou de propos délibéré dans un pareil état. Mais tous ces moyens doivent servir à rendre insensible au fardeau qui semble originellement s’attacher à la vie en général. L’inclination très répandue pour ce genre d’intempérance, son influence sur l’usage des facultés, méritent tout particulièrement d’entrer dans une anthropologie pratique.

Toute ivresse taciturne, c’est-à-dire celle qui n’anime pas la société et la communication respective des pensées, a quelque chose de nuisible en soi ; telle est l’ivresse par l’opium et l’eau-de-vie. Le vin et la bière, le premier purement excitant, la seconde plus nourrissante, plus propre à rassasier à la façon des aliments, jettent dans une ivresse sociable. Il y a cette différence pourtant, que l’ivresse par la bière est souvent moins spirituelle et se termine plutôt par la rêverie ; celle au contraire qui résulte du vin a un caractère jovial, bruyant et spirituellement bavard.

L’intempérance dans le boire en commun, lorsqu’elle va jusqu’à troubler les sens, est sans doute un manquement de l’homme, non seulement à l’égard de la société dont il fait partie, mais encore au point de vue du respect qu’il se doit à lui-même, lorsqu’il va jusqu’à chanceler, ou du moins jusqu’à manquer de fermeté dans sa marche, ou simplement jusqu’à bégayer. On peut dire toutefois à la décharge de cet oubli de soi-même, qu’il est facile de perdre de vue et de franchir la ligne de la possession de soi-même, car l’hôte tient à ce que son convive s’en aille pleinement satisfait par cet acte de sociabilité (ut conviva satur).

L’insouciance, et avec elle l’imprudence qui accompagne l’ivresse, est un sentiment trompeur de l’exaltation de la force vitale : l’homme ivre ne sent pas alors les obstacles de la vie, obstacles qui tendent sans cesse à assujettir la nature, et contre lesquels la santé a toujours à combattre. Il est heureux dans sa faiblesse, puisque la nature tend réellement en lui, par une exaltation insensible de ses forces, à rétablir graduellement sa vie. — Des femmes, des religieux, des juifs ne s’enivrent ordinairement point ; du moins ils évitent soigneusement toute apparence d’ivresse, parce qu’ils sont civilement faibles, et qu’ils ont besoin de retenue (ce qui n’est possible qu’à la condition de la sobriété). Car leur valeur extérieure ne repose que sur la foi d’autrui, en la pureté des femmes, à la piété des religieux et au respect particulier pour la loi chez les Juifs. Les Juifs, en effet, sont tous séparatistes, c’est-à-dire soumis non seulement à une loi commune du pays, mais encore à une loi particulière (celle de leur secte). En cette qualité d’hommes singuliers et spécialement choisis, ils sont particulièrement exposés à l’attention générale et aux traits de la critique. Ils ne peuvent donc pas se relâcher de l’attention sur eux-mêmes, parce que l’ivresse qui ravit cette prudence est pour eux un scandale.

Le stoïcien admirateur de Caton dit, à propos de ce grand homme : « Le vin ajoutait encore à la force de sa vertu (virtus ejus incaluit mero) ; » et un écrivain plus récent dit des anciens Germains, qu’ « ils tenaient leur conseil à table, lorsqu’il s’agissait de déclarer la guerre, afin de ne pas se laisser impressionner, et qu’ils y réfléchissaient à jeun, afin de n’être pas sans raison. »

L’ivresse délie la langue (in vino disertus). — Mais elle ouvre en même temps le cœur et sert de véhicule matériel à une qualité morale : la franchise. — La retenue dans la communication de ses pensées est, pour un cœur sincère, un état de contrainte, et de joyeux buveurs ne supportent pas facilement qu’on soit très réservé dans un banquet, parce qu’alors on peut y jouer le rôle d’un observateur qui est attentif aux défauts des autres et qui empêche les siens de paraître. Aussi Hume dit-il : « Le compagnon qui ne s’oublie pas est désagréable ; les folies d’un jour doivent être oubliées pour faire place à celles de l’autre. » Il y a de la bonhomie dans la licence qu’on accorde à celui qui est en veine de bonne humeur, de franchir un peu et pour un moment les strictes limites de la tempérance. La politique qui était à la mode il y a un demi-siècle dans les cours du Nord, d’avoir des ambassadeurs qui pussent boire beaucoup sans se soûler, et qui en faisaient boire d’autres pour les mieux pénétrer ou pour les persuader plus aisément, était astucieuse ; aussi a-t-elle disparu avec la grossièreté des mœurs d’alors, et une mercuriale pour prévenir contre un pareil vice serait inutile aujourd’hui pour toutes les conditions honnêtes.

Peut-on découvrir à travers les vapeurs du vin le tempérament ou le caractère de l’homme qui s’enivre ? Je ne le crois pas. C’est un nouveau liquide mêlé aux humeurs du corps, et un autre stimulant nerveux qui ne met pas clairement à jour le tempérament naturel, mais qui en produit un autre. — Dans l’état d’ivresse, l’un sera tendre, l’autre grand parleur, le troisième querelleur, le quatrième (surtout s ! il s’est enivré avec de la bière) sera sensible, ou dévot, ou taciturne ; mais tous, quand ils auront cuvé leur vin, et qu’ils se seront rappelé leurs discours de la veille, se moqueront de cet accord ou de ce désaccord étonnant de leurs propre sens.


§ XXX.


De l’imagination productive.


L’originalité (production non imitée) de l’imagination, lorqu’elle aboutit à des notions, s’appelle génie ; si elle n’y aboutit pas, c’est une fantaisie. — C’est une chose remarquable que nous ne pouvons concevoir pour un être raisonnable d’autre forme convenable que celle de l’homme. Toute autre forme serait à la vérité un symbole d’une certaine qualité humaine, — par exemple la forme du reptile est l’image de la fourberie, — mais elle ne pourrait pas représenter l’être raisonnable lui-même. C’est ainsi que nous peuplons, dans notre imagination, tous les autres corps célestes d’êtres à forme purement humaine, quoiqu’il soit vraisemblable que ces êtres doivent différer beaucoup de ceux de notre espèce, à cause de la différence de la planète qu’ils habitent et qui les nourrit, comme aussi des éléments qui les composent. Toutes les autres formes que nous pourrions leur donner sont des caricatures (1)[12].

Lorsque la privation d’un sens ( par exemple de la vue) est un vice congénial, celui qui en est privé cultive autant que possible un autre sens qui remplace le premier, et exerce l’imagination productive en grand quand il cherche à saisir les formes des corps extérieurs par le toucher ; et, si le toucher est impuissant, à cause de la grandeur de l’objet (par exemple d’une maison), qu’il cherche encore à s’en faire une idée par un autre sens, tel que celui de l’ouïe, à savoir au moyen de l’écho de la voix dans une chambre. Mais à la fin, si une opération heureuse rend à l’organe sa

susceptibilité naturelle, il n’en faut pas moins apprendre à voir et à entendre ; c’est-à-dire qu’on est dans la nécessité de chercher à réduire ses représentations à des notions de cette espèce d’objet.

Des notions d’objet conduisent souvent à les soumettre involontairement à une image spontanément produite (par l’imagination productive). Quand noue lisons, ou qu’on nous raconte la vie et les œuvres d’un homme distingué par le talent, les services 4>u la naissance, nous sommes ordinairement portée à lui donner dans notre imagination une stature imposante. S’il s’agit au contraire d’un homme d’un caractère souple et doux, nous lui donnons par la pensée une taille petite et souple. Ce n’est pas seulement le paysan, c’est aussi l’homme du monde, qui s’étonne de trouver un tout petit homme dans le héros qu’il s’était fabriqué d’après les actions qu’il en avait entendu raconter, ou de trouver au contraire dans le subtil et conciliant David Hume un homme d’une corpulence énorme. « — Il ne faut donc pas trop exalter l’attente de quelque chose, parce que l’imagination est naturellement portée à l’extrême ; car la réalité est toujours au-dessous de l’idée qu’elle prend pour modèle dans son travail.

Il n’est pas prudent de faire à l’avance un grand éloge d’une personne qu’on veut présenter pour la première fois dans une société ; c’est souvent le méchant tour d’un roué qui veut la rendre ridicule. Car l’imagination agrandit tellement la représentation de ce qui est attendu, que la personne désignée ne peut que déchoir lorsqu’elle vient à être comparée avec l’idée préconçue. Le même fait a lieu lorqu’on annonce avec des éloges excessifs un ouvrage, un drame, ou tout autre chose du domaine des beaux-arts ; car la chute est certaine lorsque vient le moment de la publicité. Rien que d’avoir lu une bonne pièce de théâtre, l’impression en est déjà plus faible à la représentation. — Mais si l’ouvrage auparavant comblé d’éloges trompe de tout point l’attente, fût-il d’ailleurs innocent, il tombe dans un ridicule extrême.

Ce qui change l’es formes mobiles, qui n’ont par elles-mêhles aucune signification propre et capable d’exciter l’attention, tel que le mouvement de la flamme du foyer ou le cours varié d’un ruisseau et les bouillonnements de ses eaux sur des pierres, entretient l’imagination d’une foule de représentations d’espèces toutes différentes (différentes de celles qui affectent ici la vue), qui se jouent dans l’esprit et s’y enfoncent par la réflexion. La musique même, pour celui qui ne l’entend pas en connaisseur, peut placer un poète ou un philosophe dans la situation où chacun, suivant ses occupations ou ses affections, peut saisir des pensées et s’en rendre maître avec plus de facilité et de bonheur que s’il était resté tranquille dans sa chambre. La cause de ce phénomène semble tenir à ce que, si, par quelque chose de divers qui ne peut d’ailleurs par lui-même exciter l’attention, le sens est détourné de quelque autre objet qui le frappe plus fortement, la pensée alors s’en trouve non seulement soulagée, mais encore animée, en ce sens qu’il faut une imagination plus vive et plus soutenue pour fournir la matière des représentations intellectuelles. — Le Spectateur anglais[13] raconte d’un avocat qui avait l’habitude, en plaidant, de tirer de sa poche une ficelle qu’il enroulait sans cesse autour de son doigt ; et comme un jour son adversaire lui subtilisa méchamment sa ficelle, il se trouva tout à fait désorienté, ne débita que des non-sens, ce qui fit dire : « Il a perdu le fil de son discours. » — Le sens qui s’attache fortement à une sensation ne permet pas (à cause de l’habitude) de faire attention à d’autres sensations différentes ; il n’en est par conséquent pas distrait : mais l’imagination peut d’autant mieux alors suivre une marche régulière.


§ XXXI


Des différentes espèces de facultés poétiques sensibles.


Il y a trois différentes sortes de faculté poétique sensible. Ce sont la faculté formatrice de l’intuition dans l’espace (imaginatio plastica), la faculté d’associer l’intuition dans le temps (imaginatio associans), et la faculté de l’affinité résultant de l’origine commune des représentations les unes par les autres (affinitas).


A


DE LA FACULTÉ POÉTIQUE SENSIBLE
DE FORMATION.


Pour que l’artiste puisse rendre sensible (pour ainsi dire palpable) une forme corporelle, il doit l’avoir exécutée dans l’imagination ; et cette forme est alors une fiction qui, si elle est involontaire (comme dans le rêve), prend le nom de fantaisie et n’appartient pas à l’artiste ; mais elle s’appelle composition, invention, si elle est réglée par la volonté. Si donc l’artiste travaille d’après des images qui ressemblent aux œuvres de la nature, ses ouvrages sont dits naturels ; s’il travaille d’après des images qui ne peuvent se rencontrer dans l’expérience, les ouvrages exécutés de la sorte (comme le prince Palagonia en Sicile), sont dits bizarres, non naturels, des caricatures ; et de pareilles productions sont comme des visions dans l’état de veille (velut œgri somnia vanœ finguntur species). — Nous jouons souvent et volontiers avec l’imagination ; mais l’imagination (comme fantaisie) ne joue pas moins souvent, et parfois très mal à propos, avec nous.

Le jeu de la fantaisie avec l’homme dans le sommeil est le rêve, qui a lieu également dans l’état de santé ; c’est au contraire un signe de maladie s’il se présente dans l’état de veille. — Le sommeil, comme relâchement de toute faculté perceptive extérieure, comme suspension de tout mouvement volontaire surtout, semble être nécessaire à tous les animaux, à toutes les plantes même (par suite de l’analogie qu’elles soutiennent avec les animaux) pour restaurer les forces exercées et comme dépensées pendant la veille. Mais il semble, au contraire, que si la force vitale ne conservait pas son activité par les rêves, elle s’éteindrait, et qu’un sommeil parfait entraînerait la mort. — Quand on dit avoir eu un sommeil très profond, sans rêve aucun, c’est donc comme si l’on disait qu’au réveil on ne se rappelle point ces rêves ; ce qui peut très bien arriver dans l’état de veille même, lorsque les imaginations se succèdent rapidement, et qu’on est tellement distrait que si quelqu’un, nous voyant les regards longtemps immobiles et attachés sur le même point, demande à quoi nous pensons, nous répondons : à rien. S’il n’y avait pas, au réveil, un grand nombre de lacunes dans nos souvenirs, conséquence de l’inattention aux représentations intermédiaires, et si nos rêves reprenaient, la nuit suivante, au point où ils auraient cessé la nuit précédente, je ne répondrais point que nous ne crussions vivre alors dans deux mondes différents. — Le rêve est une sage institution de la nature, qui a pour but d’exciter la force vitale par des passions qui se rapportent à des événements involontairement imaginés, pendant que les mouvements volontaires du corps, les mouvements musculaires, sont suspendus. — Seulement, il ne faut pas prendre les histoires de rêves pour des révélations d’un monde invisible.


B


DE LA FACULTÉ POÉTIQUE SENSIBLE
D’ASSOCIATION.


Telle est la loi d’association, que des représentations empiriques qui se sont succédé souvent engendrent l’habitude intellectuelle de faire revivre les unes par les autres. — C’est en vain qu’on cherche à ce phénomène une explication physiologique ; on peut, à cet effet, recourir à une hypothèse (laquelle n’est, à son tour, qu’une fiction), comme celle de Descartes relativement à ses prétendues idées réelles dans le cerveau. Mais toutes ces explications sont sans utilité pratique, en ce sens qu’on ne peut les mettre à profit dans l’exercice d’aucun art, par la raison que nous ne connaissons pas assez le cerveau et les endroits du cerveau où les traces des impressions produites par les représentations pourraient mutuellement se reproduire par sympathie, puisqu’elles se tiennent en quelque sorte (au moins médiatement).

Ce voisinage s’étend parfois fort loin, et l’imagination passe souvent du centième au millième avec une telle rapidité, qu’on croirait avoir complètement omis certains anneaux intermédiaires de la chaîne des représentations, quoique seulement on n’ait pas conscience de les avoir parcourus ; en telle sorte qu’on est souvent dans la nécessité de se dire : Où étais-je ? d’où étais-je parti dans mon discours, et comment en suis-je arrivé là (1)[14] ?


C


DE LA FACULTÉ POÉTIQUE SENSIBLE
D’AFFINITÉ.


J’entends par affinité la réunion originelle du divers en vertu d’un principe. — Dans une conversation, Ie passage subit d’une matière à une autre toute différente, à laquelle conduit une association empirique de représentations qui a une raison toute subjective (c’est-à-dire qui tient à la manière toute personnelle dont les représentations sont enchaînées), cette transition brusque, disons-nous, est une espèce de non’sens quant à la forme, qui brise et dissipe toute conversation. — Ce n’est qu’autant qu’une matière a été épuisée, et après une petite pause, que chacun peut entamer un autre sujet, pourvu qu’il ait quelque intérêt. L’imagination qui va çà et là sans règles, brouille la tête par la confusion des représentations qui ne se rattachent à rien d’objectif ; et celui qui vient de quitter une société où pareille conversation a eu lieu croit sortir d’un rêve. — 11 doit toujours y avoir un thème, aussi bien dans la pensée solitaire que dans la pensée communiquée, auquel s’enchaîne le divers, à propos duquel aussi s’exerce l’entendement. Mais ici le jeu de l’imagination suit cependant les lois de la sensibilité, qui donne la matière à cette faculté ; matière dont l’association s’opère sans qu’il y ait conscience des règles, quoique pas comme si elle était dirigée par l’entendement.

Le mot affinité (affinitas), emprunté à la nomenclature chimique, indique une affinité intellectuelle analogue à l’action et à la réaction de deux substances corporelles spécifiquement différentes, agissant très intimement l’une sur l’autre et tendant à l’unité, de façon à produire par leur réunion une troisième substance possédant des propriétés qui ne se rencontrent que dans la réunion de deux substances hétérogènes. L’entendement et la sensibilité s’allient cependant, malgré leur hétérogénéité, de façon à produire d’eux-mêmes notre connaissance, comme si l’une de ces facultés venait de l’autre, ou plutôt comme si toutes deux tiraient leur origine d’une souche unique ; ce qui, toutefois, ne peut pas être, ou qui est du moins inconcevable pour nous, puisque nous ne pouvons comprendre comment ces hétérogènes peuvent provenir d’une seule et même source (1)[15].


§ XXXII.


De l’illusion.


L’imagination n’est cependant pas si créatrice qu’on le prétend. Nous ne pouvons concevoir qu’une forme différente de celle de l’homme puisse convenir à un être raisonnable. C’est pour cette raison que le statuaire ou le peintre, lorsqu’il exécute un ange ou un Dieu, fait toujours un homme. Toute autre figure lui semble renfermer des parties inconciliables, d’après son idée, avec la nature d’un être raisonnable (telles sont les plumes, les ongles ou les sabots). Quant à la grandeur, il peut au contraire la concevoir comme il veut.

L’illusion provenant de la force de l’imagination de l’homme va si loin qu’il croit voir et sentir hors de soi ce qui n’est que dans sa tête. De là le vertige qui saisit celui qui regarde dans un abîme, quoiqu’il y ait autour de lui un espace suffisant pour qu’il ne tombe pas, ou qu’il soit protégé par une barrière solide. — C’est une chose remarquable que la crainte éprouvée dans quelques maladies intellectuelles d’être poussé par une force intérieure à se précipiter volontairement d’une très grande hauteur. — La vue du plaisir que d’autres prennent à des choses dégoûtantes (par exemple quand les Tongouses aspirent et avalent tout d’un trait la morve qui sort du nez de leurs enfants) porte aussi bien le spectateur à vomir que s’il était obligé de partager une semblable jouissance.

La nostalgie des Suisses (et comme je l’ai appris de la bouche d’un général expérimenté, celle des Westphaliens et des Poméraniens de quelques contrées), qui les prend quand ils sont transportés dans d’autres pays, est l’effet d’une passion pour les lieux où ils ont goûté les joies les plus simples de la vie, passion qui est excitée par le souvenir de l’insouciance et de la société du voisinage dans leurs jeunes années. Mais quand plus tard ils revoient ces lieux chéris, ils se sentent trompés dans leur attente et sont par là même guéris. Ils sont persuadés, il est vrai, que tout a changé, quand en réalité, c’est leur jeunesse seule qu’ils n’y ont pas retrouvée. Il n’est cependant pas étonnant que cette maladie atteigne plutôt les campagnards d’un pays pauvre d’argent, mais par la même plus liés par l’amitié et les travaux communs des champs, que ceux qui courent après la fortune, et qui ont pris pour devise le patria ubi bene.

Quand on a entendu dire que tel ou tel est un méchant homme, on croit pouvoir lire la méchanceté dans ses traits ; et alors la fiction s’ajoute ici à l’expérience pour réaliser une sensation, surtout quand le sentiment et la passion s’en mêlent. Helvétius raconte qu’une dame voyait au télescope dans la lune l’ombre de deux amants ; le curé, qui voulut vérifier le fait, lui répondit : « Mais non, Madame, ce sont deux tours d’une cathédrale. »

À tous ces effets de l’imagination, il faut ajouter ceux qui ont lieu par la sympathie de cette faculté. La vue d’un homme qui éprouve des accès de convulsion ou d’épilepsie, porte à des mouvements spasmodiques semblables, comme le bâillement de quelqu’un fait bâiller autour de lui. Le docteur Michaëlis rapporte qu’à l’armée de l’Amérique du Nord un homme étant tombé dans un violent accès de rage, deux ou trois assistants en furent subitement saisis à la simple vue, mais que cet état ne fut que momentané. Il ne faudrait donc pas conseiller aux personnes nerveuses (hypocondriaques) de visiter par curiosité les maisons d’aliénés. Le plus souvent elles fuient d’elles-mêmes ce spectacle, parce qu’elles craignent pour leur tête. — On trouvera également que des personnes impressionnables, quand on leur raconte quelque événement dont on a été victime, et qu’on le fait avec passion, avec colère surtout, se laissent aller, dans leur forte attention, à des mouvements de l’âme, et prennent involontairement la physionomie qui convient à cette passion. — On croit avoir aussi remarqué que des époux bien assortis prennent insensiblement les mêmes traits de visage ; ce qu’on explique en disant qu’ils se sont épousés à cause de la demi ressemblance qui existait déjà entre eux (similis simili gaudet). Mais c’est une erreur ; la nature, dans son instinct des sexes pousse plutôt à la différence des sujets qui doivent s’aimer, afin que toute la diversité qu’elle a placée dans ses germes trouve son développement ; mais la familiarité et l’abandon avec lesquels ils se laissent voir l’un à l’autre dans leurs entretiens solitaires, le temps qu’ils y mettent, l’intimité et le retour fréquent de ces rapports, tout cela produit des physionomies sympathiques qui se ressemblent, et qui, pour peu qu’elles prennent de fixité, deviennent aisément des traits ineffaçables.

On peut enfin attribuer à ce jeu spontané de l’imagination productive, qu’on peut en ce cas appeler fantaisie, le penchant à ce mensonge innocent qui se voit partout chez les enfants, et par ci, par là chez de grandes personnes, d’humeur douce d’ailleurs, et qui est quelquefois comme une maladie héréditaire. Chez les personnes qui en sont atteintes les événements et les prétendues aventures, grossissant comme une avalanche, sortent de l’imagination sans autre calcul de la part du narrateur que de se rendre intéressant. C’est ainsi que le chevalier John Falstaff, dans Shakspeare, faisait de deux hommes en habits de ratine cinq personnes avant d’être arrivé à la fin de son récit.


§ XXXIII.


L’imagination étant plus riche et plus féconde en représentations que le sens, elle est plus animée, s’il y a passion, en l’absence d’un objet qu’en sa présence ; plus encore si la représentation d’un événement revient à l’esprit après en avoir été quelque temps chassée par des distractions. — C’est ainsi qu’un prince allemand, rude guerrier d’ailleurs, mais à sentiments élevés, avait entrepris un voyage en Italie pour se guérir d’une passion amoureuse dont une bourgeoise de sa résidence était l’objet. Mais il n’eut pas plutôt revu à son retour la demeure de cette personne, que son imagination se réveilla plus forte qu’elle n’eût été par une fréquentation assidue ; en sorte qu’il exécuta sans plus de retard une résolution qui répondit heureusement à son attente. — Cette maladie, comme effet d’une imagination poétique, est inguérissable, excepté par le mariage ; car le mariage est une vérité (eripitur persona, manet res. Lucret).

L’imagination poétique nous crée une espèce de société avec nous-mêmes, composée uniquement de phénomènes internes, mais conçue par analogie avec les externes. La nuit l’anime et l’élève au-dessus de sa valeur réelle : de même que la lune, qui fait le soir une grande figure au ciel, n’est plus en plein jour qu’un point nuageux, insignifiant. Elle extravague chez celui qui travaille avec excès dans le silence des nuits ; elle dispute avec un adversaire qu’elle s’est forgé, ou bien elle se fabrique des chimères en voyageant autour de sa chambre. Mais tout ce qui lui semble être important perd toute sa valeur au réveil du lendemain matin, et le temps amène un relâchement sensible des facultés de l’âme à propos de cette mauvaise habitude. C’est donc une règle de psychologie diététique très utile, de mettre un frein à son imagination en se couchant tôt, afin de pouvoir se lever de bonne heure ; mais les femmes et les hypocondriaques (qui le sont le plus souvent par cette raison) préfèrent la vie contraire. — Pourquoi entend-on plus volontiers encore dans une nuit avancée des histoires de revenants qui, le matin, au réveil, paraîtraient insipides à tout le monde, et seraient tout à fait impropres à défrayer la conversation, quand au contraire on se demande ce qu’il y a de nouveau chez les particuliers ou dans l’Etat, ou que l’on poursuit sa tâche de la veille ? C’est que ce qui n’est qu’un jeu en soi est en harmonie avec le relâchement des facultés épuisées pendant le jour, et que ce qui est une affaire est plus d’accord avec les forces réparées, et comme renouvelées par le repos de la nuit.

Les défauts (vitia) de l’imagination sont de forger des fictions sans frein ou sans règle {effrenis aut perversa). Le dernier défaut est le plus fâcheux. Les fictions de la première espèce pourraient cependant bien trouver leur place dans un monde possible (celui des fables) ; mais les autres non, parcequ’elles sont contradictoires. — Il faut mettre au rang des imaginations du premier genre, des imaginations conçues sans frein, les figures d’hommes et d’animaux taillées en pierre que les Arabes ont souvent rencontrées avec épouvante dans le désert Ras-Sem de la Lybie. Ils croient que ces figures sont des hommes pétrifiés par malédiction. — Mais que, dans l’opinion des mêmes Arabes, ces statues d’animaux doivent, au jour de la résurrection universelle, rabrouer l’artiste et lui reprocher de les avoir faites sans avoir pu leur donner une âme, c’est là une contradiction. — La fantaisie effrénée peut toujours rentrer dans la voie du bon sens (comme celle de ce poète qui présentait au cardinal d’Esté un livre qu’il lui avait dédié, et qui en reçut cette question : « Maître Arioste, où diable avez-vous pris toutes ces extravagances ?) » Elle est un luxe de sa propre richesse. Mais l’imagination déréglée se repaît de folies où la fantaisie se joue tout à fait de l’homme, et où l’infortuné n’a plus du tout en sa puissance le fil de ses représentations.

Du reste, un artiste politique peut aussi bien qu’un artiste esthétique conduire et gouverner le monde (mundus vult decipi) par une imagination qu’il entend repaître de chimères au lieu de la réalité, et qui consistent dans de simples formes, par exemple, de la liberté du peuple (comme dans le parlement d’Angleterre) ou du rang et de l’égalité (comme dans la Convention française) ; mieux vaut cependant avoir pour soi l’apparence de la possession d’un bien qui ennoblit l’humanité, que de s’en trouver violemment dépouillé.


§ XXXIV.


De la faculté de se représenter le passé et l’avenir
par l’imagination


La faculté de se représenter volontairement le passé est la mémoire ; celle de se représenter de même l’avenir est la prévision. L’une et l’autre, en tant qu’elles sont sensibles, se fondent sur l’association des représentations d’un état passé ou à venir du sujet avec le présent ; et, sans être même des perceptions, elles servent à les lier dans le temps, à rattacher ce qui n’est plus avec ce qui n’est pas encore par le moyen du présent, en une expérience suivie. La mémoire et la divination s’appellent rétrospection et prospection (s’il est permis d’employer ces termes), lorsqu’on a conscience de ses représentations, comme devant ou pouvant se rencontrer dans un état passé ou futur.



A


DE LA MÉMOIRE.


La mémoire diffère de l’imagination purement reproductive en ce que, pouvant reproduire arbitrairement la représentation antérieure, l’esprit n’est par conséquent pas un simple jouet de cette représentation. La fantaisie, c’est-à-dire l’imagination créatrice, ne doit donc pas se mêler à l’acte du souvenir, autrement la mémoire serait en cela infidèle. — Mettre promptement quelque chose en mémoire, se le rappeler facilement, le retenir longtemps, telles sont les qualités formelles de la mémoire. Mais ces qualités vont rarement ensemble. Quand on croit avoir quelque chose dans la mémoire, et qu’on ne peut le faire surgir dans la conscience, on dit alors qu’on ne peut se le rappeler (et non pas qu’on ne peut s’en rappeler, ce qui signifierait qu’on est privé de sens). L’effort fait pour en venir à bout est très fatigant pour l’esprit, et beaucoup mieux vaut se distraire momentanément de cette préoccupation par d’autres pensées, sauf à revenir de temps à autre et sans effort à l’objet ; alors on tombe ordinairement sur une des représentations associées qui rappelle celle qu’on cherche.

Mettre méthodiquement quelque chose en mémoire (memoriœ mandare) s’appelle apprendre (non pas étudier, comme dit le peuple d’un prédicateur qui apprend par cœur tout son prochain sermon). — Cet acte de mémoire peut être mécanique, ou ingénieux, ou judicieux. Le premier ne repose que sur une répétition purement littérale et souvent réitérée : par exemple quand on apprend le livret, et qu’il faut parcourir toute la série des mots les uns après les autres dans l’ordre ordinaire, pour satisfaire à une question, comme lorsqu’on demande à l’élève combien font 3 fois 7, et qu’il est obligé, pour trouver la réponse, de commencer par 3 fois 3 pour arriver à 21 ; ou lorsqu’on lui demande combien font 7 fois 3, et qu’il est obligé de renverser les nombres, et de revenir à 3 fois 7, pour s’y reconnaître. Si la chose apprise est une formule solennelle, où nul changement dans l’expression ne doit avoir lieu, mais où elle doit être, comme on dit, récitée, beaucoup de gens doués d’une excellente mémoire, craignant de s’y tromper (comme si cette formule même devait les égarer), se croient dans la nécessité de la lire ; c’est ce que font aussi les prédicateurs les plus exercés, parce que le plus léger changement dans les termes prêterait au ridicule.

Le moyen de se rappeler, que nous appelons ingénieux, est une méthode qui consiste à imprimer dans la mémoire certaines représentations en les associant à des représentations accessoires qui n’ont, avec les premières, aucune affinité en soi (pour l’entendement), par exemple des sons d’une langue avec des images tout à fait différentes, qui doivent cependant y correspondre. Pour faire retenir quelque chose plus sûrement à la mémoire, on la charge encore de plusieurs représentations accessoires. Méthode absurde, puisqu’elle consiste dans le procédé arbitraire de l’imagination d’apparier ce qui ne peut être renfermé dans une seule et même notion. Méthode contradictoire dans le rapport du moyen à la fin, puisqu’on cherche l’allégement de la mémoire, quand, en réalité, on la surcharge en lui imposant sans nécessité l’association de représentations très disparates[16]. Les gens d’esprit ont rarement une mémoire fidèle (ingeniosis non admodum fida est memoria) ; c’est une observation qu’explique ce phénomène.

Le procédé mnémonique judicieux n’est autre chose qu’une table de division d’un système (par exemple du système de Linnée) présente à la pensée, à l’aide de laquelle, et en repassant le nombre des membres de division établi, ou peut retrouver ce qu’on aurait oublié. On peut recourir encore aux divisions d’un tout rendues sensibles (par exemple des provinces d’un pays sur une carte, suivant qu’elles sont au nord, à l’ouest, etc.), parce qu’on se sert encore, à cet effet, de l’entendement, et qu’à son tour il est un auxiliaire pour l’imagination. Le souvenir est très particulièrement facilité par la topique, c’est-à-dire par une distribution des notions générales appelées lieux communs ; ce qui, s’obtient par une classification, comme on classe dans une bibliothèque les livres par compartiments avec différentes étiquettes.

Il n’y a pas de mnémotechnie (ars mnemonica) qui soit une théorie universelle. Au nombre des artifices particuliers de ce genre sont les sentences en vers (versus memoriales) ; le rhythme contient une chute régulière de syllabes qui est très favorable au mécanisme de la mémoire. — Il ne faut pas trop se moquer des prodiges de mémoire d’un Pic de la Mirandole, d’un Scaliger, d’un Ange Politien, d’un Magliabecchi, etc., des polyhistores qui portaient dans leur tête une charge de livres de cent chameaux, comme autant de matériaux pour les sciences, — sous prétexte qu’ils ne possédaient peut-être pas le jugement nécessaire pour tirer de toutes ces connaissances le parti convenable ; c’est un assez grand mérite déjà d’avoir abondamment procuré la matière grossière que d’autres doivent, plus tard, mettre en œuvre avec discernement (tantum scimus quantum memoria tenemus). Un ancien disait : « L’art d’écrire est fondé sur la mémoire (en fait une condition indispensable. » Il y a là quelque chose de vrai ; car l’homme du peuple possède ordinairement la diversité des faits à lui connus avec une telle netteté, qu’il peut les mettre dans leur ordre et se les rappeler plus sûrement, parce qu’ici la mémoire est sans mélange de raisonnement. Au contraire le savant, qui a beaucoup d’idées hétérogènes ou accessoires, oublie par distraction beaucoup de choses concernant sa charge ou ses affaires personnelles, parce qu’il ne les a pas saisies avec l’attention suffisante. Mais les tablettes de poche sont un moyen sûr de retrouver nettement et sans peine tout ce qu’on a mis en réserve dans son esprit ; l’écriture est ainsi un art toujours précieux, puisqu’alors même qu’elle ne servirait pas à la communication des connaissances, elle tiendrait encore lieu de la mémoire la plus étendue et la plus fidèle.

La faiblesse de la mémoire (obliviositas), qui est un état dans lequel la tête reste toujours vide, comme un vase troué, quelque peine qu’on prenne pour la remplir, est au contraire un très grand mal. C’est un défaut parfois excusable, comme chez les vieilles gens, qui se rappellent très bien les événements de leurs jeunes années, et qui oublient toujours ceux de la veille. Mais souvent aussi c’est la conséquence d’une distraction habituelle, à laquelle sont particulièrement exposées les liseuses de romans. Cette lecture n’ayant d’autre but que d’occuper pendant qu’on la fait, puisqu’on n’ignore pas que ce sont de pures fictions, la liseuse a donc pleine liberté de s’abandonner, en lisant, au cours désordonné de son imagination ; ce qui la distrait naturellement, et rend habituelle la distraction (défaut d’attention à ce qui est présent), en sorte que l’affaiblissement de la mémoire en est la conséquence nécessaire. — Cet exercice dans l’art de tuer le temps et de se rendre inutile au monde, sauf ensuite à se plaindre de la brièveté de la vie, est, au point de vue des dispositions fantastiques de l’esprit qui en résultent, une des plus dangereuses atteintes qui puissent être portées à la mémoire ?


B


DE LA FACULTÉ DE PRÉVOIR
(prævisio).


Il importe plus de posséder cette faculté qu’aucune autre, parce qu’elle est la condition de toute pratique possible, et le but auquel l’homme consacre ses forces. Tout désir implique la prévoyance (douteuse ou contraire) de ce qui peut le satisfaire. Le retour vers le passé (le souvenir) n’a lieu que dans le but de rendre par là possible la prévision de l’avenir, puisqu’on général nous ne regardons autour de nous, du point de vue du présent, que pour en conclure quelque chose ou y être préparés.

La prévoyance empirique est l’attente de cas semblables (exspectatio casuum similium), et n’a pas besoin de raisonner sur les causes et les effets, mais seulement de se rappeler les événements observés, la manière dont ils se suivent ordinairement ; en quoi des expériences réitérées produisent une certaine habileté. Le temps qu’il doit faire intéresse vivement le navigateur et le paysan. Aussi n’allons-nous pas aussi loin dans nos prédictions de la pluie et du beau temps que ce qu’on appelle le calendrier du cultivateur, dont les prophéties sont recueillies avec soin quand elles tombent juste, et oubliées quand elles tombent à faux, et jouissent ainsi d’un éternel crédit. — On devrait presque penser que la Providence a voulu enchevêtrer d’une manière si impénétrable le jeu des saisons pour qu’il ne fût pas aussi facile à l’homme de faire pour chaque époque les dispositions nécessaires, afin de le forcer à faire usage de son entendement, de façon à se trouver prêt pour toutes les éventualités.

Il n’est pas très honorable, en effet, pour l’esprit humain de vivre au jour le jour (sans prévision ni souci), comme le Caraïbe qui vend son hamac le matin, et qui est si surpris le soir qu’il ne sait plus comment il passera la nuit. Mais quand la moralité n’en reçoit aucune atteinte, on peut regarder celui qui est endurci contre tous les événements comme plus heureux que celui qui est toujours à chercher d’un œil incertain le plaisir de la vie. Mais de toutes les perspectives que l’homme peut avoir, la plus consolante est bien d’avoir, dans l’état moral actuel, un motif d’espérer la continuation et le progrès ultérieur d’un plus grand perfectionnement encore. Lorsqu’au contraire, tout en prenant la résolution courageuse de suivre une voie nouvelle et meilleure, il faut se dire : il n’en sera rien cependant, parce que souvent tu t’es fait cette promesse (pour l’avenir), et qu’elle n’a jamais été tenue, sous prétexte d’une exception pour cette fois seulement, alors on peut s’attendre, sans consolation, à des retours pareils.

Mais lorsqu’il s’agit du sort qui peut nous menacer, et non de notre libre arbitre, la vue de l’avenir est ou un pressentiment (prœsensio) ou (1)[17] un présage (prœsagitio). Le pressentiment est comme un sens caché de ce qui n’est pas encore présent ; le présage est comme une conscience de l’avenir produite par la réflexion sur la loi de l’enchaînement successif des événements (la loi de causalité).

Il est facile de voir que tout pressentiment est une chimère ; comment, en effet, pouvoir sentir ce qui n’est pas encore ? Qu’il y ait des jugements fondés sur des notions obscures d’un rapport de cette espèce, à merveille, mais ce ne sont pas des pressentiments ; on peut développer les notions qui conduisent à ces jugements, et faire voir comment ils se forment. — Les pressentiments ont en grande partie un caractère inquiet ; l’anxiété, qui a ses causes physiques, précède, sans qu’on sache ce qui est à redouter. Mais il y a aussi les pressentiments gais et résolus des illuminés, qui ont pour objet la révélation prochaine d’un mystère pour lequel l’homme n’a cependant pas de capacité sensible, et le pressentiment de ce qu’ils croient voir clairement dévoilé, comme s’y attendaient les époptes dans l’intuition mystique. — La seconde vue des montagnards écossais, par laquelle certains d’entre eux croient voir un pendu à un mât, prétendant avoir été avertis de sa mort après leur entrée réelle dans un port éloigné, appartient encore à cette classe d’illusions.


§ XXXV.


De la divination
(Facilitas divinatrix).


La prévision, la prédiction, la divination, diffèrent en ce point que la première est une vision anticipée, fondée sur les lois de l’expérience (naturelle par conséquent), que la seconde est contraire aux lois connues de l’expérience (non naturelle par le fait), et que la troisième est une inspiration provenant d’une cause différente de la nature (surnaturelle donc), ou réputée telle. Cette faculté, paraissant provenir de l’action d’une divinité, est appelée divinatrice par excellence (ce n’est qu’improprement qu’on appelle aussi divination toute découverte judicieuse de l’avenir).

Quand on dit de quelqu’un : il prédit tel ou tel événement, on ne veut indiquer par là qu’un talent tout naturel. Mais il faut dire de celui qui se flatte en cela d’une vue surnaturelle qu’il est devin, comme les bohémiens d’origine hindoue, qui prétendent lire dans les planètes en prédisant l’avenir à l’inspection de la main ; ou les astrologues ou les chercheurs de trésors cachés, parmi lesquels il faut ranger encore les faiseurs d’or. Au-dessus d’eux tous brille dans l’antiquité grecque la Pythie, et de nos jours le mendiant sibérien Schaman. Les prédictions des auspices et des aruspices de Rome avaient pour but, moins de découvrir ce qu’il y a de caché dans le cours des événements du monde que la volonté des dieux, à laquelle leur religion leur faisait un devoir de se conformer. — Mais comme les poètes finirent par se regarder aussi comme inspirés (ou possédés) et à se réputer devins (vates), et à prendre leur enthousiasme poétique (furor poeticus) pour des inspirations, on comprend pourquoi le poète avec la muse n’exécute pas, comme le prosateur, un travail de commande ; il doit saisir l’instant favorable où la disposition de son sens intime le domine, comme le moment où les sentiments, les images vives et fortes abondent sans effort, et où il agit en quelque sorte sous l’influence d’une puissance étrangère. Aussi est-ce une observation déjà ancienne qu’au génie se mêle une certaine dose de folie. Tel est encore le fondement de la croyance aux oracles qui se tiraient de passages pris au hasard dans les poètes célèbres (comme poussés par une inspiration, sortes Virgilianæ) ; moyen semblable à la cassette des faux dévots de nos jours, pour découvrir la volonté du ciel ; telle est aussi l’interprétation des livres sibyllins, qui doivent avoir révélé aux Romains leurs destinées, et dont, par malheur, une partie fut perdue par une lésinerie très déplacée.

Toutes les divinations qui prédisent le sort inévitable d’un peuple, sort mérité cependant, et qui doit être amené par sa libre volonté, outre qu’il est inutile à ce peuple de le connaître, puisqu’il ne peut y échapper, ont cela d’absurde en soi, qu’on imagine dans cette destinée irrévocable (decretum absolutum) un mécanisme de liberté dont la notion est contradictoire.

Le comble de l’absurdité ou de l’imposture dans les prédictions était de prendre un misérable pour un voyant (de choses invisibles), comme si un esprit, qui lui tenait lieu de l’âme qui pendant tout ce temps aurait pris congé du corps, eût parlé par sa bouche, et de traiter le pauvre fou (ou même le simple épileptique) en énergumène (possédé). On l’appelait chez les Grecs mantis, mot qui veut dire prophète, quand le démon qui le possédait passait pour un bon génie. Toutes les folies devaient être épuisées pour mettre en notre possession un avenir dont la prévision nous importe si fort, en franchissant tous les degrés qui pouvaient nous y conduire par l’expérience aidée de l’entendement. O curas hominum !

Nulle science de la divination n’est d’ailleurs aussi sûre et en même temps aussi étendue que celle de l’astronomie, qui fait connaître à l’avance les révolutions sidérales à l’infini. Mais cela n’a pas empêché une sorte de mysticisme de s’y ajouter ; mysticisme qui n’a pas consenti à subordonner, comme le veut la raison, les nombres des époques du monde aux événements, mais qui a voulu au contraire subordonner les événements à certains nombres ; ce qui était convertir en fable la chronologie elle-même, condition si nécessaire de toute histoire.


§ XXXVI.


De la fiction involontaire dans l’état de santé, c’est-à-dire
DU RÊVE.


Une anthropologie pratique n’a pas à s’occuper de la nature du sommeil, du rêve, du somnambulisme (par quoi il faut aussi entendre le somniloquisme). On ne peut, en effet, tirer de ces phénomènes aucune règle de conduite dans l’état de rêve, puisque des règles ne sont faites que pour celui qui veille, qui ne veut pas rêver ou dormir sans penser. La sentence du roi grec condamnant à perdre la vie un homme qui avait raconté à ses amis un rêve dans lequel il avait assassiné le roi, sous prétexte qu’ « il n’y aurait pas rêvé s’il n’y avait pas pensé éveillé, » est cruelle et contraire à l’expérience. « Dans l’état de veille, nous avons un monde commun ; dans le sommeil chacun a son monde propre. » — Le rêve semble tellement faire partie du sommeil que dormir et être mort seraient une même chose si le rêve n’était pas comme une agitation naturelle, quoique involontaire, des organes internes de la vie, excitée par l’imagination. Je me souviens très bien qu’étant enfant, si je me mettais au lit, fatigué par le jeu, au moment où je m’endormais j’étais réveillé par un rêve dans lequel il me semblait que j’étais tombé dans l’eau, et que j’étais sur le point d’être submergé ; entraîné par un tournant. Mais bientôt je reprenais un sommeil plus calme. Sans doute qu’il y avait alors un relâchement dans l’activité des muscles respiratoires de la poitrine ; et comme la respiration dépend de la volonté, le mouvement du cœur peut être empêché par la suspension de l’acte respiratoire ; ce qui doit mettre l’imagination en jeu pour produire le rêve. — De là aussi l’action bienfaisante du rêve dans le cauchemar (incubus). En effet, sans cette image terrible d’un spectre et sans cette contention de tous les muscles pour se placer dans une autre position, la stagnation du sang ne tarderait pas à déterminer la mort. La nature semble donc avoir arrangé les choses de telle façon que la plupart des songes renferment des situations difficiles, des circonstances périlleuses ; ces représentations excitent plus les facultés de l’âme que si tout se passait selon nos désirs et nos volontés. On rêve souvent qu’on ne peut pas se tenir sur ses pieds, ou qu’où s’égare, ou qu’on reste court dans une harangue ; que dans une grande réunion on se trouve par oubli la tête couverte d’un bonnet de nuit au lieu d’une perruque, ou qu’on peut s’élever çà et là dans les airs à volonté ; ou bien l’on s’éveille au milieu d’un éclat de rire sans qu’on sache pourquoi. — On ne sait pas bien encore d’où vient qu’en rêve nous sommes souvent transportés dans un temps passé déjà fort loin de nous, que nous conversons avec des personnes depuis longtemps défuntes, que nous nous demandons même si c’est un rêve, et que nous nous trouvons dans la nécessité de prendre cette imagination pour une réalité. Mais on peut bien tenir pour certain qu’il n’y a pas de sommeil sans rêve, et que celui qui ne croit pas avoir rêvé a tout simplement oublié son rêve.


§ XXXVII.


De la faculté de signifier
(Facultas signatrix).


La faculté de connaître une chose présente comme moyen d’unir la représentation du prévu à celle du passé, est la faculté de signifier. — L’acte par lequel l’esprit opère cette liaison est la signification (' significatio), appelée aussi le signaler (das Signalisiren), et dont le degré supérieur prend le nom d’indication (Auszeichnung).

Les formes des choses (intuitions), * prises comme simples moyens de représentation à l’aide de notions, sont des symboles, et la connaissance qui en résulte s’appelle symbolique ou figurée (speciosa). — Des caractères ne sont pas encore des symboles ; car ils peuvent n’être que des signes médiats (indirects), qui ne signifient rien par eux-mêmes, et qui ne conduisent à des intuitions, et par elles à des notions, qu’à l’aide de l’association. La connaissance symbolique doit donc être opposée, non pas à l’intuitive, mais à la discursive. Dans cette dernière, le signe (ckaracter) n’accompagne la notion qu’à titre de gardien (custos), pour la reproduire convenablement. La connaissance symbolique est donc le contraire, non pas de la connaissance intuitive (qui a lieu par intuition sensible), mais de la connaissance intellectuelle (qui a lieu par notions). Des symboles ne sont que de simples moyens de l’entendement pour donner une signification à une notion par l’exposition d’un objet, mais seulement d’une manière indirecte, ou à l’aide d’une analogie avec certaines intuitions auxquelles la notion intellectuelle peut être appliquée.

Celui qui ne peut jamais s’expliquer que symboliquement n’a que peu d’idées intellectuelles encore, et l’admiration si fréquente dont on se prend à la vue de la représentation vive et imagée qui éclate dans les discours des sauvages (quelquefois aussi des hommes qui passent pour sages chez un peuple encore grossier) n’est que pauvreté de notions et par conséquent d’expressions pour les rendre. Quand, par exemple, le sauvage américain dit : « Nous voulons enterrer la hache d’arme, » c’est comme s’il disait : Nous voulons faire la paix. Et, en réalité, les anciens poèmes, depuis Homère jusqu’à Ossian, et depuis Orphée jusqu’aux Prophètes, ne doivent l’éclat de leur forme qu’à la pénurie de moyens propres à exprimer leurs notions. Prendre les phénomènes cosmiques réels qui se présentent aux sens (comme le fait Swedenborg) pour un pur symbole d’un monde intelligible qui s’y trouverait caché, c’est mysticisme. Mais distinguer dans les expositions des notions (appelées idées) relatives à la morale, qui est l’essence de la religion, par conséquent à la raison pure, le symbolique de l’intellectuel (le culte d’avec la religion), expositions qui sont sans doute utiles et nécessaires pendant un certain temps, distinguer, disons-nous, l’enveloppe d’avec la chose, c’est explication. Autrement, en effet, un idéal (celui de la raison pratique pure) serait donné pour une idole, et là le but ultérieur serait manqué. — Que tous les peuples de la terre soient tombés dans cette erreur, et cela pas suite de la manière dont leurs docteurs mêmes ont réellement compris leurs livres sacrés, c’est-à-dire en les prenant à la lettre, au lieu de les entendre symboliquement, sous prétexte qu’il y aurait mauvaise foi à donner aux mots un sens détourné, c’est ce qu’on ne saurait nier. Mais s’il s’agit, non plus simplement de la véracité du docteur, mais encore, mais surtout, mais essentiellement de la vérité de la doctrine, on peut et l’on doit l’interpréter comme un mode de représentation tout symbolique destiné à rendre ces idées pratiques à l’aide d’usages et de pratiques établis ; autrement le sens intellectuel, qui est la grande affaire, se perdrait.


§ XXXVIII.


On peut diviser les signes en arbitraires (artificiels), en naturels et en prodigieux.

I. La première classe comprend : 1° les gestes (la mimique, qui est en partie naturelle aussi) ; 2° l’écriture (les lettres, qui sont des signes de la parole) ; 3° la musique (des notes) ; 4° des signes visuels convenus entre particuliers (des chiffres) ; 5° des signes de condition pour les hommes libres, honorés d’un rang supérieur et héréditaire (armoiries) ; 6° des signes d’infériorité dans l’habit de cérémonie (uniforme, livrée) ; 7° des signes honorifiques de service (ordres de chevalerie) ; 8° des signes d’infamie (la marque au fer chaud, etc.) — Font encore partie des signes de l’écriture les points de suspension, d’interrogation, d’exclamation ou d’admiration (en général les signes de ponctuation.)

Tout langage est une notation de pensées, et, réciproquement, la principale espèce de notation des pensées est celle qui a pour instrument le langage, qui est le plus puissant moyen de s’entendre soi-même et d’entendre les autres. Penser c’est parler avec soi-même (les Indiens d’Otahïti appellent la pensée : la parole dans le ventre) ; c’est donc aussi une manière de s’entendre intérieurement (par l’imagination reproductive). Le muet de naissance a pour langage une sensation du jeu de ses lèvres, de sa langue et de sa mâchoire, et l’on conçoit à peine que sa parole soit autre chose qu’un jeu de sensations corporelles, sans idées ni pensées proprement dites. — Mais aussi ceux qui peuvent parler et entendre ne s’entendent cependant pas toujours eux-mêmes ou les autres ; et grâce au défaut de la faculté de signifier, ou à l’usage vicieux qui en est fait (puisqu’on prend des signes pour des choses, et réciproquement), surtout en matière de raison pure, des hommes qui sont d’accord sur les mots diffèrent totalement sur les notions ; ce qui ne s’aperçoit qu’occasionnellement, lorsque chacun agit d’après les siennes propres.

II. Pour ce qui est des signes naturels, le rapport des signes aux choses signifiées est, quant au temps, ou démonstratif, ou remémoratif, ou de prévision.

Le pouls indique au médecin l’état fiévreux actuel du patient, comme la fumée indique le feu. Les réactifs indiquent au chimiste les matières invisibles qui sont en dissolution dans l’eau, comme la girouette indique le vent, etc.

Mais on ne sait dans beaucoup de cas si la rougeur indique la conscience de la faute, ou plutôt un sentiment délicat d’honneur, ou seulement la demande de quelque chose à endurer dont on aurait honte. Les tombes, les mausolées sont des signes de souvenir pour le défunt. De même, les pyramides sont des monuments de la mémoire impérissable de la grande puissance passée d’un roi. — Les couches de coquillages qu’on trouve dans des contrées fort éloignées de la mer, ou les trous des Pholades au sommet des Alpes, ou les restes des volcans qui ne jettent plus de flammes, sont autant d’indices de l’ancien état du globe, et servent de fondement à une archéologie de la nature, mais pas aussi évidents que les blessures cicatrisées du guerrier. — Les ruines de Palmyre, de Balbeck et de Persépolis sont des souvenirs parlants de l’état de l’art chez d’anciens peuples, et de tristes monuments de la vicissitude de toutes choses.

Les signes indicateurs de l’avenir sont les plus intéressants, parce que dans la série des événements le présent n’est qu’un clin-d’œil, et que le mobile des désirs ne se soucie de l’actuel qu’en considération de l’avenir (ob futura consequentia), qui est l’objet particulier de son attention. — C’est en astronomie que la prévision des événements cosmiques est la plus certaine ; mais elle n’est que puérile et fantastique lorsqu’elle donne les constellations, les conjonctions et les oppositions des planètes comme des signes allégoriques célestes de la destinée de l’homme (dans l’astrologia judiciaria).

Les pronostics naturels d’une maladie imminente ou de la santé, ou (comme la facies hippocratica) de la mort prochaine, sont des phénomènes fondés sur une longue et fréquente expérience, et qui, d’après l’aperçu de leur enchaînement comme causes et effets, sont propres à diriger le médecin dans son traitement : tels sont les jours critiques. Mais les augures et les aruspices établis par la politique romaine n’étaient qu’une superstition sanctifiée par l’Etat pour conduire le peupie dans les circonstances difficiles.

III. Les prodiges comme signes (événements dans lesquels la nature des choses se renverse), à part ceux qui ne nous intéressent plus maintenant (les avortements parmi les hommes et les animaux), par exemple, les signes et les prodiges célestes, les comètes, les globes qui font explosion dans les airs, les aurores horéaies, et même les éclipses solaires et lunaires, lors surtout que plusieurs de ces signes se rencontrent à la fois, et qu’ils coïncident avec la guerre, la peste, etc., sont des choses qui semblent annoncer à la foule épouvantée l’approche du dernier jour et la fin du monde.


APPENDICE.


Un jeu merveilleux de l’imagination avec l’homme, dans la permutation des signes avec les choses, de manière à donner aux premiers une réalité intrinsèque, comme si les choses devaient se régler sur les signes, mérite d’être ici noté. — Le cours de la lune étant divisé suivant les quatre phases (la nouvelle lune, le premier quartier, la pleine lune et le dernier quartier) en un nombre rond de 28 jours (et les Arabes ayant par là même divisé le zodiaque en 28 maisons de la lune), dont un quart comprend 7 jours, le nombre 7 a reçu de là une importance mystique, de telle sorte que la création du monde elle-même a dû être réglée en conséquence ; d’autant plus qu’il devait y avoir (suivant le système de Ptolémée) sept planètes, comme sept tons de la gamme, sept couleurs simples dans Farc-en-ciel, et sept métaux.— De là encore sont venues les périodes climatériques (7 ? 7, et comme le nombre 9 est aussi un nombre mystique chez les Indiens, 7 X 9, de même que 9 ? 9), à la fin desquelles la vie humaine doit être en grand danger ; les 90 semaines d’années (490 ans), non seulement marquent dans la chronologie judéo-chrétienne l’époque de changements très importants (entre la vocation d’Abraham et la naissance du Christ), mais elles en déterminent encore d’une manière et comme à priori les limites, comme si la chronologie ne devait pas se régler sur l’histoire, mais, qu’au contraire l’histoire dût se régler sur la chronologie.

Mais on fait encore dépendre dans d’autres cas les choses des nombres. Si un médecin auquel son malade envoie par un domestique le tribut de sa reconnaissance reçoit onze ducats dans un morceau de papier, il concevra des soupçons à l’endroit de la fidélité du commissionnaire ; pourquoi, en effet, pas douze ducats ? Celui qui achète aux enchères des vases de porcelaine de la même fabrique, en offrira moins, si la douzaine n’est pas complète ; et s’il y avait treize assiettes à vendre, il paierait volontiers la treizième en dehors, pour être sûr d’avoir toujours sa douzaine, si l’on venait à en casser une. Cependant, comme on n’invite pas ses convives par douzaines, quel intérêt particulier peut s’attacher à ce nombre ? Un homme léguait à son cousin, par testament, onze cuillères d’argent, et il ajoutait : « Si je ne lui lègue pas la douzième, il saura bien pourquoi ; » < le jeune débauché, un jour, à table, avait fait passer furtivement une des cuillères dans sa poche, ce que l’oncle avait fort bien vu, mais il ne voulut pas dans le moment confondre le voleur.) À l’ouverture du testament, on put aisément deviner l’opinion du testateur, mais seulement à cause du préjugé reçu que la douzaine seule forme un nombre rond. — Les douze signes du zodiaque (les douze juges semblent avoir été pris en Angleterre par analogie avec ce nombre), ont aussi conservé une espèce de signification mystique. En Italie, en Allemagne, peut-être encore ailleurs, une table de treize convives est réputée néfaste, parce qu’on pense que l’un d’eux, quel qu’il soit, mourra dans l’année ; comme à une table de douze juges, la treizième personne qui s’y trouve ne peut être qu’un coupable qui doit être jugé. (Je me suis trouvé une fois à pareille table, où la dame de la maison ayant remarqué, au moment de s’asseoir, cette prétendue malencontre, fit lever secrètement son fils, qui dîna dans une autre pièce, afin que la joie n’en fût pas troublée). — La simple grandeur des nombres même, si l'on possède les choses qui s’y rapportent en quantité suffisante, produit l'étonnement si elle n’est pas coupée, dans l’application, par série conforme au système décimal (si elle est arbitraire). C’est ainsi que l’empereur de la Chine doit avoir une flotte de 9999 vaisseaux, et l’on se demande mystérieusement à propos de ce nombre, pourquoi pas un de plus ? Quoique la réponse puisse être que c’est parce qu’un pareil nombre suffit aux besoins de la marine du céleste Empire, au fond, la question ne porte pas sur l’usage, mais uniquement sur une sorte de mysticisme numérique. — Il y a quelque chose de pire, quoique trop ordinaire : c’est que quiconque a porté son avoir, à force d’épargnes et de friponneries quelquefois, à la somme ronde de 90,000 thalers, n’a pas de repos tant qu’il n’en possède pas 100,000, bien qu’il n’en use pas, et que pour atteindre son but il mérite peut-être la potence, alors même qu’il n’est pas pendu.

À quelles puérilités ne descend pas l’homme mûr lui-même, lorsqu’il se laisse conduire par la sensibilité ! Il s’agit maintenant de voir s’il fait beaucoup mieux en prenant pour guide l’entendement.


§ XXXIX.


De la faculté de connaître, en tant qu’elle a pour
base l’entendement.


DIVISION.


L'entendement, comme faculté de penser (de se représenter quelques choses par notions ou concepts), est aussi appelée la faculté supérieure de connaître (par opposition à la sensibilité, qui est la faculté inférieure) ; et cela parce que la faculté des intuitions (pures ou empiriques) ne contient que l’individuel dans les objets, tandis que la faculté des notions renferme ce qu’il y 4 de général dans leurs représentations, la règle à laquelle le divers des intuitions sensibles doit être subordonné pour produire l’unité de connaissance de l’objet. — L’entendement est donc supérieur à la sensibilité, dont les animaux, dépourvus d’entendement, peuvent déjà se servir au besoin suivant un instinct naturel. La sensibilité sans l’entendement est comme un peuple sans chef, au lieu qu’un chef sans peuple (l’entendement sans la sensibilité) ne peut absolument rien. Pas donc de question de rang entre ces deux facultés quoique l’une soit appelée supérieure et l’autre inférieure.

Mais le mot entendement est pris aussi dans un sens particulier, puisqu’il ne forme que l’un des trois membres de la division de l’entendement, pris dans una acception plus générale, et qu’alors la faculté supérieure de connaître (matériellement prise, c’est-à-dire, non pas en elle-même, mais par rapport à la connaissance des objets) comprend l’entendement, le jugement et la raison. — Faisons maintenant des observations sur l’homme, en recherchant ce qui distingue un individu d’un autre quant à ces dons de l’âme, à l’usage ou à l’abus qu’on en fait habituellement, et d’abord en les considérant dans une âme saine, ensuite dans les maladies de l’esprit.


§ XL.


Comparaison anthropologique des trois facultés
supérieures de connaître entr’elles.


Un entendement juste est celui qui brille moins par le nombre des notions que par leur conformité avec la connaissance de l’objet, et qui est par conséquent propre à saisir habilement la vérité. Tel a dans la tête beaucoup de notions qui concourent dans leur ensemble à la ressemblance avec ce qu’il veut savoir d’un objet, mais qui ne cadrent cependant pas avec cet objet et sa destination. Il peut avoir des notions d’une grande portée, et les avoir facilement. Est sain (suffisant pour les usages ordinaires) l’entendement juste qui nous donne les notions de la connaissance commune, Il dit avec le centurion de Juvénal : Quod sapio satis est mihi, non ego curo — Esse quod Arcesilas œrumnosiqve Solones. Il va de soi qu’un entendement naturellement droit et juste, mais qui ne sera pas autre chose, sera fort réservé sur l’étendue du savoir qu’on lui demande, et paraîtra toujours modeste.


§ XLI.


Si le mot entendement signifie la faculté de connaître les règles (et alors par notions) en général, de manière à embrasser toute la faculté supérieure de connaître, les règles dont il s’agit en ce cas ne sont pas celles d’après lesquelles la nature procède, comme il arrive chez les animaux poussés par un instinct naturel, mais bien celles qu’il se fait à lui-même. Ce qu’il apprend purement et simplement, et confie de la sorte à sa mémoire, il l’apprend d’une manière toute mécanique (suivant des lois de l’imagination reproductive) et sans intelligence. Un serviteur qui est simplement chargé de transmettre un compliment suivant une formule convenue, n’y met aucune intelligence, en ce sens qu’il n’a pas même besoin dépenser ; la pensée.n’est nécessaire qu’autant qu’il a quelque intérêt domestique à soigner en l’absence de son maître ; encore n’est-il pas besoin de prescrire pour cela des règles de conduite minutieusement détaillées.

Un entendement juste, un jugement exercé, et une raison solide constituent la faculté intellectuelle de connaître dans toute son étendue, en tant surtout que cette faculté est envisagée comme directrice de la vie pratique, c’est-à-dire des fins à atteindre.

Un entendement juste est l’entendement sain, en ce sens qu’il contient une appropriation des notions à leur fin pratique. De même donc que la suffisance (sufficientia) et la justesse ou proportion (prœcisio) réunies constituent la convenance, c’est-à-dire la propriété qui fait que la notion ne contient ni plus ni moins que ce qu’exige l’objet (conceptus rem adœquans), de même un entendement juste est de toutes les facultés intellectuelles la première et la principale, parce qu’il atteint son but par le moins de moyens possible. La ruse, le génie de l’intrigue, est souvent regardée comme une intelligence supérieure, quoique mal employée ; mais ce n’est en réalité que la façon de penser’d’hommes très bornés, et fort différente de la prudence, dont elle n’a que les dehors. On ne peut tromper qu’une fois un homme loyal, tandis que cette supercherie nuira toujours au dessein de celui qui en fait usage.

Celui qui est appelé par sa position de subordonné dans la famille ou dans l’Etat à exécuter des ordres, n’a besoin que d’entendement ; mais l’officier qui ne reçoit que des instructions générales concernant sa mission, doit avoir, en outre, du jugement pour décider de ce qu’il faut faire dans un cas donné ; le général qui doit juger les cas possibles, et se poser des règles en conséquence, a besoin de raison. — Les talents nécessaires à l’accomplissement de ces différentes mesures sont très divers :


 « Tel brille au second rang qui s’éclipse au premier. »


La subtilité n’est pas l’entendement, et poser pour la montre, comme le faisait Catherine de Suède, des maximes qui sont contredites par la pratique, ce n’est pas être raisonnable. — Il en est de ces maximes et de cette conduite comme de la réponse du comte de Rochester au roi Charles 11 d’Angleterre, qui, le voyant plongé dans une profonde méditation, lui dit : Qu’est-ce que vous méditez donc si profondément ? — Je fais l’épitaphe de Votre Majesté. — Voyons ? — Ici repose le roi Charles II, qui dit beaucoup de choses raisonnables en sa vie et n’en fit jamais aucune.

Garder le silence dans une société, et ne laisser tomber par ci par là que des propositions toutes communes, c’est avoir l’air entendu, comme un certain degré de grossièreté passera pour de la loyauté (Ekrlichkeit, haut allemand).

L’entendement naturel peut donc encore s’enrichir par l’acquisition d’un grand nombre de notions, et être muni de règles ; mais la seconde faculté intellectuelle, celle qui consiste à savoir si quelque chose est ou n’est pas le cas de la règle, le jugement {judicium) ne peut s’apprendre ; il peut seulement s’exercer Aussi son progrès s’appelle-t-il maturité, et cet entendement-là est le fruit des années. Il est facile de voir aussi qu’il n’en peut pas être autrement puisque l’instruction n’a lieu que par la communication des règles. Si donc il devait y avoir une instruction possible pour le jugement, il faudrait qu’il y eût des règles générales d’après lesquelles on pût distinguer si quelque chose est ou n’est pas le cas de la règle ; ce qui conduit à l’infini. Tel est donc le cas de cet entendement dont on dit qu’il ne prévient pas les années, qui se fonde au contraire sur une longue expérience personnelle, et dont le jugement cherche république française là même où les plus anciennes ont fleuri.

Cette faculté, qui ne se propose que le possible, le convenable et l’honnête (suivant que le jugement est technique, esthétique et pratique), a moins d’éclat que celle qui dépasse ces limites ; car elle va simplement de pair avec le bon sens qu’elle rattache, comme intermédiaire, à la raison.



§ XLII.


Si donc l’entendement est la faculté des règles, et que le jugement soit celle de trouver le particulier comme un cas particulier d’une règle, la raison est la faculté de faire sortir le particulier du général, et par conséquent de le concevoir d’après des principes et comme nécessaire. — On peut donc la définir également : la faculté de juger et (au point de vue pratique) d’agir suivant des principes. Dans tout jugement moral (en religion comme ailleurs) l’homme a besoin de la raison, et ne peut se fonder sur des institutions ou des usages établis. — Des idées sont des notions de la raison, qui sont sans objet adéquat dans l’expérience. Ce ne sont ni des intuitions (comme celles d’espace et de temps), ni des sentiments (comme la théorie du bonheur les recherche), deux choses qui se rapportent a la sensibilité ; ce sont au contraire des notions d’une perfection dont on peut sans doute approcher indéfiniment, mais qu’il est impossible d’atteindre jamais.

La subtilité (sans une raison saine) est cet usage de la raison qui passe à côté du but, soit par impuissance, soit faute de s’être placé au vrai point de vue. Extravaguer avec raison, c’est procéder par principes quant à la forme de ses pensées, il est vrai, mais en employant des moyens diamétralement opposés, quant à la matière ou au but, à ce but même.

Des subalternes ne doivent pas raisonner, parce que souvent il faut ou il convient que le principe d’après lequel on doit agir leur soit dissimulé, ou tout au moins inconnu. Mais le général doit avoir de la raison, parce qu’il ne peut recevoir une instruction pour tous les cas qui peuvent se présenter. Toutefois il est injuste d’exiger, en matière de religion, que le laïque ne fasse aucun usage de sa raison personnelle, et de lui faire un devoir de suivre une raison étrangère, celle de l’Église, puisque la religion doit être honorée à titre de Morale. En morale, en effet, chacun doit répondre de ses actions et même de ses omissions ; et le clerc [l’ecclésiastique] n’en prendra pas la responsabilité à ses propres risques, ou, s’il le fait, ce ne sera que pour son compte et sans que ceux qu’il dirige cessent d’être responsables.

Mais en ces sortes de choses les hommes sont portés à placer plutôt leur sécurité personnelle dans l’abandon de l’usage de leur propre raison, et à se soumettre passivement et absolument aux décrets des prêtres ; et cela moins par le sentiment de leur incapacité (car l’essentiel de toute religion est en définitive la morale, qui éclaire bien vite tout homme de sa lumière propre) que par ruse. Ils y croient trouver cet avantage, que si par hasard il y a quelque chose à reprendre dans la direction qu’on leur donne, la faute en retombera sur autrui, et surtout d’échapper à l’essentiel (le changement du cœur, la conversion) ; ce qui est un peu plus difficile que les pratiques du culte.

La sagesse, comme idée de l’usage pratique de la raison parfaitement d’accord avec la loi, est beaucoup trop attendue des autres hommes ; au plus bas degré même, elle ne peut être infusée dans notre âme par une main étrangère ; elle doit être notre propre ouvrage. Le précepte d’y parvenir renferme trois maximes propres à y conduire : 1o penser par soi-même ; 2o se concevoir à la place d’autrui (dans les relations avec nos semblables) ; 3o être toujours d’accord avec soi-même[18].

L’âge où l’homme acquiert le parfait usage de sa raison est environ de vingt ans, pour ce qui est de l’habileté (de l’aptitude artistique relative à un dessein formé) ; de quarante, s’il s’agit de la prudence (de faire servir les autres hommes à nos vues personnelles) ; enfin, de soixante, s’il s’agit de sagesse. Mais, à cette époque de la vie, la sagesse est plutôt négative encore que positive, en ce qu’elle consiste à reconnaître toutes les folies des deux premières, et qu’on peut dire alors : « Il est fâcheux d’être dans la nécessité de mourir quand à peine on sait comment on aurait dû vivre. » Encore ce jugement est-il assez rare, puisque rattachement à la vie est d’autant plus fort qu’elle a moine de prix pour l’action comme pour la jouissance.


§ XLIII.


Si le jugement est la faculté de trouver le particulier pour le général (la règle), l’esprit (ingenium) est au contraire la faculté de concevoir le général pour le particulier. La première de ces opérations tend, par l’observation des différences dans le divers, à l’identité partielle ; la seconde, par l’observation de l’identité dans le divers, à la différence partielle. Le grand talent dans l’une et l’autre, c’est de remarquer les plus petites ressemblances ou les plus légères différences. La faculté de faire ce discernement est la pénétration (acumen), et les remarques de cette nature sont des subtilités qui, lorsqu’elles ne conduisent pas la connaissance plus loin, prennent le nom de vaines subtilités ou de vaines arguties (vanœ argutationes), et qui, sans être fausses, ont le tort de faire un usage inutile de l’entendement en général. — La pénétration n’est donc pas le partage exclusif du jugement, elle appartient aussi à l’esprit ; seulement, dans le premier cas, son mérite consiste plus spécialement à donner à la pensée de la précision (cognitio exacta), et dans le second, de la richesse : ce qui fait dire aussi de l’esprit qu’il est fleuri. Et de même que la nature semble se jouer dans la production des fleurs, et travailler dans la production des fruits, de même le talent qui se rencontre dans l’esprit parait d’un prix inférieur (si l’on en juge par les fins de la raison) à celui qu’on remarque dans le jugement. — L’intelligence commune et saine ne vise ni à l’esprit ni à la subtilité, qui sont comme un luxe de la pensée ; elle s’en tient au pur nécessaire.


§ XLIV.


Des faiblesses et des maladies de l’âme, par rapport
à ses facultés intellectuelles.


A


DIVISION GÉNÉRALE.


Les vices de l’intelligence sont ou des faiblesses ou des maladies de l’esprit. Les maladies intellectuelles de l’âme forment deux principaux genres : l’un consiste dans une affection triste (hypocondrie), l’autre dans un trouble de l’esprit (manie). Dans la première sorte de maladie, le patient n’ignore pas que le cours de ses pensées a quelque chose d’irrégulier, puisque sa raison n’est pas assez forte pour en régler le cours pour la contenir ou l’accélérer. Des joies et des tristesses intempestives, des caprices par conséquent, se succèdent comme le temps, qu’il faut prendre en lui comme on le trouve. — Dans la seconde sorte de maladie, on remarque un cours arbitraire de pensées qui a sa propre règle (subjective) ; mais cette règle est en opposition avec les lois (objectives) de l’expérience d’accord entre elles. En ce qui regarde la représentation sensible, le désordre de l’âme est ou démence (Unsinnigkeit), ou hallucination (Wahnsim). Comme perturbation du jugement et de la raison, il prend le nom d’aliénation (Wahnwitz), ou de délire (Aberwitz). Celui qui, dans ses imaginations, se met habituellement en dehors des lois de l’expérience (qui rêve éveillé), est un visionnaire (Phantast, rêveur). Si sa rêverie est accompagnée d’exaltation (Affect), c’est un enthousiaste. Les accès imprévus du visionnaire prennent le nom de ravissements (Ueberfaîle, raptus).

Le simplard (Einfaltige), l’insensé (Unkluge), le bête (Dumme), le sot (Geck), l’imbécille (Thor) ou le fat (Narr) se distinguent du maniaque (Gestorten) non seulement en degrés, mais encore par la nature de l’affection morbide ; on n’est pas encore dans la nécessité de renfermer les premiers, pour cause de leurs méfaits, dans un hospice d’aliénés, c’est-à-dire dans un lieu où des hommes, malgré la maturité et la force de leur âge, doivent cependant être contenus dans l’ordre par une raison étrangère, par rapport aux moindres intérêts de la vie. Le délire avec exaltation est fureur (Tollheit) ; laquelle souvent peut être originale, mais involontaire dans son invasion, et servant alors de limite au génie, comme l’inspiration poétique (furor poeticus). Un pareil accès, s’il provient du flux facile, quoique désordonné d’idées surabondantes, et lorsqu’il intéresse la raison, prend le nom d’enthousiasme (Schwaermerei). L’absorption (das Hinbrüten) dans une seule et même idée qui n’aboutit cependant à rien, par exemple sur la perte d’un époux, qui ne reviendra pas à la vie pour autant, afin de trouver du soulagement dans la douleur même, est un dérangement d’esprit (Verrücktheit) silencieux ou tranquille. — La superstition (Aberglaube) est plutôt comparable à l’aliénation, et l’enthousiasme à l’égarement. Cette dernière affection mentale est souvent appelée aussi (par euphémisme) une exaltation cérébrale, ou bien encore une excentricité.

Les paroles délirantes du fiévreux, ou l’accès d’une rage voisine de l’épilepsie, qui est quelquefois excité sympathiquement par une imagination puissante à la vue fixe d’un furieux (ce qui fait qu’on devrait dissuader les personnes d’une mobilité nerveuse de renoncer à la curiosité de voir ces infortunés jusque dans leurs cellules), ne doivent pas encore être réputées, comme les perturbations précédentes, un dérangement de l’esprit. — Quant à ce qu’on appelle caractère chagrin (Wurm), — qui n’est pas une maladie de l’esprit, car on entend ordinairement par là une aberration du sens intime accompagnée de tristesse, — c’est le plus souvent un orgueil voisin de l’hallucination. Celui-là y est particulièrement sujet, qui voudrait que d’autres, en se comparant à lui, conçussent d’eux-mêmes un certain mépris ; en quoi il va contre son propre dessein (qui est celui d’un esprit faux), puisqu’il excite par là les autres hommes à porter atteinte à sa présomption par tous les moyens possibles, à le vexer, et, pour le punir de sa folie offensante, à le couvrir de ridicule. — L’expression que chacun a sa marotte est plus douce : ce doit être un principe populaire, qui n’est cependant nulle part goûté du sage, par exemple en ce qui regarde le don des pressentiments, de certaines inspirations comparables au Génie de Socrate, de certaines influences qui doivent être fondées sur l’expérience, quoique inexplicables, telles que les sympathies, les antipathies, les idiosyncrasies (quolitates occultœ), don qui lui chante dans la tête comme un grillon domestique, et que personne autre ne peut entendre. — De toutes les déviations qui s’écartent le moins de la droite ligne de l’entendement sain, c’est le dada (Steckenpferd), ou la passion de s’occuper d’objets d’imagination, avec lesquels l’entendement joue par forme de passe-temps, comme avec un travail de son choix; c’est une manière de se délasser en travaillant, ou une paresse occupée. Cette disposition d’esprit, qui est une sorte de retour à l’insouciante enfance, est pour les vieillards, amis d’un repos qu’ils ont su mériter, non seulement comme une occupation favorable à la santé, et propre à tenir en haleine la force vitale, mais aussi comme une aimable et risible activité, mais si bienveillamment risible que celui qui prête à rire peut très bien prendre sa part de la gaieté commune. — Les jeunes gens et les hommes mûrs trouvent dans le dada même un délassement, et les présomptueux qui blâment d’un ton pédantesque des folies si excusables, méritent cette apostrophe de Sterne : « Laisse donc chacun, monté sur son dada, aller et venir dans les rues de la cité, pourvu que personne ne te contraigne à monter en croupe. »

§XLV.

B

DES FAIBLESSES DE L’INTELLIGENCE.

Celui qui manque d’esprit est une tête obtuse (Stumpfe Kopf, obtusum caput). Ce qui n’empêche pas qu’il peut être une excellente tête où il s’agit de jugement et de raison ; seulement il ne faut pas l’engager à faire le poète, comme on fit à Clavius, que son professeur voulait mettre en apprentissage chez un maréchal-ferrant, parce qu’il ne pouvait point faire de fers, mais qui devint un grand mathématicien dès qu’on lui eût mis entre les mains un livre qui traitait de cette science. — Une intelligence d’une conception lente n’est pas pour cela une tête faible, de même que celui qui conçoit promptement n’est pas toujours un esprit profond ; c’est souvent un esprit très superficiel.

Le manque de jugement sans esprit est stupidité (Dummheit, stupiditas). Mais ce même défaut avec de l’esprit est sottise (Albernkeit). Celui qui fait preuve de jugement dans les affaires a du bon sens (gescheut). S’il a en même temps de l’esprit, il est adroit. — Celui qui ne vise qu’à l’une de ces qualités, le bel esprit (Witzling), aussi bien que le raisonneur (Klügling), est un sujet rebutant. — On est assagi par les contre-temps ; mais celui qui, à l’école de l’adversité, est conduit si loin que ses jnfortunes peuvent donner de la sagesse à d’autres, celui-là est imprudent (abgewitzt). — L’ignorance n’est pas la stupidité, comme le suppose la réponse d’une certaine dame à la question d’un académicien : Les chevaux mangent-ils aussi la nuit? — Comment donc un si savant homme peut-il être si bête? — C’est d’ailleurs une preuve de bon jugement que de savoir comment il faut convenablement interroger (pour être instruit soit par la nature, soit par un autre homme).

Est simple celui qui ne peut pas embrasser grand· chose par son entendement, mais il n’est pas pour cela stupide s’il ne saisit pas de travers. La locution : C’est honorable mais stupide [niais] (comme quelques-uns dépeignent injustement les domestiques poméraniens), est une manière de parler fausse et souverainement répréhensible. Elle est fausse, car l’honorabilité (la fidélité au devoir par principes) est de la raison pratique. Elle est très blâmable, parce qu’elle suppose que chacun, pourvu qu’il s’en crût capable, tromperait, et que celui qui ne trompe pas ne s’en abstient que par impuissance. — Les proverbes : « Il n’a pas inventé la poudre ; — Il ne trahira pas son pays ; — Il n’est pas sorcier, » révèlent des principes inhumains : à savoir que l’on peut être en sûreté, non en supposant aux hommes une bonne volonté, mais seulement s’ils sont impuissants. — C’est ainsi, dit Hume, que le Grand-Sultan confie son harem, non à la vertu de ceux qui doivent le garder, mais à leur impuissance (comme eunuques noirs). — Ce n’est pas être stupide que d’être très borné quant au nombre (circonscription) des notions ; la stupidité ne regarde que la qualité ou la nature des notions (les principes).

— Que des gens se laissent duper par des inventeurs de trésors cachés, par des faiseurs d’or, par des teneurs de loterie, il y a là moins de stupidité que volonté mauvaise de vouloir s’enrichir aux dépens d’autrui sans prendre une peine proportionnée au gain qu’on veut faire. La ruse, la fourberie, l’astuce (versutia, astucia) est l’habileté à tromper les autres. La question est maintenant de savoir si le trompeur doit être plus habile que celui qui est facilement trompé, et si le dernier est le niais. L’homme loyal, qui donne facilement sa confiance (croit, accorde créance), sera bien aussi traité parfois d’imbécile, quoique fort injustement, parce qu’il est une proie facile pour un fripon. C’est ainsi qu’on dit : Quand les fous vont à la foire, les marchands se frottent les mains. Il est vrai et sage de ne plus s’en rapporter jamais à celui qui nous a trompés une fois, car il est corrompu dans ses principes. Mais c’est misanthropie de ne plus me fier à personne, parce qu’un seul m’a trompé. Le trompeur est, à proprement parler, le fou. — Mais comment cela si, par un coup de maître, il a su tout d’un coup se mettre en état de n’avoir besoin de personne ni de la confiance de qui que ce soit ? Dans ce cas, le caractère sous lequel il apparaît change bien, mais de cette manière : c’est qu’au lieu que le trompeur trompé est moqué, le trompeur heureux est conspué ; en quoi l’avantage n’est pas durable, comme on voit[19].

§XLVI.

La distraction (distractio) est l’état d’une attention détournée (abstractio) de certaines représentations dominantes, et appliquée à d’autres de nature différente. Quand la distraction est délibérée, elle prend le nom de dissipation. La distraction involontaire est comme une abscence de soi-même (absentia).

C’est une des faiblesses de l’esprit, d’être attaché par l’imagination reproductive à une réminiscence subreptice à laquelle on a donné une attention forte ou soutenue, et de ne pouvoir pas s’en séparer, c’est-à-dire d’être dans l’impuissance de rendre l’imagination son libre cours. Quand ce mal devient habituel, et qu’il tient à un seul et même objet, il peut dégénérer on aliénation. La distraction en société est incivile, souvent même ridicule. Les femmes y sont généralement peu sujettes, excepté le cas où elles s’occupent de littérature. Un garçon qui est distrait dans son service à table, a d’habitude en tête quelque chose de mauvais, soit en projet, soit en conséquences fâcheuses d’une action déjà exécutée.

Mais se distraire, c’est-à-dire faire diversion à une imagination reproductive involontaire, par exemple quand un prédicateur veut interdire à sa mémoire la reproduction d’un sermon appris par cœur, c’est une mesure nécessaire, et qui fait partie des précautions à prendre dans l’intérêt de la santé de l’esprit. Une méditation soutenue sur un seul et même sujet laisse, en quelque sorte, dans l’esprit un retentissement qui fatigue la tête, et ne peut être empêché que par une distraction et l’application de l’attention à d’autres objets, par exemple à la lecture des journaux. Ce retentissement est comme ces musiques dansantes, qui, pour peu qu’elles se prolongent, résonnent encore à l’imagination après qu’on est sorti de la salle de bal, ou comme ces bons mots de la façon des enfants, et qu’ils goûtent si fort, qu’ils ne cessent de les répéter, surtout s’ils sont accompagnés d’un mouvement rhythmique. — Le recueillement (collectio animi), comme préparation à quelque nouveau travail, rétablit l’équilibre des facultés de l’âme et procure la santé de l’esprit. Le moyen de cette espèce le plus salutaire, c’est une conversation qui roule sur des sujets variés, — et qui est comme un jeu ; — mais elle ne doit pas passer subitement d’un sujet à un autre, sans tenir compte de l’association naturelle des idées et de leurs intermédiaires ; autrement la conversation ressemble à la situation intellectuelle d’un homme dont les idées seraient décousues, puisqu’il y mêle le cent avec le mille, et que l’unité du discours est tout à fait manquée ; l’esprit s’y perd donc, et aurait besoin d’une distraction pour se délivrer de celle-là.

On voit par là qu’il y a pour ceux qui travaillent un art (plus commun) qui fait partie de la diététique de l’esprit, art qui consiste à se distraire et à recueillir ses forces. — Mais quand on a rassemblé ses pensées, qu’on les a mises à sa disposition, pour les utiliser comme bon semblera, on ne peut cependant pas être taxé de distraction lorsqu’on suit à dessein le cours de ses pensées dans un lieu peu convenable à cela, où dans des circonstances personnelles qui ne le permettent guère et qu’on ne les prend pas en considération ; celui-là ne mérite que le reproche d’absence, laquelle est à coup sûr une inconvenance en société. — Ce n’est donc pas un art vulgaire que celui de se distraire, sans toutefois être jamais distrait. La distraction, quand elle est habituelle, donne à celui qui est sujet à ce mal, l’air d’un somnambule, et le rend inutile à la société, puisqu’il suit aveuglément son imagination désordonnée dans son libre jeu. La lecture des romans, outre plusieurs autres perturbations qu’elle apporte à l’esprit, a pour effet la distraction habituelle. En effet, malgré la peinture des caractères qui se rencontrent réellement parmi les hommes (bien que cette peinture soit un peu exagérée), peinture qui donne aux pensées un enchaînement analogue à celui qu’on retrouve dans une histoire véritable, et dont l’exposition doit toujours avoir quelque chose de systématique, le roman, néanmoins, permet toujours à l’esprit du lecteur de se livrer à des excursions (d’imaginer d’autres événements encore), et la marche des pensées y est coupée, en sorte que les représentations d’un seul et même objet s’y trouvent éparses (sparsim), non liées (conjunctim), et qu’elles forment dans l’esprit un jeu qui n’est pas marqué du 146 de l'intelligence.

cachet de l'unité intellectuelle. Le théologien qui dogmatise, le professeur qui enseigne, le juriconsulte qui disserte ou l'avocat qui plaide, doit faire preuve de capacité dans sa libre exposition (par improvisation), comme aussi dans la narration; il doit faire attention à trois choses à la fois: d'abord il doit voir ce qu'il dit dans le moment pour l'exposer avec clarté ; il doit, en second lieu, reporter sa pensée sur ce qu'il a dit, et, en troisième lieu, prévoir ce qu'il veut dire. S'il ne donne pas son attention à Tune quelconque de ces trois choses, pour les lier toutes trois ensemble, il se livre et livre son lecteur à la distraction, et, quoiqu'il puisse être d'ailleurs un bon esprit, il ne peut pas échapper au reproche d'être un esprit confus.

§ XLVII.

Un entendement sain en soi (sans faiblesses intellectuelles) peut cependant avoir des faiblesse par rapport à son exercice, faiblesses qui rendent nécessaire ou l’ajournement de l'exercice de ses droits jusqu'à la maturité, ou même la représentation à sa personne par une autre en ce qui regarde les affaires civiles. L'incapacité (naturelle ou légale) d'un homme d'ailleurs sain d'esprit, en ce qui touche à l'usage propre de son entendement dans les matières civiles, s'appelle pupillarité. Si la pupillarité a sa raison dans le défaut de maturité, elle prend le nom de minorité; mais si elle a sa raison dans les dispositions de la loi par rapport aux affaires civiles, on peut l’appeler pupillarité légale ou civile.

Des enfants sont naturellement pupilles, et leurs parents sont leurs tuteurs naturels. La femme mariée, à tout âge, est traitée comme civilement pupille ; le mari est son tuteur naturel. Mais si elle vit avec lui séparée de biens, c’est un autre. — En effet, bien que la femme, par la nature de son sexe, ne manque pas de langue pour se défendre elle-même et son mari devant les tribunaux (en ce qui regarde le mien et le tien) s’il s’agit de parler, et bien qu’elle pût, à cet égard, être appelée grande parleuse (übermündig), cependant il ne convient pas plus aux femmes de défendre personnellement leurs droits que de faire la guerre. Aussi ne vaquent-elles point par elles-mêmes à leurs affaires civiles ; elles les font traiter par des représentants. Et cette pupillarité légale par rapport aux affaires publiques ne leur donne que plus d’empire dans les affaires domestiques, parce qu’il s’agit ici du droit du plus faible, droit que le sexe mâle se sent déjà naturellement appelé à respecter et à défendre.

Mais se rendre soi-même pupille, si dégradante que soit la situation, est cependant chose très commode, et il ne peut naturellement pas manquer de chefs pour mettre à profit cette souplesse du grand nombre (parce qu’il s’unit difficilement de lui-même), et qui savent bien présenter comme très grand, comme mortel, le danger de se servir soi-même, sans la direction d’autrui, de son propre entendement. Les 148 DE L INTELLIGENCE.

chefs des gouvernements s'appellent pères de la patrie, parce qu'ils entendent mieux que leurs sujets la manière de les rendre heureux. Quant au peuple, il est condamné à une perpétuelle pupillarité, pour son plus grand bien. Et lorsque Adam Smith dit effrontément des princes qu' « ils seraient, sans exception, les plus grands prodigues entre tous, » il se trouve réfuté par les lois (sages!) promulguées dans plusieurs pays. Le prêtre tient ferme et toujours le laïque dans sa pupillarité. Le peuple n'a ni suffrage à donner ni jugement à émettre sur la voie à prendre pour arriver au royaumedes cieux. Il n'a pas besoin de ses propres yeux d'homme pour arriver; on l'y conduira bien ; et quoique les livres saints lui aient été mis entre les mains pour y lire lui-même, il sera cependant aussitôt averti par ses conducteurs, « de n'y rien trouver que ce qu'ils assurent s'y rencontrer, » et partout l'action de contenir mécaniquement les hommes sous le gouvernement d'autres hommes est le plus sûr moyen d'obtenir le respect d'un ordre légal. Les savants se laissent volontiers tenir en état de pupillarité par leurs femmes en ce qui regarde les arrangements intérieurs. Un savant, enseveli dans ses livres, répondit à un serviteur qui venait l'avertir que le feu avait pris à une chambre : « Ne sais-tu pas que ces choses-là regardent ma femme? » — Enfin, et dans l'intérêt public, la majorité acquise au prodigue peut être convertie en pupillarité civile, quand à l'époque de la majorité légale il est d'une telle faiblesse MALADIES DE LAME. 149

d'entendement dans l'administration de sa fortune qu'on dirait un enfant ou un imbécile; mais la décision de ce point, en fait, n'appartient pas à G anthropologie. § XLVIll. Le simpiard (hebes), pareil à une hache ou à un couteau émoussé, est celui auquel on ne peut rien insinuer, qui est incapable d'apprendre. Celui qui n'est propre qu'à imiter est un nigaud; au contraire, celui qui est capable d'inventer en matière d'art ou de science est un génie. La simplicité (par opposition au raffinement ou à l'affectation, dont on dit que : « l'art « parfait revient à la nature, » et à laquelle simplicité on n'arrive que tard) est fort différente de la niaiserie ; c'est une faculté d'atteindre le même but par une économie de moyens, c'est-à-dire sans détours. Celui qui en est doué (le sage), est loin d'être niais dans sa simplicité. Est stupide (dumm) celui-là surtout qui ne peut être employé à rien, parce qu'il est sans jugement. Est insensé [Thor) celui qui sacrifie une valeur à des fins qui n'ont aucun prix, par exemple la félicité domestique à l'éclat hors de chez soi. Cette folie, lorsqu'elle est choquante, s'appelle sottise (Narrheit). On peut traiter chacun d'insensé sans l'offenser; on peut même avouer qu'on l'est ; mais personne ne peut s'entendre dire sot, l'instrument' des fripons (suivant et fut persécuté, l’autre devait expier à la Bastille ses railleries poétiques.) En général, l’insensé attache plus de prix aux choses, et le sot plus de prix à sa personne qu’il ne devrait le faire s’il était raisonnable.

La fatuité ou la présomption implique la notion S imprudence comme sottise. Le fat {Laffe) est un jeune sot, le suffisant (Geck) est un vieux sot. L’un et l’autre sont guidés par la ruse ou la fourberie; mus le premier s’attire encore la pitié, tandis que le second provoque une amère raillerie. Un allemand d’esprit, philosophe et poète, expliquait les épithètes de fat et de sot (deux espèces de folie) par l’exemple suivant : «Le premier, disait-il, est un jeune allemand qui va à Paris; l’autre est le même allemand qui en revient. »

Toute faiblesse de l’esprit, qui va jusqu’à rendre impropre à l’usage animal de la force vitale (chez les crétins du Valais), ou qui ne permet plus que l’imitation purement mécanique des actes extérieurs dont les animaux sont capables (scier, creuser, etc.), est imbécillité, et ne peut pas s’appeler une maladie de l’Ame; c’est plutôt un défaut d’âme. 452 de l'intelligence.

c

§ XLIX. DES MALADIES DE L'AME. La principale division de ces maladies, ainsi qu'on Ta déjà remarqué, est en hypocondrie (Grillenkran-kheit) et en manie. La dénomination de la première est prise de l'analogie observée entre cette espèce de maladie et le bruit éclatant du grillon dans le silence de la nuit, bruit qui empêche le repos nécessaire au sommeil. La maladie de l'hypocondriaque consiste donc moins dans certaines sensations corporelles internes, qui formeraient une véritable douleur physique, que dans l'appréhension d'un tel mal ; et la nature humaine est telle (l'animal n'en est pas là), que l'attention à certaines impressions locales est capable de les fortifier ou de les affaiblir. Au contraire, Yab-straction volontaire ou occasionnée par des occupations qui détournent la pensée des impressions, fait qu'on les sent beaucoup moins; et si cette abstraction est habituelle, elle les prévient (1). De cette manière, l'hypocondrie, comme maladie de l'esprit, est la

(1) J'ai fait remarquer dans un autre écrit, qu'en détournant l'attention de certaines sensations douloureuses, et en l'appliquant fortement à quelque autre objet choisi à dessein, on pouvait y résister au point de les faire avorter comme maladies. — Comp. le Traité de la Puissance de l'âme de maîtriser ses sentiments maladifs par la simple résolution, traité qui fait partie de la Contesta* tion des Facultés et qui a été inséré dans le. Xe vol. de l'édition complète des œuvres de Kant donnée par M. Rosenkranz et Schubert -(Schub.) cause d’imaginations qui ont pour objet un mal physique, avec conscience que ce sont des imaginations, mais sans qu’on puisse s’empêcher, par ci par là, de les prendre pour un mal réel ; ou réciproquement, lorsqu’en parlant d’un mal physique réel (comme celui du balonnement qui se manifeste après avoir pris des aliments venteux), on s’imagine toutes sortes d’accidents et de chagrins à propos de ses affaires, imaginations qui disparaissent aussitôt après la digestion, quand le gonflement a cessé. L’hypocondriaque est un rêveur (fantaste) de l’espèce la plus triste, en ce sens qu’on ne peut le désabuser de ses chimères, et qu’il est toujours pendu au cou du médecin qui le soigne avec douceur, et qui ne peut le tranquilliser que comme il ferait un enfant (avec des pillules de mie de pain en guise de médicaments). Et quand ces sortes de malades, qui peuvent n’avoir d’autre mal que cette infirmité continuelle, s’avisent de consulter des livres de médecine, ils deviennent alors intolérables, parce qu’ils croient ressentir dans leur corps toutes les souffrances dont ils lisent la description dans le livre. — Un symptôme de cette maladie de l’imagination, c’est l’enjouement extraordinaire, l’esprit vif et le rire joyeux auxquels ces sortes de patients s’abandonnent quelquefois ; c’est ainsi qu’ils sont toujours le jouet mobile de leurs caprices. La crainte puérilement mêlée d’angoisse à la pensée de la mort fait l’aliment de cette maladie. Mais celui qui n’écarte pas cette pensée avec un mâle courage, ne sera jamais bien content de la vie. 154 DE L INTELLIGENCE.

Le changement instantané a* humeur (raptus) Appartient aussi à cette espèce de dérangement intellectuel. C'est le saut inattendu d'un thème à un autre tout différent, et qui surprend tout le monde. Quelquefoie ce transport précède un dérangement plus grave de l'esprit et l'annonce; mais souvent la tête est tellement renversée que ces accès désordonnés sont une espèce d'ordre chez le malade. — Le suicide est simplement l'effet d'un transport {raptus). En effet, celui qui, dans la fièvre de la passion, se coupe la gorge, se laisse patiemment recoudre bientôt après. La mélancolie peut n'être encore qu'une simple opinion qu'on endure un mal qu'on se crée dans cet état, où l'on est porté au chagrin. Elle n'est pas encore un bouleversement de l'esprit, mais elle peut bien y conduire. — Du reste, c'est une expression vicieuse, quoique souvent employée, de dire d'un mathématicien (par exemple du professeur Hausen) qu'il est mélancolique, quand on veut simplement dire qu'il pense profondément. §l. Le délire du fiévreux est une maladie corporelle, et qui a besoin des ressources de la médecine. Le délirant chez lequel le médecin ne surprend aucun accident maladif, est un esprit faux, qu'on ne pourrait appeler dérangé qu'avec indulgence. Quand donc une personne a causé à dessein un malheur, et qu'il s'agit de savoir si quelque faute et quelle faute lui eet en conséquence imputable, cette question, la question de l’état sanitaire de son esprit, au moment de l’action, doit être résolue d’abord, et renvoyée par le tribunal (qui est incompétent en ces matières) non pas à un jury médical, mais à un jury philosophique. La question est en effet celle-ci : L’accusé, au moment de l’action, était-il en possession de son entendement et de son jugement naturel? Question toute psychologique. Et bien qu’un désordre corporel des organes de la pensée ait pu être pour quelque chose dans la transgression contre nature de la loi du devoir (qui réside dans chaque homme), les médecins et les physiologistes en général ne sont cependant pas placés à une telle distance qu’ils puissent voir assez profondément la nature mécanique de l’homme pour pouvoir expliquer par ce moyen l’accès qui porte à ces mauvaises actions, ou qu’ils puissent le voir à l’avance (sans passer par l’anatomie du corps). En sorte qu’une médecine légale (medicina forensis), lorsqu’il est question de savoir si l’état de l’âme de l’agent était maladif ou s’il était sain au moment de la détermination, est une branche de connaissances étrangères à celles qui sont l’objet des études ordinaires du juge, et auxquelles il n’entend rien. Du moins, ces sortes de questions doivent être renvoyées à une autre faculté, puisqu’elles ne sont pas du ressort du juge[20].


§ LI.

Il est difficile de soumettre à une division systématique ce qui est essentiellement désordonné et incurable. Il est peu utile également de s’en occuper, parce que les facultés du sujet ne concourant pas à la guérison (comme il arrive dans les maladies corporelles), et cette fin ne pouvant néanmoins être atteinte que par l’usage intellectuel propre, tous les procédés curatifs doivent, à cet égard, rester sans effet. Toutefois, l’anthropologie veut, bien qu’elle ne puisse être ici qu’indirectement pratique, qu’on ne prescrive que des abstentions (Unterlassungen), pour essayer du moins une esquisse générale de cet abaissement si profond, mais cependant naturel, de l’humanité. On peut diviser l’aberration en général, en aberration désordonnée {tumultuaire), en méthodique et en systématique.

1° L’absence (Unsinnigkeit, amentia) est l’impuissance d’ordonner suffisamment ses représentations pour qu’il y ait seulement expérience. Dans les Petites-Maisons, les femmes, grâce à leur loquacité, sont particulièrement sujettes à l’infirmité d’entremêler à ce qu’elles racontent tant de parenthèses fournies par leur vive imagination, que personne ne comprend précisément ce qu’elles veulent dire. Cette première espèce d’aberration est tumultuaire.

2° La démence (Wahnsinn, dementia) est ce renversement de l’esprit qui fait que tout ce que raconte l’aliéné, quoique assez d’accord avec les lois de la pensée pour qu’il y ait expérience possible, est cependant faussé par une imagination poétique qui en impose au point que le narrateur prend pour des perceptions véritables des représentations toutes spontanées. Tels sont ceux qui se croient toujours environnés d’ennemis, qui épient les démarches, les paroles ou les actions les plus indifférentes comme si tout cela se rapportait à eux, et en font autant de pièges qui leur sont tendus. — Ces infortunés sont si ingénieux dans l’art d’interpréter dans leur sens tout ce que font les autres sans aucun mauvais dessein, que si les données seulement étaient véritables, il faudrait rendre hommage à leur entendement. — Je n’ai jamais vu personne guérir de cette maladie (car c’est une disposition particulière à délirer avec raison). Mais ces sortes d’aliénés ne sont cependant pas à renfermer, parce que, tout préoccupés d’eux-mêmes, ils n’usent de leur prétendue subtilité que pour leur propre conservation, sans exposer les autres, et n’ont pas besoin d’être renfermés par mesure de précaution. Cette seconde espèce d’aberration est méthodique.

La manie (Wahnwitz, insania) est un jugement troublé, dans lequel l’esprit est comme enlacé par des analogies qui sont confondues avec des notions de choses semblables entre elles, en sorte que l’imagination présente à l’entendement un jeu où des choses disparates sont unies comme si ces dernières représentations étaient soumises à une loi générale. Les malades de cette espèce sont le plus souvent très satisfaits ; ils poétisent d’une manière absurde, et se complaisent dans la richesse d’une liaison si étendue d’idées concordantes suivant eux. — L’insensé de cette espèce est inguérissable, parce que, comme la poésie en général, il est créateur, et qu’il est alimenté par la diversité. — Cette troisième espèce d’aberration est méthodique, il est vrai, mais seulement d’une manière partielle ou fragmentaire.

4° La vésanie (Aberwitz, vesania), ou aberration proprement dite, est la maladie d’une raison troublée. — Celui qui est atteint de cette affection échappe à toute direction de l’expérience, poursuit des principes que l’expérience ne peut absolument point contrôler, et s’imagine comprendre l’incompréhensible. — L’invention de la quadrature du cercle, du mouvement perpétuel, la découverte des forces hyperphysiques de la nature, l’intelligence du mystère de la Trinité sont en sa puissance. Il est le plus tranquille de tous les habitants des Petites-Maisons, et, en vertu même de sa spéculation dont l’objet est tout intérieur, fort éloigné de la fureur, parce qu’il détourne ses regards, avec une parfaite présomption, de toutes les difficultés de sa recherche. — Cette quatrième espèce d’aberration pourrait être appelée systématique.

En effet, dans la dernière sorte de perturbation de l’esprit, il n’y a pas purement désordre et déviation des règles de l’usage de la raison, il y a encore déraison positive, c’est-à-dire une autre règle, un point de vue entièrement différent, où l’âme est pour ainsi dire transportée, et d’où elle aperçoit tous les objets différemment, et se trouve comme dans un lieu éloigné du sensorium commune, lequel est cependant nécessaire à l’unité de la vie (de l’animal). De là le mot aberration. De même qu’un paysage montagneux dessiné à vol d’oiseau donne lieu à un tout autre jugement sur la contrée que s’il est vu de la plaine. À la vérité, l’âme ne se sent ou ne se voit pas dans un autre endroit (car elle ne peut se percevoir elle-même dans l’espace, quant au lieu, sans tomber dans une contradiction, parce qu’autrement elle ne s’apercevrait que comme un objet du sens interne) ; mais on s’explique ainsi, du mieux qu’on peut, l’aberration dont il s’agit. — Mais il est étonnant que les facultés de l’âme bouleversée se coordonnent cependant en un système, et que la nature tende ainsi, jusque dans la déraison, à produire un principe de leur union, afin que la faculté de penser, quoique n’aboutissant pas objectivement à la véritable connaissance, mais n’agissant que dans le sens subjectif au profit de la vie animale, ne reste pas inactive.

La tentative de s’observer soi-même par des moyens physiques dans un état qui approche de l’aberration, et dans lequel on se place volontairement, afin de mieux voir par là l’état involontaire, témoigne d’assez de raison pour rechercher les causes des phénomènes. Mais il est dangereux d’expérimenter sur l’esprit, et c’est, à un certain degré, le rendre malade pour l’observer et pour rechercher sa nature à l’aide de phénomènes qui pourraient s’y manifester. — C’est ainsi que van Helmont, ayant pris une certaine dose de napel (racine vénéneuse), prétend avoir éprouvé une sensation analogue à celle de la pensée par l’estomac. Un autre médecin augmenta insensiblement la potion de camphre jusqu’à ce qu’il lui semblât que tout était en grand tumulte dans la rue. Plusieurs ont fait sur eux-mêmes l’expérience de l’opium jusqu’à tomber évanouis ; alors seulement ils ont cessé d’user plus longtemps de cet excitant de la pensée. — Une vésanie artificielle pourrait facilement devenir naturelle.

§ LII[21].

Observations détachées.

En même temps que le germe physique se développe, le germe de l’aberration prend aussi de l’accroissement. L’aberration est également héréditaire. Il est dangereux d’épouser dans des familles où il y aurait seulement un sujet atteint de cette affection. Car encore bien que tous les enfants d’une union soient exempts de ce triste héritage, parce qu’ils tiennent tous par exemple du père ou de ses parents et ancêtres, on voit cependant, quand la mère n’aurait eu dans sa famille qu’un seul enfant aliéné (quoique elle-même ne fût pas atteinte de ce mal), qu’un enfant de ce mariage tient de la famille maternelle (comme on peut l’observer également pour les traits de la figure), et porte en soi une aberration héréditaire.

On cherche souvent à donner une cause contingente à cette maladie, de manière à la faire concevoir non héréditaire, mais accidentelle, comme si l’infortuné en était cause. « Il est devenu fou par amour, » dit-on de l’un ; « la tête lui a tourné d’orgueil, » dit-on de l’autre ; et d’un troisième : « il s’est trop appliqué. » — La passion pour une personne de telle condition qu’il y a sottise extrême à la demander en mariage, n’était pas la cause de la folie, elle en était l’effet. Pour ce qui est de l’orgueil, il suppose à un homme de rien la prétention de faire abaisser les autres devant lui, et le fait de se pavaner à son égard est dû à une folie sans laquelle il ne serait pas tombé dans ce travers.

Quant à l’excès d’application[22], il n’y a pas nécessité de prémunir les jeunes gens là-contre. La jeunesse a plus besoin en cela de l’éperon que du frein. L’et-fort le plus violent et le plus soutenu peut bien ici fatiguer l’esprit au point de faire prendre la science en aversion, mais il ne jettera pas le trouble dans une intelligence qui a été saine jusque-là, et qui, par conséquent, n’a trouvé aucun goût aux livres mystiques et aux révélations, qui sont au-dessus de la saine intelligence humaine. A ce vice se rattache aussi le penchant pour la lecture des livres qui ont conservé une certaine onction sacrée, mais à cause de la lettre seulement, sans qu’on se soucie du sens moral qu’ils recouvrent ; ce qui a fait inventer à un certain auteur cette expression : «il est scribomaae (scrifftoll). »

Je doute qu’il y ait une différence entre la manie (delirtum générale) et la monomanie qui s’attache à un objet déterminé (delirtum circa objectum). Latft* raison (qui est quelque chose de positif, et non pas un simple défaut de raison) est, ainsi que la raison, une simple forme à laquelle les objets peuvent corres» pondre, et ces deux choses, la raison et les objets, ont par là une valeur générale. Mais dans Y invasion de kt folie (invasion qui d’ordinaire se manifeste subitement), il survient d’abord à l’esprit un trait (la matière accidentelle d’achoppement, su r laquelle s’exerce ensuite le délire); ce trait (Wurf) devient ensuite le thème sur lequel l’aliéné déraisonne de préférence; la· nouveauté de l’impression fait plus d’effet sur lui que tout ce qui vient ensuite. OBSERVATIONS DÉTACHÉES. 163

On dit aussi de quelqu'un qui a une maille lâchée dans le cerveau : « il a passé la ligne; » comme si un homme qui a pour la première fois passé la ligne équi-hoxiale était en danger de perdre l'entendement. Hais ce n'est qu'une équivoque : cela veut dire seulement que l'inconsidéré qui espère trouver de l'or tout d'un coup et sans peine dans un voyage aux Indes, esquisse déjà son plan de loin, comme un imbécile; mais pendant l'exécution de ce plan, la folie récente prend de l'accroissement, et, au retour, même avec les faveurs de la fortune, elle se montre pleinement développée. Le soupçon que la tête de quelqu'un n'est pas saine tombe déjà sur celui qui se parle tout haut, ou qui est surpris à gesticuler pour lui seul dans sa chambre. — C'est bien pis s'il se croit favorisé d'inspirations, ou visité par des êtres d'une nature supérieure tyui lui parlent, qui s'en font une société. Cependant, tout en reconnaissant que d'autres saints personnages peuvent être favorisés de ces intuitions surnaturelles, il ne croit pas ne pas être pour cela l'objet d une prédilection ; il n'entend pas même en faire le désir, et par conséquent il s'excepte. L'unique marque générale de l'aberration est la perte du sens commun (sensus communis), et à la place h sens logique personnel (sensus priwtus); par exemple, si un homme voit en plein jour sur sa table une làmière allumée que n'aperçoit cependant pas une Autre personne également bien placée pour cela, ou s'il-entend une voix qui n'est entendue d'aucun autre. 164 de l'intelligence.

C'est en effet une pierre de touche subjectivement nécessaire de la justesse de nos jugements en général, et par suite de la santé de notre entendement, de rapporter cet entendement à celui des autres, et non de nous tenir isolés avec notre manière de voir, et de juger cependant d'une manière pour ainsi dire publique avec notre représentation propre. C'est pourquoi l'interdiction des livres qui n'ont pour objet que des opinions théoriques (lors surtout qu'ils ne doivent exercer aucune influence sur le faire et l'omettre légal) est une offense à l'humanité: on nous ôte parla, sinon l'unique moyen, du moins le plus grand et le plus utile de rectifier nos propres pensées. Par le fait que nous leur donnons de la publicité, c'est que nous voulons voir si elles s'accordent aussi avec l'entendement d'autrui, parce qu'autrement quelque chose de purement subjectif (par exemple une habitude ou une inclination) serait facilement pris pour objectif: tel est le cas de l'apparence où l'on dit de quelqu'un qui en est dupe : «il se trompe» ; ou plutôt où l'on est conduit par cette apparence à se tromper soi-même dans l'application d'une règle. — Celui qui n'use pas de cette pierre de touche, mais qui se met dans la tête de croire son sens privé infaillible, sans qu'il soit d'accord avec le sens commun, ou lors même qu'il y est contraire, celui-là est soumis à un jeu de pensées où il ne s'aperçoit pas, ne s'éprouve pas et ne se juge pas dans un monde commun avec les autres, mais (comme dans le rêve) se voit, s'éprouve et se juge dans un monde à lui propre. — Quelquefois cependant les expressions CALCUL DANS LA FACULTÉ DE CONNAITRE. 165

seules sont cause qu'une tête très lucide d'ailleurs, lorsqu'elle veut communiquer h d'autres ses perceptions externes, ne se trouve pas d'accord avec le principe du sens commun, et qu'elle persiste dans son sens. C'est ainsi que le spirituel auteur de XOceana, Harrington, avait la manie de croire que ses émanations (effluvia) jaillissaient de sa tête en forme de mouches. Ce pouvaient bien être des effets électriques sur un corps surchargé de cette matière. On prétend d'ailleurs avoir observé le fait, et Harrington n'a peut-être voulu indiquer par là que la ressemblance de son impression avec cette origine, et non la vue de ces mouches. L'aberration avec rage (radies), avec accès de colère (contre un objet véritable ou fictif), qui rend insensible à toutes les impressions du dehors, n'est qu'une variété de la perturbation qui paraît souvent plus timide qu'elle n'est dans ses conséquences. Gomme le paroxysme dans une maladie aiguë, elle est plutôt excitée dans l'âme par des causes matérielles qu'elle n'y est enracinée, et peut souvent céder à une potion médicale. § lui. Du calcul dans la faculté de connaître. On entend par talent (don naturel) cette supériorité de la faculté de connaître qui dépend, non pas de l'instruction , mais d'une disposition naturelle du sujet. Ce sont Y esprit créateur (ingenium strictius s. materiaJ66 DE L'INTELLIGENCE.

liter dictum), la sagacUè et Y originalité dans la pensée (le génie).

L'esprit est ou comparatif (ingenium comparons), ou raisonneur (ingenium argutans). L'esprit apparie (assimile) des représentations hétérogènes, qui sont souvent très éloignées les unes des autres d'après la loi de l'imagination (de l'association). C'est proprement une faculté d'assimilation qui appartient à l'entendement (comme faculté de connaître le général), en tant qu'il range les objets par classes. Il a par conséquent besoin du jugement pour subordonner le particulier au général, et appliquer la faculté de penser à la connaissance. — On n'apprend pas à être spirituel-(dm* son langage ou dans ses écrits) par le mécanisme des écoles ou par leur discipline ; c'est un talent particulier, qui fait partie d'une certaine libéralité de senti-* ment dans la communication réciproque des pensées (veniam damas petùnusque vicissim) ; c'est une propriété de l'entendement en général difficile à expliquer; — c'est en quelque sorte sa complaisance, — qui contraste avec la rigueur du jugement (judicium discretivum) dans l'application du général au particulier, (des notions de genre à celles d'espèce), et qui restreint en même temps et la faculté d'assimiler et le penchant à le faire. de l'esprit créateur. 167

§ LIV. De la différence spécifique entre l'eeprlt qnl compare et celui qui raisonne. A DE L'ESPRIT CRÉATEUR. Il est agréable, cher et encourageant de trouver des ressemblances entre des choses d'espèces différentes , et de donner ainsi, comme le fait l'esprit, de la matière à l'entendement. Au contraire, un jugement qui restreint les notions, et qui contribue plus à les rectifier qu'à les étendre, est sans doute très honoré et très recommandé; mais il est sérieux, rigide, restrictif de la liberté, et par cette raison peu aimé. Le faire et l'omettre de l'esprit de comparaison sont plutôt un jeu ; ceux du jugement sont plutôt une occupation. — L'esprit est une fleur de la jeunesse, le jugement un fruit mûr de la vieillesse. — Celui qui réunit l'un et l'autre à un degré supérieur dans une production de l'esprit est pénétrant (perspkax). L'esprit court après les saillies; le jugement aspire aux vues. La circonspection est une vertu de bourgmestre (pour protéger et administrer la cité d'après des lois données, sous le commandement supérieur du château). Au contraire, une décision hardie» qui ne s'arrête pas aux scrupules du jugement, a été comptée comme un mérite par ses compatriotes à l'illustre auteur du Système de la Nature, Buffon, quoique la légèreté n'y voie qu'un coup de hasard. — L'esprit préfère la sauce, et le jugement le poisson. La chasse aux mots spirituels {bons mots), comme la faisait avec grand succès l’abbé Trublet, mettant pour cela son esprit à la torture, rend les intelligences superficielles, ou inspire de l’éloignement pour celles qui sont profondes. L’esprit est inventeur en fait de modes, c’est-à-dire en matière de règles de conduite qui ne plaisent que par la nouveauté et qui doivent faire place à d’autres formes aussi passagères, avant de devenir un usage.

L’esprit qui joue sur les mots est insipide; mais la vaine recherche du jugement (micrologie) est pédan-tesque. Un esprit comique est celui qui procède de la disposition au paradoxe, et qui néanmoins laisse entrevoir sous le ton ouvert de la simplicité le malin dessein d’exposer quelqu’un {ou même sa propre opinion) à la risée, puisque le contraire de ce qui mérite l’assentiment est relevé par des éloges apparents {persiflage) : par exemple dans Y Art de ramper en poésie de Swift, ou dans l’Hudibras de Butler. L’esprit qui consiste à rendre encore plus méprisable par le contraste ce qui Test déjà, excite vivement par la surprise de l’inattendu, mais ce n’est jamais qu’un jeu et un esprit léger (comme celui de Voltaire). Au contraire, l’esprit qui habille des principes vrais et importants (comme Young dans ses satires), peut être appelé un esprit lourd, parce que c’est une besogne, et qu’il excite plus l’admiration que le plaisir.

Un proverbe (proverbium) n’est pas un mot spirituel (un bon mot) : c’est une formule devenue commune, qui exprime une pensée de nature à être transmise par imitation, mais qui peut bien avoir été un trait d’esprit dans la bouche du premier. Le peuple parle par sentence ; ce langage, dans le commerce avec un monde plus poli, prouve une absence totale d’esprit.

La solidité n’est pas, il est vrai, une affaire d’esprit ; mais en tant que l’esprit, par la couleur qu’il donne aux pensées, peut être un véhicule ou une enveloppe pour la raison et une garantie d’efficacité en faveur de ses idées moralement pratiques, c’est un esprit solide (par opposition à l’esprit superficiel). Telle est une des sentences admirables, comme on dit, de Samuel Johnson sur les femmes, citée dans la vie de Waller ; « Il en louait sans doute beaucoup qu’il aurait craint d’épouser, et il en épousait peut-être une qu’il aurait eu honte de louer. » Ce jeu d’antithèses fait ici tout le mérite ; la raison n’y gagne rien. — Mais où il y a des questions à débattre pour la raison, Boswell ne pouvait tirer de son ami Johnson aucune de ces sentences dont il était continuellement en quête, et qui révélât le moindre esprit ; tout ce qu’il disait sur les doutes en matière de religion, ou de droit gouvernemental, ou seulement sur la liberté humaine en général, n’était que lourdes platitudes, grâce à son naturel et à l’habitude despotique d’un ton tranchant, encore fortifiée par les flatteurs. Cette platitude, que les admirateurs de Johnson voulaient bien appeler de la rudesse[23], prouvait sa grande impuissance à concilier dans la même pensée l’esprit et la solidité. — Aussi les hommes d’influence qui n’ont fait aucune attention à ce que disaient ses amis, lorsqu’ils le proposaient comme un choix très convenable pour le Parlement, semblent avoir bien jugé son talent. — En effet, l’esprit qui suffit pour composer le vocabulaire d’une langue n’est pas tout ce qu’il faut pour éveiller et animer les idées de la raison nécessaires pour éclairer les affaires importantes. — La modestie entre d’elle-même dans l’âme de celui qui s’y sent appelé; et la défiance dans son talent non seulement de se former à soi seul une conviction, mais encore d’amener les jugements des autres (d’une manière insensible, en tout cas) à sa manière de voir, est une qualité que Johnson ne posséda jamais.


§ LV.


B


DE LA SAGACITÉ OU DU DON D’INVESTIGATION.


Pour découvrir quelque chose (caché en nous-mêmes ou ailleurs), il faut, en beaucoup de cas, un talent particulier, celui de savoir comment il faut faire pour bien chercher. Le jugement préliminaire (judicium prœvium), qui fait partie de ce talent, est un don de la nature qui fait pressentir où la vérité pourrait bien se rencontrer, qui met sur la trace des choses, et qui profite des moindres circonstances d’affinité pour découvrir ou pour inventer ce qui est cherché. La logique des écoles n’enseigne rien là-dessus. Mais un Bacon de Vérulam donne, dans son Organon, un éclatant exemple de la méthode à suivre pour découvrir, par l’expérimentation, les propriétés cachées des choses naturelles. Mais cet exemple même ne suffit pas pour apprendre, par des règles déterminées, comment on doit chercher avec succès ; car il faut pour cela supposer toujours quelque chose (partir d’une hypothèse) d’où l’on prend ensuite sa marche ; ce qui doit se faire en suivant des principes, certaines indications aboutissant à des conséquences prévues ; en cela précisément consiste la manière dont on doit pressentir ces conséquences. En effet, chercher à l’aveugle, s’en rapporter à sa bonne fortune, comme si en se heurtant contre une pierre on découvrait du minerai, et puis un filon, c’est là une mauvaise instruction pour faire des recherches. Il y a cependant des gens qui ont le talent de découvrir, comme avec une baguette divinatoire, les trésors de la connaissance, et sans avoir rien appris en fait de méthode ; il est vrai qu’ils peuvent non pas enseigner aux autres leur art, mais seulement le pratiquer devant eux, et cela, parce que c’est un don naturel.

§LVI.

C

DE L’ORIGINALITÉ DE LA FACULTÉ DE CONNAITRE OU DU GÉNIE.

Inventer et découvrir quelque chose sont fort différents l’un de l’autre. En effet, la chose que l’on découvre existe avant qu’elle soit découverte; seulement, elle était inconnue jusque-là. Telle l’Amérique avant Colomb. Ce qu’on invente au contraire, par exemple la poudre à canon, est absolument inconnu avant l’artiste[24] qui le produit. L’invention et la découverte peuvent être toutes deux méritoires. On peut trouver quelque chose qu’on ne cherche absolument pas (comme Goldkoch trouva le phosphore), et alors il n’y a pas de mérite. — Le talent de l’invention s’appelle génie. Mais on ne donne jamais ce nom qu’à un artiste, par conséquent à celui qui entend faire quelque chose, et non à celui qui connaît et sait seulement beaucoup de choses; on ne le donne pas non plus à un artiste qui ne fait qu’imiter, mais seulement à celui qui a des dispositions à produire originellement son monde (seine Welt), et enfin à celui-là seul encore dont le produit est digne de servir de modèle (exemplar). Le génie d’un homme est donc « l’originalité exemplaire de son talent » par rapport à telle ou telle espèce de production artificielle. Mais on appelle aussi une tête qui a ces dispositions un génie ; mot par lequel on veut indiquer alors non seulement le don naturel d’une personne, mais aussi la personne même. — Un génie dans plusieurs parties est un vaste génie (comme Léonard de Vinci).

Le champ propre au génie est celui de l’imagination. Parce que cette faculté est créatrice, et que, moine soumise à la discipline des règles, elle est par là même d’autant plus capable d’originalité. — Le mécanisme de l’instruction, qui astreint constamment l’élève à l’imitation, est toujours contraire à l’éclosion du génie, en ce qui regarde l’originalité. Mais chaque art a pourtant besoin de certaines règles mécaniques fondamentales, à savoir de la conformité du produit à l’idée supposée, c’est-à-dire à la vérité dans l’expression de l’objet conçu. Cela doit donc être enseigné avec une rigueur didactique, et n’est sans doute qu’un effet de l’imitation. Affranchir l’imagination de ce frein, permettre au talent propre de se comporter contrairement à la nature, sans règle, et d’extravaguer, serait peut-être favoriser une folie originale, mais qui ne serait assurément pas exemplaire, et qui ne pourrait par conséquent être appelée du génie.

Le génie est le principe vivifiant dans l’homme. En français, le mot esprit indique à la fois le génie et l’esprit proprement dit (Geist et Witz). En allemand, 1T4 de l'imtelligence.

ce n'est pas la même chose. On dit qu'il est possible de reconnaître la beauté -d'un discours, d'un écrit, d'une dame en société, etc., sans convenir qu'il y ait en tout cela du génie. La provision de l'esprit ne constitue pas le génie ; on peut même se dégoûter de l'esprit, parce qu'il ne laisse rien après soi. Quand discours, écrits et personnes méritent d'être appelés de génie (geùtvoll), ils doivent alors exciter un intérêt, et même par le moyen des idées : l'imagination en reçoit une impulsion qui lui fait entrevoir un grand théâtre pour des notions de cette espèce. Ce serait donc comme si nous rendions le mot français géme par l'allemand esprit propre {eigenthuemlicher Geist)·; •car notre nation se laisse persuader que les Français Ont dans leur langue un terme propre, que nous n'aurions pas dans la nôtre, mais que nous serions obligés de leur emprunter, quand eux-mêmes l'ont emprunté du latin, genius, qui ne signifie pas autre chose qu'un, esprit propre. Mais ce qui fait que l'originalité exemplaire du talent reçoit ce nom mystique,, c'est que celui qui possède ce talent ne peut s'en expliquer la spontanéité, ou bien encore se rendre raison de la manière dont il possède un art qu'il n'a pu apprendre, dont il ne peut pas même se rendre compte. Car l'invisibilité (de la cause qui produit un pareil effet) est une notion accessoire d'un esprit (d'un génie, qui a été uni à l'homme de talent dès sa naissance), dont il ne fait pour ainsi dire que suivre les inspirations. Mais les facultés de l'âme doivent recevoir, dans l'homme de génie, un mouvement harmonique, parce qu’autrement elles n’animeraient pas, mais se troubleraient mutuellement ; et cela doit s’accomplir par la nature du sujet. Ce qui fait qu’on peut encore appeler génie le talent a par lequel la nature donne des règles à l’art. »

§ LVU.

On peut se dispenser de répondre ici à la question de savoir si ce sont les grands génies qui ont, en somme, rendu les plus grands services au monde, en frayant de nouvelles voies, en ouvrant de nouveaux aperçus; ou si les têtes mécaniques, quoiqu’elles n’aient pas fait époque, mais parce qu’elles sont douées d’un entendement qui fait chaque jour sa tâche, avançant avec lenteur, mais avançant toujours et comme appuyées sur le bâton de l’expérience, n’auraient pas plus fait encore pour le développement des arts et des sciences (d’autant plus que si aucune de ces têtes n’a excité l’admiration, elles n’ont pas non plus occasionné de désordre). — Mais une espèce de ces hommes de génie (ou mieux de singes de génie) s’est placée sous cette enseigne; ils parlent d’une façon extraordinaire le langage des esprits favorisés de la nature, tiennent pour obtuse toute intelligence qui apprend et procède avec lenteur, et prétendent saisir de prime-saut l’esprit de toute science, mais ne veulent l’administrer qu’à petites doses concentrées et énergiques. Cette race est, comme celle des charlatans et des crieurs de foires, très préjudiciable aux progrès de la culture scientifique et morale, lorsque, d’un ton décidé et pareille à l’initié ou au potentat, elle tranche du haut de sa sagesse sur la religion, sur les situations politiques et la morale, et sait ainsi cacher sa pauvreté d’esprit. Que faire alors si ce n’est de rire, de continuer patiemment son travail avec soin, méthode et clarté, sans faire attention à ces jongleurs ?

§ LVIII.

Suivant la différence de la nationalité et du climat où il est né, le génie semble aussi porter en soi des germes originels particuliers, et se développer différemment. II. se montre davantage chez l’allemand dans la racine, chez l’italien dans la corolle, chez le français dans la fleur, et chez l’anglais dans le fruit. Il faut encore distinguer du génie, comme faculté. d’invention, l’esprit universel (qui embrasse les différentes espèces de sciences). Ce dernier genre d’esprit peut consister à savoir ce qui peut être appris ; c’est celui qui possède la connaissance historique de ce qui a été fait jusqu’ici dans toutes les sciences ; il est polyhistor, comme Jules-César Scaliger. L’autre genre d’esprit est moins remarquable par Y étendue de ce qu’il embrasse, que par le pouvoir qu’il possède de faire époque en tout ce qu’il entreprend (comme Newton, Leibniz). L’esprit architectonique, qui aperçoit méthodiquement l’ensemble de toutes les sciences et la manière dont elles s’appuient entre elles, n’est qu’une espèce de génie subalterne, mais cependant pas commun. — Il y a aussi une érudition gigantesque, mais qui est souvent cyclopique ; elle manque d’un œil, celui de la vraie philosophie, qui lui serait cependant nécessaire pour utiliser régulièrement, au moyen de la raison, cette masse de savoir historique, la charge de cent chameaux.

Les purs naturalistes de tête (élèves de la nature, autodidacti), peuvent, en beaucoup de cas, passer aussi pour des génies, parce que, tout en ayant pu apprendre d’autrui beaucoup de choses qu’ils savent, il les ont trouvées d’eux-mêmes, et sont encore des génies dans ce qui n’est pas une affaire de génie : c’est ainsi qu’en matière d’arts mécaniques il y a beaucoup d’inventeurs de ce genre en Suisse. Mais un enfant phénoménal pour l’intelligence (ingenium prœcox), comme Heineck à Lubeck, ou Buratier à Halle, sont des écarts de la nature, des curiosités pour le cabinet des naturalistes, qui sont assurément d’une maturité surprenante pour leur âge, mais qui laissent souvent des regrets profonds à ceux qui l’ont excitée.

Comme enfin tout usage de la faculté de connaître a besoin pour son propre avancement, même en théorie, des règles de la raison, sans lesquelles il ne pourrait se diriger, on peut réduire ici la prétention de la raison à trois questions qui se posent au nom des trois grandes facultés de l’intelligence : 78 DE L INTELLIGENCE.

Que imix-je? (demande l'entendement) (1)· A quoi cela aboutit-il? (demande le jugement). Qu'en résulte-t-il? (demande la raison). La capacité des esprits à l'endroit de la réponse à ces trois questions est très diverse. — La première ne demande, pour s'entendre soi-même, qu'un esprit lucide : et ce don naturel, moyennant quelque culture, est passablement répandu, surtout si Ton y fait attention. — Une réponse convenable à la seconde question est beaucoup plus rare; car il s'offre à l'esprit toutes sortes de déterminations de la notion dont il s'agit, et de la solution apparente du problème : quelle est maintenant l'unique solution, qui répend précisément à la question (par exemple dans les procédés à employer ou au début de certaines applications pour une même fin)? Il y a pour cela un talent qui consiste à choisir précisément ce qui doit l'être dans un cas donné (judicium discretiwtm), talent très précieux, mais aussi très rare. L'avocat qui est séduit par un grand nombre d'arguments propres à soutenir sa cause, rend la sentence du juge difficile à porter, parce que lui-même tâtonne; s'il sait, après explication de ce qu'il veut, trouver le point (car il n'y en a qu'un seul) dont \\ s'agit, alors l'affaire est promptement décidée, et la sentence de la raison vient d'elle-même. L'entendement est positif et ennemi de l'obscurité

(i) Le rouloir s'entend ici dans le sens purement théorique : que veux-je affirmer comme vrai? attachée à l’incertitude. — Le jugement est plus négatif, plus propre à garantir des erreurs favorisées par la lumière crépusculaire où les objets apparaissent. — La raison tarit les sources de l’erreur (les préjugés), et affermit ainsi l’entendement par l’universalité des principes. — L’érudition agrandit sans doute le champ des connaissances, mais elle n’étend pas les notions et les aperçus sans l’intervention de la raison. Encore faut-il distinguer la raison du raisonnement trop subtil, de l’argutie (Vernünfleln), qui s’exerce en jouant à l’usage de la raison, sans une loi de la raison. S’agit-il de savoir si je dois croire aux revenants ? je puis alors raisonner de toutes les manières sur leur possibilité ; mais la raison défend d’en admettre superstitieusement la possibilité, c’est-à-dire sans un principe propre à expliquer le phénomène d’après des lois naturelles.

La grande différence des esprits dans la manière d’envisager les mêmes objets, les distingue également entre eux. Leurs frottements mutuels, leurs liaisons, leurs séparations produisent naturellement un spectacle d’une variété infinie et bien digne des regards de l’observateur et du penseur. La classe des penseurs peut prendre pour maximes invariables les suivantes, qui ont déjà été données précédemment comme conduisant à la sagesse[25] :

1° Penser par soi-même ;

2° Se mettre par la pensée (dans la communication avec les hommes) à la place de tout autre ;

3° Se concevoir toujours d’accord avec soi-même.

Le premier principe est négatif (nullius addictus jurare in verba magistri), c’est celui de l’indépendance de la pensée ; le second est positif, c’est celui d’une façon de penser libérale, qui se prête aux manières de voir des autres ; le troisième est conséquent (logique). L’anthropologie peut donner des exemples de chacun d’eux, mais plus encore de leurs contraires.

La plus importante révolution dans l’intérieur de l’homme est « sa sortie d’une juste tutelle. » Jusque-là d’autres pensaient pour lui, il n’avait qu’à imiter ou se laisser conduire par les lisières, tandis qu’il ose maintenant s’avancer de lui-même sur le terrain de l’expérience, quoique sa démarche soit encore mal assurée. LIVRE DEUXIÈME

LE SENTIMENT DU PLAISIR ET DE LA PEINE.

DIVISION.

G Le plaisir sensible, 2° le plaisir intellectuel. Le premier est représenté ou par les sens (la jouissance), ou par Y imagination (le goût) ; le deuxième (l'intellectuel) est représenté ou par des notions susceptibles d'être exprimées, ou par des idées. — Il en est de même pour le contraire du plaisir, la peine. § lix. Du plaisir sensible. A DU SENTIMENT DE L'AGRÉABLE OU DU PLAISIR SENSIBLE DANS LA SENSATION d'un objet. La jouissance est un plaisir éprouvé par les sens, et ce qui les flatte est dit agréable. La douleur est le déplaisir éprouvé parles sens, et ce qui la produit est dit désagréable. — Ces deux choses ne sont pas entre elles comme gain et absence de gain (-f- et 0), mais comme profit et perte (+ et — ) ; c'est-à-dire qu'il y a de l'un à l'autre non pas simple opposition (contradictorie s. logice oppositum), mais aussi contrariété (contrarie s. realiter oppositum). — Les expressions : ce qui plaît ou déplaît et ce qui est contraire, l’indifférent, sont trop larges ; elles peuvent convenir également à l’intellectuel, où il n’y a cependant ni jouissance, ni douleur.

On peut encore expliquer ces sentiments par l’effet qu’occasionne notre état sur l’âme. Ce qui me porte immédiatement (par les sens) à délaisser ma situation (à en sortir), m’est désagréable[26], me fait souffrir ; ce qui me porte à la garder (à y rester), m’est agréable, — il me fait jouir. Nous sommes continuellement emportés par le cours du temps et par la vicissitude des sensations qui s’y rattachent. Quoique le fait de sortir d’un moment de la durée et d’entrer dans un autre soit un seul et même acte (celui du changement), il y a néanmoins dans notre pensée et dans la conscience de ce changement une succession, suivant le rapport de cause et d’effet. — On se demande maintenant si la conscience de quitter l’état présent, ou si la perspective d’entrer dans un état futur excite une sensation de plaisir ? Dans le premier cas, la jouissance n’est que la disparition d’une douleur et quelque chose de négatif ; dans le deuxième, ce serait le pressentiment d’un était agréable, par conséquent l’accroissement de l’état de plaisir, quelque chose de positif. On entrevoit déjà que le premier cas seul aura lieu ; car le temps nous entraîne du présent à l’avenir (et pas réciproquement), et que nous serons d’abord forcés de sortir du présent, incertains de l’état dans lequel nous entrerons, mais certains cependant que ce sera un autre état ; ce qui peut seul être la cause d’un sentiment agréable.

La jouissance est le sentiment du mouvement facile et progressif de la vie ; la douleur, celui d’un obstacle à la vie. Or la vie (de l’animal), comme l’ont déjà remarqué les médecins, est un jeu continuel de plaisir et de peine.

La douleur doit donc précéder toute jouissance ; elle est toujours la première. Quelle serait, en effet, la conséquence du jeu facile et rapide de la force vitale, laquelle ne peut cependant dépasser un certain degré, sinon une prompte mort de joie ? Une jouissance ne peut non plus succéder immédiatement à une autre jouissance ; la douleur doit trouver place entre l’une et l’autre. Ce sont de faibles obstacles à la force vitale, entremêlés de mouvements contraires, qui constituent l’état de santé que nous regardons mal à propos comme un état continuel de bien-être bien senti. Je dis mal à propos, puisque cet état ne se compose réellement que d’une succession de sentiments agréables, toujours interrompus par quelque douleur. La douleur est l’aiguillon de l’activité ; et c’est surtout dans l’activité que nous avons conscience de la vie ; sans la douleur il y aurait donc extinction de la vie.

Les douleurs qui passent lentement (comme la transition insensible de la maladie à la santé, ou le recouvrement lent d’un capital perdu), n’ont pas pour conséquence une jouissance vive, parce que le passage n’est pas remarqué. — Je souscris avec pleine conviction à ces propositions du comte Véri.

Explication par des exemples.

Pourquoi le jeu (surtout pour de l’argent) est-il si attrayant, et lorsqu’il n’est pas trop intéressé, la meilleure récréation après une longue contention de la pensée, et pourquoi ne se délasse-t-on que lentement en ne faisant rien? Parceque le jeu, c’est un état incessant de crainte et d’espérance alternatives. Le souper après le jeu est meilleur et plus appétissant. — Pourquoi les spectacles (tragédie et comédie) ont-ils tant de charmes? Parce que, dans tous, certaines difficultés, — agitations et embarras, — font passer de l’espérance à la joie, et qu’ainsi le jeu des passions contraires devient, à la fin de la pièce, un mouvement agréable de vie pour le spectateur, puisqu’il lui a causé un changement intérieur. — Pourquoi un roman finit-il par le mariage, et pourquoi est-il contraire aux règles de ce genre de composition, contraire au goût, d’y ajouter un volume de supplément (comme dans Fielding), qu’une main maladroite continue ainsi jusque dans le mariage? C’est que la jalousie, comme peine des amants, parmi les joies et les espfy rances, est avant le mariage un assaisonnement pour le lecteur, et dans le mariage un poison ; car, pour parler le langage des romans, « la fin des peines d’amour est la fin de l’amour même » (de l’amour passionné s’entend). — Pourquoi le travail est-il la meilleure manière de jouir de la vie ? Parce que c’est une occupation pénible (désagréable en soi et qui n’a de charmes que dans ses conséquences), et que le repos, résultant de la simple cessation d’une longue fatigue, cause un plaisir sensible, un bien-être véritable. — Le tabac (fumé ou prisé) produit d’abord une sensation désagréable. Mais précisément parce que la nature (par suite de la sécrétion des membranes du palais ou du nez) fait disparaître instantanément cette petite douleur, le tabac (surtout le tabac à fumer) devient une espèce de société, en ce qu’il entretient et toujours excite des sensations et même des pensées, alors même que ces pensées ne sont en ce moment que vagabondes. — Bien qu’enfin aucune douleur positive ne porte à l’action, une douleur négative, le loisir prolongé, comme état vide d’une sensation que l’homme est habitué à voir changer, lorsqu’il cherche cependant à en faire le mobile de sa vie, l’affecte souvent à un tel point qu’il se sent plutôt porté à faire quelque chose de nuisible pour lui-même, que de rester absolument oisif.

§ LX.

Du temps long et du temps court.

Se sentir vivre, jouir, n’est autre chose que de se sentir continuellement forcé de sortir de l’état présent (qui doit être par conséquent une douleur si souvent renaissante). Par là s’explique également l’état pénible, oppressif et même douloureux du temps long, pour tous ceux qui sont attentifs à leur vie et à la durée (les hommes cultivés)[27]. Cette impulsion pénible à quitter le moment où nous sommes et à passer dans un autre, a quelque chose d’accélérant et peut aller jusqu’à la résolution de mettre fin à sa vie, parce que l’homme voluptueux a essayé des jouissances de toute nature, et qu’il n’y en a plus de nouvelles pour lui. Comme on disait à Paris de lord Mordaunt : « Les Anglais se pendent pour passer le temps. » — Le vide de sensations qu’on remarque en soi produit une certaine horreur (horror vacui), et comme le pressentiment d’une mort lente et plus douloureuse que si le sort tranchait tout d’un coup le fil de la vie.

Par là s’explique aussi pourquoi les abrègements du temps sont regardés comme des jouissances ; c’est que nous nous sentons d’autant plus soulagés que nous passons plus vite sur le temps ; comme dans une société qui s’est entretenue pendant trois heures en voiture d’une partie de plaisir, à la descente, quelqu’un, voyant l’heure qu’il est, dit gaiement : combien de temps sommes-nous restés ? — ou bien : comme le temps a été court ! Au contraire, si l’attention qu’on donne au temps n’était pas rapportée à une peine à laquelle nous voulons échapper, mais bien à un plaisir, comme on regretterait à bon droit cette perte de temps ! — On dit de conversations dont l’objet est peu varié qu’elles sont longues, et par conséquent ennuyeuses ; et d’un homme qu’il est court si, sans être important, il est cependant agréable ; il est à peine entré dans la salle, que tous les visages se dérident, comme si l’on allait être soulagé d’un poids par la gaieté.

Mais comment expliquer ce phénomène : un homme qui a passé la plus grande partie de sa vie à s’ennuyer, pour qui chaque jour était long, se plaint cependant à la fin de sa carrière de la brièveté de la vie ? — Il en faut chercher la cause dans une analogie avec l’observation extérieure de même nature : d’où vient que les milles allemands (qui ne sont pas mesurés ou marqués par des bornes milliaires, comme les verstes russes) sont d’autant plus courts qu’on approche davantage de la capitale (par exemple de Berlin), et d’autant plus grands qu’on s’en éloigne davantage (comme en Poméranie) ? C’est que le plein des objets aperçus (villages et maisons de campagne) opère dans la mémoire un raisonnement illusoire sur un grand espace parcouru, par conséquent aussi sur un temps plus long qu’il a fallu pour le franchir. Au contraire, le vide [l’absence d’objets, de villages, de maisons de campagne], dans la seconde de ces situations, laisse peu d’impression des choses aperçues, et fait conclure à un trajet plus court, par conséquent à un temps moins long que ne l’indiquerait une montre. — Il en est de même précisément de la multitude des instants qui marquent la dernière partie de la vie par des travaux variés ; ils font au vieillard l’effet d’une existence passée plus longue qu’il n’avait cru d’après le nombre des années ; le temps rempli par des occupations qui s’enchaînent régulièrement, qui ont un grand but à atteindre (vitam extendere factis), est le seul moyen sûr d’être content de sa vie, et cependant de ne pas la regretter. « Plus tu as pensé, plus tu as agi, plus tu as vécu (même dans ta propre imagination). » — Une pareille vie peut donc se clore avec satisfaction.

Mais qu’est-ce que le contentement (acquiescentia) pendant la vie ? — Il est inaccessible à l’homme : il n’existe ni au point de vue moral (il faudrait pour cela être satisfait de soi-même dans la pratique du bien), ni au point de vue pragmatique (ce qui supposerait qu’on serait content du bien-être que l’on a pu se procurer par son talent et sa prudence). La nature a mis la douleur dans l’homme pour le faire agir ; et même au dernier moment de la vie, le contentement qu’on peut éprouver à la vue de la dernière scène du drame, n’est que relatif (soit que nous comparions notre lot à celui de beaucoup d’autres, soit que nous DU PLAISIR SENSIBLE. 189

nous comparions à nous-mêmes); mais jamais il n'est pur et complet. — Le contentement (absolu) dans la vie entraînerait un repos inerte et la tranquillité des mobiles, ou l'extinction des sensations et de l'activité qui en dépend. Mais un pareil état n'est pas plus compatible avec la vie intellectuelle de l'homme, que l'immobilité du cœur dans un corps vivant. Cette immobilité, si une excitation nouvelle n'y met fin (par la douleur), est inévitablement suivie de la mort. Observation. — On devrait traiter aussi, dans cette section, des affections, comme sentiments de plaisir et de peine, qui dépassent les bornes de la liberté intérieure dans l'homme. Mais comme ces sortes d'affections sont généralement confondues avec les passions, dont il sera parlé dans une autre section, celle de l'appétit, et y tiennent plus étroitement en réalité, j'en renvoie l'explication à cette troisième section. §LXl. Une gaieté habituelle est le plus souvent une affaire de tempérament ; mais elle peut être aussi l'effet des principes; tel est le principe de volupté dEpicure, comme on l'appelle, et par cette raison si décrié, mais qui devait proprement signifier la constante satisfaction intérieure du sage. — U égalité dame consiste à ne se réjouir et à ne s'affliger de rien ; elle diffère beaucoup de Yindifférence pour les événements de la vie, par conséquent du défaut de sensibilité. — Il faut distinguer aussi de l'indifférence une manière de sentir capricieuse (qui a sans doute été appelée lunatique dans le principe), qui est une disposition du sujet à des accès de joie ou de tristesse dont il ne peut lui-même rendre raison, et qui s’attache principalement aux hypocondriaques. Elle diffère tout à fait du talent humoriste (d’un Butler ou d’un Sterne), qui, par la situation à dessein renversée, où une intelligence spirituelle place les objets (en quelque sorte sur la tête), donne à l’auditeur ou au lecteur, avec une apparente niaiserie, la satisfaction de les redresser lui-même. — La sensibilité n’a rien de contraire à cette égalité d’âme, qui est une faculté et une force capables de laisser accès au plaisir ou à la peine, ou bien encore d’en garantir le cœur, et qui a par conséquent son choix. La sensiblerie est au contraire une faiblesse, qui consiste à se laisser affecter involontairement par une participation à l’état des autres, lesquels peuvent alors faire jouer à volonté l’organe de notre sensibilité. L’égalité d’âme est virile ; car l’homme qui veut épargner à une femme ou à un enfant des incommodités ou de la douleur, doit avoir un sentiment assez délicat pour juger la sensibilité des autres, non d’après sa force à lui, mais d’après leur faiblesse, et la délicatesse de sa sensation est nécessaire à la grandeur d’âme. Au contraire, la stérile participation de sentiment, qui consiste à se mettre sympathiquement à l’unisson avec les peines des autres, à souffrir simplement comme eux, est vaine et puérile. — Il peut et il doit donc y avoir de la piété dans la bonne humeur ; il peut et il doit y avoir un travail difficile, mais nécessaire ; on peut même mourir dans cette disposition ; car tout cela perd de son prix par le fait qu’il s’est accompli ou qu’il a été enduré de mauvaise grâce et dans une disposition acariâtre.

On dit de celui qui est en proie à une douleur qu’il entretient à dessein et qui ne doit finir qu’avec la vie, qu’il s’affecte profondément de quelque chose (d’un malheur). — Mais on ne doit s’affecter de rien, car ce qui ne peut changer doit être chassé de l’esprit, parce qu’il y aurait non-sens à vouloir que ce qui est arrivé ne fût pas arrivé. Bon de s’améliorer, et c’est un devoir ; mais pour ce qui est de vouloir corriger ce qui est déjà hors de ma puissance, c’est absurde. Mais prendre quelque chose à cœur, par exemple tout bon conseil, toute bonne doctrine que l’on est résolu de suivre et de professer, est une direction réfléchie de pensée, tendant à donner à la volonté un sentiment assez fort pour le faire passer à l’action. — La pénitence du bourreau de soi-même, loin de rendre la conversion plus prompte à l’aide du sentiment, est une peine perdue, qui a même cette conséquence fâcheuse de porter à croire que le livre des fautes est effacé par là (par la pénitence), et d’alanguir les efforts vers le mieux, quand il serait cependant raisonnable de les redoubler.

§ LXH.

Il y a une manière de jouir qui est en même temps culture : elle consiste à donner de l’étendue à la capacité, de manière à jouir encore davantage de cette façon, par exemple en fait de sciences et de beaux-arts. Mais il y a une autre manière de jouir qui est une dégénération, qui nous rend de moins en moins capables de jouir ultérieurement. Quelle que soit la nature des jouissances qu’on recherche, c’est une maxime, ainsi qu’on l’a déjà dit plus haut, de ne le faire qu’avec mesure ; car la société produit un dégoût qui rend la vie à charge au voluptueux effréné, et qui sous le nom de vapeurs consume les femmes. — Jeune homme, (je le répète), aime le travail ; refuse-toi les plaisirs, non pour y renoncer, mais, autant que possible, pour ne les avoir jamais qu’en perspective. N’émousse pas en toi la sensibilité par une jouissance précoce. La maturité de l’âge, qui ne doit jamais faire regretter la privation d’une jouissance physique quelconque, t’assurera même par ce sacrifice une somme de satisfaction indépendante du sort et de la loi de nature.

§ LXIU.

Mais nous jugeons aussi, en fait de plaisir et de douleur, par un bien-être ou un malaise supérieur en nous-mêmes (celui qui a un caractère moral), si nous devons y résister ou nous y abandonner.

1° L’objet peut être agréable, et la jouissance qu’on y trouve déplaire. De là l’expression de joie amère. — Celui qui est dans des circonstances de fortune pénibles, et qui hérite de ses parents ou d’un proche estimable et bienfaisant, ne peut pas s’empêcher d’éprouver une certaine joie de leur mort, mais il n’a pas à se la reprocher. C’est ce qui se passe dans l’âme d’un subordonné destiné à l’avancement, lorsqu’il assiste avec affliction sincère aux funérailles d’un supérieur qu’il honorait.

2° L’objet peut être désagréable, et la douleur qu’on en ressent avoir son charme. De là l’expression de douce peine, par exemple celle d’une veuve, d’ailleurs à son aise, qui ne veut pas se laisser consoler ; ce qui est souvent une affectation inconvenante.

Au contraire, la jouissance peut plaire encore par la raison que l’homme trouve du plaisir aux objets dont il est fier de s’occuper ; par exemple, l’étude des beaux-arts, au lieu de la jouissance purement sensible, et de plus, la satisfaction d’être capable d’une jouissance de cette nature (d’être un homme de goût). — De même la peine d’un homme peut lui déplaire encore par une autre raison. Toute haine résultant d’une offense est une peine ; mais l’homme qui pense sainement ne peut cependant pas se la reprocher sous prétexte que, même après la satisfaction, il reste toujours un certain ressentiment.

§ LXIV.

La jouissance qu’on se procure soi-même (légitimement) est doublement sentie, une fois comme gain, ensuite comme mérite (imputation intérieure d’en être soi-même l’auteur). — L’argent gagné par le travail fait plaisir, d’une manière plus durable du moins que celui qui provient d’un jeu de hasard, et tout en fermant les yeux sur les chances généralement défavorables de la loterie, le gain qui en naît a cependant quelque chose qui doit faire rougir un honnête homme. — Un mal physique où la faute n’est pour rien fait souffrir, mais celui qui n’est pas exempt de faute afflige et consterne.

Mais comment expliquer ou concilier ceci, qu’il y ait deux langages possibles à l’occasion d’un malheur arrivé ? — C’est ainsi que l’un des patients peut dine : « Je me consolerais si seulement j’avais en cela commis la moindre faute ; » tandis que l’autre dira : « Ma consolation, , c’est qu’en cela je suis tout à fait innocent. » — Celui qui souffre sans l’avoir mérité ë irrite, parce que l’offense vient d’un autre. — Celui qui souffre par sa faute s’abat parce qu’il y a reproche intérieur. — On voit aisément que le meilleur des deux, c’est le dernier.

§lxv.

Ce n’est pas précisément la plus agréable observation à faire dans l’homme, que de voir sa jouissance accrue par la comparaison qu’il en fait avec la souffrance d’autrui, et sa propre douleur affaiblie lorsqu’il la compare avec un malheur semblable ou plus grand dans les autres. Mais ce phénomène est purement psychologique (d’après le principe des contrastes : opposita juxta se posita magis elucescunt) et n’a rien à démêler avec la morale, comme serait, par exemple, de désirer du mal à autrui afin d’avoir un sentiment plus intime du bonheur de son propre état. On compatit par l’imagination au malheur d’autrui (tout de même que, quand on voit quelqu’un perdre l’équilibre et au moment de tomber, on se porte involontairement et en vain du côté opposé, comme pour le remettre debout), et l’on n’est heureux que de n’être pas compris dans le même sort[28]. C’est ce qui fait courir le peuple avec une ardente curiosité sur le passage d’un condamné et au lieu de son supplice, comme à un spectacle. Car les mouvements de l’âme et les sentiments qui s’observent sur son visage et dans son maintien, agissent sympathiquement sur le spectateur, et laissent, après la pénible émotion occasionnée par l’imagination (dont la force est encore accrue par la solennité du spectacle), le sentiment doux, mais cependant sévère, d’un relâchement qui le rend d’autant plus sensible aux jouissances futures de la vie.

En comparant même sa propre douleur avec d’autres possibles dans sa propre personne, on la rend ainsi plus supportable. On peut rendre la souffrance plus tolérable à celui qui s’est cassé une jambe, en lui représentant qu’il aurait pu aussi facilement se casser le cou.

Le moyen le plus sûr et le plus facilement efficace d’adoucir tous les maux, c’est une pensée qu’on peut bien demander d’un homme raisonnable, à savoir, que la vie en général, en ce qui regarde la jouissance qui l’accompagne et qui dépend des circonstances, n’est absolument d’aucun prix, et qu’elle n’a de valeur que par rapport à l’usage qu’on en fait, aux fins qu’on se propose, et que cette valeur, ce n’est pas la fortune, mais bien la sagesse seule qui peut la procurer à l’homme ; elle est donc en son pouvoir. Celui qui s’afflige de la nécessité de la perdre n’en jouira jamais.

§ LXVI.

Du sentiment du beau,

c’est-à-dire du plaisir en partie sensible et en partie intellectuel qui accompagne l’intention réfléchie, ou DU GOUT.

Le goût, dans la signification propre du mot, est, comme on l’a déjà dit, la propriété que possède un organe (la langue, le palais et le gosier) d’être affecté spécifiquement dans le boire et le manger par certaines matières dissoutes. Dans son usage, il est ou simplement distinctif, ou bien encore affectif [par exemple s’il s’agit de savoir si quelque chose est doux ou amer, ou si ce qui est goûté (doux ou amer) est agréable]. La première espèce de goût peut amener un accord universel dans la manière de dénommer certaines matières, mais la seconde ne peut jamais donner un jugement d’une valeur universelle, par exemple (en fait d’amer), que ce qui m’est agréable le sera aussi pour tout le monde. La raison en est claire : le plaisir et la peine ne peuvent pas appartenir à la faculté de connaître par rapport aux objets ; ce ne sont que des déterminations du sujet, qui dès lors ne peuvent être attribuées à des objets extérieurs. — Le goût affectif renferme donc en même temps la notion d’une distinction par l’agréable ou le désagréable, que je rattache avec la représentation de l’objet dans la perception ou l’image.

Mais le goût s’entend aussi d’une faculté sensible non pas simplement de juger d’après une impression des sens et pour moi-même, mais encore de choisir d’après une règle certaine qu’on donne comme universellement valable. Cette règle peut être empirique, et en ce cas elle ne peut prétendre à aucune véritable universalité, à aucune nécessité par conséquent (dans le goût affectif, tout jugement d’autrui doit s’accorder avec le mien). — C’est ainsi que la règle du goût en fait de dîner est de commencer chez les Allemands par un potage, chez les Anglais par des aliments solides, parce que l’imitation en a fait insensiblement une habitude dans l’ordonnance d’une table.

Mais il y a aussi un goût affectif dont la règle doit, être fondée à priori, parce qu’elle révèle une nécessité, par conséquent une valeur pour chacun, comme de juger la représentation d’un objet par rapport au sentiment de plaisir ou de peine (où par conséquent la raison est secrètement engagée, puisqu’il s’agit de savoir si l’on ne peut pas en dériver le jugement de principes rationnels, et, par suite, le prouver). On pourrait nommer ce goût rationnel, pour le distinguer du goût empirique comme goût sensitif (celui-là serait un gustus reflectens, celui-ci un gustus reflexus).

Toute expression de sa propre personne ou de son art avec goût suppose un état social (de communication réciproque), qui n’est pas toujours sociable (participant au plaisir d’autrui), mais ordinairement barbare pour commencer, insociable et purement querelleur. — Dans la parfaite solitude personne ne parerait, n’embellirait sa maison pour soi ; personne ne le ferait même pour les siens (femme et enfants) : on ne le fait que pour des étrangers, pour se montrer à eux sous un jour avantageux. Mais dans le goût (le choix), c’est-à-dire dans le jugement esthétique, ce n’est pas la sensation (le matériel de la représentation de l’objet), mais bien la manière dont ce matériel est poétiquement arrangé par l’imagination libre (productive), c’est-à-dire la forme, qui produit immédiatement l’agrément inséparable de ce jugement : il n’y a effectivement que la forme qui puisse prétendre à une règle universelle pour le sentiment du plaisir. On ne saurait attendre une semblable règle universelle de la DU SENTIMENT DU BEAU. 199

sensation physique, qui peut varier beaucoup suivant la différence de la capacité physique des sujets. — On peut donc définir le goût : « La faculté que possède le jugement esthétique de prononcer universellement. » Il y a donc dans l'imagination une faculté de juger socialement des objets extérieurs. — L'esprit sent alors sa liberté dans le jeu des images (par conséquent de la sensibilité) ; car la sensibilité avec les autres hommes suppose liberté, — et ce sentiment est plaisir. Mais l’universalité de ce plaisir pour chacun, universalité par laquelle on distingue le choix avec goût (du beau) d'pvec le choix par simple sensation physique (celui du plaisir purement subjectif), c'est-à-dire la sensation de l'agréable, entraine la notion d'une loi ; ce n'est définitivement qu'en conséquence de cette toi ique le plaisir peut valoir universellement pour ceux qui jugent. Or, la faculté représentative de l'universel est l’entendement. Donc le jugement de goût est tout à la fois un jugement esthétique et un jugement intellectuel, mais conçu dans la réunion des deux (le dernier n'est donc pas pur). — Le jugement critique d'un objet par le goût porte sur l'accord ou le désaccord de la liberté dans le jeu de l'imagination avec la légitimité de l'entendement, et il ne tend ainsi qu’à juger esthétiquement la forme (cette union possible des représentations sensibles), et non à produire des matériaux dans lesquels cette forme soit perçue, car ce serait du génie ; or l'emportement fougueux du génie a souvent besoin d'être modéré et limité par la moralité du goût. 200 DU SENTIMENT.

• La beauté est la seule chose qui appartienne au goût; le sublime est sans doute du ressort du jugement esthétique, mais pas pour le goût. Cependant la représentation du sublime peut et doit être belle en soi, autrement elle est grossière, barbare et contraire au goût. L'expression de la méchanceté ou du haïssable même (par exemple de la forme de la mort personni-' fiée dans Milton) peut et doit être belle. Il en est de même toutes les fois qu'un objet doit être représenté esthétiquement, fût-ce un Thersite. Autrement, l'expression produit l'insipidité ou le dégoût, deux choses qui* tendent à faire repousser une représentation qui était cependant destinée à plaire, quand au contraire la beauté emporte la notion dune invitation à s'unir très étroitement à l'objet, c'est-à-dire à une jouissance immédiate. — Par les mots : une belle âme, on dit tout ce qui peut se dire pour en faire la fin de l'union la plus intime avec elle, car la grandeur et la force de G âme concernent la matière (les instruments pour certaines fins). Mais la bonté dame, —la forme pure sous laquelle toutes les fins doivent s'unir, et qui par conséquent, semblable à YEros de la Mythologie, est créateur originellement, mais aussi surnaturelle-ment, partout où il se rencontre, — est cependant le centre autour duquel le jugement de goût rassemble toutes ses manières de voir sur le plaisir sensible en tant qu'il peut être uni à la liberté de l'entendement. Observation. — D'où vient donc que les langues, surtout les modernes, ont désigné la faculté esthétique de juger par un mot (gustus, sapor) qui n’indique qu’un certain organe des sens (l’intérieur de la bouche), et la distinction ainsi que le choix des choses dont on peut jouir par le même organe ? — Il n’y a pas de position où l’usage de la sensibilité et de l’entendement réunis dans la jouissance puisse être prolongé aussi longtemps et être répété aussi souvent avec plaisir, que dans un bon dîner en bonne compagnie. — La première de ces conditions cependant ne doit être regardée que comme un véhicule pour l’entretien de la seconde. Le jugement esthétique du maître d’hôtel se montre donc dans l’habileté à choisir convenablement pour tout le monde ; ce qu’il ne peut faire par son propre sens, parce que ses hôtes se choisiraient d’autres aliments, d’autres boissons, chacun suivant son goût particulier. Il met son établissement sur un tel pied de diversité que chacun y trouve selon son goût ; ce qui donne une universalité comparative. Il ne peut pas être ici question de son habileté à choisir les hôtes mêmes dans l’intérêt d’une conversation réciproque et générale (qu’on appelle très bien encore du nom de goût, mais proprement raison dans son application au goût, et en tant que la raison diffère du goût). C’est ainsi que le sentiment organique a pu fournir, à l’aide d’un sens particulier, le nom d’un sentiment idéal, celui d’un choix d’une valeur affective universelle. — Un fait plus remarquable encore, c’est que l’habileté à reconnaître par les sens si quelque chose est un objet de jouissance d’un seul et même sujet (mais pas si son choix a une valeur universelle (sapor), ait même reçu le nom de sagesse (sapientia), par la raison probablement qu’un but absolument nécessaire n’a besoin d’aucune réflexion, d’aucun essai, mais qu’il se présente immédîatement dans l’âme comme par un goût de l’utile.

§ LXVII.

Le sublime (sublime) est la grandeur imposante (magnitudo reverenda) par l’étendue ou par le degré, qui attire (pour y proportionner ses forces), mais qui repousse en même temps de crainte de disparaître dans la comparaison de soi-même avec lui (par exemple le tonnerre sur notre tête, ou une montagne élevée et déserte). Dans cette situation, et bien qu’on soit en sûreté, on ramasse ses forces pour embrasser le phénomène, et l’appréhension de ne pouvoir atteindre à sa hauteur produit l’admiration (qui est un sentiment agréable résultant d’un triomphe continuel sur la douleur).

Le sublime est bien le contrepoids, mais non pas la contrepartie du beau ; la tentative et l’effort faits pour se mettre en état de saisir (apprehendere) l’objet éveille dans le sujet le sentiment de sa force et de sa grandeur propres ; mais l’expression de la pensée du sublime dans la description ou l’exposition peut et doit toujours être belle ; autrement, en effet, l’admiration devient du découragement ; sentiment qui diffère (beaucoup de l’admiration, qui est un jugement critique où l’on ne se rassasie pas d’admirer. La grandeur disproportionnée (magnitude monstrosa) est le colossal. Les écrivains qui ont voulu élever la grandeur immense de l'empire russe ont donc mal rencontré en disant qu'il est colossal, car il y a là un blâme; c'est-à-dire qu'il est trop grand pour être gouverné par un seul homme. — Un homme extravagant est celui qui a du penchant à se mêler à des événements dont le récit véritable ressemble à un roman.

Le sublime est donc non pas à la vérité un objet de goût, mais bien un objet d'émotion ; toutefois, l'expression du sublime par l'art dans la description et la décoration (par des décors accessoires, parerga) peut et doit être belle, parce qu'autrement elle est barbare, grossière et repoussante, et par là contraire au goût.

§ LXVIII.

Le goût renferme une tendance favorable aux dehors de la moralité.

Le goût (comme sens formel) tend à communiquer aux autres le sentiment du plaisir ou de la peine, et renferme une capacité, affectée de jouissance par cette commune situation d'éprouver une satisfaction (complacentia) partagée par d'autres. Or, la satisfaction qui peut être considérée non comme exclusivement propre au sujet sentant, mais comme susceptible d'être éprouvée par tout autre, c'est-à-dire comme universelle, attendu qu'elle doit contenir une nécessité (celle de cette satisfaction, par conséquent avoir un principe à priori qui permette \

204 DU SENTIMENT.

de la considérer ainsi, est une satisfaction qui s'attache à l'harmonie du plaisir du sujet avec le sentiment de tout autre, suivant une loi universelle qui doit résulter de la législation universelle du sentir, par conséquent de la raison; c'est-à-dire que le choix de cette satisfaction est soumis, quant à la forme, au principe du devoir. Le goût idéal a donc une tendance à l'amélioration extérieure de la moralité. — Rendre l'homme socialement meilleur ne signifie pas tout à fait le rendre moralement bon (le moraliser), mais l'y préparer par les efforts qu'il fait dans cette position pour plaire aux autres (afin d'en être aimé ou admiré). — En ce sens, on pourrait appeler le goût une moralité dans le phénomène extérieur, bien que cette expression, prise à la lettre, renferme une contradiction, puis-qu'être moralisé renferme Y apparence ou le dehors du bien moral et même un degré de ce bien, l'inclination à mettre déjà un prix au semblant de ce bien. § LXIX. Etre moralisé, avoir une bonne conduite, être poli, honnête (avec éloignement pour la grossièreté), n'est cependant que la condition négative du goût. La représentation de ces propriétés dans l'imagination peut être une espèce de représentation extérieurement intuitive d'un objet ou de sa propre personne avec goût, mais seulement pour deux sens, pour l'ouïe et la vue. Au contraire le mode de représentation discursif, par la parole parlée ou écrite, comprend deux arts où le goût peut se montrer : Y éloquence et la poésie. DU GOUT. 205

§ LXX.

Observations anthropologiques sur le goût. A DU GOUT DE LA MODE. L'homme est naturellement porté à se comparer dans sa conduite avec ceux de ses semblables qui ont quelque chose de plus expressif (c'est 1 inclination de l'enfant à l'égard des grandes personnes, de l'inférieur à l'égard du supérieur), et à prendre leurs manières. Une loi de cette imitation, pour ne pas paraître au-dessous des autres, même en ce qui n'est en rien nécessaire, s'appelle mode. La mode est donc une affaire de vanité, parce qu'elle n'a en vue aucune valeur intrinsèque; c'est même une folie, puisqu'elle renferme une violence qui fait que nous nous conduisons servilement par l'exemple que nous donne la multitude en société. Etre à la mode est une affaire de goût. Celui qui n'y est pas, qui suit un ancien usage, est du vieux temps; celui qui ne tient pas à être à la mode est un homme singulier. Mieux vaut cependant être extravagant avec la mode qu'en dehors d'elle, si toutefois on veut appeler de ce nom sévère cette vanité en général. Mais la fureur de la mode mérite réellement d'être appelée folie quand elle sacrifie k cette frivolité l'utilité véritable ou même des devoirs.—Toutes les modes sont déjà, d'après leur notion même, des genres de vie sujets au changement. Car, lorsque le jeu de l'imitation se fixe, l'imitation se convertit en usage, et le goût n'a plus rien à 206 DU SEtîTIMlENT.

y voir. La nouveauté est donc ce qui fait rechercher la mode. L'invention de toutes sortes de formes extérieures, quoique ces formes dégénèrent souvent en extravagance et quelquefois en laideur, résulte du ton donné par la cour, surtout par les dames, que d'autres s'empressent d'imiter ; .la mode se traîne encore longtemps après dans les ratogs inférieurs, quand déjà elle est abandonnée de ses inventeurs. — La mode n'est donc pas, à proprement parler, une affaire de goût (car elle peut être très contraire au goût) ; c'est la vanité' de trahcher, de paraître plus qu'on n'est, et le besoitt de se surpasser les uns les autres. — (Les élégants de la cour, autrement' dits les· petits-maîtres, sont des fanfarons.)

Au véritable goût, au goût idéal, s'allie la magnificence, quelque chose de sublime par conséquent, qui est enmême temps beau (comme un ciel magnifiquement étoile, où, si ce n'est pas trop desoendre, une basilique de Saint-Pierre à Rome), ta pompe, un vain étalage pour la vue, peut encore s'allier au goût}· mais pas1 sans répugnance de la part du dernier, par la raison que la pompe1 est faite pour les grande? ma»" ses, qui comprennent beaucoup de peuple, et que le goût du peuple, peu délicat, demande plus de sensation physique que de capacité de juger. DU GOUT. 207

?

Du GOUT DE L'ART. Je ne considère ici que les arts de la parole, Yéfo* quence et la poésie, parce qu'ils appartiennent à une disposition de l'âme qui la porte immédiatement à agir, et trouve ainsi sa place dans une anthropologie pratique, où Ton cherche à connaître l'homme d'après ce qu'il convient qu'il fasse. On appelle esprit le principe vivifiant de l'âme par des idées, — Le goût est une simple faculté régulatrice· du jugement critique, en ce qui touche la forme, dans la Raison du divers par l'imagination, tandis que l'esprit est la facul-tié créatrice que possède la raison de donner à priori à l'imagination un modèle pour chaque forme. L'esprit crée des idées, le goût les soumet à la forme, suivant les lois de l'imagination productive, et devient ainsi la fkculté de former (fingendi) originalement (sans imiter). Une œuvre composée avec esprit et avec goût, peut en général s'appeler poétique; c'est un produit des beaux-arts. Il peut tomber sous les sens immédiatement par le moyen de la vue ou de l'ouïe, quelle que soit l'espèce d'art poétique {poe-tica in sensu lato) que l'art produit, que ce soit la peinture, Part des jardins, l'architecture ou la musique et l'art des vers (poetica in sensu stricto). Mais 1&poésie, par opposition à Y éloquence, ne diffère de celle-ci que par la subordination réciproque de l'entendement et de la sensibilité, en ce sens que la poésie est un jeu 208 DU SENTIMENT.

de la sensibilité ordonné par l'entendement, tandis que l'éloquence est une affaire de l'entendement animée par la sensibilité; mais l'orateur et le poëte (dans le sens large) sont des poètes, et produisent d'eux-mêmes dans leur imagination de nouvelles formes (des compositions du sensible) (1). La faculté poétique est une capacité pour l'art, et forme par son union avec le goût un talent pour les beaux-arts. Elle poursuit en partie l'illusion (quoique douce, souvent même indirectement salutaire); elle ne peut manquer, d'avoir une grande (et souvent funeste) action dans la vie. — Il est donc bien inutile de soulever des questions et de faire des observations sur le caractère du poëte, sur l'influence qu'il reçoit de son art et qu'il exerce par là sur autrui. Pourquoi, parmi les beaux-arts (qui tiennent au

(i) La nouveauté de l'exposition d'une notion est une exigence capitale des beaux-arts de la part du poëte, alors même que la notion ne serait pas nouvelle. — Voici pour l'entendement (abstraction faite du goût) les expressions qui indiquent l'accroissement de nos connaissances par une nouvelle perception : — Découvrir quelque chose, percevoir pour la première fois ce qui existait déjà, par exemple l'Amérique, la force magnétique qui se dirige vers les pôles, l'électricité atmosphérique. — Inventer quelque chose (qui n'existait pas encore, le réaliser), par exemple le compas, l'aérostat. — Trouver quelque chose, retrouver par la recherche ce qui était perdu. — Imaginer et concevoir (par exemple des instruments pour des artistes, des machines).— Feindre avec la conscience de présenter comme vrai ce qui ne l'est pas, comme dans les romans, quand on ne le fait que par forme d'entretien. — Mais donner une fiction pour une vérité, c'est mentir.

Turpiter atrum desinit in piscem formosa superne. Horat. langage) la poésie l’emporte-t-elle sur l’éloquence, quoique le but soit le même ? — Parce qu’elle est en même temps de la musique (qu’elle est susceptible d’être chantée) et qu’elle a un ton, une expression (Laut) agréable par elle seule, ce que n’a pas le simple langage. L’éloquence même emprunte de la poésie un genre d’expression qui se rapproche du ton, je veux dire l’accent, à défaut duquel le discours manquerait des intervalles nécessaires au repos et à l’animation dans le discours. La poésie l’emporte non seulement sur l’éloquence, mais encore sur tous les autres beaux-arts : sur la peinture (à laquelle il faut rattacher la sculpture) et même sur la musique. Cette dernière n’est effectivement un bel art (et pas seulement un art agréable) que parce qu’elle sert de véhicule à la poésie. Aussi y a-t-il moins d’hommes superficiels (impropres aux affaires) parmi les poëtes que parmi les musiciens, par la raison que les premiers parlent aussi à l’entendement, et les seconds aux sens seulement. — Un bon poëme est le moyen le plus puissant d’animer l’esprit. — Ce n’est pas uniquement du poëte, mais de tout homme doué de quelque talent pour les beaux-arts qu’on peut dire qu’il faut être né pour cela, et qu’on ne peut y atteindre par le travail et l’imitation. L’artiste a également besoin, pour réussir dans son travail, d’une humeur heureuse qui le saisisse et l’inspire subitement (ce qui l’a fait appeler vates), parce que tout ce qui est fait d’autorité et suivant des règles manque d’esprit (est servile). Or un produit des beaux-arts ne demande pas seulement du goût, lequel peut être fondé sur l’imitation, mais encore de l’originalité de pensée ; et cette originalité est appelée esprit, parce qu’elle s’inspire d’elle-même. — Le peintre de la nature, qu’il se serve du pinceau ou de la plume (que dans ce dernier cas il écrive en prose ou en vers), n’est pas un esprit créateur (der schone Geist), parce qu’il ne fait qu’imiter ; le peintre des idées seul est le maître des beaux-arts.

Pourquoi entend-on ordinairement par poëte celui qui compose en vers, c’est-à-dire qui fait un discours scandé (débité en cadence, comme de la musique) ? C’est que, annonçant une œuvre d’art, il se présente avec une solennité qui doit satisfaire le goût le plus délicat (quant à la forme) ; autrement ce ne serait pas beau. — Mais comme cette solennité est exigée le plus souvent pour la belle expression du sublime, Hugue Blair l’a appelée « de la prose en délire » lorsqu’elle affecte cette solennité sans prendre la forme du vers. — D’un autre côté aussi, toute composition en vers n’est pas poésie ; c’est ce qui arrive si elle manque d’esprit.

Pourquoi la rime, si elle termine heureusement la pensée, est-elle dans les vers des poëtes modernes une exigence du goût pour notre partie du monde ? Pourquoi au contraire répugne-t-elle dans les vers de l’antiquité, à tel point, d’une part, que des vers non rimée, en allemand, par exemple, plaisent peu, et que d’un, autre côté des vers latins de Virgile mis en rimes sont encore moins supportables ? Cela tient sans doute à ce que la prosodie était déterminée chez les anciens DU GOUT. 211

poëtes classiques, tandis quelle manque en grande partie dans les langues modernes, et qu’alors l’oreille est comme indemnisée par la rime qui termine le vers par une conçonnance avec le précédent. Dans un discours solennel en prose, une rime qui tomberait par hasard entre deux propositions~serait déplacée. D’où vient la licence poétique, qui n’est cependant pas accordée à l’orateur, de manquer çà et là aux lois du langage? C’est sans doute afin qu’il ne soit pas trop empêché par la loi de la forme d’exprimer une grande pensée. Pourquoi un poëme médiocre est-il insupportable, tandis qu’un discours médiocre se tolère encore? La raison parait en être que la solennité du ton dans toute production poétique produit une grande attente, et que cette attente n’étant pas satisfaite comme d’habitude, la chute est plus grande encore qu’elle ne le serait si la composition était en prose. — La conclusion d’un poëme par un vers qui peut faire sentence produit une satisfaction d’arrière-goût, qui abrège l’insipidité de ce qui précède ; l’art du poète y est donc intéressé. Si la veine poétique tarit dans un siècle où les sciences promettent toujours à un bon esprit une bonne santé et de l’activité dans les affaires, c’est que la beauté est une fleur, et la science un fruit. C’est-à-dire que la poésie doit être un art libre, qui, par sa diversité même, demande de la légèreté, et qu’à notre époque cette légèreté de sens (et avec raison) disparaît. C’est encore que l’habitude d’avancer toujours 212 DU SENTIMENT.

dans cette voie des sciences entraîne également de la légèreté. La poésie, qui veut pour toutes ses productions de l'originalité et de la nouveauté (et il faut pour cela de l'agilité), est donc peu en harmonie avec le siècle, excepté peut-être dans le genre caustique, telles que des épigrammes et des xénies, mais où il y a plus de gravité encore que d'enjouement. Si les poètes ne font pas fortune comme des avocats et d'autres savants de profession, cela tient déjà au tempérament qui doit être inné au poète, et qui le porte à jouer agréablement avec la pensée. Mais une propriété concernant le caractère, celle de n'avoir pas de caractère, d'être au contraire inconstant, capricieux et incertain (sans méchanceté), de se faire malicieusement des ennemis, sans toutefois haïr personne, de railler son ami d'une manière piquante, sans vouloir lui faire de mal, cette propriété, disons-nous, tient à une disposition innée en partie, et qui domine le jugement pratique, celle de ïesprit compliqué. § LXXI. Du luxe. Le luxe (iuxus) est l'excès du bien-être social dépensé avec goût dans une commune existence (il est donc contraire à la prospérité publique). Cet excès, s'il est dépourvu de goût, est la débauche publique (luxuries). — Si l'on considère ces deux sortes d'effets, on trouve que le luxe est une dépense superflue DU LUXE. 213

qui rend pauvre, et que la débauche en est une qui rend malade. La première, cependant, peut s'allier encore avec la culture progressive du peuple (dans l'art et la science) ; la seconde, rassasiée de jouissances, amène enfin le dégoût. Toutes deux sont plus vaines (de briller au dehors) qu'égoïstes ; la première veut se faire remarquer par l'élégance (comme aux bals et aux spectacles) et passer pour l'idéal du goût; la seconde par l'abondance et la variété qu'elle offre au sens du palais (le goût physique, comme, par exemple, au banquet d'un lord-maire). — C'est une question dont la solution serait ici déplacée, que de savoir si le gouvernement a le droit de restreindre par des lois ces deux sortes de dépenses. Mais les beaux-arts et les arts d'agrément, qui contribuent à l'affaiblissement du peuple, pour le rendre plus facile à gouverner, s'opposeraient au dessein qu'un gouvernement pourrait avoir d'introduire dans le pays une rudesse Spartiate. Un genre de vie convenable est la conformité du bien-être avec la sociabilité (avec le goût par conséquent). D'où l'on voit que le luxe est contraire à une conduite raisonnable, et que l'expression : « il sait vivre, » en parlant d'un homme opulent ou considérable, signifie l'habileté de son choix dans les jouissances sociales, jouissances qui comprennent la tempérance ^sobriété), rendent le plaisir doublement profitable, et n'en compromettent pas la durée. D'où Ton voit encore que le luxe, qui peut être reproché non pas à la vie domestique, mais seulement à 214 DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.

la vie publique, le rapport du citoyen à la tûdété, rapport qui Concerne la liberté dans la tendance rivale à prendre en tous cas sur l'utile pour embellir sa personne ou ses choses (dans des fêtes, des noces et des funérailles, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on ait atteint le bon ton de la société commune), serait difficilement réglé par des lois somptuaires. Le luxe a cependant cet avantage d'encourager lés arts et de rendre ainsi à la société les frais que pourrait lui avoir coûtés une semblable dépense.

LIVRE TROISIÈME

DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.

§ LXXIÏ.

Le désir {appetitio) est la détermination spontanée de la force d'un sujet par la représentation de quelque chose d'avenir, comme effet possible de cette force. Le désir sensible habituel s'appelle inclination. Le désir sans application de la force à la production de l'objet est le vœu. Le vœu peut avoir pour objet des choses que le sujet se sent personnellement incapable de se procurer, et alors il est vain (inactif). Le vœu stérile de pouvoir anéantir le temps qui sépare le désir de la possession est impatience (Sehnsucht). Le désir indéterminé {appetitio vaga) par rapport à l'objet, et qui DES ÉMOTIONS ET DE LA PASSION. 215

porte seulement le sujet à sortir de son état présent, sans savoir lequel prendre, peut s’appeler un vœu capricieux (que rien ne satisfait). L’inclination peu ou point disciplinable par la raison du sujet est passion. Le sentiment d’un plaisir ou d’une peine actuelle, qui ne permet pas dans le sujet la réflexion (la représentation rationnelle si l’on doit s’y abandonner ou y résister), est l’émotion. C’est toujours une maladie de l’âme que d’être sujet aux émotions et aux passions, parce que dans les deux cas la raison est sans empire. Même degré de violence de part et d’autre. Mais il y a une différence essentielle pour la qualité entre ces deux états de l’âme, tant pour la manière de les prévenir que pour celle de les guérir; ce qui serait l’affaire du médecin spirituel.

§ LXXIII.

De l’opposition des émotions et de la passion.

L’émotion est une surprise de l’âme par la sensation, qui ôte l’empire sur soi-même {animus sui compos). Elle est donc précipitée, c’est-à-dire qu’elle s’élève rapidement à un degré tel de sentiment que la réflexion en devient impossible (il y a étourderie). — L’absence d’émotion, sans du reste qu’il y ait diminution de la force des mobiles d’action est le flegme, dans la bonne acception du mot; ce qui constitue cette qualité de l’homme courageux (animi strenui) de ne point se laisser priver de la réflexion par la violence des émotions. 216 DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.

Ce que l'émotion de la colère ne fait pas dans le moment de l'exaspération, elle ne le fait pas du tout; de plus, elle l'oublie aisément. Mais la passion de la haine prend son temps pour s'enraciner profondément et pour penser à son ennemi. — Un père, un instituteur ne peuvent pas punir s'ils n'ont pas eu seulement la patience d'entendre l'excuse (je ne dis pas la justification ). — Engagez celui qui vient en colère vous trouver dans votre chambre pour vous dire de gros mots dans son emportement, engagez-le poliment à s'asseoir; si cela vous réussit, ses injures seront déjà moins violentes, parce que la commodité d'être assis est une absence de tension [musculaire] qui va mal avec les gestes menaçants et les cris dans la station. La passion au contraire (comme disposition de l'âme appartenant à la faculté appétitive) se donne le temps, si violente qu'elle puisse être, d'atteindre sa fin; elle est réfléchie. — L'émotion agit comme une eau qui rompt la digue ; la passion comme un torrent qui se creuse un lit de plus en plus profond. L'émotion agit sur la santé comme un coup de sang; la passion comme une phthisie ou une consomption. — L'émotion est comme une ivresse qu'on cuVe, quoiqu'un mal de tête s'en suive; mais la passion est comme une maladie résultant de l'absorption d'un poison ou d'une constitution viciée, qui a besoin d'un médecin interne ou externe de l'âme, capable sinon de la guérir tout à fait, ce qui est très difficile, du moins de lui administrer des palliatifs. Où il y a beaucoup d'émotion il y a ordinairement DES ÉMOTIONS ET DE LA PASSION. 217

peu de passion; comme chez les Français, dont la vivacité est très mobile, en comparaison des Italiens et des Espagnols (ainsi que des Indiens et des Chinois), qui couvent leur vengeance dans la rancune, ou s'opi-niâtrent dans leur amour jusqu'à l'égarement. — Les émotions sont loyales et ouvertes; les passions sont rusées et dissimulées. Les Chinois reprochent aux Anglais d'être impétueux et violents « comme les Tar-tares, » et les Anglais reprochent aux Chinois d'être des fourbes consommés (mais tranquilles), qui ne se laissent pas troubler par ce reproche. — L'émotfon est comme une ivresse qui se cuve; la passion comme une démence qui s'attache à une représentation de plus en plus profonde. — Celui qui aime peut encore y voir, mais Y amoureux fou est nécessairement aveugle sur les défauts de l'objet aimé, bien que, huit jours après le mariage, il recouvre ordinairement la vue.— Celui qui est sujet à une émotion comme à un accès de frénésie, si bon que soit son naturel, est cependant semblable à un aliéné; mais comme il se repent aussi très promptement, ce n'est qu'un paroxysme qu'on peut appeler étourderie. Plusieurs désirent pouvoir entrer en colère, et Socrate doutait s'il ne serait pas bon parfois de s'irriter. Mais il semble contradictoire d'avoir assez d'empire sur son émotion pour qu'il soit possible de refléchir de sang-froid si l'on doit ou non se mettre en colère. — Personne au contraire ne se souhaite une passion. Qui pourrait en effet vouloir être enchaîné quand il peut être libre? Î18 DE LA FACULTÉ APPÉTITÏVE.

§ LXXIV. Des émotions en particulier.

A DU GOUVERNEMENT DE L'AME PAR RAPPORT AUX ÉMOTION». Le principe de Y apathie, qui veut que le sage ne soit jamais ému, pas même de compassion pour les maux de son meilleur ami, est un principe de l'école stoïque tout à fait juste et d'une moralité sublime ; l'émotion, en effet, rend (plus ou moins) aveugle. — C'est cependant sagesse de la part de la nature d'avoir mis en nous une disposition à la sympathie, pour tenir provisoirement les rênes en attendant que la raison ail acquis la force nécessaire; c'est ajouter aux mobiles moraux pour le bien ceux d'un attrait pathologique (sensible), comme un supplément à ce qui pourrait manquer à la raison pour déterminer la volonté. Car, au demeurant, l'émotion, considérée en elle-même, est toujours imprudente; elle se rend incapable de poursuivre ses propres fins, et il n'est pas sage de la faire naître en soi de propos délibéré. — La raison peut néanmoins, dans la représentation du bien moral par la liaison de ses idées avec des intuitions (des exemples) qui leur sont soumises, produire une excitation de la volonté (dans un discours religieux ou même politique au peuple, ou dans une apostrophe adressée à soi· même), et par IL· échauffer l'âme. Elle agit alors, non oomme un effet* mais comme une cause d'une émotion pour le bienDans ce cas, la raison tient toujours les rênes, et l’enthousiasme de la bonne résolution est opéré, mais il doit être positivement attribué à la faculté appétitive et non à l’émotion, comme sentiment physique supérieur.

Le don naturel d’une apathie compatible avec une force d’âme suffisante, est, comme on l’a dit, flegme heureux (dans le sens moral). Celui qui en est doué n’est pas précisément un sage, mais il a cet avantage naturel de pouvoir le devenir plus facilement qu’un autre.

En général, ce n’est pas la force d’un certain sentiment qui constitue l’état d’émotion ; c’est le défaut de réflexion, qui ne permet pas de comparer (dans un état donné) ce sentiment avec la somme de tous les sentiments (de plaisir ou de peine). Le riche auquel son serviteur casse, par maladresse, un vase de cristal d’une beauté rare, ne tiendrait aucun compte de cet accident s’il comparait cette perte d’une seule jouissance avec la multitude de tous les agréments que lui procure son heureuse situation de fortune. Mais il s’abandonne tout entier à ce sentiment de douleur (sans faire promptement ce calcul dans sa pensée) ; est-il donc étonnant qu’il prenne la chose aussi à cœur que si toute sa fortune était perdue ? 220 DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.

§ LXXV. ? DES DIFFÉRENTES SORTES D'ÉMOTIONS. Le sentiment qui porte le sujet à rester dans l'état où il est, est un sentiment agréable; celui qui le porte à Y abandonner est désagréable (1). Le premier de ces sentiments, uni à la conscience, s'appelle plaisir {vo* luptas), le second peine (tœdium). Comme émotion, le premier prend le nom de joie, le second celui de tristesse. — Une joie excessive (qui n'est tempérée par le souci d'aucun chagrin) et la tristesse sans contrepoids (qui n'est allégée par aucune espérance), le chagrin "sont des émotions qui menacent l'existence. Cependant la statistique des décès prouve qu'un plus grand nombre d'hommes meurent subitement sous l'impression de la joie que sous celle de la tristesse, parce que Yespérance, comme émotion, se laisse emporter par une perspective inattendue d'un bonheur incommensurable que l'âme se promet sans restriction, ce qui porte l'émotion jusqu'à l'étouffement. Au contraire le chagrin, dans ses appréhensions continuelles même, est cependant toujours combattu par l'âme, et n'est mortel qu'à la longue. L'effroi est la crainte subite qui jette l'âme hors d'elle-même. Le saisissement, qui surprend (mais sans

(l)Comp. §LXX. DES ESPÈCES D'ÉMOTIONS. 221

effrayer) et qui excite l'âme à se recueillir pour la réflexion, a quelque chose qui ressemble à l'effroi; il porte à Y admiration (qui déjà comprend en soi de la réflexion). L'homme expérimenté n'admire pas facilement; mais il appartient à la nature de l'art de représenter l'habituel de telle façon qu'il devienne frappant. La colère est en même temps un effroi qui excite tout à coup les forces à résister au mal. La crainte d'un objet qui menacerait d'un mal indéterminé est de Yanriété. On peut éprouver de l'anxiété sans la rapporter à aucun objet particulier comme à la cause possible d'un mai : un serrement de cœur n'a que des causes purement subjectives (c'est un état maladif). La honte est un trouble occasionné par la crainte du mépris possible d'une personne présente, et, comme telle, une émotion. On peut d'ailleurs rougir sensiblement en l'absence de celui qui fait rougir; alors il n'y a pas émotion; c'est, comme le chagrin, une passion accompagnée du mépris de soi-même, mais qui tourmente vainement. La honte au contraire, comme émotion, doit saisir subitement. Les émotions sont en général des accès maladifs (des symptômes), et peuvent se diviser (par analogie avec le système de Brown) en émotions sthêniques ou par excès de force, et en émotions asthéniques ou par faiblesse. Les premières sont produites par une cause qui excite la force vitale, mais qui par là même l'épuisé souvent; les secondes par une cause qui relâche la même force vitale, mais aussi qui en prépare le rétablissement. — Le rire accompagné d'émotion 222 DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.

est une bonne humeur convulsive. Pleurer avec la sensation douloureuse d'une colère impuissante contre le sort, ou contre d'autres hommes, par exemple pour une offense reçue, c'est lamentation (Weh-muth). Mais le rire et le pleurer tendent à rétablir le calme dans l'âme; ce sont des manières de délivrer la force vitale d'un obstacle par des épanchements (on peut même rire jusqu'aux larmes, quand on rit jusqu'à épuisement). Rire est dun homme, pleurer est dune femme (de la femme dans l'homme). On peut toutefois pardonner Yenvie de pleurer, surtout par suite d'une sympathie généreuse mais impuissante pour l'infortune d'autrui, à l'homme qui a les larmes aux yeux sans qu'il les laisse couler, surtout si elles ne sont pas accompagnées de sanglots et ne forment pas ainsi une musique désagréable. § LXXVI. De la crainte et de l'Intrépidité. L'inquiétude, l'augoisse, la frayeur, l'épouvante, sont des degrés de la crainte, c'est-à-dire de l'aversion pour le danger. Le recueillement de l'âme pour surmonter le danger avec réflexion, est courage. La force du sens intime (ataraxia), qui empêche d'être facile-ment saisi de crainte, est Y intrépidité. L'absence du courage est poltronnerie (1), l'absence de l'intrépidité est timidité.

(1) Le mot poltron (qui vient de poilex truncatus) a été donné dans la basse latinité avec murcus, et signifie un homme qui s'est coupé le pouce pour être dispensé du service militaire. DE ?? CRAINTE ET DU COURAGE. 223

Est courageux celui qui ne craint pas. A du cœur celui qui, par réflexion, ne recule pas devant le péril ; est intrépide celui dont le courage est ami du danger. Est téméraire l'homme irréfléchi qui s'expose au danger sans le connaître. Est hardi celui qui le brave tout en le connaissant ; d'une hardiesse insensée celui qui, dans l'impossibilité visible d'atteindre son but, s'expose au plus grand péril (comme Charles XII à Bender). Les Turcs appellent leurs braves (peut-être ceux qui le sont par l'effet de l'opium) des fous. La poltronnerie est donc une lâcheté déshonorante. La peur n'est pas une disposition habituelle à tomber facilement dans la crainte, car cette disposition est la timidité, mais c'est simplement un état et une disposition accidentelle, dépendant en grande partie de causes purement physiques, à ne pas se sentir assez préparé contre un danger subit. Le sang peut bien s'arrêter un instant dans la ventricule du cœur chez un capitaine qui est en robe de chambre lorsqu'il reçoit la nouvelle inattendue de l'approche de l'ennemi ; et le médecin d'un général avait remarqué que lorsque celui-ci avait des aigreurs dans l'estomac, il était peu courageux et timide. La bravoure n'est qu'une affaire de tempérament. Mais le courage repose sur des principes; c'est une vertu. La raison apporte alors à l'homme décidé une force que la nature lui refuse quelquefois. La frayeur dans le combat produit même des évacuations salutaires, qui ont donné naissance à une raillerie proverbiale (de ne pas avoir le cœur à droite); mais on prétend avoir remarqué que les matelots qui, à l’appel au combat, se hâtent d’aller au cabinet d’aisances, sont ensuite les plus courageux à la bataille. La même chose s’observe dans le héron lorsqu’il s’apprête à recevoir l’attaque du faucon qui plane au-dessus de lui dans les airs.

La patience n’est donc pas du courage. C’est une vertu de femme, parce qu’elle ne donne pas la force de résister ; elle espère rendre insensible la souffrance (l’endurance) par l’habitude. Celui qui crie sous le scalpel du chirurgien, ou dans les douleurs de la goutte et de la pierre, n’est pas pour cette raison et dans cet état un poltron ou un efféminé ; c’est comme l’imprécation qui échappe, lorsqu’on s’achoppe en marchant contre un caillou qui se trouve sur le chemin (avec le gros orteil, d’où est venu le mot hallucinari) ; elle est plutôt l’expression de la colère, que tend à dissiper en criant l’action du sang dans le cœur. — Les Indiens d’Amérique font preuve d’une patience singulière ; quand ils sont investis, ils jettent leurs armes, et, sans demander grâce, se laissent massacrer. Montrent-ils en cela plus de courage que les Européens qui se défendent, en pareil cas, jusqu’au dernier homme ? Je n’y vois qu’une ostentation barbare, dans le but de conserver à sa tribu l’honneur de ne pas pouvoir être contraint par l’ennemi à pousser des plaintes et des gémissements comme des témoignages de soumission.

Le courage, comme émotion (en tant donc qu’il participe de la sensibilité), peut aussi être excité par la raison et prendre le caractère d’une véritable intréDE LA CRAINTE ET DU COURAGE. 225

pidité (force de vertu). Ne pas se laisser intimider par de légères provocations, ni par des railleries sarcas-tiques, aiguisées avec esprit, ce qui les rend d'autant plus dangereuses, lors surtout quelles roulent sur ce qui est honorable , mais au contraire poursuivre fermement sa marche, c'est là un courage moral que ne possèdent pas un grand nombre de ceux qui montrent de la bravoure dans un combat ou dans un duel. Gela • tient à la résolution de tenter quelque chose de commandé par le devoir, au risque même d'en être raillé, ce qui est un haut degré de courage, parce que Y attachement à l'honneur est inséparable de la vertu, et que celui qui est d'ailleurs suffisamment affermi contre la violence ne se sent cependant pas souvent au-dessus de la moquerie, lorsqu'on lui conteste, en ricanant, cette prétention à l'honneur. La contenance qui donne une apparence extérieure de courage en ne s'attribuant aucune estime en comparaison d'autrui, s'appelle assurance, par opposition à la timidité, espèce de crainte de ne pas paraître avantageusement aux yeux d'autrui. — L'assurance, comme juste confiance en soi-même, ne peut pas être blâmée. Mais cette autre assurance (1) dans le main-

Ci) Ce mot, en allemand, devrait s'écrire proprement Draeustig-*e*f, de Draeuen ou Drohen, et non Dreistigkeit, parce qne le ton on même la mine d'un tel homme fait penser aux autres qu'il pourrait aussi bien être grossier. C'est ainsi qu'on écrit liederlich pour luederlich, quoique le premier indique un homme malin, folâtre, mais pas intraitable et de bon cœur d'ailleurs; et le second, un homme repoussé, qui inspire aux autres de l'aversion (du mot tien, qui donne à une personne l’air de l’indifférence à l’endroit du jugement d’autrui sur soi, est de l’effronterie, de l’impudence, tout au moins un défaut de modestie ; ce n’est donc pas du courage, dans le sens moral du mot.

Pour ce qui est de savoir si le suicide suppose aussi du courage, ou s’il n’est jamais que faiblesse, c’est là non une question de morale, mais de psychologie. Quand il a lieu uniquement pour ne pas survivre à l’honneur, par conséquent par colère, il semble être du courage ; mais s’il est dû à un défaut de patience dans la souffrance, par suite d’une tristesse qui a épuisé dès longtemps toute patience, c’est alors un découragement. Il semble à l’homme qu’il y a de l’héroïsme à regarder la mort en face sans la craindre, lorsqu’il ne peut aimer plus longtemps la vie. Mais si, craignant la mort, il ne peut cependant pas cesser d’aimer la vie à tout prix, et qu’il faille un trouble de l’âme occasionné par l’angoisse pour se décider au suicide, alors il y a lâcheté, puisqu’on ne peut supporter plus longtemps les peines de la vie. — Le mode de suicide fait connaître, jusqu’à un certain point, cette différence de disposition intérieure. Si le moyen d’exécution est subit et doit occasionner la mort sans qu’il y ait chance de salut, comme, par exemple, un coup de pistolet, ou (comme un grand monarque qui, au ces où il serait fait prisonnier, portait sur lui à la guerre) un sublimé violent, ou l’immersion dans une eau profonde les poches remplies de pierres, alors on ne peut contester au suicidé du courage. Mais s’il y a stranDE LA CRAINTE ET DU COURAGE. 227

gulation, poison ordinaire, section de la gorge, comme la corde peut être coupée par un autre, que le poison peut être évacué par l'effet d'une médecine, et la plaie de la gorge guérie, dans toutes ces manières d'attenter à sa vie, si le suicidé est sauvé, il n'en est ordinairement pas fâché, et n'y revient plus. Alors il y a lâche désespoir, résultat de la faiblesse, et non détermination vigoureuse, qui demande encore pour cette action une certaine force d'âme. Ce ne sont pas toujours des âmes méprisables et sans valeur qui se décident à jeter ainsi le fardeau de la vie; il est rare, au contraire, que les hommes qui n'ont aucun sentiment du véritable honneur soient portés à cette action. — Cependant, comme elle est toujours épouvantable, et que l'homme se rend ainsi monstrueux, il est remarquable que, dans les temps d'injustice publique et réputée légale d'un état révolutionnaire (par exemple à l'époque du Comité du salut public de la République française), des hommes honorables (tel que Roland) aient cherché à prévenir l'exécution légale par un suicide qu'ils auraient certainement réprouvé sous un régime constitutionnel. La raison en est qu'il y a toujours quelque chose de déshonorant dans une exécution légale, parce que c'est une peine, et que si l'exécution est injuste, celui qui est victime de la loi ne regardera pas cette peine comme méritée. Mais cela prouve qu'une fois condamné à mort, cette victime préfère mourir en homme libre et se tue lui-même. C'est pour la même raison que des tyrans (tel que Néron) donnaient, comme une preuve de faveur, la permission aux condamnés de se faire mourir, parce qu’il y avait ainsi plus d’honneur. — Mais je n’entends point justifier la moralité de l’acte.

Le courage du guerrier est encore très différent de celui du duelliste, quoique le duel soit considéré avec indulgence par le gouvernement, et que le châtiment personnel d’une offense soit à l’armée une affaire d’honneur dont le chef ne se mêle point, sans, du reste, que cette satisfaction exigée soit ouvertement permise par la loi. — L’indulgence d’un souverain pour le duel est un principe affreux, qui manque de réflexion ; car il y a aussi des vauriens qui mettent leur vie en jeu pour valoir quelque chose, et qui sont réputés incapables de s’exposer pour la défense de la patrie.

L’intrépidité est un courage légitime, qui ne craint pas la perte de la vie lorsqu’il s’agit d’obéir au devoir. Elle n’est pas seulement un défaut de crainte, elle doit encore être accompagnée de l’assentiment moral de la conscience (mens conscia recti, comme dans le chevalier Bayard, sans peur et sans reproche).

§ LXXVII.

Des émotions qui s’affaiblissent elles-mêmes par rapport à leur fin (Impotentes animi motus).

Les émotions de la colère et de la honte ont cela de propre qu’elles s’affaiblissent elles-mêmes à l’égard de leur fin. Ce sont des sentiments d’un mal subitement DES ÉMOTIONS QUI S AFFAIBLISSENT. 229

produit, mais qui, par leur violence, rendent en même temps incapables de l'éviter. Lequel est le plus à craindre, de celui qui pâlit dans une forte colère, ou de celui qui rougit! Le premier est plus à redouter dans le moment ; l'autre le sera bien davantage par la suite (à cause de la vengeance). Dans le premier de ces états, l'homme hors de soi a peur de lui-même ; il craint d'être poussé par la violence à faire de ses forces un usage qu'il pourrait regretter ensuite. Dans le second, cette crainte se convertit tout à coup en l'appréhension que la conscience de son impuissance à se défendre soi-même ne puisse être aperçue. Ces deux états, s'iJs peuvent éclater par un rapide saisissement de l'âme, ne sont pas préjudiciables à la santé; mais s'il en est autrement , outre qu'ils mettent la vie même en péril, ils laissent après eux, quand l'explosion est comprimée, une rancune, c'est-à-dire une humiliation de ne s'être pas bien vengé, humiliation qui peut être évitée si l'explosion en paroles au moins a été possible. Hais ces deux sortes d'émotions sont de nature à rendre muets, et à paraître ainsi sous un jour défavorable. Vemportement peut bien être corrigé par uue discipline intérieure de l'âme; mais la faiblesse d'un sentiment d'honneur excessivement délicat dans la honte n'est pas aussi facile à maîtriser. En effet, comme le dit Hume (qui avait eu lui-même cette faiblesse, — la timidité à parler en public), la première tentative de hardiesse, si elle échoue, rend encore plus timide, et il n’y a pas d’autre moyen, si ce n’est, en commençant par l’entourage des personnes dont le jugement importe peu, de se placer insensiblement au-dessus de l’importance présumée du jugement des autres sur nous, et de se mettre en cela sur le pied de l’égalité avec elles. L’habitude de procéder ainsi amène la candeur, qui est également éloignée et de la timidité et d’une hardiesse insolente.

Nous sympathisons sans doute avec la pudeur des autres, comme avec une douleur, mais non pas avec leur colère lorsqu’ils se mettent en colère en nous racontant leur penchant pour cette émotion ; car, en face de celui qui se trouve dans cet état, l’auditeur du récit (d’une offense soufferte) n’est pas lui-même en sûreté.

La surprise (l’embarras de se trouver dans l’inattendu) est une excitation du sentiment qui a pour effet immédiat d’entraver le jeu naturel des pensées, qui est désagréable par conséquent ; mais elle produit ensuite une abondance de pensées pour la représentation inattendue, et devient dès lors une excitation d’autant plus efficace et plus agréable. Cette émotion s’appelle plutôt étonnement lorsqu’on est incertain s’il y a veille ou sommeil dans la perception. Un novice dans le monde s’étonne de tout ; mais celui qui est familiarisé avec le cours des choses par une grande expérience se fait un principe de ne s’étonner de rien (nihil admirari). Celui-là, au contraire, qui, contemplant d’un regard réfléchi et scrutateur l’ordre de la nature dans sa grande diversité, rencontre une sagesse à laquelle il ne s’attendait pas, tombe dans l’étonnement, dans une admiration à laquelle on ne peut pas s’arracher (on ne peut pas s’étonner assez) ; mais cette émotion est alors excitée par la raison, et une sorte de frisson sacré se fait sentir à la vue de l’abîme du surnaturel, ouvert sous ses pas.

§ LXXVIII.

Des émotions à l’aide desquelles la nature procure mécaniquement la santé.

La santé est mécaniquement favorisée par quelques émotions. De ce nombre sont le rire et le pleurer. La colère, si elle est nécessaire pour reprendre vigoureusement (sans cependant qu’il y ait à craindre de la résistance), est aussi un moyen passablement sûr de digérer, et beaucoup de mères de famille n’ont pas d’autre exercice dans leur intérieur que les impatiences occasionnées par leurs enfants et leurs domestiques. Si enfants et domestiques prennent bien la chose, une agréable lassitude de la force vitale se répand uniformément dans toute la machine ; mais ce moyen n’est pas sans danger, à cause de la résistance possible de cet entourage domestique.

Le rire franc et satisfait (et non le rire dissimulé, mêlé d’amertume) est au contraire agréable et salutaire ; tel est celui qu’on aurait recommandé à ce roi de Perse, qui proposa une récompense à quiconque inventerait un nouvel amusement. — La respiration saccadée (en quelque manière convulsive) de l’air (dont l’éternuement n’est qu’un petit, mais vivifiant effet, quand le bruit peut se faire entendre librement), fortifie le sentiment de la force vitale par le mouvement salutaire du diaphragme. Que ce soit donc un gros bouffon (arlequin) qui nous fasse rire, ou quelque bon compagnon d’une société joyeuse, qui, sans avoir l’air d’y toucher et sans prendre part à la gaieté des autres, mais avec une apparente simplicité, vienne à tromper subitement l’attente en arrêt (comme on lâche une corde tendue), alors le rire est toujours une pandiculation des muscles qui président à la digestion ; et cette fonction se trouve bien plus favorisée par laque par toute la sagesse du médecin. Une grosse bêtise d’un jugement qui s’égare peut — mais aux dépens du prétendu sage — produire le même effet[29].

Le pleurer, qui est une respiration entrecoupée de sanglots (convulsive), lorsqu’il est accompagné d’un torrent de larmes, est en quelque sorte, comme moyen de soulager la douleur, une précaution de la nature pour la santé ; et une veuve qui, comme on dit, ne veut pas se laisser consoler, c’est-à-dire qui veut donner un libre cours à ses larmes, s’occupe de sa santé sans le savoir, ou proprement sans le vouloir. Une colère qui surviendrait dans cet état tarirait sur-le-champ cette effusion de larmes, mais avec préjudice pour la santé. Souvent le chagrin, mais aussi la colère mettent en larmes les femmes et les enfants. — En effet, le sentiment de son impuissance contre le mal, dans une forte émotion (de colère ou de chagrin), appelle à son secours les signes naturels extérieurs, qui alors au moins désarment (suivant le droit du plus faible) une âme virile. Mais cette expression de la sensibilité, comme faiblesse du sexe, doit toucher non pas jusqu’aux pleurs l’homme compatissant, mais bien jusqu’à lui faire venir les larmes aux yeux, parce que, dans le premier cas, il manquerait à son propre sexe, et ne serait pas, par sa faiblesse, une protection à la partie la plus faible, et que dans le second cas il ne montrerait pas de sympathie pour l’autre sexe, sympathie dont son rôle d’homme lui fait un devoir, parce qu’il doit prendre la femme sous sa protection ; le caractère de l’homme intrépide, tel que le repré- sentent les livres de chevalerie, consiste précisément dans ce rôle protecteur.

Mais pourquoi les jeunes gens préfèrent-ils la tragédie et la jouent-ils plus volontiers lorsqu’ils veulent, par exemple, donner une fête à leurs parents, tandis que les vieillards aiment mieux la comédie, même le burlesque ? La raison de ce premier fait, c’est en partie la même précisément qui porte les enfants à rechercher le danger, vraisemblablement par un instinct de la nature, pour essayer leurs forces, mais en partie aussi parce que, grâce à la légèreté de la jeunesse, elle conserve, non la mélancolie des impressions de pitié ou de terreur aussitôt que la pièce est finie, mais seulement une agréable lassitude après une forte émotion intérieure, qui dispose de nouveau à la joie. Cette impression, au contraire, ne s’évanouit pas aussi facilement chez les vieillards, et ils ne peuvent pas aussi aisément reproduire en eux la disposition à la gaieté. Un arlequin qui a l’esprit souple détermine chez eux, par ses saillies, une secousse salutaire du diaphragme et des intestins, laquelle aiguise l’appétit pour les dîners de société qui viennent à la suite, et qu’accroît encore une agréable causerie.

OBSERVATION GÉNÉRALE.

Certaines sensations internes ressemblent aux émotions, mais n’en sont cependant pas, parce qu’elles ne sont qu’instantanées, passagères, et ne laissent aucune trace ; tel est le frissonnement qui s’empare des enfants lorsqu’ils entendent de leurs nourrices, le soir, des contes de revenants. — Tel est encore le frémissement, qui a lieu comme si l’on recevait de l’eau froide sur le corps (comme dans le frissonnement de la pluie). Ce n’est pas la perception, mais la simple pensée du danger, bien qu’on sache qu’il n’existe pas, qui produit cette sensation, laquelle n’est pas précisément désagréable lorsqu’elle n’est qu’un simple accès et non une explosion de terreur.

Le vertige et le mal de mer, quant à la cause, paraissent appartenir à la classe de ces dangers en idée. — On peut marcher sans chanceler sur une planche qui est par terre[30]. Mais si elle est posée sur un précipice, ou même, pour une personne faible de nerfs, sur un fossé, la vaine crainte du péril devient alors un véritable danger. Le tangage d’un vaisseau, même par un vent calme, est un mouvement alternatif de haut et de bas. Quand le bâtiment descend, l’effort de la nature pour s’élever (parce que tout mouvement de haut en bas entraîne en général l’idée de péril), par suite le mouvement de l’estomac et des intestins de bas en haut se trouve mécaniquement lié à un besoin de vomir, qui devient encore plus grand lorsque le patient regarde par les ouvertures de la cajute, et aperçoit tour à tour le ciel et la mer ; ce qui augmente encore l’illusion par laquelle il lui semble qu’un siège se dérobe sous lui.

Un acteur, qui lui même est froid, mais qui du reste ne possède que de l’entendement et une forte imagination, peut souvent plus toucher par une émotion affectée (artificielle) que par une émotion véritable. Un véritable amoureux est embarrassé, maladroit et peu engageant en présence de sa maîtresse. Celui-là au contraire qui fait simplement l’amoureux et qui a d’ailleurs du talent, peut jouer si naturellement son rôle qu’il fasse tomber dans ses filets la pauvre égarée, précisément parce que son cœur restant libre sa tête est lucide, et qu’il est en pleine possession du libre usage de son habileté et de ses forces pour peindre très naturellement l’amour.

Le rire franc (à cœur joie) est (en tant qu’il fait partie de l’émotion joyeuse) sociable ; le rire dissimulé (le ricanement) est hostile. Le distrait (comme Terrasson avec le bonnet de nuit au lieu de la perruque sur la tête et le chapeau sous le bras, s’avançant gravement pour prendre part à la querelle scientifique de la supériorité des anciens sur les modernes ou à l’inverse), est souvent une occasion du premier de ces rires ; il est plaisanté, mais cependant pas moqué. Le bizarre spirituel est moqué sans qu’il en souffre ; il se mêle au jeu. — Un plaisant grossier (sans esprit) est fade et rend la société insipide. Celui qui n’y rit point est ou chagrin ou pédant. Des enfants, des petites filles surtout, doivent être habitués de bonne heure à rire de bon cœur, sans contrainte, car la sérénité des traits du visage passe insensiblement de cette manière dans l’intérieur, et prépare ainsi une disposition à la gaîté, à l’affabilité et à la sociabilité, DES PASSIONS. 237

disposition qui est elle-même un précoce acheminement à la vertu de bienveillance. Avoir dans la société pour plastron de l'esprit (du meilleur) sans être piquant (raillerie inoffensive) quelqu'un de préparé à une bonne réplique et qui soit en mesure de mettre les rieurs de son bord, est un moyen honnête et poli de mettre de l'entrain dans une compagnie. Mais si le jeu se passe aux dépens d'un imbécile que l'on se renvoie de l'un à l'autre comme un ballon, la plaisanterie est au moins sans finesse, parce qu'elle est méchante, et ne peut tomber que sur un écornifleur, qui s'y prête volontiers par goinfrerie, ou qui laisse faire preuve de mauvais goût à un sot, et de grossier sentiment, moral à ceux qui peuvent en rire à gorge déployée. Mais la position d'un bouffon de cour, qui doit assaisonner le repas de propos joyeux et propres à ébranler favorablement le diaphragme des plus hauts personnages par la plaisanterie qui tombe sur leurs principaux serviteurs, est, on le comprend, au-dessus ou au-dessous de toute critique. § LXXIX. Des passions (1). La possibilité subjective de la formation d'un certain désir qui précède la représentation de son objet est le penchant (propensio). L'impulsion interne du désir à

(1) Au lien de ce titre, la première édition répétait la rubrique générale « de la faculté appétitive. » Sch. la possession de cet objet avant qu’on le connaisse encore est l’instinct (tel est le penchant au mariage, celui des parents chez les animaux à protéger leurs petits, etc.). — Le désir sensible servant de règle (habitude) au sujet s’appelle inclination (inclinatio). — L’inclination par laquelle la raison est empêchée de la comparer, par rapport à un certain choix, avec la somme de toutes les inclinations, est la passion (passio animi).

On voit facilement que les passions, — par le fait qu’elles peuvent se concilier avec la réflexion la plus tranquille et ne doivent pas être inconsidérées comme l’émotion, qu’elles ne sont ni impétueuses ni passagères, mais qu’elles peuvent s’enraciner et se concilier avec le raisonnement, — portent la plus grande atteinte à la liberté, et que si l’émotion est une ivresse, la passion est une maladie, qui résiste à tous les moyens thérapeutiques, et qui est pire que tous ces mouvements passagers de l’âme, qui du moins excitent la résolution de l’améliorer, tandis que la passion est un enchantement qui exclut l’amélioration morale.

On appelle la passion du nom de manie (Sucht) (manie de la gloire, manie de la vengeance, manie de la domination, etc.) ; excepté en fait d’amour, où l’on dit : être amoureux. C’est que, quand le désir de cette dernière espèce a été satisfait (par la jouissance), il cesse aussitôt, du moins, par rapport à la même personne ; en sorte qu’on peut bien représenter comme passion un état amoureux passionné (tant que l’autre partie persiste dans son refus) ; mais on ne peut représenter ainsi aucun amour physique, parce qu’un amour DES PASSIONS. 239

de ce genre ne contient pas,par rapport à l'objet, un principe durable. La passion suppose toujours une maxime du sujet d'agir suivant une fin qui lui est prescrite par la passion. Elle est donc toujours unie à la raison de cette fin; ce qui fait que les simples animaux ne peuvent avoir aucune passion, non plus que les êtres purement raisonnables. L'ambition, la vengeance, etc., n'étant jamais complètement satisfaites, sont mises au nombre des passions, comme des maladies contre lesquelles il n'y a que des palliatifs. § LXXX. Les passions sont des chancres pour la raison pratique pure, et le plus souvent inguérissables, parce que le malade ne veut pas être guéri, et qu'il se soustrait à la domination du principe qui pourrait amener la cure. La raison va aussi, dans la pratique physique, du général au particulier, suivant le principe de ne pas condescendre à une seule inclination, et de tenir toutes les autres dans l'ombre ou à l'écart, mais de faire attention que cette inclination puisse subsister avec l'ensemble de toutes les autres. — L'ambition d'un homme peut toujours être une direction raisonnable de son inclination; mais l'ambitieux veut aussi être aimé des autres, il a besoin d'un commerce de bienveillance, de conserver sa fortune, de l'accroître, etc- Mais s'il est passionnément ambitieux, il est alors aveugle sur ces fins, auxquelles cependant le portent également ses inclinations, et il court le danger d'être détesté ou évité, ou de se ruiner par luxe, — toutes choses qu'il ne remarque pas; c'est une folie (de faire d'une partie de sa fin le tout) qui est opposée à la raison, même dans son principe formel. Les passions ne sont donc pas, comme les émotions, des dispositions malheureuses de l'âme, qui sont grosses de beaucoup de maux; ce sont aussi, sans exception, des dispositions mauvaises, et le meilleur désir, eût-il la vertu (quant à la matière) pour objet, par exemple la bienfaisance, aussitôt qu'il tourne à la passion, est cependant (quant à la forme) non seulement pernicieux au point de vue de l’intérêt, mais condamnable au point de vue moral. L'émotion ne porte qu'une atteinte momentanée à la liberté et à l'empire de soi. La passion l'abandonne et trouve son plaisir et son contentement dans le sentiment de la servitude. Et, comme cependant la raison ne cesse pas de faire appel à la liberté interne, l'infortuné soupire dans ses fers, sans toutefois pouvoir les briser, parce qu'ils se sont pour ainsi dire fortifiés avec ses membres. Et cependant les passions ont aussi trouvé leurs apologistes (car où ne s'en trouve-t-il pas, lors qu'une fois la méchanceté a pris place parmi les principes?) et l'on dit : « Que jamais rien de grand ne s'est fait dans le monde sans fortes passions, et que la Providence elle-même les a sagement emplantées comme autant de ressorts dans la nature humaine. » On peut bien le dire des inclinations de toute espèce, dont la nature vivante (même celle de l'homme) ne peut point se passer, et qui sont comme un besoin naturel et animal. Mais qu'il soit nécessaire qu'elles deviennent des passions, qu'elles le doivent même, c'est ce que la Providence n'a pas voulu, et les concevoir ainsi est pardonnable à un poète (à Pope, par exemple, qui dit : « Si la raison est un aimant, les passions sont des vents » ), mais le philosophe ne peut accepter ce principe, pas même pour faire l'éloge des passions à titre d'établissement provisoire de la Providence, qui les aurait à dessein déposées dans la nature humaine, avant que le genre humain fût parvenu à un degré convenable de culture. DIVISION DES PASSIONS. Les passions se divisent en naturelles (innées) et en acquises ou résultant de la culture de l'homme, suivant que l'inclination a l'un ou l'autre de ces caractères. Les passions du premier genre sont l’inclination pour la liberté et pour le sexe, toutes deux accompagnées d'émotion. Celles du second genre sont l’ambition, la domination et l’avarice, qui sont accompagnées non de la violence de l'émotion, mais de la constance d'une maxime posée pour certaines fins. Les premières peuvent être appelées passions ardentes (passiones ardentes); les secondes, telle que l'avarice, passions froides. Mais les passions ne sont jamais que des désirs d'hommes à hommes, et non d'hommes à choses, et à l’on peut avoir beaucoup d’inclination pour un champ fertile ou pour une bonne vache, et même pour l’usage de ces deux choses, mais pas d’affection (l’affection consiste dans l’inclination à former société avec autrui), bien moins encore de passion.

§ LXXXI.

A

DE L’INCLINATION À LA LIBERTÉ COMME PASSION.

C’est la plus impétueuse de toutes dans l’homme naturel vivant en société, puisqu’il ne peut pas éviter de se trouver en collision de prétentions avec d’autres.

Celui qui ne peut être heureux que par le choix d’autrui (que ce choix soit d’ailleurs aussi bienveillant qu’on le voudra ; se sent justement malheureux. Quelle garantie possède-t-il, en effet, que son puissant voisin jugera comme lui du bien à choisir ? Le sauvage (qui n’est pas encore habitué à la soumission) ne connaît pas de plus grande infortune que de tomber dans cet état ; et cela avec raison, tant qu’aucune loi publique ne lui donne pas de sécurité, et qu’une discipline ne lui a pas insensiblement rendu cette situation supportable. De là son état de guerre incessante dans la vue de tenir les autres éloignés de lui autant que possible, et de vivre isolé dans les déserts· L’enfant lui-même, à peine arraché du sein maternel, semble, à la différence de tous les autres animaux, ne faire son entrée dans le monde en poussant DE L'INCLINATION A LA LIBERTÉ. 243

des cris, que parce qu'il croit sentir une contrainte dans «on impuissance à se servir de ses membres, et témoigne aussitôt par là de son aspiration à la liberté (dont aucun autre animal n'a l'idée) (1). — Les peuples nomades n'étant fixés à aucune partie du sol (comme peuples pasteurs), par exemple les Arabes, tiennent d'autant plus à leur genre de vie, quoiqu'il ne soit pas tout à fait exempt de contrainte, et sont si portés par là même à mépriser les peuples agricoles, que la misère inséparable de cette condition n'a pas suffi pendant des milliers d'années pour les en dégoûter. Des peuples exclusivement chasseurs (comme les Olenni-Tungusi) se sont même, en réalité, ano-

(1) Lucrèce, comme poète, tourne autrement ce phénomène très remarquable du règne animal :

Vagituque locum lugubri complet ut œquom'st . Quoi tantum'n vita restet transire malorum! Sans doute le nouveau-né ne peut pas avoir cette perspective, mais que le sentiment d'une incommodité provenant, non d'une douleur corporelle, mais d'une idée obscure (ou d'une représentation analogue à cette idée) de liberté et d'obstacle à cette liberté, A'injustice, le touche, c'est ce qui se voit par les pleurs qui se mêlent à ses cris, un mois après la naissance. Les larmes indiquent l'espèce de chagrin amer qu'il éprouve lors qu'il veut s'approcher de certains objets, ou en général changer seulement son état, et qu'il se sent empêché. — Ce mobile, d'avoir sa volonté et de prendre l'obstacle qu'elle rencontre pour une offense, se révèle surtout par le ton et laisse percer une méchanceté que la mère se croit dans la nécessité de punir, mais qui reparaît ordinairement par des cris encore plus perçants. Même chose arrive lorsque l'enfant tombe par sa propre faute. Les petits des autres animaux jouent eatre eux, ceux de l'homme se querellent de très bonne heure» comme si une certaine notion de droit (qui se rapporte à la liberté extérieure) se développait en même temps que l'animalité, et n'était pas apprise peu à peu. 244 DE LA FACULTÉ APPÉTITIVB.

blis par ce sentiment de liberté (ils se sont séparés des autres branches du même tronc). — Non seulement donc le sentiment de la liberté réveille, parmi les lois morales, une émotion qui prend le nom d'enthousiasme, mais la représentation purement sensible de la liberté extérieure exalte l'inclination à rester libres, ou à étendre cette liberté, par analogie avec la notion de droit, jusqu'à la violence de la passion. L'inclination la plus forte même (par exemple celle du sexe} ne prend pas le nom de passion chez les simples animaux, parce qu'ils sont dépourvus de la raison, qui est l'unique fondement de la notion de liberté, et qui se trouve en collision avec la passion, dont l'emportement est dès lors imputable à l'homme. — Il est vrai qu'on dit des hommes qu'ils aiment passionnément certaines choses (le vin, le jeu, la chasse), ou qu'ils haïssent de même (par exemple le musc, l'eau-de-vie), mais on n'appelle pas précisément passions ces inclinations ou aversions diverses, parce que ce sont autant d'instincts divers seulement, c'est-à-dire autant de modes divers du pâtir pur et simple dans la faculté appétitive. Elles doivent donc être classées non quant aux objets du désir comme choses (il y en aurait une infinité), mais quant au principe de l'usage ou de l'abus que les hommes font entre eux de leur personne et de leur liberté, puisqu'un homme fait d'un autre un simple moyen pour ses fins. — Les passions ne tendent proprement qu'à l'homme et ne peuvent être satisfaites que par lui. Du DÉSIR DE LA VENGEANCE. 245

Ces passions sont Xambition, l'esprit de domination, l'avarice. Gomme ce sont des inclinations qui n'ont de rapport qu'avec les moyens de satisfaire toutes les inclinations qui regardent immédiatement la fin, elles ont à cet égard un air de raison ; c'est-à-dire qu'elles semblent être l'idée d'une faculté jointe à la liberté, faculté par laquelle seule des fins en général peuvent être atteintes. La possession des moyens pour des fins arbitraires s'étend beaucoup plus loin, sans doute, que l'inclination qui n'a qu'un objet unique et que la satisfaction de ce penchant. Elles peuvent donc être appelées des inclinations de la présomption, qui consiste à estimer à sa juste valeur l'opinion des autres sur le prix des choses. § LXXXH. ? Du DÉSIR DE LA VENGEANCE COMME PASSION. Les passions ne pouvant être que des inclinations qui vont d'hommes à hommes, en tant que ces inclinations d'amour ou de haine se dirigent vers des fins identiques ou opposées, et la notion de droit, au contraire, qui sort immédiatement de celle de liberté extérieure, étant un mobile plus important et beaucoup plus puissant sur la volonté que celui de la bienveillance, la haine qui résulte de l'injustice soufferte, c'est-à-dire le désir de la vengeance, est une passion qui sort irrésistiblement de la nature de l'homme ; mais quelque mauvaise qu’elle soit, la maxime de la raison, en faveur du juste désir du droit, dont le désir de la vengeance est l’analogue, est mêlée à l’inclination, et devient par là même une des passions les plus ardentes et les plus profondément enracinées, qui, lorsqu’elle semble éteinte, laisse cependant subsister une haine secrète, appelée rancune, comme un feu qui couve sous la cendre.

Le désir de vivre en société avec ses semblables et d’être en rapport avec eux, état où chacun obtient ce que le droit lui accorde, n’est assurément pas une passion ; c’est un principe de détermination pour le libre arbitre par la raison pratique pure. Si ce désir est excité par le seul amour-propre, c’est-à-dire dans la vue exclusive d’un avantage personnel, et non au profit d’une législation utile à tous, c’est alors un mobile sensible de la haine non de l’injustice, mais de l’injuste contre nous. Et cette inclination (à poursuivre et à détruire), au fond de laquelle se trouve une idée, mais appliquée d’une manière égoïste, convertit le désir du droit à l’égard de l’offenseur en passion de représailles, qui devient souvent une hallucination, capable d’exposer les jours de celui qui s’y livre, pour peu que son ennemi s’en garantisse, et même de rendre (par la vengeance du sang) cette haine héréditaire entre des nations, parce que, comme on dit, le sang de l’offensé, tant qu’il n’est pas vengé, crie jusqu’à ce que ce sang injustement versé soit lavé par un autre sang, — dût ce dernier être celui d’un des descendants innocents du coupable. DE l/lNCLINÀTION AU POUVOIR. 247

§ LXXXIIL

c DE L'INCLINATION AU POUVOIR D'EXERCER UNE INFLUENCE SUR D'AUTRES HOMMES EN GENERAL. Cette inclination ressemble beaucoup à la raison techniquement pratique, c'est-à-dire à la maxime de prudence. — En effet, pour avoir en sa puissance les inclinations d'autres hommes, pour pouvoir les conduire et les déterminer à son gré, il faut presque être en possession des autres comme simples instruments de sa volonté. Il n'est pas étonnant que la tendance à un pouvoir semblable, d'avoir de l'influence sur autrui, devienne une passion. €ette faculté renferme en quelque sorte une triple puissance : Y honneur, le pouvoir et Y argent. Quand on la possède, on est en mesure d'agir sur tout homme et de le faire servira ses propres desseins, si ce n'est par l'un de ces moyens, du moins par un autre. Les inclinations qui s'y rapportent, quand elles deviennent des passions, sont Y ambition, la domination et Y avarice. Certainement l'homme devient ici le jouet (trompé) de ses propres inclinations, et manque sa fin en faisant servir de pareils moyens; mais nous parlons ici non de la sagesse, qui ne permet aucune passion, mais seulement de la prudence, avec laquelle on peut mener les fous. Maie les passions en général, si violentes qu'elles puissent être comme mobiles sensibles, ne sont ce248 DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.

pendant, à l'égard de ce que la raison commande aux hommes, que de pures faiblesses. Ce qui fait que le pouvoir de l'homme redouté de faire servir ses passions à ses desseins, doit être proportionnellement moindre que la passion dont les autres hommes sont dominés est plus grande. L'ambition est cette faiblesse des hommes qui fait qu'on peut avoir et de l'influence sur eux et de l'empire au moyen de leur opinion, par la crainte et lacw-pidité que leur inspire leur propre intérêt. Il y a dans tout cela quelque chose de servile qui, s'il tombe sous la puissance d'autrui, lui donne le pouvoir de le tourner à ses propres fins, en mettant à profit les inclinations qui l'accompagnent. — Mais la conscience de ce pouvoir en soi et de la possession des moyens de satisfaire ses désirs, excite encore plus la passion que l'usage qui en est fait. § LXXXIV. A AMBITION. L'ambition n'est pas Y amour de G honneur, une hauts estime qu'un homme doive attendre d'un autre homme, à cause de sa valeur intrinsèque (morale) ; c'est l'aspiration à une réputation brillante, où l'apparence suffit. Si l'on peut flatter l'orgueil (qui veut que les autres s'estiment peu en comparaison de nous-mêmes), si l'on peut, dis-je, flatter cet orgueil, on acquiert par cette passion de l'insensé un certain empire sur de l'ambition. 249

lui. Le flatteur (1), les gens qui sont toujours de l'avis des autres, qui laissent toujours le dernier mot à un homme important, nourrissent en lui une passion qui l'affaiblit, et sont les corrupteurs des grands et des puissants qui se livrent à ce charme. L'orgueil est un désir d'honneur trompé qui agit contrairement à son but, et qui ne peut être considéré comme un moyen raisonné de faire servir d'autres hommes (qu'il éloigne de soi) à ses fins ; l'orgueilleux mérite plutôt d'être appelé l'instrument des fripons, un fou. Un jour, un honnête et très judicieux négociant me demandait : « Pourquoi l'orgueilleux est toujours servile? » (car il avait remarqué que celui qui faisait d'abord grande figure, grâce à sa fortune et à sa prépondérance commerciale, s'il vient à se ruiner, se met facilement à ramper). Mon opinion fut que l'orgueilleux ayant la prétention que les autres se méprisent par rapport à lui, et que cette pensée ne pouvant venir qu'à celui qui se sent lui-même disposé à la bassesse, l'orgueil est déjà en soi un signe précurseur infaillible de la bassesse de semblables gens.

(1) Le mot Sehmeichler (flatteur) a bien pu être dans le principe 8ehrniegler (le bas) et signifier quelqu'un qui se courbe et s'incline, pour conduire à volonté un puissant présomptueux, au moyen même de l'orgueil dont il est possédé; de même que le mot Heu-chîer (hypocrite) a dû s'écrire, dans le sens propre, Haeuchler (souffleur), et signifier un trompeur, un homme qui, par les nombreux toupirs (Stossseufzer) dont il entremôle ses discours, joue la pieuse hnmilité en présence d'un dévot puissant. 250 DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.

?

LA DOMINATION. Cette passion est essentiellement injuste et révolte à la première apparence. Mais elle commence par la crainte d'être dominé par autrui, et se ménage en conséquence les moyens de le dominer; ce qui ne l'empêche pas d'être un moyen aussi odieux qu'injuste de faire servir d'autres hommes à ses fins, parce que, d'une part, il provoque la résistance et qu'il est imprudent, et que, de l'autre, il est contraire à la liberté légale, qui est le droit de tout le monde. — Pour ce qui est l'art de dominer indirectement, f? exemple celui des femmes par l'amour qu'elles inspirent à l'autre sexe, pour le faire servir à leurs desseins, il n'en est pas ici question, parce qu'il n'implique aucune violence, et qu'il sait, au contraire, enchaîner et dominer par sa propre inclination celui qui s'y soumet. — Non pas que le sexe soit affranchi de l'inclination de dominer sur l'homme (dont il est précisément la contre-partie), mais parce qu'il ne se sert pas du même moyen que l'homme pour atteindre ce but. Il n'emploie donc pas le privilège de la force, qui n'est pas le sien, mais bien celui de Y attrait, qui renferme une inclination de la partie contraire à être dominé. c AVARICE. De Y argent l tel est le mot d'ordre; et si Flutus est favorable, toutes les portes, qui tout à l'heure resAVARICE. 251

taient fermées devant le pauvre, s'ouvriront devant le riche. L'invention de ce moyen, qui ne sert d'ailleurs (ou du moins qui ne devrait servir) qu'à faciliter l'échange des objets produits par l'industrie, afin de pouvoir jouir de tous les biens physiques qui sont en la possession de l'homme, depuis surtout qu'ils ont tous été représentés par des métaux, a fait naître un désir d'avoir qui n'est, en dernière analyse, qu.'un pouvoir attaché à la simple possession, mais sans jouissance, et même avec renonciation (mentale) à tout usage de ce moyen, de ce pouvoir, qu'on regarde comme capable de remplacer tout le reste. Cette passion insensée, quoique pas toujours moralement blâmable, n'est cependant qu'une passion mécaniquement dirigée, qui s'attache surtout à la vieillesse (comme une compensation de son impuissance), et qui a valu à ce moyen général, à cause de sa grande influence, le nom de moyens ou de facultés, dans le sens absolu du mot, est telle que, lorsqu'elle est une fois établie, elle ne souffre aucun changement, et que si la première des trois passions dont nous parlons excite la crainte, la seconde la haine, la troisième rend méprisable (1).

(\ ) Il faut entendre ce mépris dans le séhs moral, car, au sens civil, qaand il arrive, comme dit Pope, « que le diable tombe en nne plaie d'or de cinq pour cent dans le sens de l'usurier et s'empare de son âme, » la foule se sent bien plutôt de l'admiration pour l'homme qui fait preuve d'une si grande habileté dans les affaires.

§ LXXXV.

Du penchant de la présomption comme passion.

J’entends par présomption, considérée comme mobile des désirs, l’illusion pratique interne qui consiste à réputer objectif le subjectif dans le mobile. La nature veut de temps en temps des excitations plus fortes de la passion pour ranimer l’activité de l’homme, afin qu’il ne perde pas dans la seule jouissance le sentiment de la vie. Elle a donc montré d’une manière aussi sage que bienfaisante à l’homme naturellement paresseux, des objets qui, grâce au jeu de l’imagination, semblent des fins réelles (l’acquisition possible de l’honneur, du pouvoir, de la fortune), qui lui donnent de l’occupation malgré son penchant à ne rien faire, et le font ainsi travailler beaucoup tout en ne faisant rien. L’intérêt qu’il prend à cette œuvre stérile est donc un intérêt de pure présomption, et la nature joue donc ici avec l’homme, et le pousse ainsi à sa fin à elle, puisque cette fin consiste (objectivement) dans la persuasion qu’il s’est donné à lui-même une fin qui lui est propre. — Ces inclinations de la présomption, précisément parce que la fantaisie fait tout ici, sont destinées à devenir passionnées au plus haut degré, lors surtout qu’elles s’exercent sur un terrain où s’engage une lutte humaine.

Les jeux de l’enfance, ceux de la balle, du cerceau, de la course, de la petite guerre ; — plus tard les jeux de l’homme mûr, aux échecs, aux cartes (où la simple supériorité de l’entendement est le but du premier, et l’argent comptant le but du second) ; enfin les jeux du citoyen qui cherche sa fortune dans les réunions publiques aux cartes ou aux dés, — sont tous suggérés, sans qu’on sans doute, par une nature plus sage, qui se sert des coups du hasard pour développer ses forces dans la lutte. De cette manière, le principe vital s’accoutume à la fatigue et se maintient en haleine. Deux jouteurs s’imaginent qu’ils jouent l’un avec l’autre quand en réalité la nature joue avec eux. La raison peut aisément les en convaincre, s’ils font attention au mauvais choix des moyens employés par eux pour atteindre leur but. — Mais la jouissance qui s’attache à cette excitation parce qu’elle est associée aux idées (quoique mal rendues) de l’opinion, est par là même la cause d’un penchant à une passion des plus vives et des plus durables[31].

Les inclinations de la présomption rendent l’homme superstitieux, et le superstitieux faible, c’est-à-dire disposé à attendre des effets, d’ailleurs importants, de circonstances qui ne peuvent pas être des causes naturelles (propres à faire craindre ou espérer quoi que ce soit). Le chasseur, le pêcheur, le joueur (surtout à la loterie) sont superstitieux, et la présomption qui les porte à l’illusion de prendre le subjectif pour quelque chose d’objectif, la voix du sens intime pour une connaissance de la chose même, fait en même temps comprendre le penchant à la superstition.

§ LXXXVI.

Du souverain bien physique.

La plus grande jouissance corporelle qui soit exempte de dégoût, c’est le repos après le travail dans l’état de santé. — Le penchant au repos sans travail préalable est dans tout état paresse. — Cependant une certaine lenteur à retourner à ses occupations, et la douceur du far niente pour mieux reprendre ses forces n’est pas encore de la paresse, parce qu’on, peut encore être (même dans le jeu) occupé agréablement et néanmoins utilement, et que le changement d’occupations, leur différence spécifique est une récréation variée, quand au contraire il faut une résolution d’une certaine force pour reprendre un travail difficile qu’on avait laissé inachevé.

De ces trois vices : la paresse, la lâcheté, la fausseté, le premier semble être le plus méprisable. Mais en jugeant ainsi on peut souvent être injuste. La nature, en effets a sagement inspiré à plusieurs sujets de l’éloignement pour un travail soutenu ; c’est un instinct salutaire pour eux et pour d’autres, parce qu’ils ne supporteraient peut-être pas sans s’épuiser un emploi soutenu et réitéré de leurs forces ; ils ont besoin de ces pauses de la récréation. Ce n’est donc pas sans raison que Démétrius eût pu aussi élever un autel à cette sorcière (la paresse), puisque si la paresse ne survenait pas également, l'infatigable méchanceté ferait encore plus de mal dans le monde. De même si la lâcheté n’avait pas pitié des hommes, la soif guerrière du sang aurait bientôt exterminé le genre humain, et s’il n’y avait pas de fausseté (par exemple entre une multitude de scélérats qui forment un complot, comme il pourrait arriver dans un régiment [où il y en aura toujours un qui trahira]), aucune société ne pourrait tenir en face de la méchanceté native de la nature humaine.

Les mobiles naturels les plus puissants, qui tiennent lieu de la raison dans la conservation insensible du genre humain par une raison plus haute qui prend un soin général du meilleur monde physique (celle du gouverneur du monde), sans que la raison humaine ait à intervenir, sont l'amour de la vie et l’amour du sexe. Le premier tend à la conservation de l’individu, le deuxième à la conservation de l’espèce, puisque par le mélange des sexes la vie de notre espèce raisonnable continuera de se conserver, quoique cette espèce travaille de dessein prémédité à sa propre destruction (par les guerres); ce qui n’empêche cependant pas les créatures raisonnables d’étendre indéfiniment leur culture, même au milieu des guerres, et d’offrir en perspective assurée au genre humain, dans les siècles à venir, une félicité dont il ne déchoira point. 256 DE ?? FACULTÉ APPÉTITIVE.

§ LXXXVIl. Du souTeraln bien moral et physique.

Les deux espèces de bien, le physique et le moral, ne peuvent ^s'aller ensemble; ils se neutraliseraient, et ne réaliseraient pas le but de la véritable félicité. L'inclination au bien-être et la vertu, qui sont en opposition réciproque, et la limitation du principe de cette inclination par le principe de la vertu, constituent par leur rencontre et leur cboc la fin totale dç l'homme bien élevé, quant au physique et au moral. Mais comme le mélange est difficile à empêcher dans la pratique, l'homme raisonnable peut user de réactifs (reagentia), pour savoir analytiquement ce que sont les éléments qui, mêlés suivant une certaine préparation, peuvent procurer la jouissance d'une félicité morale. La manière de concevoir l'alliance du bien-être et de la vertu dans le monde est Yhumanité. Il ne s'agit pas ici du degré de ce bien-être, car l'un demande beaucoup, l'autre peu, suivant l'idée qu'Us se font des moyens propres à atteindre le but ; il n'est donc question que du mode du rapport ou de la manière dont l'inclination au bien-être doit être limitée par la loi morale. La sociabilité est aussi une vertu, mais l'inclination sociale devient souvent une passion. Quand donc la jouissance qui s'y rapporte est portée par la dissipation jusqu'à la vaine ostentation, alors cette fausse soDU SOUVERAIN BIEN MORAL. 257

ciabilité cesse d'être une vertu; elle est un bien-être qui devient nuisible à l'humanité.

   * *

La musique, la danse, le jeu, forment une société ou Ton ne parle pas (car le peu de mots échangés par les joueurs ne sont pas une conversation ; la conversation exige une communication réciproque de pensées). Le jeu, qui, comme on le prétend, ne doit servir qu'à remplir le vide de la conversation autour d'une table, n'est pas moins généralement l'affaire principale. C'est un moyen de gagner, où des passions sont fortement excitées, avec convention de l'intérêt personnel de se dévaliser réciproquement de la manière la plus polie, et où, tant que le jeu dure, et de l'aveu de chacun, un parfait égoïsme est mis en principe. Or les relations, avec toute la culture qu'elles promettent dans leurs manières, ni l'alliance du bien-être social avec la vertu, ni la véritable humanité ne peuvent facilement se promettre un avantage véritable d'une pareille convention. La bonne chère qui semble le mieux s'accorder avec l'humanité, est un bon repas en bonne société (et, s'il est possible, alternative), société dont Chesterfîeld dit qu'elle ne doit être ni au-dessous du nombre des Grâces ni au-dessus de celui des Muses (1). Si je suppose un banquet composé seulement

(I) Dix à une table; parce que l'hôte, qui donne à dîner, ne se compte pas.

17 d’hommes de goût (esthétiquement réunis)[32], comme ils ne sont pas là seulement pour faire un bon dîner, mais encore pour jouir de leur présence mutuelle (puisqu’en pareil cas leur nombre n’est pas beaucoup plus élevé que celui des Grâces), cette petite réunion de table doit moins avoir pour but la satisfaction corporelle, — que chacun peut également se procurer seul, — que le plaisir moral ou social dont l’autre ne doit paraître que le véhicule. Et alors le nombre en question est bien suffisant pour ne pas laisser languir la conversation, à moins qu’il ne faille appréhender encore dans ces petites réunions choisies des a parte avec le plus près voisin. Ce n’est pas alors une conversation de goût, qui doit toujours être telle qu’une seule personne s’entretienne avec toutes les autres (et pas seulement avec son voisin), quand au contraire les galas (festin et bombance) sont tout à fait sans goût. Il va de soi que dans toutes les réunions de table, même à table d’hôte, ce qui s’y débite publiquement par un convive indiscret contre un absent, ne peut cependant pas sortir de cette réunion, et ne peut être rapporté. En effet, toute réunion de ce genre, sans même qu’il y ait eu convention particulière à cet égard, emporte une certaine sainteté et un devoir de se taire sur ce qui pourrait causer ailleurs du désagrément à un convive ; autrement c’en serait fait de la confiance, si profitable à la culture morale même ; c’en serait fait de cette société qui doit être agréable à tous ses membres. — S’il se tenait dans une réunion publique de cette espèce (car une société de table, si nombreuse qu’elle soit, n’est toujours qu’une réunion particulière, et il n’y a que la société civile en général qui soit publique, quant à l’idée) des propos défavorables sur le compte de mon meilleur ami, je prendrais certainement sa défense ; je me chargerais, à mes risques et périls, de la dureté et de l’amertume de l’expression dirigée contre lui ; mais je ne me ferais pas l’écho de ces mauvais propos au dehors, et ne les rapporterais point à l’homme qu’ils concernent. — Ce n’est pas seulement un goût de société qui doit présider à la conversation, ce sont aussi des principes destinés à mettre une condition restrictive à la liberté dans l’échange public des pensées.

Il y a dans la confiance qui doit régner entre des hommes qui mangent à la même table, quelque chose d’analogue à d’anciens usages, par exemple à celui des Arabes ; aussitôt que l’étranger a pu obtenir chez eux, dans leur tente, une seule jouissance (un peu d’eau à 260 DE LA FACULTÉ APPÉT1T1VE.

boire), il peut compter qu'il est en sûreté; ou si le sel et le pain sont offerts à l'impératrice de Russie par les députés de Moscou qui vont au-devant d'elle, et qu'elle ait pu, sans aller plus loin, s'assurer par cette jouissance, du droit d'hospitalité. — La nourriture prise en commun est donc regardée comme la formalité d'un contrat d'assurance. Manger seul (solipsismus convictorii) est malsain pour un savant qui philosophe (1); ce n'est pas une restauration, c'est plutôt (surtout s'il y a débauche solitaire) épuisement ; c'est un travail qui achève, et non un jeu qui ravive les pensées. L'homme qui jouit, qui mange en pensant en soi-même pendant un repas solitaire, perd insensiblement la galté; il la regagne au con-

({) Car celui qui philosophe doit continuellement ruminer ses pensées, pour trouver, à force de tentatives, à quels principes il doit systématiquement les rattacher; et les idées, n'étant pas des intuitions, flottent en quelque sorte en l'air devant lui. L'historien ou le mathématicien peut au contraire les fixer sous ses regards, et par là même les coordonner empiriquement la plume à la main, suivant les règles générales de la raison, mais cependant comme des faits, et ainsi, par la raison 'que ce qui précède forme comme une série de points, reprendre le jour suivant le travail à l'endroit même où il avait été quitté. — Quant au philosophe, on ne peut absolument pas le considérer comme un ouvrier qui prend parti l'édifice des sciences; c'est-à-dire qu'il ne peut pas être envisagé comme un savant, et qu'il ne faut voir en lui qu'un sage. C'est la simple idée d'une personne qui se donne pour objet tout le savoir comme (dans l'intérêt de celui-là) aussi le savoir spéculatif; et Ton ne peut pas faire usage de ce nom au pluriel; il ne peut s'employer qu'au singulier (le philosophe juge ainsi ou autrement), précisément parce que ce nom n'indique qu'une idée, et que nommer des philosophes ce serait indiquer une pluralité de ce qui est cependant unité absolue. DU SOUVERAIN BIEN MORAL. 261

traire si les saillies intermittentes d'un commensal sont pour lui comme un sujet nouveau d'animation qu'il n'aurait pas su découvrir s'il eût été seul. A une table parfaite, où le nombre des juges n'a d'autre but que d'entretenir longuement les convives {cœnam ducere), la conversation compte ordinairement trois degrés : le récit, le raisonnement et la plaisanterie.—A. Les nouvelles du jour, celles de l'intérieur d'abord, celles de l'étranger ensuite, rapportées par lettres particulières ou par des journaux.— B. Quand ce premier appétit est satisfait, la compagnie est déjà plus animée ; car il est difficile en raisonnant d'éviter la dissidence dans la manière de juger un seul et même objet qui se présente aux esprits; et comme chacun cependant estime la sienne préférable, il s'élève un conflit qui excite l'appétit pour le plat et la bouteille, et qui est d'autant plus salutaire que la contestation a été plus vive, et la part qu'on y a prise plus grande. — C. Mais comme raisonner est encore une espèce de travail et une contention des forces, et que cette contention s'accomplit à la fin difficilement au milieu d'une jouissance passablement grande, la conversation dégénère naturellement en un simple jeu d'esprit, tant pour être agréable à la maîtresse de la maison, que les petites malices, mais non des atta ques humiliantes, qu'on pourrait diriger contre son sexe, mettent à même de se montrer avantageusement pour son esprit ; de sorte que le repas finit par le rire, qui, lorsqu'il est éclatant et de bon cœur, est une attention de la nature. Elle produit par là un mouve· ?

$62 DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.

ment du diaphragme et des entrailles fort utile à l'estomac pour la digestion, aussi bien que pour le bien-être de toute la machine. Et cependant les convives, c'est merveille le nombre qu'il y en a! présument trouver de la culture intellectuelle dans un dessein de la nature. — Une musique de table à un repas de grand seigneur est un non-sens du plus mauvais goût, que la crapule seule a pu imaginer. Les règles d'un banquet de bon goût, qui anime la société sont : a le choix d'un sujet de conversation qui intéresse tout le monde, et qui fournisse toujours à chacun l'occasion de placer convenablement son mot; b pas de silence de mort, mais seulement de petites pauses dans la conversation; c n'en pas varier l'objet sans nécessité et ne pas sauter d'une matière à une autre, parce que l'esprit du convive, à la fin d'un repas comme à la fin d'un drame (ce qui comprend aussi la revue de route la vie de l'homme raisonnable), s'occupe inévitablement à repasser les différents actes du dialogue; si donc il n'y peut trouver aucun fil qui les enchaîne, il s'y perd, et ne peut progresser dans la culture, mais s'aperçoit plutôt, à son grand déplaisir, qu'il a rétrogradé.— On doit presque épuiser un sujet d'entretien avant de passer à un autre, et, quand la conversation commence à languir, tâcher d'insinuer furtivement sur le tapis quelque chose qui se rattache à ce qui vient d'être dit. De cette manière chacun peut, sans affectation comme sans provoquer l'envie, prendre la direction de l'entretien dans la réu» nion ; d ne pas faire dégénérer la conversation en erDU SOUVERAIN BIEN MORAL. 263

golerie, ou lui faire quitter cette allure si elle vient à la prendre, et cela pour soi comme pour les autres. La conversation ne devant être qu'un jeu, et non une occupation, on corrigera cette tendance sérieuse par une habile plaisanterie ; e dans la discussion sérieuse, qu'il faut néanmoins éviter, se maîtriser, soi, ses mouvements, de manière à ne laisser paraître que respect et bon vouloir réciproque: en quoi du reste il s'agit plus du ton (qui ne doit être ni élevé ni arrogant) que du sujet de l'entretien, afin qu'aucun des convives, brouillé avec un autre, ne passe pour ainsi dire, de la société dans la famille. Si insignifiantes que puissent paraître ces lois d'un monde raffiné, lors surtout qu'on les compare à la morale proprement dite, tout ce qu'exige la sociabilité, qu'il consiste dans des maximes ou des manières de pure politesse, n'en est pas moins un vêtement qui sied bien à la vertu, et qu'on peut lui recommander sérieusement. — Le purisme du cynique, la mortification de Y anachorète t qui excluent les banquets, sont des formes corrompues de la vertu, qui ne lui sont pas supportables, mais qui, délaissées des grâces, ne peuvent cependant nuire à l'humanité.







ANTHROPOLOGIE


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SECONDE PARTIE


CARACTERISTIQUE ANTHROPOLOGIQUE


DE LA MANIÈRE DE CONNAITRE L'INTÉRIEUR DE L'HOMME PAR L'EXTÉRIEUR.







ANTHROPOLOGIE

SECONDE PARTIE.

DIVISION.

Caractère de la personne, caractère du sexe, — caractère du peuple, — caractère de la race (1), — caractère du genre. A Caractère de la personne. § LXXXVIII. Au point de vue pragmatique, la séméiotique universelle (semiotica universalis), naturelle (et non civile) emploie le mot caractère dans un double sens, puisqu'on dit d'une part qu'un certain homme a tel caractère (physique) ou tel autre, et d'autre part qu'il a en général du caractère (un caractère moral), qui ne peut être qu'unique ou qui peut être nul. Dans le premier sens, il s'agit du signe distjnctif de l'homme comme être sensible ou naturel ; dans le second, de son signe

(1) Ce quatrième caractère avait été omis dans cet intitulé des trois éditions, quoiqu'il eût sa place distincte dans la suite du chapitre. Sch. 268 DES CARACTÈRES.

comme être raisonnable, doué de liberté. L'homme à principes, dont on est sûr, dont on n'a pas à s'inquiéter, au moins quant à la volonté, sinon quant à l'instinct, a du caractère. — On peut donc, dans la caractéristique et sans tautologie, distinguer dans ce qui appartient à l'appétit (qui est pratique), l'élément caractéristique en naturel ou disposition de nature, en tempérament ou manière de sentir, et en caractère proprement dit ou façon de penser. — Les deux premières dispositions indiquent ce qui se peut faire de l'homme; la troisième (morale), ce qu'il est disposé à faire de lui-même. i. DU NATUREL. Cet homme a un bon caractère (Gemueth) signifie qu'il n'est pas obstiné, mais conciliant. Il se mettra peut-être en colère, mais il sera facilement apaisé et ne gardera pas rancune (il est négativement bon). — Au contraire, pour pouvoir dire de lui qu' « il a un bon cœur, » quoique ce qui précède soit déjà nécessaire, il faut pouvoir dire plus encore. Le bon cœur est un attrait pour ce qui est pratiquement bon, quoique pas fait par principe. En sorte que le bon caractère et le bon cœur sont deux sortes de gens dont un hôte habile peut tirer parti à volonté.—Ainsi le naturel s'entend plus (subjectivement) du sentiment, du plaisir ou de la peine, suivant qu'un homme est affecté par un autre (et ce sentiment peut avoir alors quelque chose DU TEMPÉRAMENT. 269

de caractéristique), que (objectivement) de Y appétit, où la vie ne se manifeste pas seulement à l'intérieur, dans le sentiment, mais encore à Y extérieur, dans l'activité, quoique seulement par des mobiles de la sensibilité. C'est donc dans ce rapport que consiste le tempérament, qui doit encore être distingué d'une disposition habituelle (contractée par l'habitude), parce que cette disposition n'a pas pour fondement des données naturelles, mais de simples causes occasionnelles. II. DU TEMPÉRAMENT. On entend en physiologie par tempérament la constitution corporelle (la charpente forte ou faible) et la complexion (les liquides, la partie mise en mouvement dans le corps par la force vitale; ce qui comprend en outre le chaud ou le froid qui se manifeste dans le travail de ces humeurs). Mais psychologiquement considérées, c'est-à-dire comme tempérament de Y âme (de la faculté sensitive et appétitive), ces expressions, prises de la qualité du sang, n'ont qu'un sens déterminé d'après l'analogie du jeu des sentiments et des désirs avec des causes motrices corporelles (dont le sang est la principale). Il s'ensuit alors que les tempéraments que nous n'attribuons plus qu'à l'àme peuvent encore avoir pour cause secrète concomitante le corporel dans l'homme, — et qu'en outre, de même qu'ils peuvent être divisés à!abord en tempéraments de sentiment et 270 DES CARACTÈRES.

d'activité, chacun d'eux peut ensuite être rattaché à l'excitabilité de la force vitale (intensio), ou à son atonie (remissio) ; — ce qui donne juste quatre tempéraments simples (comme dans les quatre figures du syllogisme déterminées par le médius terminus) : le sanguin, le mélancolique, le colérique et le phlegma-tique. On conserve ainsi les anciennes formules; seulement ces dénominations ont un sens plus convenable, d'accord avec l'esprit de cette théorie des tempéraments. L'expression de qualité du sang ne veut pas dire ici la cause des phénomènes de l'homme affecté physiquement, — suivant la pathologie humorale ou nerveuse; elle sert uniquement à classer d'après les effets observés. Ou ne veut pas avant tout savoir quelle est la composition chimique du sang, pour ensuite dénommer d'une manière convenable la propriété d'un certain tempérament ; mais il s'agit de savoir quels sentiments et quelles inclinations s'observent dans l'homme, afin de pouvoir l'appeler convenablement du nom d'une classe particulière. La division la plus élevée de la théorie des tempéraments peut donc être celle en tempéraments de sentiment, et en tempéraments A'activité. Et les membres de cette division peuvent se subdiviser de manière à donner les quatre tempéraments. — Au tempérament de sentiment appartiennent donc le sanguin et son conr traire le mélancolique. Le premier a pour caractère . propre de sentir promptement et fortement, mais pas d'une manière profonde (ni durable). Le deuxième TEMPÉRAMENT SANGUIN. 271

au contraire sent moins vivement, mais plus profondément. C'est en cela, et non dans la disposition à la joie ou à la tristesse, qu'il faut faire consister la différence des tempéraments. — En effet, la légèreté (Leù cktsirm) du sanguin dispose à l'allégresse, tandis que le sérieux (Tiefsinn) qui fomente un sentiment enlève à la joie sa grande mobilité, sans précisément portera la tristesse. Mais comme toute vicissitude dont on est le maître . anime et fortifie l'âme en général, celui qui prend avec aisance tout ce qui lui arrive, s'il n'est pas plus sage que celui qui s'attache à des sensations qui donnent de la raideur à sa vie, est certainement plus heureux. TEMPÉRAMENTS DE SENTIMENT. A Tempérament mnguin du sanguin jovial (Leichtblûtigen). On reconnaît le sanguin aux caractères suivants : il est sans souci et d'espérance facile ; il donne à chaque chose, au premier moment, une grande importance, et ne peut plus ensuite y penser. Il promet magnifiquement, mais ne tient point parole, parce qu'il n'a pas assez réfléchi d'abord s'il pourrait tenir sa promesse. — H est assez disposé à secourir, mais c'est un mauvais débiteur, qui demande toujours des délais. C'est un bon compagnon, enjoué, de bonne humeur, ne donnant facilement une grande importance à rien (vive la bagatelle !) et qui aime tout le monde. Il n'est 272 DES CARACTÈRES.

pas d'ordinaire un méchant homme, mais c'est un pécheur difficile à convertir, qui se repentira fort, mais ce repentir (qui ne sera jamais du chagrin) sera bientôt oublié. Le travail le fatigue, et toujours il est occupé, mais à ce qui n'est qu'un jeu, parce que c'est là un changement, et que la constance n'est pas son affaire. ? Tempérament mélancolique du sanguin sérieux (Schwerblutigen). Celui qui est disposé à la mélancolie (et non le mélancolique, ce qui est alors un état, et non le penchant à un état) donne à tout ce qui le touche une grande importance. Il trouve partout des causes de soucis, et ne voit d'abord que les difficultés, comme le sanguin commence par l'espoir du succès. Celui-là donc pense profondément, celui-ci superficiellement. Il promet avec peine, parce qu'il tient à garder sa parole, et qp'il veut savoir s'il le pourra. Ce n'est pas que tout cela s'accomplisse par des causes morales (car il ne s'agit ici que de mobiles sensibles), mais le contraire l'incommoderait et le préoccupe ; il se défie et se tourmente pour des choses qui ne touchent pas le sanguin jovial. — Du reste cette disposition d'esprit, quand elle est habituelle, est cependant contraire à celle de la philantrophie, qui est plutôt le partage du sanguin, du moins quant au mobile, par la raison que celui qui se prive lui-même de la joie la souhaitera difficilement aux autres. TEMPÉRAMENT COLÉRIQUE. 273

?.

TEMPÉRAMENTS ACTIFS. C Tempérament colérique du sanguin chaud. On dit qu'il est ardent ; il s'allume et se consume rapidement, comme un feu de paille; il se laisse bien vite adoucir par la soumission des autres; il est alors irrité sans haïr, et il aime même d'autant plus celui qui lui a cédé promptement. — Son activité est prompte, mais sans durée. — Il ne reste pas sans rien faire, mais il se charge peu volontiers des travaux, justement parce qu'il n'y est pas assidu. Il consentira donc bien à y présider, à les commander, mais il les exécutera plus difficilement lui-même. Sa passion dominante est donc celle des honneurs ; il aime à s'occuper des affaires publiques et à s'entendre louer. Il est pour Y apparat et la pompe des formes. Il se fait volontiers protecteur et paraît généreux ; mais ce n'est pas par affection, c'est par orgueil, car il s'aime beaucoup plus lui-même qu'il n'aime les autres. Il est ami de l'ordre et semble par cette raison plus sage qu'il ne l'est en réalité. Il est passionné pour le gain, pour n'être pas vilain. Il est courtisan, mais avec cérémonie. Raide et guindé en société, il s'accommode sans peine de quelque flatteur, qui est le plastron de son esprit. Il souffre plus de la résistance des autres à ses prétentions orgueilleuses que l'avare de la cupidité 18 274 DES CARACTÈRES.

d'autrui, parce qu'une bouffée d'esprit caustique peut emporter pour toujours le nimbe de son importance, tandis que l'avare trouve toujours moyen de réparer ses pertes par le gain. Le tempérament colérique, en un mot, est le moins heureux de tous, parce que c'est celui qui rencontre le plus d'opposition.

D Tempérament flegmatique du sanguin froid. Flegme signifie absence démodons, et non inertie (défaut de vie). On ne doit donc pas appeler flegmatique, ou un flegmatique, un homme qui a beaucoup de flegme, ni 1ß ranger à ce titre parmi les fainéante. Le flegme, en tant que faiblesse, est un penchant à l'inaction; penchant qui triomphe des fortes raisons mêmes qu'on pourrait avoir de s'occuper. Cette indolence rend l'homme volontairement inutile ; les inclinations n'ont plus d'autre fin que de manger et de dormir. Le flegme, comme force, est au contraire la qualité d'être mis en mouvement non d'une manière facile ou emportée, mais au contraire lentement, avec mesure et constance. — Celui dont la constitution renferme une bonne dose de flegme, s'échauffe doucement, mais il garde plus longtemps sa chaleur. Il n'entre pas facilement en colère; il réfléchit auparavant s'il ne doit pas le faire; le colérique pourrait au contraire devenir furieux, en voyant qu'il ne peut faire sortir l'homme ferme de son sang-froid. TEMPÉRAMENT FLEGMATIQUE. 275

L'homme de sang-froid, auquel la nature a donné, avec ce flegme, une dose tout à fait ordinaire de raison, alors encore qu'il ne brillerait pas, mais s'il se conduit par principes et non par instinct, n'a rien à regretter. Son heureux tempérament lui tient lieu de sagesse, et souvent même on l'appelle dans la vie ordinaire le philosophe. Il se trouve ainsi placé au-dessus des autres sans blesser leur vanité. Souvent aussi on le traite de rusé, parce que tous les projectiles qu'on lui lance en rebondissent comme d'un sac de laine. Il fait un mari supportable, et sait dominer femme et valets, tout en ayant l'air de faire la volonté de tout le monde, parce qu'il sait par sa volonté inflexible, mais réfléchie, mettre la leur d'accord avec la sienne : des corps d'un petit volume et d'une grande vitesse pénètrent dans ce qu'ils rencontrent, quand d'autres d'une moindre vitesse, mais d'une plus grande masse, entraînent l'obstacle sans le briser. Si un tempérament doit être associé à un autre, comme on le croit assez volontiers, si, par exemple, ils doivent se combiner ainsi : A  ? Le sanguin.......... le mélancolique Le colérique........ le flegmatique, c D alors ou ils sont l'un à l'autre une résistance, ou ils se neutralisent. Ils se résistent mutuellement quand le sanguin se conçoit comme réuni au mélancolique, 276 DES CARACTÈRES.

ou le colérique au flegmatique, dans un seul et même sujet; car alors ils forment entre eux comme une contradiction (A et B, C et D.) — Ils se neutraliseraient dans la combinaison (en quelque sorte chimique) du sanguin et du colérique, du mélancolique et du flegmatique (A et C, ? et D). En effet, l'humeur enjouée et cordiale ne peut pas plus se concevoir mêlée et comme fondue avec la colère repoussante que le tourment de celui qui se chagrine avec le tranquille contentement de l'âme qui se suffit à elle-même. — Si l'un de ces états doit au contraire le céder à l'autre, il n'y a plus que des caprices, et pas de tempérament déterminé. Il n'y a donc pas de tempéraments composés, par exemple un tempérament sanguino-colérique (qui serait celui de tous les fanfarons, puisqu'ils ont la prétention d'être gracieux, et montrent néanmoins l'arrogance du grand seigneur) ; il n'y en a que quatre en tout, et chacun d'eux est simple; on ne peut dire à quoi serait propre un homme qui aurait un tempérament mixte. La gaieté et l'enjouement, la profondeur et le délire (Wahnsinn), la hauteur et la roideur, enfin la froideur et la faiblesse ne doivent être distingués que comme des effets du tempérament par rapport à leur cause (i).

(4) On a voulu déterminer par le raisonnement, en se fondant néanmoins sur l'expérience et en s'aidant de prétendues causes occasionnelles, l'influence diverse du tempérament sur \ék affaires publiques, ou réciproquement celle des affaires publiques sur fe tempérament (d'après l'action d'une pratique habituelle dans l'un Du CARACTÈRE. 277

m.

DU CARACTÈRE COMME FAÇON DE PENSER. Pouvoir dire absolument d'un homme : « II a du caractère, » ce n'est pas seulement avoir dit beaucoup de lui, c'est encore avoir fait son éloge, car c'est en avoir affirmé une particularité rare, et avoir excité pour lui le respect et l'admiration. Si par caractère en général on entend ce à quoi on doit s'attendre pour quelqu'un, soit en bien, soit en mal, on a coutume alors d'ajouter qu'il a tel ou tel caractère, et l'expression indique alors Y espèce de caractère. — Mais avoir du caractère absolument, c'est posséder cette propriété de la'volonté par laquelle le sujet s'attache à des principes pratiques déterminés qu'il s'est invariablement posés par sa propre raison. Bien que ces principes parfois puissent être faux et vicieux, cependant la disposition de la volonté en général d'agir suivant des principes fixes (et non sauter tantôt ci, tantôt là comme les mouches), est quelque chose d'estimable et qui mérite d'autant plus l'admiration que c'est plus rare. Il ne s'agit pas là de ce que la nature fait de l'homme, mais de ce que l'homme fait de lui-même;

sar l'antre). C'est ainsi, par exemple, qu'en religion,*le colérique serait orthodoxe, le sanguin libre penseur, le mélancolique superstitieux, le flegmatique indifférent. Mais ce sont là des jugements hasardés, qui ne valent, pour la caractéristique, que ce qu'un esprit badin les fait valoir (valent quantum possunt). ce qui est l’œuvre de la nature est l’effet du tempérament (et le sujet est alors en grande partie passif) ; mais l’homme n’a de caractère que dans ce qu’il fait de lui-même.

Toutes les autres bonnes et utiles qualités ont un prix qui permet de les apprécier mutuellement, et qui peuvent procurer une utilité plus ou moins grande : le talent a un prix vénal qui permet au souverain ou au seigneur d’utiliser l’homme qui en est doué de toutes sortes de manières ; le tempérament a un prix d’affection, qui en fait un agréable compagnon avec lequel on peut agréablement s’entretenir ; mais le caractère a une valeur (1) qui le place au-dessus de tout prix. Dea qualité· qui sont la conséquence exclusive de l’existence on da la non· existence du oaraotére. G Vimitateur (en morale) est sans caractère, puisque le caractère réside précisément dans l’originalité de la façon de penser. 11 tire sa conduite d’une source

(i) Un navigateur, témoin d’une discnssion on des savants disputaient entre eux sur le rang qui leur était dû d’après Tordre des Facultés auxquelles ils appartenaient, décida la question à sa manière, en partant du prix qu’il pourrait avoir, au marché d’Alger, d’un homme qu’il aurait capturé. Personne n’y a besoin du théologien ou du jurisconsulte ; mais le médecin a une profession, c’est de l’argent comptant. — Le roi d’Angleterre Jacques Ier fut un jour prié par sa nourrice de vouloir bien faire de son fils on gentleman ( un homme à bonnes manières). Jacques lui répondit : Je ne le puis pas ; je puis bien en faire un comte, mais c’est à lui de se faire gentleman. Diogène (le cynique) fat capturé dans un voyage à l’Ile de Crète (s’il faut en croire une certaine niequ’il a lui-même ouverte. Mais l’homme de raison ne doit cependant pas être singulier : il ne le sera même en aucun cas, puisqu’il s’appuie sur des principes qui doivent valoir pour tout le monde. Celui-là est le singe de l’homme (Mannes) qui a du caractère. La bonne nature qui a sa raison dans le tempérament est une peinture à la détrempe, et non un trait de caractère ; mais le caractère mis en caricature est une méchante raillerie au préjudice de l’homme d’un véritable caractère, parce qu’il ne fait pas le mal qui est devenu d’une pratique générale (de mode) ; ce qui fait qu’on le représente comme un être singulier.

2° La méchanceté, comme disposition naturelle, est cependant moins méchante que la bonté n’est bonne par tempérament encore ou sans caractère ; on peut, en effet, la surmonter par le caractère. — Un homme d’un mauvais caractère (comme Sylla), inspirât-il de l’horreur par la violence de ses inébranlables maximes, ne laisse pas d’être un objet d’admiration, par la manière dont la force d’âme en général, comparée avec la bonté d’âme, doivent toutes deux se rencontrer dans le même sujet pour produire ce qui est plus idéal que réel, à savoir la grandeur d’âme.

3° La ténacité rigide, inflexible, dans une résolution prise (à peu près comme Charles XII), est sans doute une disposition naturelle très favorable au caractère, mais ce n’est pas encore un caractère déterminé. Il faut pour cela des principes moralement pratiques et dictés par la raison. On ne peut donc pas dire, à proprement parler : « La méchanceté de cet homme est une qualité de son caractère ; » ce serait alors une méchanceté diabolique, tandis que l’homme n’approuve jamais le mal en soi, et qu’il n’y a proprement pas de méchanceté par principes ; il n’y en a que par occasion. — C’est donc avec raison qu’on présente d’une manière négative les principes concernant le caractère. Ce sont les suivants :

a) Ne jamais manquer à la vérité de propos délibéré ; être par conséquent retenu dans son langage, afin de ne pas s’attirer l’affront d’une contradiction.

b) Ne pas dissimuler ; c’est-à-dire paraître en face animé de bons sentiments, et par derrière se montrer malveillant.

c) Ne pas manquer à une promesse (licite) ; ce qui comprend jusqu’à la nécessité d’honorer un souvenir d’une amitié maintenant rompue, et de ne pas abuser de la confiance et de l’ouverture de cœur des autres envers nous.

d) Ne pas se lier d’intimité avec des hommes qui pensent mal, et, se souvenant du noscitur ex socio, etc., n’avoir avec eux que des rapports d’affaires.

e) Ne pas se soucier du jugement superficiel et malveillant des autres ; ce serait déjà faiblesse de les imiter. De plus, la crainte de manquer à la mode, qui est chose passagère et changeante, doit être modérée ; et si la mode a déjà pris une grande influence, il ne faut pas du moins qu’elle exerce son empire jusque dans la moralité.

L’homme qui a conscience d’avoir du caractère dans sa façon de penser, ne tient pas ce caractère de la nature, il doit toujours l’avoir acquis. Il faut reconnaître aussi que le fondement du caractère, pareil à une renaissance, est comme une certaine promesse solennelle qu’on se fait à soi-même, et que cette promesse, ainsi que le moment où s’accomplit en nous cette révolution, forment comme une nouvelle ère qui ne peut être oubliée. — L’éducation, les exemples, l’instruction ne peuvent opérer insensiblement cette fermeté et cette constance dans des principes ; elle ne peut avoir lieu que tout d’un coup, comme par une sorte d’explosion qui remplace instantanément le dégoût pour un état de fluctuation instinctif. Il n’y a sans doute qu’un petit nombre de personnes qui aient tenté cette métamorphose avant l’âge de trente ans, et un moindre nombre encore l’ont complètement effectué avant la quarantaine. — Vouloir s’amender peu à peu, partiellement, est une vaine tentative ; car une impression s’évanouit pendant qu’on travaille à une autre. Le fondement d’un caractère consiste bien plutôt dans l’unité absolue du principe interne de conduite en général. — Aussi dit-on que les poëtes n’ont pas de caractère ; que, par exemple, ils offenseraient leurs meilleurs amis plutôt que de sacrifier un trait d’esprit ; ou qu’il ne faut pas chercher de caractère chez les courtisans, qui sont dans la nécessité de se plier à toutes les formes ; que la fermeté de caractère n’est que douteuse encore chez les gens d’église, qui, tout en faisant la cour au maître du ciel, ne s’entendent pas trop mal à se ménager les maîtres de la terre ; qu’ainsi un caractère (moral) interne n’est et ne sera jamais qu’un pieux désir. Mais c’est peut-être la faute des philosophes s’ils n’ont pas encore tiré au clair cette notion, et s’ils n’ont jamais cherché à montrer la vertu que dans telle ou telle action, plutôt que de la présenter dans toute la beauté de sa forme, et de la rendre intéressante à tous les hommes.

En un mot : véracité dans l’examen de soi-même et dans la conduite à l’égard d’autrui, telle est la maxime suprême qui permette à un homme de s’avouer qu’il a du caractère ; et comme c’est la moindre chose qu’on puisse demander d’un homme raisonnable, que c’est en même temps le plus haut degré de valeur interne (de la dignité humaine), il faut, pour être homme de principes (pour avoir un caractère déterminé), pouvoir s’élever au-dessus de la raison vulgaire par la dignité et par un talent supérieur. DE LA PHYSIOGNOMONIE. 283

D· la physiognomonie. f C'est l'art de juger par la forme sensible d'un homme, par conséquent par son extérieur, de sa manière de sentir ou de penser, ou de son intérieur. — On le juge ainsi non dans son état de maladie, mais dans son état de santé; non dans un état d'agitation, mais quand l'âme est en repos. — 11 va sans dire que si celui qu'on juge de la sorte s'aperçoit qu'on l'observe, qu'on cherche à le pénétrer, son âme ne sera pas tranquille ; elle sera dans un état de contrainte et de mouvement intérieur, de déplaisir même de se voir exposée à la censure d'autrui. De ce qu'une montre a une belle boite, on n'en peut pas juger avec certitude (dit un célèbre horloger) que le mouvement en soit bon ; mais si la boîte en est peu soignée, on peut en conclure avec assez d'assurance que l'intérieur est mauvais; l'ouvrier n'aura pas compromis un ouvrage soigné et réussi, par un extérieur de vil prix et négligé. — Mais il serait absurde de juger par analogie avec un ouvrier humain le créateur iûgcrutable de la nature, et de conclure ici comme là qu'il aura peut-être donné aussi à une bonne âme un beau corps, afin de recommander et de faire agréer aux autres hommes celui qu'il crée de la sorte, ou, réciproquement, pour inspirer l'éloignement de l'un à l'autre (par le hic niger est, hune tu, Romane, caveto). Car le goût, qui contient un principe purement subjectif de plaisir ou de déplaisir d'un homme à un au284 DES CARACTÈRES.

tre (suivant la beauté ou la laideur), ne peut servir de règle à la sagesse, qui a pour but objectif l'existence du beau ou du laid revêtus de certaines qualités naturelles (but que nous ne pouvons absolument pas apercevoir), pour faire entrer dans l'homme ces deux choses hétérogènes, comme unies dans une seule et même fin. De la tendance de la nature à la physio^nomonle. Si bien recommandé que puisse être auprès de nous celui auquel nous devons accorder notre confiance, nous en étudions cependant la figure et sur; tout les yeux pour chercher ce que nous en pouvons avoir à craindre. C'est là un penchant naturel; et suivant que quelque chose nous repousse ou nous attire dans son extérieur, nous nous décidons sur le parti que nous avons à prendre, ou nous réfléchissons avant de connaître sa moralité. Il est donc certain qu'il y a une caractéristique physiognomonique, mais qui ne pourra jamais devenir une science, parce que le propre d'une forme humaine, qui trahit certaines inclinations ou certaines facultés du sujet perçu, ne peut être comprise par voie de description d'après des notions, mais par voie de peinture et en la livrant à l'intuition ou en l'imitant : de cette manière, la forme humaine en général est soumise dans ses variétés à un jugement critique, variétés dont chacune doit révéler une propriété intérieure particulière de l'homme interne. Depuis les caricatures de têtes humaines par Baptiste Porta, caricatures qui représentent des têtes

>. DE LA PHYSI0GN0M0NIE. 285

d'animaux comparées par analogie avec certaines figures caractéristiques d'hommes, pour en conclure dans les deux ordres d'existence une ressemblance de dispositions naturelles, caricatures depuis longtemps oubliées; après les caricatures nombreuses de Lavater, converties par des silhouettes en une marchandise un instant très recherchée et pas chère, le goût de la physiognomonie semble de nouveau avoir été complètement abandonné. Il n'en est peut-être resté que l'observation, encore douteuse (de M. d'Archenholz), que la figure d'un homme, quand on cherche à l'imiter pour soi seul par une grimace, fait naître aussitôt certaines pensées ou certains sentiments qui sont d'accord avec le caractère de ce masque. — La physiognomonie, comme art de pénétrer l'intérieur de l'homme à l'aide de certains signes extérieurs involontairement donnés, n'est plus du tout un objet de recherches, et il n'en est resté que l'art de cultiver le goût, non pas des choses, mais des mœurs, des manières et des usages, et d'aider cet art par une critique nécessaire dans le commerce du monde et pour la connaissance de l'homme en général.


DIVISION DE LA PHYSIOGNOMONIE.

De ce qui la caractérise : 1° dans la forme du visage ; 2° dans les traits du visage ; 3° dans l'air habituel du visage (la mine).

A

De la forme du visage (Gesichtabildung).

Il est remarquable que les artistes grecs avaient aussi dans la tête un idéal de la forme de la figure (pour les dieux et les héros), idéal qui devait exprimer une jeunesse permanente, et cependant libre de toute émotion, — dans les statues, les camées, les gravures, — sans y déposer un attrait (Reiz). Le profil perpendiculaire grec rend les yeux plus profonds qu’ils ne devraient l’être à notre goût (qui est disposé à l’attrait), et même une Vénus de Médicis en manque. — La cause possible c’est que l’idéal devant être une certaine règle immuable, un nez qui se détache du visage depuis le front en formant un angle (qui peut être ou plus grand ou plus petit) ne saurait donner une règle déterminée de la forme, comme l’exige cependant tout ce qui a un caractère normal. Les Grecs modernes aussi, sans qu’ils y soient pour rien, ont une belle forme corporelle, mais ne présentent pas cette stricte perpendicularité du profil, ce qui semble avoir été une preuve de l’idéalité dans les œuvres d’art comme archétypes. — D’après ces exemplaires mythologiques, les yeux doivent être plus enfoncés, et sont un peu dans l’ombre à la racine du nez, au lieu qu’aujourd’hui on trouve plus beaux des visages d’hommes, beaux d’ailleurs, si le nez quitte par un léger écart la direction du front.

Si nous reportons notre attention sur les hommes tels qu’ils sont réellement, nous trouverons qu’une régularité par trop précise dénote généralement un homme très ordinaire, qui est sans esprit. La mesure moyenne semble être aussi la mesure fondamentale et la base de la beauté, mais sans être, tant s’en faut, la beauté même, parce qu’il faut pour qu’il y ait beauté quelque chose de caractéristique. — Mais on peut encore rencontrer cet élément caractéristique dans un visage sans y trouver la beauté ; l’expression en est cependant avantageuse, quoique à d’autres égards (peut-être sous le rapport moral ou esthétique) on puisse y reprendre quelque chose ici ou là, au front, au nez, au menton, à la couleur des cheveux, etc., tout en convenant qu’il vaut mieux pour l’individualité de la personne qu’il n’y ait pas régularité parfaite, parce que cette régularité exclut généralement ce qui fait le caractère d’une physionomie.

Mais on ne peut appeler laide une figure qu’autant que les traits exprimeraient une âme corrompue par le vice, ou un penchant naturel, mais malheureux, à s’y livrer, par exemple un certain trait de malin sourire en parlant, ou d’effronterie sans aucune douceur qui la tempère dans la manière de regarder quelqu’un en face, et d’exprimer par là qu’on le méprise. — Il y a des hommes dont la figure (comme disent les Français) est rébarbative, avec laquelle on peut, comme on dit, envoyer coucher les enfants, ou qui ont un visage labouré par la petite vérole et grotesque, ou, suivant l’expression hollandaise, wanschapenes (comme si c’était une illusion, un rêve), mais qui cependant montrent en même temps une bonté si grande, une si bonne humeur, qu’ils portent la raillerie sur leur propre visage ; ce qui par conséquent ne peut être appelé laideur, quoiqu’ils ne puissent trouver mauvais du tout si une dame dit d’eux (comme de Pélisson à l’Académie française) : « Ils abusent de la permission qu’ont les hommes d’être laids. » Il y aurait quelque chose de plus méchant et de plus bête, si un homme dont on doit attendre des mœurs reprochait à un malade, comme fait le peuple, jusqu’à des vices corporels, qui ne servent souvent qu’à relever les avantages de l’esprit. Ces reproches s’adressant à de jeunes infortunés (comme : « Tu es un aveugle, » « un chien d’estropié), » finissent par les rendre méchants et les aigrissent insensiblement contre ceux qui, n’ayant pas ces infirmités, croient en mieux valoir.

D’ailleurs les figures indigènes des étrangers, mais auxquelles ne sont pas habitués des peuples qui ne sont jamais sortis de leur pays, sont ordinairement pour ceux-ci un objet de raillerie. C’est ainsi que les petits Japonais courent après les marchands hollandais qui vont dans ce pays-là, en criant : « Oh quels yeux ! quels gros yeux ! » et que les Chinois trouvent risibles les cheveux roux d’un grand nombre d’Européens qui fréquentent leur pays, mais non pas leurs yeux bleus.

Pour ce qui est des simples crânes et de leur forme, qui est la base de leur figure, par exemple du crâne des Nègres, de celui des Kalmoucks, de celui des Indiens de la mer du Sud, etc., tels que Camper et
DE LA PHYSI0GN0M0NIE.
289

surtout Blumenbach les ont décrits, ils sont plutôt l'objet de la géographie physique que de l'anthropologie pratique. Mais un point qui tient le milieu entre ces deux-là, c'est l'observation suivante : le front de l'homme, même chez nous, est ordinairement/^/, et celui de la femme plus arrondi.

Quant à la question de savoir si une verrue (Hugel) sur le nez indique un railleur; — si le propre de la figure des Chinois, dont on dit que la mâchoire dépasse un peu la supérieure, est un indice de leur opiniâtreté, ou si le front des Américains, qui est garni de cheveux des deux côtés, est un signe de faiblesse d'esprit, etc., ce sont là des conjectures qui ne permettent qu'une interprétation incertaine.

B
Du caractère dans les traits de la figure.

Il n'y a rien de nuisible à un homme, même au jugement des femmes, d'être un peu défiguré par le teint ou par les cicatrices de la petite-vérole, et d'en être devenu moins agréable ; si la bonté d'âme brille dans ses traits, et que son regard laisse voir en même temps l'expression d'une activité tranquille dans la conscience de sa force, il peut toujours être aimé et aimable, et passer généralement pour tel. — On en plaisante, ainsi que de son amabilité (per antiphrasin), et une femme peut être fière de posséder un tel mari. Une semblable figure n'est pas une caricature; une caricature est l'incorrection volontairement exagérée

19 (la contorsion) des traits du visage dans l’émotion, pour provoquer, exciter le rire aux dépens de la figure ainsi traitée, et rentre dans la mimique. C’est plutôt une variété de figure naturelle, et qui ne peut être appelée un vilain masque (qui serait repoussant), mais qui peut au contraire exciter l’amour, quoiqu’elle ne soit pas agréable, mais pas laide non plus, sans toutefois être belle[33].

C
Du caractère résultant des mines.

On entend par mines des traits de la figure mis en jeu sous l’influence d’une émotion plus ou moins puis* santé. Le penchant à cet état constitue un trait caractéristique de l’homme.

Il est difficile de ne pas trahir l’impression d’une émotion par quelque signe extérieur, qui s’annonce naturellement par la contrainte pénible dans le geste ou dans le ton ; et celui qui est trop faible pour dominer ses émotions, laissera visiblement transpirer par le jeu de sa figure (malgré l’avis de sa raison) un intérieur qu’il soustrairait volontiers aux regards d’autrui. Mais ceux qui sont habiles dans cet art ne passeront pas précisément, si on les reconnaît, pour les meilleurs des hommes auxquels on puisse se confier, surtout s’ils sont exercés à se donner artificiellement des airs en opposition avec ce qu’ils sont.

L’art d’interpréter les airs qui révèlent involontairement l’intérieur, mais qui cependant peuvent mentir en cela de propos délibéré, peut fournir l’occasion d’un grand nombre d’observations piquantes ; je ne parlerai que d’une seule. — Si quelqu’un, qui d’ailleurs n’est pas louche, lorsqu’il fait un récit, a les yeux fixés sur le bout de son nez, et louche ainsi accidentellement, ce qu’il dit est toujours un mensonge. — Mais il ne faut cependant pas juger ainsi celui qui louche par infirmité ; il peut être tout à fait exempt de ce vice.

Il y a donc des gestes naturels par lesquels des hommes de toutes les races et de tous les climats s’entendent, même sans convention. De ce nombre sont : l'inclinaison de la tête (dans l’affirmation), la secousse de la tête (dans la négation), la torsion du nez dans la moue (lorsqu’on raille), le rire moqueur (dans le ricanement), le visage allongé (dans le refus de ce qui est demandé), le front ridé (dans le chagrin), ouvrir et fermer rapidement la bouche (Bah), le signe des mains pour faire approcher ou éloigner de soi, élever les mains au-dessus de la tête (dans l’étonnement), mettre le doigt sur la bouche (compescere labella) pour commander le silence, le sifflement, etc. Remarquée détachées. Des mines souvent répétées, qui accompagnent involontairement un mouvement de l’âme, deviendront insensiblement des traits de la figure, mais qui disparaîtront à la mort. D’où Lavater a fort bien dit que le visage répulsif qui trahit la méchanceté dans la vie s’ennoblit en quelque sorte (négativement) à la mort : c’est qu’alors tous les muscles sont relâchés, et qu’il ne reste plus que l’expression du repos, qui est innocent. — Il peut arriver encore qu’un homme, dont la jeunesse avait été retenue, prenne dans les dernières années, par suite de son libertinage et malgré sa parfaite santé, une autre figure ; mais on n’en peut pas induire ses dispositions naturelles. On parle aussi d’une figure commune par opposition a une figure distinguée. On n’entend par cette dernière qu’une prétendue importance attachée aux manières insinuantes de la cour, qu’on ne rencontre que dans les grandes villes, où les hommes se frottent et dépouillent leur rudesse. Aussi des fonctionnaires, nés et élevés à la campagne, lorsqu’ils sont élevés avec leurs familles à des services urbains importants, REMARQUES DÉTACHÉES. 293

ou qu'ils se mettent seulement en harmonie avec leurs fonctions, montrent-ils quelque chose de commun, non seulement dans leurs manières, mais encore dans l'expression de leur visage. Ne se sentant pas gênés dans leur sphère d'action, lorsqu'ils n'avaient presque jamais à faire qu'à des subordonnés, les muscles de leur figure n'ont pas contracté de souplesse dans tous les rapports avec de plus grands, de plus petits, des égaux; ils n'ont pas cultivé le jeu physionomique commandé par la société et par les émotions qui s'y rencontrent; jeu qui, sans compromettre la dignité, est néanmoins nécessaire pour être bien venu dans le monde. Au contraire, les hommes de même rang, exercés aux manières de la ville, ayant conscience d'avoir en cela une supériorité sur d'autres, portent dans leur figure en traits ineffaçables cette conscience, lorsqu'elle devient habituelle par un long exercice. Les dévots, longtemps habitués et comme pétrifiés aux pratiques mécaniques de la piété, introduisent avec une religion ou un culte dominant, chez tout un peuple, des traits nationaux qu'ils caractérisent à cet égard physionomiquement. C'est ainsi que M. Fr. Nicolaï parle de visages fatalement bénis de la Bavière. Au contraire, John Bull porte déjà sur sa figure de vieil anglais la liberté d'être impoli où qu'il puisse aller, à l'étranger ou envers l'étranger dans son propre pays. Il y a donc aussi une physionomie nationale, sans toutefois qu'on la puisse dire innée. — Il y a des signes caractéristiques dans la société, que la loi a soumis à une peine. Un habile médecin allemand 294
DÈS CARACTÈRES.

a remarqué dans ses voyages, au sujet des détenus de Rasphuis à Amsterdam, de Bicêtre à Paris, et de Newgate à Londres, que c'étaient pour la plupart des domestiques osseux et qui avaient conscience de leur supériorité, mais qu'on ne peut dire d'aucun d'eux, avec le tragédien Lekain : « Si ce garçon n'est pas un coquin, le créateur n'écrit pas lisiblement. » En effet, pour tenir un langage aussi fort, il faudrait posséder à un plus haut degré que ne peut le prétendre un mortel, la faculté de distinguer le jeu de la nature avec les formes de sa culture pour ne produire que la diversité des tempéraments, d'avec ce qu'elle fait ou ne fait pas en cela pour la morale.

B
Caractère du sexe.
Toutes les machines destinées à produire avec une force moindre autant d'effet qu'on en obtient par d'autres avec une force plus grande, doivent être conçues avec art. On peut donc admettre ?priori que la nature a voulu mettre plus d'art dans l'organisation de la femme que dans celle de l'homme, parce qu'elle a donné plus de force à l'homme, pour les rendre propres à l'union corporelle la plus intime, et les diriger cependant, comme des êtres raisonnables qu'ils sont, au but qui lui est le plus cher, la conservation de l'espèce. Elle les a doués en outre, et à ce titre (comme animaux raisonnables) d'inclinations sociales,
CARACTÈRE DU SEXE.
295

afin de convertir en une liaison domestique et durable leur communauté sexuelle.

Il ne suffit pas, pour l'unité et l'indissolubilité d'une union, de l'association volontaire de deux personnes ; l'une des parties doit être soumise à l'autre, et celle-ci, réciproquement, être supérieure à celle-là, afin de pouvoir la dominer ou la régir. Car, avec l'égalité de deux prétentions qui ne pourraient se passer l'une de l'autre, l'amour de soi ne produit que discorde. Avec le progrès de la civilisation, la supériorité doit être de nature diverse : l'homme doit être au-dessus de la femme par ses facultés corporelles et son courage, mais la femme doit être au-dessus de l'homme par les dons de la nature, afin de se rendre maître de l'inclination de l'homme pour elle. C'est le contraire dans l'état sauvage ; la supériorité n'existe que du côté de l'homme. — Le caractère propre de la femme est donc plutôt un objet d'étude anthropologique pour les philosophes que celui de l'homme. On ne peut pas plus le connaître dans un état de grossière nature qu'on ne peut connaître celui des pommes et des poires sauvages, dont la diversité ne se révèle que par la greffe et la culture ; car la civilisation ne donne pas ces qualités féminines, elle n'est que l'occasion de leur développement et de leur manifestation dans des circonstances favorables.

Les féminalités sont traitées de faiblesse. On en plaisante ; les insensés en font le sujet de leurs railleries, mais les sages voient très bien qu'elles sont précisément le levier destiné à mouvoir la masculinité, 296
DES CARACTÈRES.

et à la faire servir aux desseins des femmes. L'homme est facile à pénétrer, la femme ne trahit pas son secret, quoiqu'elle garde mal (à cause de sa loquacité) celui qu'on lui a confié. L'homme aime la paix domestique et se soumet volontiers au régime de la femme ; pour elle, la guerre intérieure, qu'elle fait avec la langue et pour laquelle on lui a donné une loquacité et une éloquence passionnée qui désarme l'homme, ne lui est pas redoutable. 11 s'appuie sur le droit du plus fort pour commander au-dedans, parce qu'il doit protéger l'intérieur contre des inimitiés étrangères. Elle s'appuie sur le droit du plus faible pour être protégée par l'homme contre des hommes, et désarme l'homme par des larmes amères, en lui reprochant son défaut de magnanimité.

C'est tout autre chose dans l'état grossier de nature. La femme n'y est qu'un animal domestique. L'homme y marche le premier les armes à la main, la femme le suit, chargée du mobilier. Mais là même où un barbare état social permet la polygamie, la femme la plus favorisée sait, dans sa forteresse (appelée Harem), s'emparer de l'homme, et celui-ci se voit dans la douce nécessité de chercher un repos tolérable dans la querelle qui s'engage entre elles toutes pour savoir laquelle sera préférée (celle qui doit le dominer).

Dans l'état civil, la femme ne s'abandonne au plaisir de l'homme qu'à la condition du mariage, et même à la condition de la monogamie. Mais alors, si la civilisation n'est pas encore arrivée au point de rendre la femme libre jusqu'à la galanterie (d'avoir
CARACTÈRE DU SEXE.
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publiquement pour amant d'autres hommes que son mari), l'homme corrige sa femme si elle le menace d'un concurrent (1). Mais dès qu'une fois la galanterie est devenue de mode, et la jalousie ridicule (comme cela ne tarde pas d'arriver en temps de luxe), le caractère féminin se dévoile : il aspire à la faculté d'être libre à l'égard des hommes, et par là même de conquérir ce sexe tout entier. — Cette inclination, malgré la réputation fâcheuse qui l'atteint sous le nom de coquetterie, ne manque cependant pas d'un fondement réel et propre à la justifier. En effet, toute jeune femme est toujours exposée à devenir veuve ; ce qui fait qu'elle met en jeu ses attraits contre tous les hommes dont les circonstances pourraient faire des époux, afin, s'il y a lieu, de ne pas manquer de poursuivants.

Pope croit que l'on peut caractériser le sexe féminin (la partie cultivée de ce sexe s'entend) par deux points : l'inclination à dominer et l'inclination à

(4) La vieille tradition russe, que les femmes méprisaient leurs maris d'avoir d'autres femmes, si elles n'en étaient pas de temps en temps battues, est généralement regardée comme une fable. On lit néanmoins dans les voyages de Cook qu'un matelot anglais voyant # un Indien d'Otalti battre sa femme, voulut faire le galant et menaça le mari. A l'instant la femme se tourne vers l'Anglais et lui demande de quoi il se mêle, qu'un mari ne doit pas faire autrement. — On trouve aussi que si la femme matiée se livre ostensiblement à la galanterie, et que le mari n'y fasse pas attention, et qu'au lieu de la surveiller il se dédommage en buvant, en jouant, ou avec des maîtresses, non seulement la femme le méprise, mais elle le hait, parce qu'elle voit par là qu'elle n'est plus pour lui d'aucun prix, et qu'il l'abandonne indifféremment à d'autres, comme des os à ronger. 298
DES CARACTÈRES.

plaire. — Il ne faut pas entendre par cette dernière l'inclination à plaire à la maison, mais celle à plaire au dehors, h faire voir ce qui est à son avantage, ce qui est propre à la distinguer, puisqu'autrement la deuxième inclination reviendrait à la première, celle de ne pas le céder en agréments à ses rivales, mais de les surpasser toutes, autant que possible, par son goût et ses attraits. — Mais aussi la première inclination, comme inclination en général, ne suffit pas pour caractériser une partie de l'humanité en général dans sa conduite à l'égard des autres; car l'inclination pour ce qui est avantageux est commun à tous les hommes, par conséquent aussi celle de dominer autant que possible ; elle ne caractérise donc pas. — Mais l'état de guerre où ce sexe est toujours avec lui-même, et la très bonne intelligence où il est toujours avec l'autre, pourrait bien plutôt passer pour son caractère, si ce n'était pas là une conséquence toute naturelle de la rivalité par laquelle elles cherchent à se surpasser les unes les autres dans les bonnes grâces et l'attachement des hommes. Alors le penchant à dominer devient le but réel ; l'agrément public, qui est comme le jeu servant à déployer les attraits, n'est plus que le moyen de faciliter les effets de ce penchant. Par le seul fait que l'on se sert, non de ce que nous faisons comme fin, mais de ce qui est une fin de la nature dans la constitution de la femme, comme d'un principe pour caractériser ce sexe, et par le fait encore que cette fin doit être sagesse, même à l'aide de la folie des hommes, mais au point de vue cependant des desseins de la nature, ces fins naturelles présumables pourront aussi servir à donner un principe de caractéristique, lequel dépend, non de notre choix, mais d’un dessein supérieur par rapport au sexe masculin. Ces fins sont : 1° la conservation de l’espèce ; 2° la culture de la société et son raffinement par la femme.

I. La nature ayant confié au sein de la femme son gage le plus cher, à savoir l’espèce, dans le fruit corporel par lequel le genre humain devait se propager et se perpétuer, elle a craint en quelque sorte pour la conservation de cette espèce, et a semé ce fruit dans la nature féminine, pour le mettre à labri des lésions corporelles et de la crainte de tels périls. Par ces faiblesses, le sexe féminin a besoin de la protection régulière du sexe masculin.

II. La nature ayant aussi voulu inspirer les sentiments plus délicats qui font partie de la civilisation, celui de la sociabilité et celui de la convenance, fit respecter de bonne heure ce sexe pour le faire dominer sur l’autre par la moralité, la persuasion du langage et des manières, et en voulant qu’il en fût fréquenté avec douceur et politesse, en telle sorte que le sexe masculin se vit peu à peu enchaîné, grâce à sa propre magnanimité, par un enfant, et conduit par là, sinon à la moralité, du moins à ce qui en est le dehors, c’est-à-dire à un maintien moral, qui est une préparation et une recommandation pour la morale même. 300
DES CARACTÈRES.
Observations détachées.
La femme veut dominer, et l'homme être dominé (surtout avant le mariage). De là la galanterie de l'ancienne chevalerie. — Elle eut de bonne heure l'assurance de plaire. Le jeune homme, toujours en souci de ne pas déplaire, est par conséquent embarrassé dans la société des dames. — Cet orgueil de la femme, de contenir toute importunité de l'homme, par le respect qu'elle inspire, et le droit d'exiger du respect, même sans mérite, est une conséquence naturelle de son sexe. — La femme refuse, l'homme recherche ; sa concession est une faveur. — La nature veut que la femme soit recherchée; elle n'a donc pas dû être aussi difficile dans le choix (quant au goût) que l'homme, d'autant plus que la nature l'a fait plus grossier, et qu'il plaît déjà à la femme quand sa forme ne présente que de la force et de l'aptitude à la défendre ; car si elle était difficile et délicate dans le choix par rapport à la beauté de la forme, pour qu'elle pût s'éprendre elle devrait rechercher, et l'homme au contraire devrait refuser ; ce qui rabaisserait tout à fait la valeur de son sexe, même aux yeux de l'homme. — En amour, elle doit paraître froide et l'homme ardent. Le refus à une proposition amoureuse paraît injurieux à l'homme ; y prêter une oreille facile semble honteux à la femme. — Le désir qu'a la femme d'exercer par ses charmes une influence sur tous les hommes délicats, est co
OBSERVATIONS DÉTACHÉES.
301

quetterie ; l'affectation de sembler amoureux de toutes les femmes, est galanterie ; galanterie et coquetterie peuvent être un ton, une mode, sans grande conséquence. C'est ainsi que le sigisbéisme est une liberté affectée de la femme mariée, ou comme un état de courtisane autrefois en Italie [dans l'Historia conciiii Tridentini on lit entre autres choses : Erant ibi etiam trecentœ honestœ meretrices, quas cortegianas vocant], dont on dit que la société avait une réunion publique et une culture plus épurée que les réunions mêlées chez les particuliers. — L'homme ne recherche dans le mariage que l'inclination de sa femme ; la femme ambitionne celle de tous les hommes ; elle ne se pare que pour les regards de son sexe, par rivalité, pour Surpasser d'autres femmes en agréments ou en importance. L'homme, au contraire, lie se pare que pour la femme, si l'on peut appeler parure ce qui n'a pour but que de ne pas dégoûter sa femme par sa mise. — L'homme juge les fautes des femmes avec indulgence, et la femme (publiquement du moins) avec beaucoup de sévérité. Si les jeunes femmes avaient à choisir entre un tribunal de leur sexe et un tribunal de l'autre pour juger leur conduite, elles donneraient à coup sûr la préférence au dernier. — Quand un luxe très raffiné s'est établi, la femme n'est plus morale que par nécessité ; elle n'a plus honte de souhaiter d'être homme, afin de pouvoir donner à ses inclinations un plus grand et plus libre essor, tandis qu'il n'est pas d'homme qui voulût être femme.

La femme ne s'inquiète pas de la continence de 302
DES CARACTÈRES.

l'homme avant le mariage ; mais elle importe infiniment à l'homme du côté des femmes. — Dans le mariage, les femmes se moquent de l'intolérance (de la jalousie) des hommes en général ; mais c'est pure plaisanterie de leur part ; la femme qui n'est pas mariée en juge plus sévèrement. — Quant aux femmes savantes, elles se servent de leurs livres à peu près comme de leur montre, elles la portent pour faire voir qu'elles en ont une, quoique ordinairement elle n'aille pas ou qu'elle aille mal.

La vertu ou la non-vertu féminine est bien différente de celle de l'homme, moins toutefois par l'espèce que par le mobile. — La femme doit être patiente, et l'homme endurant. Elle doit être sensible, et lui avoir du sentiment. — L'économie de l'homme est d'acquérir, celle de la femme d'épargner. — L'homme est jaloux quand il aime, la femme alors même qu'elle n'aime pas, parce que tous les galants qui,lui sont enlevés par d'autres femmes sont autant d'adorateurs perdus pour son cercle. — L'homme a du goût pour soi, la femme se fait elle-même un objet de goût pour chacun. — « Ce que le monde dit est vrai, ce qu'il fait est bon, » est un principe de la femme, principe peu compatible avec du caractère, suivant la signification propre du mot. On a cependant vu des femmes plus courageuses qui, dans leur intérieur, ont montré avec éclat un caractère d'accord avec leur destinée. —-Après la mort de Cromwell, la femme de Milton lui ayant dit qu'il ferait cependant bien d'accepter la place de secrétaire latin qu'on lui offrait, quoiqu'il
CONSÉQUENCES PRATIQUES.
303

fût contraire à ses principes de regarder alors comme légitime un gouvernement qu'il avait auparavant présenté comme illégitime : « Ah ! ma chère, lui répondit-il, vous et d'autres femmes voulez aller en carrosse, mais moi je dois être un homme d'honneur. » La femme de Socrate (peut-être aussi celle de Job) était aussi tenue à l'étroit par son courageux mari, mais une vertu mâle brillait dans son caractère, sans rien ôter à son mérite de femme dans la situation où elle se trouvait placée.

Conséquences pratiques.

La femme doit se former et discipliner par la pratique même  ; l'homme n'y entend rien.

Le jeune mari domine sa femme plus âgée. La raison en est dans la jalousie, qui fait que celle des deux parties qui est soumise à l'autre dans le commerce des sexes, est préoccupée des atteintes possibles de l'autre à ses droits, et se trouve par là dans la nécessité de se montrer prévenante et attentive. — Une femme expérimentée ne conseillera donc jamais une alliance avec un jeune homme, fût-il de même âge ; car avec le progrès des années, la femme vieillit plus promptement que l'homme, et tout en faisant abstraction de cette inégalité, on ne peut compter avec certitude sur la bonne union qui aurait pour base l'égalité, et une jeune femme intelligente sera plus heureuse avec un 304
DES CARACTÈRES.

mari bien portant, quoique notablement plus âgé. — Mais un homme dont la conduite a été dissolue avant le mariage, sera un fat dans son intérieur, parce qu'il ne pourra exercer cette autorité domestique qu'en élevant des prétentions déraisonnables.

Hume observe que les femmes (même les vieilles filles) sont plus vexées par les satires sur le mariage que par les plaisanteries sur leur sexe. — Ces railleries ne peuvent jamais être sérieuses, tandis que les satires pourraient bien l'être, si par exemple on mettait dans tout leur jour les inconvénients auxquels échappe le célibataire. La prévention en ce sens aurait des conséquences fâcheuses pour tout le sexe, qui ne serait plus qu'un simple moyen de satisfaire l'inclination de l'autre sexe, inclination qui peut facilement tomber par le dégoût et l'inconstance. — Le mariage affranchit la femme et fait perdre à l'homme sa liberté.

Les qualités morales d'un homme, d'un jeune homme surtout, inquiètent peu la femme avant le mariage. Elle croit pouvoir l'améliorer ; une femme raisonnable, dit-elle, peut ramener facilement au bien un homme égaré ; en quoi la plupart du temps elle s'abuse cruellement. Telle est aussi l'opinion de ces gens candides, qu'on peut passer sur les dérèglements de cet homme avant le mariage, parce que, s'il n'est pas entièrement épuisé, il suffira encore aux besoins instinctifs de sa femme. Ces braves gens ne font pas attention que le libertinage en ce cas consiste précisément dans le changement de jouissance, et que l'uniformité dans le mariage ne tardera pas à le ramener à son premier genre de vie [34].

Qui doit avoir l'autorité suprême dans la maison ? Car un seul peut tout mettre d'accord, tout ramener à ses fins. — Je dirais volontiers, si je voulais être galant (et cependant pas sans quelque vérité), que la femme doit régner, et le mari gouverner ; car l'inclination règne et l'entendement gouverne. — La conduite du mari doit prouver que le bien de sa femme lui est à cœur par-dessus tout. Mais comme il doit très bien connaître sa situation et savoir jusqu'où il peut aller, pareil à un ministre attentif aux désirs de son maître, qui projette une fête ou la construction d'un palais, il se montrera d'abord tout disposé à exécuter ses ordres, mais il fera remarquer, par exemple, que pour le moment le trésor est épuisé, qu'il y a d'autres dépenses à faire encore plus impérieuses, etc. ; en sorte que le maître absolu peut faire tout ce qu'il veut, mais à cette condition cependant que cette volonté lui vienne de son ministre.

La femme devant être recherchée (car le refus nécessaire au sexe l'exige), elle devrait tâchera plaire généralement dans le mariage, afin que si Jeune encore, elle devenait veuve, elle eût des poursuivants. —Quant à l'homme, il dépose toutes prétentions en se mariant. 306
DES CARACTÈRES.

— La jalousie qui provient de ce besoin de plaire chez la femme est donc injuste.

Mais l'amour conjugal est de sa nature intolérant. Les femmes en rient quelquefois, mais comme on l'a déjà dit, c'est une plaisanterie ; car l'indifférence d'un mari dont les droits seraient violés en ce point, entraînerait le mépris et la haine de la femme.

Que d'ordinaire des pères gâtent leurs filles et des mères leurs fils, et que le plus indiscipliné d'entre eux, pouvu qu'il soit courageux, soit ordinairement le préféré de la mère, c'est ce qui semble avoir sa raison dans la perspective des besoins possibles des parents en cas de prédécès du conjoint ; en effet si le mari perd sa femme, il retrouve dans sa fille aînée les soins auxquels il était habitué ; si la femme vient à perdre son mari, son fils devenu grand, s'il est bien né, sent naturellement qu'il est obligé de l'honorer, de lui servir d'appui, et de lui rendre la vie aussi douce que possible dans son veuvage.

*
**

J'ai été plus long dans cette partie de la caractéristique que je n'aurais dû l'être, en apparence, si l'on en juge d'après les autres parties de l'anthropologie. Mais la nature elle-même, dans son économie, a pourvu si abondamment à ses fins, la conservation de l'espèce, qu'il reste encore à ceux qui voudront s'en occuper, matière à de nombreux problèmes sur l'admirable sagesse de ses dispositions prévoyantes et graduées, et sur l’utilité pratique qu’on peut en tirer.

C
Caractère du peuple.

Par le mot peuple on entend la multitude d’hommes réunis dans une contrée, en tant qu’ils forment un tout. Cette multitude, ou même une de ses parties qui forme un tout civil, une cité, par suite de son origine commune, s’appelle nation (gens) ; la partie qui se met en dehors de ces lois (la sauvage multitude dans ce peuple) s’appelle populace (Pœbel, vulgus)[35], dont l’union illégale forme un attroupement (das Rottiren, agereper turbas) ; conduite qui la rend indigne de la qualité de citoyen.

Hume pense que si, dans une nation, chaque particulier s’applique à prendre un caractère propre (comme le font les Anglais), la nature elle-même n’a pas de caractère. Je crois qu’il se trompe ; l’affectation d’un caractère est précisément le caractère général du peuple auquel il appartient ; c’est le mépris de ce peuple pour tous les étrangers, particulièrement parce qu’il croit pouvoir se vanter d’avoir seul une juste liberté politique au dedans, une constitution compatible avec la puissance au dehors. — Un tel caractère est une grossièreté orgueilleuse, par opposition à une politesse qui se rend aisément familière ; c’est une conduite insolente envers autrui, par suite de l’indépendance présumée où l’on croit être à son égard, et par conséquent un prétendu droit de manquer de complaisance envers chacun.

De telle façon que les deux peuples les plus civilisés de la terre[36], qui sont opposés de caractère, et qui par cette raison peut-être sont toujours en guerre l’un avec l’autre, l’Angleterre et la France, seront peut-être aussi, quant à leur caractère natif, dont le caractère acquis et artificiel n’est que la conséquence, les seuls peuples dont on puisse dire qu’ils ont un caractère déterminé, immuable, autant du moins qu’ils n’auront pas été fondus par la conquête. — Si la langue française est la langue générale de la conversation, surtout des réunions où règne la finesse féminine, tandis que la langue anglaise est la langue du commerce la plus répandue[37], cela tient à la situation continentale et insulaire des deux pays. Mais pour ce qui est de leur naturel d’aujourd’hui et de sa formation par le langage, il doit être dérivé du caractère inné de la CARACTÈRE DU PEUPLE. 309

race originelle du peuple; ce dont on ne sait rien. — Dans une anthropologie pratique, il s'agit seulement d'établir par quelques exemples d'une manière approfondie et systématique le caractère des deux peuples, tels qu'ils se révèlent actuellement. On pourra juger par là de quoi l'un de ces peuples doit s'attendre à l'égard de l'autre, et quel parti il pourrait en tirer. Les maximes fondées sur la nature ou devenues naturelles par un long usage, et comme greffées sur te fond primitif, exprimant, les unes et les autres, le sentiment d'un peuple, ne sont que des tentatives destinées à classer empiriquement les variétés de tous les peuples ; quant à leur penchant naturel, elles servent plus aux géographes qu'aux philosophes, qui voudraient des caractères rationnels (1).

(1) LesTarcs, qui appellent Frankestan l'Europe chrétienne, quand ils voyagent pour apprendre à connaître les hommes et les caractères des peuples (ce que fait seul l'européen, et ce qui prouve l'étroi-tesse d'esprit de tous les autres peuples), les diviseraient peut-être volontiers, d'après les vues de leur caractère, de la manière suivante : \° le pays de la mode (France); — 2° celui du caprice (Angleterre); — 3° celui de la noblesse (Espagne); — 4° celui de la magnificence (Italie); — 5° celui des titres (Allemagne, avec le Danemark et la Suède, comme peuples germaniques); — 6° celui des maîtres (Pologne), où chacun veut être seigneur citoyen, mais où nul de ces seigneurs, excepté celui qui n'est pas citoyen, ne vent être sujet. — La Russie et la Turquie d'Europe, toutes deux en très grande partie d'origine asiatique, se trouveraient au-dessus do Frankestan : la première de race slave, la seconde de race arabe, deux peuples originels qui, plus qu'aucun autre, ont plus étendu leur domination en Europe, et qui sont tombés dans un état politique tel qu'il n'y a plus chez eux de liberté, ni par conséquent de citoyen. 310 DES CARACTÈRES.

Qu'en matière de forme gouvernementale, tout revienne à ceci : quel est le caractère d'un peuple? c'est là une affection sans fondement et qui n'explique rien; quelle serait en effet la raison du caractère du gouvernement lui-même? — Ni le climat ni le territoire ne peuvent non plus donner la solution de la difficulté. Car des migrations de tous les peuples ont prouvé qu'ils ne perdaient pas leur caractère en changeant de ciel, mais qu'ils s'accommodaient aux circonstances, * et que malgré cette modification, toujours ils le lais· sent transpirer, ainsi que les traces de leur origine, soit dans le langage, soit dans leur industrie, et jusque dans leurs vêtements. — Je ferai l'esquisse de leur portrait, en m'attachant un peu plus aux défauts et aux irrégularités qu'à leur beau côlé (mais toutefois sans donner dans la caricature); car, outre que la flatterie corrompt et que le blâme au contraire corrige, la critique révolte moins l'amour-propre des hommes quand il se borne à leur reprocher leurs défauts, que si, en leur donnant plus ou moins d'éloges, il excitait entre eux l'envie. G La nation française se distingue entre toutes par le goût de la conversation ; elle est en cela le modèle de toutes les autres. Elle est polie, surtout envers l'étranger qui la visite, quoiqu'il ne soit plus de mode maintenant d'être courtisan. Le Français n'est pas communicatif par intérêt, mais par un besoin de goût immédiat. Comme ce goût se contracte surtout par ta fréquentation des femmes du grand monde, le langage des dames est devenu celui de la haute société, CARACTÈRE DU PEUPLE. 311

et c'est une chose incontestable en général qu'une inclination de ce genre doit avoir aussi son influence sur la complaisance dans les services rendus, qu'elle doit inspirer une bienveillance secourable, produire insensiblement des principes dune philanthropie universelle, et rendre un pareil peuple généralement digne et amour. Le revers de la médaille est une vivacité que des principes réfléchis ne règlent pas assez, et, malgré une raison clairvoyante, un sens léger (Leichtsinn), certaines formes qui, parce qu'elles auront vieilli, ou seulement parce qu'elles auront été vantées outre mesure, ne subsisteront pas longtemps; un esprit de liberté qui entraîne dans son jeu jusqu'à la raison même, et qui produit, dans les rapports du peuple avec l'Etat, un enthousiasme capable de tout ébranler, et qui dépasse toute extrémité. — Les caractères propres (Eigenheiten) de ce peuple, peints en noir, mais cependant d'après nature, se résument facilement en un ensemble qui n'est pas long à décrire; ce sont des fragments incohérents, des matériaux d'une caractéristique. Les mots : esprit (au lieu de bon sens), frivolité, galanterie, petit-maître, coquette, étourderie, point a9honneur, bon ton, bureau desprit, bon mot, lettre de cachet, etc., ne sont pas faciles à rendre dans d'autres langues, parce qu'ils indiquent plutôt le caractère propre du sentiment de la nation qui s'en sert, que l'objet qui se présente à la pensée. 2° Le peuple anglais. — La vieille souche des JBri312 DES CARACTÈRES.

tes (1) (peuple celtique) semble avoir été une espèce d'hommes supérieurs (Tuechtiger). Mais les invasions de la race germanique et de la française (car la courte présence des Romains n'a pu laisser aucune trace remarquable) ont effacé l'originalité de ce peuple, comme le prouve sa langue mêlée. — Et comme la position insulaire de son sol, position qui le garantit passablement contre les attaques du dehors, le porte plutôt à devenir agresseur, elle en a fait un peuple de commerce maritime puissant, d'un caractère qu'il s'est fait à lui-même, quoi qu'il n'en ait proprement aucune par nature. Le caractère anglais ne pourrait donc représenter que ce principe appris par un enseignement précoce et par l'exemple, que l'Anglais doit se faire ce caractère, c'est-à-dire affecter d'en avoir un, puisque le sentiment opiniâtre de tenir à un principe adopté librement et de ne pas se départir d'une certaine règle (vaille que vaille), donne à un homme cette importance, qu'on sait de science certaine ce qu'où doit en attendre et ce qu'il a lui-même àattendredes autres. Ce caractère est plus opposé qu'aucun autre à celui du peuple français. C'est ce qui résulte du fait qu'il renonce à toute amabilité, comme qualité sociale par excellence de ce peuple avec tous les autres; qu'il dédaigne même cette qualité, et ne prétend qu'à l'estime. Chacun du reste prétend vivre à sa manière. — L'Anglais fonde pour ses compatriotes de grands établisse·

(1) Comme M. le prof. Brûsch récrit justement (d'après le mot britarmi, et non brittami). CARACTÈRE Du PEUPLE. 313

ments de bienfaisance, inconnus à tous les autres peuples. — Mais l'étranger que le sort a jeté sur son territoire et qui est tombé dans une grande infortune, est toujours exposé à périr sur le fumier, parce qu'il n'est pas Anglais, c'est-à-dire pas homme.

Mais jusque dans sa propre patrie, où il mange pour son argent, l'Anglais s'isole. H prendra plus volontiers ses repas, seul dans sa chambre, qu'à l'hôtel, où il ne lui en coûte déjà pas davantage, parce qu'il serait ici obligé à quelque acte de politesse. Mais à l'étranger, par exemple en France, où les Anglais ne voyagent que pour médire affreusement des chemins et des hôtels (comme le D' Sharp), ils s'y réunissent pour n'avoir d'autre société que la leur. — Une chose particulière cependant, c'est que le Français aime généralement la nation anglaise et l'estime, tandis que l'Anglais, celui qui n'est par sorti de son pays, le hait généralement et le méprise, Ce n'est pas là une affaire de rivalité et de voisinage (puisque l'Angleterre se croit sans difficulté supérieure à la France), mais cet esprit de commerce, esprit qui, lorsqu'il s'agit de décider de la priorité de rang, est très insociable entre négociants du même peuple (1). Or il s'agit ici de deux peuples

(t) En général, l'esprit de commerce est essentiellement insociable , comme l'esprit aristocratique. Une maison (c'est ainsi que le marchand appelle son comptoir) est séparée d'une autre par ses affaires, comme nne maison seigneuriale l'est d'ane autre par des ponts-levis, et les relations amicales, sans cérémonies, n'existent pas entre elles; il faudrait donc qu'elles fussent des coprotégées d'une seule; mais alors elles ne pourraient se regarder comme en étant des membres. 314 DES CARACTÈRES.

qui habitent le voisinage de deux côtés opposés, qui ne sont séparés l'un de l'autre que par un canal (bien qu'on puisse l'appeler une mer;. Leur rivalité produit néanmoins, dans l'état d'hostilité où il se trouvent, un caractère politique qui n'est pas le même : Yapprè· kension d'un côté et la haine de l'autre; deux dispositions qui empêchent le rapprochement, et dont Tune a pour but la conservation de soi-même, l'autre la domination, et, eu cas de lutte, la destruction de l'adversaire. 3° U Espagnol, mélange du sang européen et de l'arabe (maure) affiche dans sa conduite publique et privée une certaine solennité. Le pays lui-même a la conscience de sa dignité vis-à-vis de grands auxquels, du reste, il est soumis par la loi. — La grandesse espagnole et la solennité de langage (grandiloguens) qui se rencontre jusque dans leur simple conversation, témoignent d'un noble orgueil national.. Aussi le badi-nage familier du Français est-il antipathique à l'Espagnol. Il est réglé, ami des lois, principalement des lois de sa vieille religion. — Cette gravité ne l'empêche cependant pas de s'amuser les jours de fête (par exemple à l'ouverture des moissons, par des chants et des danses); et si par une soirée d'été un racleur de violon fait entendre le fandango, il y a toujours des gens du peuple disposés en ce moment à danser dans les rues au son de cette musique. — Voilà le bon côté de l'Espagnol. Voici le mauvais : l'Espagnol n'apprend rien du dehors, il ne voyage pas pour apprendre à connaître CARACTÈRE DU PEUPLE. 315

les autres peuples (1); il est arriéré pour les sciences de plus d'un siècle; rebelle à toute réforme, il s'enorgueillit de n'avoir pas besoin de travailler; son tour d'esprit prouvé, qui se révèle dans ses combats de taureaux, a un caractère romantique; ses auto-da-fê d'autrefois prouvent sa cruauté, et son origine extraeuropéenne se révèle en partie dans son goût. 4° U Italien réunit la vivacité (gaîté) française à la gravité (fermeté) espagnole, et son caractère esthétique est un goût mêlé de passion ; de même que la vue qui s'ouvre du haut de ses Alpes offre dans les riantes vallées quelque chose qui provoque au courage et quel-qu'autre chose qui invite au repos. Le tempérament est ici sans mélange, sans fard (car autrement il n'y aurait pas de caractère); c'est une disposition de la sensibilité au sublime, en tant qu'il est d'ailleurs compatible avec le beau. — Ses airs respirent le jeu puissant de ses sensations, et son regard est expressif. — La plaidoirie de ses avocats est si passionnée, qu'elle res-- semble à une déclamation théâtrale. Si le Français l'emporte par le goût de la conversation, l'Italien est supérieur par le goût de l'art. Le premier préfère les plaisirs privés, le second les plaisirs publics, les cavalcades pompeuses, les processions,

(4) Le tour propre de l'esprit de tous les peuples que ne possède pas la passion désintéressée d'apprendre à connaître de leurs propres yeux les nations étrangères, et moins encore de s'y propager (comme citoyens dn monde) est chez eux quelque chose de caractéristique, qui distingue avantageusement entre tous les Français, les Anglais et les Allemands. 316 DES CARACTÈRES.

les grands spectacles, les carnavals, les mascarades, le luxe des édifices publics, les peintures à l'huile ou en mosaïque, les antiquités romaines du grand style ; il aime à voir et à faire voir tout cela en grande compagnie. Ajoutons (si nous ne voulons pas oublier le plus distinctif) l'invention du change, de la banque et de la loterie. — Tel est le bon côté de l'Italien, comme aussi l'amour de la liberté que les gondoliers et les lazzaroni s'arrogent vis-à-vis des grands. Le mauvais côté, c'est de passer ensemble la journée dans des salles magnifiques, et la nuit seuls dans des nids à rats. Leurs conversations ressemblent à une bourse où la dame de la maison fait déposer à chacun quelque chose à dépenser, pour se communiquer les nouvelles du jour, sans du reste que l'amitié y soit pour rien. On arrive de la sorte à la nuit, qu'on passe à manger avec l'élite de la société du jour. — Mais ce qu'il y a de pire, c'est l'usage du couteau, les bandits; l'asile ouvert aux assassins dans les saintes cités libres, la négligence extrême de la police, etc.; vices moins imputables cependant au romain qu'à la nature bucé-phale de son gouvernement.— Ce sont là toutefois des imputations dont je ne puis répondre, dont l'Anglais, qui ne sait approuver d'autre constitution que celle de son pays, se fait généralement l'organe en tout lieu. 5 e Les Allemands passent pour avoir un bon caractère, pour être loyaux et amis de l'intérieur; qualités qui n'ont rien de bien brillant. — L'Allemand est, de tous les peuples civilisés, celui qui est le plus facilement et le plus constamment gouvernable; il est enCARACTÈRE DU PEUPLE. 317

nemi des nouveautés et de la résistance à l'ordre établi. Son caractère est un flegme mêlé d'intelligence, • sans être porté à raisonner sur un ordre de choses actuel, et sans en chercher un autre ; ce qui en fait précisément l'homme de tous les pays et de tous les climats. Aussi s'expatrie-t-il facilement et n'a-t-il pas d'attachement passionné pour son pays. S'il va en pays étranger pour s'y fixer, il ne tarde pas à former avec ses compatriotes une espèce de société civile, qui devient un peuple n'ayant qu'une langue, et en partie qu'une croyance, et qui se distingue de l'établissement des autres peuples soumis à l'autorité supérieure pour une constitution d'ailleurs tranquille et morale, par l'application, la propreté et l'économie. — Tels sont les éloges donnés par les Anglais eux-mêmes aux Allemands de l'Amérique septentrionale. Si le flegme (pris en bonne part) est le tempérament de la froide réflexion, de la "patience à supporter les difficultés inséparables du succès, on peut attendre autant du talent attaché à la justesse de son entendement, de sa raison profondément réfléchie, que de tout autre peuple capable de la plus grande culture, excepté en ce qui regarde l'esprit et le goût des arts, en quoi peut-être il pourrait se trouver inférieur aux Français, aux Anglais et aux Italiens. — Tel est son beau côté : exécuter ce qui est possible par une activité soutenue et qui ne demande pas précisément du génie (1),

(4) Le génie est le talent d'inventer ce qui ne peut être ni enseigné ni appris. On peut bien apprendre d'un antre comment se font 318 DBS CARACTÈRES.

qualité qui est bien loin d'être aussi utile que l'assiduité de l'Allemand, unie au talent d'un entendement sain. — Ce caractère est celui de la modestie dans les relations sociales. Il apprend plus que tout autre peuple les langues étrangères; il est (suivant l'expression de Robertson) négociant en gros dans l'érudition, découvre d'abord, dans le champ des sciences, des indices nombreux, qui plus tard sont mis à profit par d'autres avec fracas; il n'a pas d'orgueil national ; comme cosmopolite, il ne tient pas au lieu de sa naissance. Mais dans son pays il est plus hospitalier envers l'étranger qu'aucune autre nation, comme l'avoue Boswell) ; il inculque à ses enfants une sévère moralité ; son goût pour l'ordre et la règle le porteraient plutôt au despotisme qu'aux nouveautés (surtout aux réformes de son fait dans le gouvernement). — Tel est son bon côté. Son côté défavorable est son penchant à l'imitation, et l'humble opinion qu'il a de pouvoir être original (ce qui est précisément le contraire de la fierté anglaise), mais principalement une certaine passion de mo-

de beaux vers, mais non pas comment on doit faire on beau poème : ce talent doit procéder de la nature même de l'auteur. On ne peut donc pas l'obtenir à commande et à beaux deniers comme le produit d'une fabrique maiS il doit venir d'une inspiration dont le poëte lui même "G ?HS Ie S6Cret' c'est-à-dire d'une disposition propre dont la cause lui est inconnue (scit genius natale comes, qui temperat astrum). - Le génie brille donc comme un phénomeme éclatant qui se montre et disparaît par intervalles. Son éclat n'est pas celui d'une lumière qu'on ferait apparaître et durer à volonté ; c'est une etincelle éblouissante qu'un heureux acces de l'esprit fait jaillir de l'imagination productive. CARACTÈRE DU PEUPLE. 319

thode qui le porte à se faire classer péniblement par rapport aux autres citoyens, non pas d'après un principe qui tende à l'égalité, mais suivant une échelle de privilèges et de hiérarchie, et à se montrer inépuisable et servile par pure pédanterie dans l'invention graduée des titres (de noble, de très noble, de bien et de très bien — et encore bien né). — Toutes choses qui peuvent bien être la conséquence de la forme de la coustitution politique de l'Allemagne, mais où il est impossible de ne pas remarquer cependant que l'existence de cette réforme pédantesque a sa raison dans l'esprit national et le penchant naturel de l'Allemand k établir, entre celui qui doit commander et celui qui doit obéir, une échelle où soit indiqué chaque échelon avec le degré de considération qui lui revient; si bien que celui qui n'a pas de profession, mais qui n'a pas non plus de titre, comme ou dit, n'est rien : rien sans doute qui rapporte à l'Etat, distributeur de ces titres; mais c'est quelque chose qui excite dans les sujets, sans même y tâcher, des prétentions à limiter dans l'opinion l'importance d'autrui ; opinion qui doit sembler ridicule aux autres peuples, et qui, comme labeur et besoin d'une division méthodique destinée à ramener un tout à une notion unique, trahit l'étroitesse du talent natif. La Russie n'étant pas encore ce qu'exige une notion déterminée de dispositions naturelles qui d'ailleurs sont prêtes à se développer, et la Pologne ne 320 DES CARACTÈRES.

l'étant plus, les nationaux de la Turquie d'Europe ne l'ayant jamais été et ne devant pas devenir encore ce qu'il est nécessaire d'être pour avoir un caractère national déterminé, nous n'en donnerons pas ici le signalement. En général, comme il s'agit ici du caractère natif, inné, naturel, qui est pour ainsi dire dans l'humeur et le sang des hommes, et non du caractère acquis et artificiel (ou produit) des nations, il y a moins de précautions à prendre dans la peinture qu'on en fait. La sensibilité (la vivacité et la légèreté) des Grecs, pas plus que la forme de leur corps, leur taille, les traits de leur visage, n'a disparu de leur caractère, malgré la dure oppression des Turcs et le régime guère plus doux de leurs caloyers; et cette qualité propre reparaîtrait sans doute pleinement, si la forme religieuse et gouvernementale, par des événements heureux, leur rendait la liberté de se reconstituer. — Chez un autre peuple chrétien, les Arméniens, règne un certain esprit commercial d'une nature particulière; leurs échanges prennent le caractère de migrations pédestres, qui s'étendent des frontières de la Chine jusqu'au cap Corso, sur les côtes de Guinée. Ce qui prouve un caractère dont nous ne pouvons plus pénétrer la raison première ; caractère supérieur à celui des Grecs d'aujourd'hui, qui est inconstant et bas. Grâce à cet esprit, ce rameau particulier d'un peuple raisonnable et diligent, qui, sur une ligne du nord-ouest au sud-est, parcourt l'étendue presque entière de l'ancien continent, sait se ménager un accueil paCARACTÈRES DES RACES. 321

cifique chez tous les autres peuples qu'il fréquente. 11 est donc vraisemblable que le mélange des races (par les grandes conquêtes), qui efface insensiblement les caractères, n'est pas supportable à l'espèce humaine, malgré tout le soi-disant philanthropisme. D Caractère des races. Pour ce qui est des races, je puis m'en rapporter à l'explication et au développement qu'en a donnés avec habileté et profondeur dans son ouvrage (suivant mes principes) M. G. H. R. Girtarmer; je ferai seulement quelques observations sur la famille et les variétés, ou les écarts qui se remarquent dans une même race. Ici la nature, au lieu de la ressemblance quelle affecte dans la fusion des différentes races, s'est précisément fait une loi du contraire ; c'est-à-dire que dans un peuple de la même race (par exemple chez les blancs), au lieu d'en rapprocher sans cesse et de plus en plus les caractères, pour n'avoir à la fin qu'un seul et même portrait, comme celui qui sortirait de l'impression par une gravure sur cuivre, elle diversifie au contraire indéfiniment son œuvre, quant au corps et à l'esprit, dans la même souche et jusque dans la même famille. Les nourrices, il est vrai, ne manquent pas de dire, pour flatter un des parents : « L'enfant a telle chose du père, telle autre chose de la mère, » en 91 322 DES CARACTÈRES.

quoi, si c'était vrai, toutes les formes de la production humaine seraient depuis longtemps épuisées; et comme la fécondité des unions est ranimée par l'hétérogénéité des individus, la propagation serait réduite à la souche. — Ainsi la cendrée n'est sans doute pas le produit nécessaire de l'union d'une blonde et d'un brun ; elle représente un trait particulier de famille, et la nature possède assez de ressources pour n'être pas dans la nécessité, faute de formes suffisantes, d'envoyer au monde un homme qui aurait déjà été. On sait d'ailleurs qu'une parenté trop proche est une des causes de la stérilité. Ë Caractère de l'espèce. Pour donner un caractère de l'espèce de certains êtres, il faut qu'ils soient compris avec d'autres à nous connus sous une même notion; ce qui les distingue les uns des autres est alors donné et employé comme propriété caractéristique (propnetas) dans la distino tion fondamentale. — Mais si une espèce d'êtres que nous connaissons (A) est comparée avec une autre espèce d'êtres {non A) que nous ne connaissons pas, comment attendre ou demander un caractère de la première, puisqu'il nous manque une notion moyenne qui serve de terme de comparaison {tertium compara· tionts)! — Si la notion générique suprême pouvait être celle d'un être terrestre raisonnable, nous n'en pourrions donner aucun caractère, parce que nous n’avons aucune connaissance d’êtres raisonnables non terrestres, qui nous permette d’en assigner la propriété essentielle, et de caractériser par là celle d’un être terrestre parmi les êtres raisonnables en général. — Il semble donc que le problème de donner le caractère du genre humain est absolument insoluble, attendu que la solution devrait se faire expérimentalement par comparaison de deux espèces d’êtres raisonnables, et que l’expérience ne nous les donne pas.

Il ne nous reste donc, pour assigner à l’homme son rang dans le système de la nature vivante et pour le caractériser, que de dire qu’il a le caractère qu’il s’est fait lui-même, puisqu’il est capable de se perfectionner suivant des fins prises de sa nature ; ce qui fait que, comme animal capable de raison (animal rationabile), il peut de lui-même se rendre un animal raisonnable (animal rationale). — Et alors : premièrement, il se conserve lui-même et son espèce ; secondement, il l’exerce, l’instruit et la forme pour la société domestique ; troisièmement, il la gouverne comme un tout systématique (ordonné suivant des principes rationnels) destiné à vivre en société. En quoi l’élément caractéristique du genre humain, par comparaison avec l’idée d’êtres raisonnables possibles sur la terre en général, revient à ceci : que la nature a placé et a voulu le germe de la division, que sa propre raison en tire l’union, du moins l’approximation constante à l’union qui est le but idéal, tandis que la discorde est en fait, dans le plan de la nature, le moyen employé 324 DES CARACTÈRES.

par une sagesse inscrutable pour opérer le perfectionnement de l'homme par une culture progressive, quoique au prix de beaucoup de jouissances de la vie. De tous les êtres vivants qui habitent la terre, Thomme est capable de gouverner les choses par ses dispositions techniques (mécaniques, unies à la conscience), de gouverner les autres par ses dispositions pragmatiques, qui consistent h tirer partie des autres hommes pour ses propres fins), et d'agir sur lui-même par ses dispositions morales (suivant le principe de liberté soumis à des lois à l'égard de soi-même et d'autrui). Ce triple empire se distingue évidemment du reste des êtres de la nature, et chacun de ces trois degrés de puissance peut déjà par soi seul caractériser l'homme à la différence des autres habitants de la terre. I. Disposition technique. Les questions : si Thomme est originairement quadrupède (comme Moscati le prétend, sans doute par forme de thèse et pour servir de ihatière à une dissertation), ou s'il est naturellement bipède; — s'il est le gibbon, l'orang-outang, le chimpansé et autres singes déterminés (en quoi Linnée et Camper n'étaient pas d'accord); — s'il est un animal frugivore ou (parce qu'il a un estomac membraneux) Carnivore ; — si, n'ayant ni griffes ni défenses, par conséquent (sans la raison) pas d'armes, il est naturellement un animal de proie ou un animal pacifique; — ces questions, disons-nous, ne présentent aucune difficulté. En tout cas, on peut se demander encore si l'homme est naturellement un animal sociable ou desCARACTÈRE DE L'ESPÈCE. 325

tiné à vivre seul et ennemi du voisinage de son semblable; la dernière hypothèse est de beaucoup la plus vraisemblable. Un premier couple humain, d'une formation complète, par conséquent pourvu par la nature des moyens de se nourrir, mais qui n'aurait pas eu en même temps un instinct naturel que nous n'avons cependant pas dans notre état présent, se concilie difficilement avec la prévoyance de la nature pour la conservation de l'espèce. Le premier homme boirait au premier étang qu'il rencontrerait. Nager est déjà un art qu'il faut apprendre. Il mangerait des fruits capables de l'empoisonner et des racines vénéneuses; il serait ainsi en danger constant de périr. Mais si la nature avait enraciné cet instinct dans le premier couple humain, d'où vient qu'il ne l'a pas transmis à ses enfants, ce qui cependant ne se voit jamais aujourd'hui? Il est vrai que les oiseaux de chant enseignent à leurs petits certaines modulations qu'ils leur transmettent par tradition, en telle sorte qu'un oiseau isolé, qui a été pris encore aveugle dans son nid et élevé en cage, n'a pas de chant; lorsqu'il a pris^on accroissement, il ne rend qu'un certain bruit naturel d'organe. D'où vient donc le premier chant (1)? car il n'a pas été enseigné, >  ?  ? ? ? (1) On peut admettre avec le chevalier Linnèe, pour l'archéologie de la nature, que de la mer universelle, qui couvrait toute la terre, sortit d'abord une lie en forme de montagne sous l'équateur, sur laquelle se rencontraient tous les degrés de chaleur climatériqne, depuis le plus chaud, à la partie la plus basse du rivage, jusqu'au froid polaire, au sommet ; que là aussi étaient distribués, suivant les degrés de température qui leur conviennent, les plantes et les 326 DES CARACTÈRES.

et s'il était instinctif, pourquoi n'a-t-il pas passé aux petits de l'espèce? La caractérisation de l'homme, comme animal raisonnable, se rencontre déjà dans la forme et l'organisation de sa main, de ses doigts et des extrémités des doigts, dont la construction, le sens délicat, font voir que la nature ne l'a pas fait pour une seule manière d'agir sur les choses, mais pour les traiter de toutes façons. La nature, en le rendant ainsi capable d'user de la raison, en lui donnant l'aptitude technique ou d'habileté, a donc caractérisé son espèce comme animal raisonnable. II. L'aptitude pragmatique de la civilisation par la culture, principalement par celle des qualités sociales, et le penchant naturel de son espèce dans les rapports sociaux à sortir de la grossièreté de la simple force personnelle, et à devenir un être moralisé (quoique pas encore moral), destiné à vivre en union avec ses semblables, est donc un degré plus élevé. — L'homme est capable et a besoin d'éducation et d'instruction comme moyen de se former (discipline). C'est donc ici le lieu de se demander (avec ou contre Rousseau) si le caractère du genre humain, quant à ses aptitudes naturel-

animaux; qu'en ce qui regarde les oiseaux de toute espèce, ceux de chant imitaient les sons organiques naturels de toutes sortes d· voix, et que chacun, autant que son gosier le lui permettait, s'unissait à d'autres; ce qui produisit pour chaque espèce le chant déterminé, qui passa plus tard de l'un à l'autre par enseignement (comme par une tradition) ; de la même manière qu'on voit encore le pinson et le rossignol introduire, en différents pays, quelques variantes dans leurs chants. CARACTÈRE DE L'ESPÈCE. 3$7

lee, doit plutôt s'améliorer par la grossièreté de sa nature que par les arts de la civilisation, qui ne laissent entrevoir aucune fin. — Il faut remarquer avant tout que chez toutes les espèces d'animaux abandonnés à eux-mêmes, chaque individu atteint sa complète destinée; mais que chez l'homme, c'est Y espèce seule: en sorte que ce n'est qu'en s avançant par une série indéfinie de générations nombreuses, que le genre humain peut s'élever par le travail à sa destinée, dont le terme est toujours en perspective, mais où il peut néanmoins toujours tendre, sans jamais retourner en arrière, quoique souvent il puisse en être empêché. III. Aptitude morale. — Il s'agit ici de savoir si l'homme est bon ou méchant par nature, ou s'il est par nature capable de devenir indifféremment l'un ou l'autre, suivant les mains qui le façonnent (cereus in vitium flecti, etc.). Dans le dernier cas, l'espèce même n'aurait pas de caractère. — Mais ce cas implique contradiction, puisqu'un être doué de raison pratique et de la conscience de la liberté de son arbitre (une personne) se voit dans cette conscience, même au milieu des plus obscures représentations, soumis à une loi de devoir, et sent (ce qui s'appelle alors le sentiment moral) qu'on est juste ou injuste envers lui, ou qu'il l'est envers autrui. C'est donc là déjà le caractère intelligible de l'humanité en général, et en tant que l'homme est naturellement bon quant à ses aptitudes innées. Cependant l'expérience faisant voir qu'il porte un penchant au désir pratique de ce qui est illicite, quoi qu'il sache que c'est défendu, c'est-à-dire un pen-

/ 328 DES CARACTÈRES.

chant au mal, penchant qui s'éveille infailliblement et aussitôt que l'homme commence à faire usage de sa liberté, et qui peut par cette raison se considérer cornue inné, on peut dire alors que l'homme, parle côté sensible de son caractère, est aussi méchant (par nature), sans qu'il y ait contradiction lorsqu'il s'agit du caractère de l'espèce, parce qu'alors on peut admettre que ce caractère consiste dans sa destinée naturelle à s'élever indéfiniment au mieux. Le résumé de l'anthropologie pragmatique par rapport à la destinée de l'homme et la caractéristique de sa culture se réduit à ce qui suit. L'homme est destiné par sa raison à vivre en société avec l'homme, à se cultiver, à se civiliser et se moraliser par les arts et les sciences dans le commerce de ses semblables, quelque puissant que soit son penchant animal à céder passivement aux attraits des plaisirs et du bien-être qu'on appelle bonheur, obligé qu'il est au contraire de se rendre digne de l'humanité en agissant, en luttant contre les obstacles qui lui viennent de la grossièreté de sa nature. L'homme doit donc être formé au bien; mais celui qui doit l'élever est aussi un homme, qui lui-même éprouve la grossièreté de la nature, et qui doit cependant faire tout ce qu'il peut lui-même. De là la déviation incessante de sa destinée, et les retours non moins fréquents par lesquels on y revient. — Nous dirons les difficultés de la solution de ce problème, et les obstacles qu'elle présente. CARACTÈRE DE L'ESPÈCE. 329

A La première destinée physique de l'homme consiste dans l'instinct de la conservation de son espèce comme espèce animale. —Mais nous mettrons ici en parallèle les époques naturelles de son développement avec les époques sociales : suivant la première, il est porté dès sa quinzième année par Y instinct sexuel, dans l'état de nature du moins, à reproduire et à çpnserver son espèce, et il en a la faculté; suivant la deuxième, il est difficile qu'il puisse le tenter (en thèse générale) avant sa vingtième année. Car si le jeune homme est en état, comme citoyen du monde, de satisfaire d'aussi bonne heure son inclination et celle d'une femme, de longtemps encore il ne pourra, comme citoyen d'une république, pourvoir à l'entretien de sa femme et de ses enfants. — Il faut qu'il apprenne une profession, qu'il forme des relations pour pouvoir fonder un établissement avec une femme ; ce qui; dans la classe aisée du peuple, n'arrive guère avant vingt-cinq ans. — Comment passe-t-il cet intervalle d'une contrainte forcée et contre sa nature? Le plus souvent dans le vice. ? Le penchant au savoir, comme à un moyen de culture qui ennoblit l'humanité, est, dans l'ensemble de l'espèce, sans proportion avec la durée de la vie. Le savant, lorsqu'il est parvenu au point d'agrandir le champ de la science qu'il cultive, est rappelé par la 330 DES CARACTÈRES.

mort, et le disciple A, B, G prend sa place, pour la laisser, bientôt après, aussitôt qu'il aura pu faire un pas de plus, à un autre. — Quelle masse de connaissances, quelles inventions de méthodes nouvelles n'aurait-on pas déjà, si un Archimède, un Newton ou un Lavoisier avaient pu vivre un siècle, pleins d'activité et de talent, sans affaiblissement de leurs facultés ! Mais tel est le progrès de l'espèce dans les sciences, qu'il ne s'accomplit jamais que partiellement (dans le temps) et qu'on n'est jamais sûr qu'il ne rétrogradera pas, menacé qu'il est toujours de l'invasion de la barbarie. c L'espèce humaine semble aussi peu aller à sa destinée sensible, le bonheur, auquel cependant sa nature la fait tendre constamment, mais auquel la raison met pour condition d'en être digne par la moralité. — On ne peut pas non plus prendre la peinture chagrine (morose) que fait Rousseau du genre humain osant sortir de l'état de nature, pour un conseil de retourner dans les forêts; telle n'est pas d'ailleurs son opinion véritable : il voulait seulement faire ressortir par là l'extrême difficulté pour notre espèce d'atteindre sa destinée en suivant l'ornière de l'approximation incessante; on ne peut pas y arriver au vol. — L'expérience des temps anciens et des temps modernes est bien propre à faire douter un penseur si jamais notre espèce sera plus heureuse. Ses trois ouvrages sur le dommage résultant : 1° de CARACTÈRE DE L ESPÈCE. 331

l'abandon de l'état de nature pour la culture de notre espèce, dont la conséquence a été l'affaiblissement de nos forces ; 2° de la civilisation, qui a été le principe de l'inégalité et de l'oppression réciproque ; 3° d'une prétendue moralisation qui a donné naissance à une éducation contre nature, à une façon de penser vicieuse ; ces trois écrits, dis-je, qui peignaient l'état de nature comme un état d'innocence (auquel le gardien de la porte du paradis, armé de son glaive de feu, empêche de revenir), ne devaient servir que de fil conducteur à son Contrat social, à son Emile et à son Vicaire Savoyard, pour sortir du labyrinthe de maux où notre espèce se trouvait engagée par sa propre faute. — Au fond, Rousseau n'entendait pas que l'homme dût retourner à l'état de nature, mais il devait, du point où il se trouve maintenant, porter ses regards en arrière. Il admettait que l'homme est bon par nature (tel que la nature le transmet d'une génération à une autre), mais d'une bonté négative; c'est-à-dire qu'il n'est pas de lui-même et volontairement méchant, mais qu'il est seulement en danger d'être infecté et corrompu par les mauvais exemples ou par des conducteurs pervers ou maladroits. Mais comme il faudrait, pour sortir de là, des hommes bons qui auraient été formés dans ce but, et qu'il n'y en aura pas qui ne soient atteints d'une corruption (innée ou contractée), le problème de l'éducation morale de notre espèce reste insoluble, non seulement quant au degré, mais quant à la qualité du principe; un mauvais penchant qui lui est naturel peut bien être blâmé, contenu même par la. 332 DES CARACTÈRES.

raison humaine universelle, mais il ne sera jamais détruit.

   *  ? *

Dans une constitution sociale, qui est le degré le plus élevé de l'accroissement artificiel des bonnes aptitudes que possède l'espèce humaine pour atteindre le terme suprême de sa destinée, Yanimalité précède dans ses manifestations l'humanité pure, et se montre au fond plus puissante qu'elle, et l'animal apprivoisé n'est plus utile à l'homme que l'animal sauvage qu'à la condition de Y affaiblissement. La volonté personnelle est toujours disposée à entrer en lutte contre les autres volontés humaines qu'elle rencontre, et tend sans cesse à une liberté absolue ; elle veut non seulement être indépendante, mais encore étendre sa domination sur d'autres êtres qui lui ressemblent; c'est ce qui s'observe déjà dans la plus tendre enfance (i ) ; la nature, en elle, tend de l'instruction à la mo-

(1) Le cri que fait entendre l'enfant qui vient de naître n'a pas l'accent de la plainte, mais celui de l'irritation et d'une colère concentrée; non pas qu'il souffre de quelque chose, mais parce que quelque chose le fâche ; sans doute parce qu'il veut se mouvoir et que son impuissance lui semble comme des liens qui lui ravissent sa liberté. — Quel peut être le dessein de la nature en faisant pousser à l'enfant qui vient au monde un cri éclatant qui, dont l'état grossier de nature, devient pour lui-même et pour la mère un très grand péril? Car un loup, un sanglier même, pourrait en être attiré et le dévorer en l'absence de la mère, ou lorsque, abattue encore par les efforts de l'enfantement, elle est impuissante à le défendre. L'homme (tel qu'il est maintenant) est le seul animal qui, en naissant, révèle bruyamment son existence; ce qui semble être une intention de la nature dans l'intérêt de la conservation de l'espèce. Il faut donc reconnaître que dans la première époque de CARACTÈRE DE L'ESPÈCE. 333

ralité, non pas (comme le prescrit cependant la raison) de la moralité et de sa loi à une culture régulièrement appropriée à son but ; ce qui produit inévitablement une tendance désordonnée, contraire au but. C'est ainsi, par exemple, que l'enseignement religieux, qui devait nécessairement être une culture morale, commence par Yhistoire, qui n'est qu'une affaire de mémoire, et cherche en vain à s'élever de là à la moralité. L'éducation du genre humain pris dans la totalité de son espèce, c'est-à-dire collectivement (universorum), non celle de tous les individus {singulorum), où la multitude ne donne pas un système, mais seulement un agrégat colligé, la tendance persévérante à une constitution civile fondée par le principe de liberté et de contrainte légale tout à la fois, c'est ce que l'homme n'attend toutefois que de la Providence, c'est-à-dire d'une sagesse qui n'est pas la science, mais qui est Vidée

la nature, en ce qui regarde cette classe d'animaux (c'est-à-dire pendant la première période de la grossièreté), cet avènement bruyant de l'enfant n'avait pas encore lieu à sa naissance; ce n'est donc qu'à la seconde époque, lorsque les deux parents furent parvenus à ce degré de culture qui est nécessaire pour la vie domestique, qu'il fut connu, sans du reste qu'on sache comment et par quelles causes accidentelles la nature a produit un pareil développement. Cette remarque conduit loin, par exemple à cette question, si, après une seconde époque, à la suite de grandes révolutions de la nature, il ne devait pas y en avoir une troisième où l'orang-outang ou le chimpansé aurait usé des organes qui servent à la marche, à la perception des objets et à la parole, de manière à se faire un corps humain, dont l'intérieur renfermait un organe à l'usage de l'entendement, qui se développe insensiblement par la culture sociale? 334 DES CARACTÈRES.

impuissante (par sa propre faute) de sa raison personnelle. Cette éducation, qui s'accomplit de haut en bas, est salutaire, mais dure et sévère, exposée à de nombreux contre-temps, et, dans le travail de la nature qui l'accomplit, allant presque à la ruine de l'espèce entière. Ce travail consiste dans la réalisation par Thomme non pas du bien qu'il ambitionne, mais d'un bien qui, lorsqu'une fois il existe, ne peut se conserver que par le mal qui est un principe de dissolution intérieure et constante. Par Providence il faut donc entendre cette sagesse qui nous étonne dans la conservation des espèces organisées, dans son action tout à la fois destructrice et protectrice des êtres physiques; mais il n'est pas pour cela nécessaire de reconnaître dans cette prévision un principe supérieur, comme nous le faisons habituellement quand il s'agit de la conservation des plantes et des animaux. — Du reste le genre humain peut et doit être lui-même auteur de sa félicité; mais on ne peut pas prouver ? priori, en partant des dispositions naturelles que nous lui connaissons, qu'il le sera; cette preuve n'est possible qu'en se fondant sur l'expérience et l'histoire ; c'est un espoir aussi fondé qu'il est nécessaire de ne pas douter du progrès de l'humanité, mais au contraire de travailler (chacun selon son pouvoir), en prenant pour guides la prudence et l'instruction morale, à l'avancement vers ce terme désiré. On peut donc dire que le premier caractère du genre humain est la faculté que nous possédons, comme êtres raisonnables, de nous donner personCARACTÈRE DE L'ESPÈCE. 335

nellement, ainsi qu'à la société au sein de laquelle la nature nous a placés, un caractère; ce qui déjà suppose en lui une disposition favorable de la nature et un penchant au. bien, parce que le mal (n'étant qu'une lutte intestine ou avec soi-même, et ne souffrant en soi aucun principe permanent) n'a pas, à proprement dire, de caractère. Le caractère d'un être vivant est ce qui permet de connaître à l'avance sa destinée. — Mais on peut accepter comme un principe pour les fins de la nature, qu'elle entend que chaque créature atteigne sa destinée par le développement régulier et en sa faveur de toutes ses facultés natives, de telle sorte que si chaque individu n'atteint pas le but qu'elle se propose, l'espèce du moins ne le manque pas. — C'est ce qui arrive en réalité chez les animaux privés de raison, et c'est sagesse de la nature; mais chez l'homme, l'espèce seule atteint ce but. Dans cette espèce, la seule raisonnable que nous connaissons sur la terre, il n'y a qu'une tendance de la nature vers cette fin, de faire sortir, un jour, du mal, par son activité propre, une série de biens. C'est là un avenir sur lequel, à moins que des révolutions subites de la nature ne s'y opposent, on peut compter avec une certitude morale (suffisante pourqu'il y ait devoir de contribuer à ce résultat). Car ca sont des hommes, c'est-à-dire des êtres d'un mauvais naturel, il est vrai, mais capables d'invention et doués en même temps et à cet effet d'une disposition morale, qui, grâce à l'accroissement de la culture, sont d'autant plus sensibles aux maux dont l'égoïsme 336 DES CARACTÈRES.

les rend coupables les uns envers les autres; et comme ils n'y voient d'autre remède que de soumettre^<|uoi-que malgré eux, le sens privé (des particuliers) au sens commun (de tous réunis), à une discipline de la contrainte sociale, mais à laquelle ils ne se plient cependant que suivant des lois qu'ils se donnent, ils se sentent ennoblis par cette conscience de former ua£ espèce qui est conforme à la destinée humaine telle que la raison lui en représente l'idéal. ESQUISSE DE LA PEINTURE DU CARACTÈRE DE L'ESPÈCE HUMAINE. I. L'homme n'était pas destiné, comme l'animal domestique, à faire partie d'un troupeau, mais, comme les abeilles, il devait former une ruche. — Nécessité d'être membre de quelque société civile. La manière la plus simple, la moins artificielle d'en établir une, est celle d'une seule reine abeille dans cette ruche (la monarchie). — Mais un grand nombre de ces ruches voisines s'attaquent aussitôt comme des abeilles voleuses (la guerre), non pas à la manière des hommes, pour fortifier leur ruche en s'en adjoignant une autre, — car c'en est fait ainsi de l'égalité, — mais uniquement pour s'approprier par la ruse et la violence le fruit de l'industrie étrangère. Tout peuple cherche à se fortifier par la conquête; et, soit passion de l'agrandissement, ou crainte d'être absorbé par un autre s'il ne le prévient, la guerre intérieure ou l'extérieure, si grand que puisse être le mal, est dans CARACTÈRE DE L ESPÈCE. 337

notre espèce, aussi bien que le besoin de passer du grossier état de nature à l'état social, comme un mécanisme de la Providence, où les forces contraires se gênent l'une l'autre par le frottement, mais où cependant elles sont longtemps maintenues dans une marche régulière par le choc ou la direction d'autres mobiles. II. La liberté et les lois (qui limitent la liberté) sont les deux pivots autour desquels tourne la législation civile. — Mais pour que les lois fonctionnent réellement et ne soient pas une vaine recommandation, il faut une troisième chose, un moyen terme (i), un pouvoir qui, joint aux lois, rende ces principes féconds. — Or on peut concevoir plusieurs modes de combinaison entre le pouvoir, la liberté et les lois : A. Loi et liberté sans pouvoir (anarchie). B. Loi et pouvoir sans liberté (despotisme). C. Pouvoir sans liberté et sans loi (barbarie). D. Pouvoir avec loi et liberté (république). D'où l'on voit que la dernière combinaison est la seule qui mérite le nom de vraie constitution sociale. Il ne s'agit pas ici de l'une des trois formes politiques (la démocratie), car nous entendons seulement par république un état en général; et la vieille maxime : Salus civitatis ^non civium) suprema lex esto, ne signifie pas que le bien physique de la com-

(I) Par analogie au medim terminus dans le syllogisme, médius qui, joint an sujet et au prédicat du jugement, donne les quatre ûgures du syllogisme.

82 338 DES CARACTÈRES.

munauté (le bonheur des citoyens) doive être le principe suprême de la constitution civile, car le bien-être, que chacun se figure suivant son sens propre, qui d'une façon, qui de l'autre, ne peut convenir comme principe objectif, principe cependant nécessaire à la communauté. Cette sentence ne dit donc pas autre chose sinon que le bien intelligible, la conservation de la constitution civile existante est la loi suprême d'une société civile en général; car celle-ci ne peut subsister que par celle-là. Le caractère de l'espèce, tel que l'expérience de tous les temps et de tous les peuples le fait connaître, est que l'espèce, prise collectivement (comme un ensemble du genre humain), est une multitude de personnes existant successivement et simultanément, qui ne peuvent se passer d'une coexistence pacifique, mais qui ne peuvent pas non plus éviter d'être toujours en lutte. Elles forment donc par une contrainte réciproque, sous l'empire de lois qu'elles se donnent, une coalition toujours menacée de se dissoudre, mais qui les fait en général entrer de plus en plus avant dans une société universelle (cosmopolitismus) pour laquelle elles savent qu'elles sont faites. Si c'est là une idée irréalisable, et non un principe constitutif (de l'attente d'une paix durable au sein de l'action et de la réaction qu'exercent les hommes les uns sur les autres), c'est du moins un principe régulateur, celui de marcher sans relâche vers cet idéal, comme à la destinée du genre humain, avec l'espoir fondé que doit inspirer une tendance naturelle vers un pareil but.

S’agit-il maintenant de savoir si le genre humain (qui, lorsqu’on l’envisage comme une espèce d’êtres terrestres raisonnables, par comparaison avec ceux qui pourraient habiter d’autres planètes, comme une multitude de créatures sorties d’un Démiurge, peut être aussi appelé une race) doit être considéré comme une race bonne ou mauvaise, il faut avouer alors qu’il n’y a pas là de quoi se vanter. Quiconque cependant fera attention à la conduite des hommes, non simplement dans l’histoire ancienne, mais encore dans la moderne, ne sera pas souvent tenté de jouer la misanthropie d’un Timon dans ses jugements ; il sera bien plus porté à prendre le rôle plus vrai de Momus, et trouvera plus de folie que de méchanceté dans le trait caractéristique de notre espèce. Mais comme la folie jointe à un linéament de méchanceté (ce qui la fait alors appeler sottise) est manifeste dans la physionomie morale de notre espèce, il résulte assez clairement déjà de ce qu’elle cache une grande partie de ses pensées, comme tout homme prudent s’y croit obligé, que chacun dans notre race se trouve persuadé de la nécessité d’être sur ses gardes et de ne pas se laisser voir entièrement tel qu’il est ; ce qui déjà trahit le penchant de notre espèce à être mal intentionné à l’égard d’autrui.

Il pourrait bien se faire qu’il y eût sur quelque autre planète des êtres qui seraient dans la nécessité de penser tout haut, c’est-à-dire qui, dans l’état de veille et de sommeil, seuls ou en société, ne pourraient avoir de pensées qu’à la condition de les exprimer aussitôt. Quelle différence n’en résulterait-il pas dans la conduite de ces êtres, comparée à celle que nous tenons à l’égard les uns des autres ? S’ils n’étaient pas tous d’une pureté angélique, on ne voit pas comment ils pourraient s’aborder, comment ils pourraient avoir quelque estime l’un de l’autre, et se supporter mutuellement. — Il entre donc déjà dans la composition primitive d’une créature humaine, dans la notion de son espèce, de chercher à connaître les pensées des autres et de cacher les siennes propres ; belle qualité, qui ne manque pas de s’élever insensiblement de la dissimulation à la feinte calculée, et enfin jusqu’au mensonge. Ce serait donc une caricature de notre espèce, caricature qui ne porterait pas seulement à s’en rire de bon cœur, mais encore à la mépriser dans ce qui la caractérise, et forcerait de convenir que cette race d’êtres raisonnables de notre monde ne mérite pas une place d’honneur entre tous les autres (qui nous sont inconnus)[38], si ce jugement défavorable même ne prouve pas une disposition morale en nous, une imitation innée de la raison à combattre cette inclination, par conséquent à présenter l’espèce humaine comme mauvaise, mais comme formée d’êtres raisonnables destinés à s’élever, malgré les obstacles et par de continuels efforts, du mal au bien. La volonté est donc généralement bonne, mais l’accomplissement en est rendu difficile, parce que la fin à atteindre peut l’être non par le libre accord des particuliers, mais seulement par l’organisation progressive des citoyens du globe en une espèce et pour l’espèce systématiquement, c’est-à-dire cosmopolitiquement unie dans tous ses membres.









APPENDICES


À L'ANTHROPOLOGIE


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FRAGMENTS DIVERS















I


SUR SWEDENBORG


1758




Je ne me serais pas si longtemps privé de l’honneur et du plaisir d’obéir aux ordres d’une dame[39] qui est l’ornement de son sexe, en lui donnant les renseignements qu’elle désire, si je n’avais pas jugé nécessaire d’acquérir une connaissance plus complète de cette affaire. L’objet du récit suivant est d’une toute autre nature que la plupart de ceux qu’il convient d’orner pour les faire pénétrer dans le sanctuaire de la beauté.

J’aurais encore la même réponse à faire, si, à la lecture de ce récit, une gravité solennelle devait à l’instant dissiper l’air de satisfaction avec lequel une heureuse innocence croit pouvoir envisager toute la création. Mais je suis sûr que, malgré l’horreur que de pareilles images doivent exciter, horreur qui n’est que le retour d’anciennes impressions du premier âge, la personne éclairée qui lira ceci n’oubliera point la ressemblance qu’une juste application de cette idée peut faire naître. Permettez-moi donc, gracieuse et noble demoiselle, de justifier ma conduite en cette affaire, puisqu’il pourrait sembler que je n’ai peut-être fait que suivre une présomption commune, en cherchant des récits accrédités jusqu’ici et en les adoptant sans un examen scrupuleux.

Je ne sais si l’on a jamais dû remarquer en moi une inclination pour le merveilleux, ou une foi trop crédule. Ce qu’il y a de certain, c’est que, malgré toutes les histoires d’apparitions et d’opérations de la part des esprits, dont un grand nombre des plus vraisemblables m’a été raconté, j’ai toujours pensé qu’il est plus conforme à la règle de la saine raison d’incliner à la négation. Ce n’est pas que j’estime impossible d’avoir rien vu de semblable (que savons-nous, en effet, de la nature d’un esprit ?), mais il n’y a pas là de preuve suffisante. L’inintelligibilité de cette espèce de phénomènes, leur inutilité, le grand nombre de difficultés qui s’y attachent, la fourberie découverte, la facilité excessive à croire, tout cela fait qu’en général je ne prends pas la peine, et que je ne juge pas convenable d’avoir peur sur les cimetières ou dans l’obscurité. Telle était depuis longtemps ma disposition d’esprit quand l’histoire de M. Swedenborg m’est parvenue.

J’appris cette nouvelle par un officier danois, de mes amis, autrefois mon auditeur, qui, étant à la table de l’ambassadeur autrichien, Dietrichstein, à Copenhague, avait lu, ainsi que d’autres convives, la lettre que ce monsieur recevait en même temps du baron de Lützow, ambassadeur du Mecklembourg à Stockholm, et dans laquelle ledit Lützow lui annonçait qu’il avait appris, en compagnie de l’ambassadeur hollandais, chez la reine de Suède, l’histoire singulière de M. Swedenborg, que vous connaissez déjà. Un pareil renseignement, si difficile à croire qu’il soit, est difficile à nier ; car il n’est pas facile d’admettre qu’un ambassadeur ait attribué à un autre, pour un usage public, un renseignement qui devait mander de la reine d’une cour où il se trouvait, quelque chose qui eût été faux, et où il se disait avoir fait partie d’une société imposante. Pour ne pas rejeter aveuglément le préjugé des apparitions et des visions par un autre préjugé, je crus donc raisonnable de me renseigner encore avec plus de précision sur cette histoire. J’écrivis à mon officier à Copenhague, en lui donnant toutes sortes d’instructions. Il me répondit qu’il avait encore entretenu de cette affaire le baron de Dietrichstein, que le fait était bien réel, que le professeur Schlegel l’avait assuré qu’il n’était pas possible d’en douter. Il me conseilla, comme il partait alors pour l’armée placée sous les ordres du général Saint-Germain, d’écrire à Swedenborg même, pour avoir des détails plus circonstanciés. Je m’adressai, en effet, à cette homme prodigieux, et la lettre lui fut remise en mains propres par un commerçant anglais à Stockholm. On a fait savoir ici que M. Swedenborg avait très bien pris ma lettre, et qu’il avait promis d’y répondre. Mais cette réponse est encore à venir. J’ai fait depuis la connaissance d’un habile homme, d’un Anglais, qui a passé ici l’été dans une sorte d’incognito, et je l’ai prié, au nom de l’amitié qui nous avait unis, de recueillir des renseignements plus précis, à son voyage à Stockholm, sur la faculté prodigieuse de M. de Swedenborg. Ses premiers rapports ne parlaient que de l’histoire que vous connaissez ; il la tenait des personnes les plus considérées à Stockholm. Il n’avait pas encore parlé à M. de Swedenborg, mais il espérait le faire, quoiqu’il trouvât difficile de croire à la réalité de tout ce que les personnes les plus raisonnables de la ville racontaient de son commerce avec le monde invisible des esprits. Mais ses lettres suivantes étaient d’un tout autre ton. Non seulement il a parlé à M. de Swedenborg, mais il lui a rendu visite chez lui, et il est on ne peut plus émerveillé de faits si extraordinaires. Swedenborg est un homme raisonnable, complaisant, et d’une grande simplicité. C’est un savant, et mon ami m’a promis de m’envoyer sous peu quelques-uns de ses écrits. Il lui a dit, sans détour, que Dieu lui a fait la grâce singulière de se mettre à volonté en rapport avec les âmes des trépassés. Il en donne des preuves tout à fait notoires. Lorsqu’il lui fut parlé de ma lettre, il répondit qu’il l’avait fort bien prise, et qu’il y aurait déjà répondu s’il n’avait pas préféré porter à la connaissance du public tant de choses prodigieuses. Il doit aller à Londres en mai prochain, et y publier un livre où se trouvera la réponse à ma lettre, article par article.

Pour vous donner, Mademoiselle, une double preuve de ce dont un public encore vivant peut témoigner, et que l’homme qui me la rapporte a pu immédiatement recueillir sur les lieux, je vous prie de remarquer les deux faits suivants :

Mme Harteville[40], veuve de l’envoyé hollandais à Stockholm, peu de temps après la mort de son mari, reçut de l’orfèvre Croon la réclamation du paiement d’un service d’argent que feu M. Harteville lui avait fait faire. La veuve était persuadée que son mari, dont l’exactitude et l’ordre lui étaient connus, devait avoir payé cette dette ; mais elle ne pouvait produire aucune quittance. Dans cet embarras, et comme le prix réclamé était assez fort, elle eut recours à M. de Swedenborg. Après quelques excuses, elle lui dit que, s’il avait, comme on le disait, le pouvoir extraordinaire de s’entretenir avec les âmes des morts, il voulût bien s’informer auprès de son mari si la réclamation de l’orfèvre était fondée. Swedenborg consentit facilement à sa demande. Trois jours après, cette dame avait chez elle une société qui prenait le café, M. Swedenborg y vint, et lui dit avec sang-froid qu’il avait parlé à son mari ; que la dette en question avait été payée sept mois avant sa mort, et qu’elle en trouverait la quittance dans une armoire qui était à la chambre haute. La dame répondit que ce buffet avait été tenu et rangé de fond en comble, et qu’on n’avait pas trouvé cette quittance parmi les papiers. Swedenborg dit que le mari défunt lui avait écrit que si l’on ouvrait un tiroir de gauche, on verrait une planche qui devait être déplacée, et qu’on trouverait ensuite une cachette où était serrée sa correspondance secrète avec la Hollande, et qui contenait aussi la quittance en question. Sur cette indication, la dame se rendit à la chambre haute avec toute la compagnie. On ouvrit le buffet, en suivant l’instruction donnée. On trouva la cachette ignorée jusque-là, et les papiers signalés, au nombre desquels, était celui qu’on cherchait. On se figure sans peine l’étonnement de toute l’assistance.

Le fait qui suit me semble le plus décisif de tous, et coupe court à tous les doutes imaginables. C’était en 1756, sur la fin de septembre, un samedi, vers les quatre heures de l’après-midi, comme M. de Swedenborg, revenant d’Angleterre, débarquait à Gothenburg. M. William Castel l’invita chez lui, avec une société de quinze personnes. Il était environ six heures du soir. M. de Swedenborg, qui était sorti, rentra dans le salon, pâle et troublé. Il dit qu’à ce moment même un violent incendie venait d’éclater à Stockholm, dans le quartier sud de la ville (Gothenbourg est à plus de 50 milles de Stockholm), et que le feu faisait de grands ravages. Il était très agité et sortait souvent. Il dit que la maison d’un de ses amis qu’il nomma était déjà réduite en cendres, et que la sienne propre était fort exposée. Vers les huit heures, étant sorti de nouveau, il dit d’un air satisfait : Dieu soit loué, l’incendie est éteint à la troisième maison avant la mienne ! — Cette nouvelle mit toute la ville en mouvement, surtout la société dont Swedenborg faisait partie, et le gouverneur en fut instruit le soir même. Le dimanche matin, Swedenborg fut appelé chez le gouverneur, qui le questionna sur l’événement. Swedenborg décrivit l’incendie dans ses détails, disant de quelle manière il avait commencé, comment il avait fini, et combien de temps il avait duré. Le même jour, la nouvelle s’en répandit dans toute la ville, qui en était encore plus émue en apprenant que le gouverneur s’en était préoccupé ; les uns étaient en souci pour leurs amis, d’autres pour leurs biens. Le lundi soir, arriva à Gothenburg une estafette qui avait été expédiée par la chambre de commerce de Stockholm pendant l’incendie. Les lettres particulières racontaient l’événement tout à fait de la même manière. Le mardi matin, un courrier royal arrivait au gouverneur avec un rapport sur l’incendie, la perte occasionnée, et les maisons atteintes. Pas la moindre différence entre ce document et la description donnée par Swedenborg au moment même de la catastrophe, car le feu avait été maîtrisé à huit heures.

Que dire contre la crédibilité de ce fait ? L’ami qui m’écrit cela s’est informé de tout, non seulement à Stockholm, mais deux mois auparavant à Gothenbourg même, où il connaissait fort bien les principales maisons, et où il a pu se renseigner parfaitement de toute une ville dans laquelle vivent encore la plupart des témoins d’un fait arrivé depuis peu, en 1756. Il m’a fourni en même temps quelques renseignements sur la manière dont, au dire de M. de Swedenborg, a lieu sa communication avec d’autres esprits, sur les idées qu’il donne de l’état des âmes des morts. Cette situation est étrange, mais il serait trop long d’en faire la description. Je désirerais vivement pouvoir interroger cet homme étonnant lui-même, car mon ami n’est pas assez versé dans la méthode pour demander ce qui est le plus propre à jeter quelque jour dans une telle affaire. J’attends avec impatience le livre que Swedenborg veut publier à Londres. Tout est prêt pour que je le reçoive aussitôt qu’il sera sorti de la presse.

Voilà tout ce que je puis vous dire à présent pour contenter votre noble désir de savoir. J’ignore, très gracieuse demoiselle, si vous pouvez avoir le désir de connaître le jugement qu’il me serait permis de hasarder sur un sujet aussi délicat. Des hommes beaucoup mieux doués que moi pourront dire là-dessus peu de chose de certain. Mais si peu important que puisse être mon jugement, vos ordres me seront un devoir de vous le faire connaître par écrit, puisque vous êtes encore pour longtemps à la campagne, et que je ne pourrais m’en expliquer oralement. Je crains d’avoir abusé déjà de la permission de vous écrire, en vous entretenant beaucoup trop longuement, et d’une manière aussi pressée que malhabile. Je suis avec le plus profond respect, etc.


I. KANT.



Kœnigsberg, le 10 août 1758.


II


ESSAI


SUR LES


MALADIES DE L’ESPRIT


1764




Voici quelle fut la première occasion du travail qu’on va lire :

Raisonnement sur un aventurier fanatique, Jean Pawlicowicz Idomozyrskich Komarmiki[41]

Ici d’abord une relation due à la plume de Hamann : « C’était, écrit-il, au commencement de l’année 1764. Un aventurier, âgé d’environ cinquante ans, un nouveau Diogène, un échantillon curieux de la nature humaine, quitta les bois du bailliage d’Alexen pour Kœnigsberg. Il cherchait à pallier le ridicule et l’extravagance de son genre de vie avec quelques feuilles de figuier prises de la Bible. En conséquence, et parce qu’il avait été accompagné jusque-là, sans compter un petit garçon de huit ans, d’un troupeau de quatorze vaches, de vingt moutons et de quarante-six chèvres, il reçut ici, de la foule des badauds, le nom de prophète aux chèvres. Outre l’ornement d’une longue barbe, il se montrait vêtu d’une peau de bête velue, qui enveloppait son corps nu. Il avait, en toute saison, la tête découverte et les pieds sans chaussures. Le petit garçon n’était pas tenu autrement. Une couple de vaches lui servait de camarades ; tous les deux vivaient du lait des brebis, auquel ils ajoutaient parfois du beurre et du miel. Les grandes fêtes, il se permettait la viande de son troupeau, cuite au miel. Il ne préparait ainsi que l’épaule droite et la poitrine ; il donnait tout le reste ou le réduisait en cendres au bout de trois jours. La cause de la transformation de cette forme humaine remontait à sept ans ; c’était une maladie dont le principe connu consistait dans une indigestion et des crampes d’estomac. Après un jeûne de vingt jours, le malade prétendit avoir vu plusieurs fois Jésus. Il lui avait fait vœu de vivre sept ans dans les bois. Il lui restait encore deux ans à passer ainsi. Lorsqu’on le trouva dans la forêt d’Alexen, il avait déjà perdu la plus grande partie de son troupeau. Il vint donc avec son garçon, une bible à la main, dont il citait, à quiconque lui faisait une question, une sentence qui cadrait quelquefois, mais qui souvent aussi n’avait pas d’à-propos. Chacun s’approchait et considérait l’aventurier et l’enfant. Kant lui-même, qui avait été prié par un grand nombre d’en dire son avis, alla le voir, et fit à ce sujet le raisonnement connu que voici :

A voir et à entendre le Faune inspiré et son garçon, on croirait voir, quand on épie volontiers la nature grossière qui est généralement très méconnaissable sous le joug des hommes, quelque chose de très remarquable : c’est le petit sauvage, qui a grandi dans les bois, qui a appris à braver toutes les intempéries des saisons avec une résolution joyeuse, qui montre sur sa figure une candeur peu commune, et qui n’a rien en soi de l’embarras timide qui est l’effet de la servitude ou de l’atten tion contrainte de l’éducation recherchée, et, pour être bref (si l’on omet ce que des hommes, qui lui apprennent à rechercher et à priser l’or, ont déjà gâté dans sa personne), qui semble être un enfant parfait, dans le sens où peut le désirer un moraliste expérimentateur qui voudrait bien ne pas débiter les belles chimères de M. Rousseau avant de les avoir examinées. Du moins cette admiration, dont tous les spectateurs ne sont pas capables, ne serait pas aussi ridicule que celle où cet enfant célèbre de la Silésie, à la dent d’or, a placé un grand nombre de savants allemands, qui se sont longtemps fatigués à expliquer cette merveille avant de laisser ce soin à un orfèvre. »

Il serait à désirer que Kant eût étendu ses remarques sur ce sujet, et que des observations faites sur cet enfant, comme on en voit peu, eussent été mises sous ses yeux. Mais on fit reconduire à la frontière l’aventurier, qui avait été la première occasion de l’écrit : Des maladies mentales, avec le jeune sauvage. On n’en a pas entendu reparler depuis.

La simplicité et la modération de la nature n’exigent et ne forment dans l’homme que des notions communes et une honnêteté vulgaire ; la contrainte artificielle et le luxe de l’état social produisent des parleurs élégants et des raisonneurs, mais aussi, par occasion, des fous et des fripons. Ils donnent naissance à la sage et modeste apparence avec laquelle on peut également se passer d’entendement et de probité, pourvu que le voile jeté par la décence sur les vices secrets de la tête ou du cœur soit d’un tissu assez épais. Suivant le degré d’élévation de l’art, raison et vertu sont enfin le mot d’ordre général, mais de telle sorte que l’affectation de parler de l’une et de l’autre peut dispenser des personnes bien élevées et polies de se charger de ce bagage. La considération générale qui s’attache à ces deux mérites fait néanmoins cette remarquable différence, que chacun est beaucoup plus jaloux des avantages de l’esprit que des qualités estimables de la volonté, et que dans la comparaison entre la bêtise et la friponnerie, personne n’hésiterait un seul instant à se déclarer pour la dernière. Ce qui a été imaginé sans doute par cette raison qu’en général tout ce qui tient de l’art ne peut se passer d’une certaine finesse, et que la droiture ne peut être, en pareil cas, qu’un obstacle. Je vis au milieu de citoyens sages et honnêtes, qui s’entendent à paraître tels, et je me flatte qu’on voudra bien m’accorder assez de cette délicatesse pour croire que si j’étais en possession d’un spécifique pour guérir radicalement des maladies de la tête et du cœur, j’hésiterais cependant à mettre sur le marché cette vieillerie ; je serais bien sûr que le traitement préféré pour l’intelligence et le cœur est aussi avancé qu’on peut le désirer, et que les médecins de l’intelligence, qu’on appelle logiciens, se prêtent fort bien au goût général depuis qu’ils ont fait l’importante découverte que la tête humaine est proprement un tambour qui ne résonne que parce qu’il est vide. Je ne vois donc rien de mieux à faire pour moi que de suivre la méthode des médecins qui croient avoir rendu un grand service à leur patient quand ils ont donné un nom à sa maladie. J’esquisserai donc une petite onomastique des vices de l’entendement, depuis sa paralysie dans l’imbécillité jusqu’à ses convulsions dans la fureur. Mais pour reconnaître ces rebutantes maladies dans leur dérivation successive, je crois nécessaire d’en expliquer à l’avance les degrés moins marqués, depuis la bêtise jusqu’à l’extravagance, parce que ces états sont courants dans la vie civile, et que cependant ils conduisent aux premiers.

L’intelligence obtuse manque d’esprit ; la stupide, d’entendement. La promptitude à saisir et à se rappeler quelque chose, comme la facilité à s’exprimer passablement, conviennent très bien à l’esprit. Aussi celui qui n’est pas stupide peut-il être très bouché, en ce que quelque chose lui vient difficilement à l’esprit, quoique ensuite il puisse voir avec une grande maturité de jugement. La difficulté de s’exprimer ne prouve pas un défaut d’intelligence, elle montre seulement que l’esprit ne prête pas l’assistance nécessaire pour revêtir la pensée de tous les signes dont quelques-uns conviennent tout particulièrement. Le célèbre jésuite Clavius dut quitter les études pour cause d’incapacité (car, d’après la manière dont les pédants jugent des élèves, un enfant n’est propre à rien s’il ne peut faire ni vers ni autre chose de pareille importance (Schulrien) ; lorsque ensuite il tomba par hasard sur les mathématiques, le jeu changea, et ses maîtres d’autrefois n’étaient plus, par rapport à lui, que des esprits bouchés. Le jugement pratique des choses, comme il le faut à un paysan, à un artisan, à un marin, etc., est très différent de celui qu’on porte sur les rapports des hommes entre eux. Ce dernier est bien moins de l’entendement que de la finesse, et l’aimable défaut de cet art si prisé est de la simplicité. Si la cause en est dans la faiblesse du jugement en général, il y a bêtise, niaiserie, etc. Comme les ruses et les artifices deviennent peu à peu des maximes habituelles dans la société civile, et qu’elles compliquent fort le jeu des actions humaines, il n’est pas étonnant si un homme, d’ailleurs intelligent et honnête, qui dédaigne trop toutes ces finasseries pour en faire usage, ou dont les sentiments honorables et bienveillants ne lui permettent pas de se faire de la nature humaine une idée aussi odieuse, doit naturellement tomber dans les filets des habiles et leur prêter beaucoup à rire, si bien qu’à la fin l’expression de : Bon homme, signifie directement, sans figure, un niais, et proprement aussi un H… ; car, dans le langage des fripons, nul n’a d’intelligence qui n’estime les autres qu’à sa valeur propre, c’est-à-dire qui les tient également pour fripons.

Les mobiles de la nature humaine, qui s’appellent passions quand ils sont d’intensité diverse, sont les forces motrices de la volonté. L’entendement ne sert qu’à estimer la somme entière de la satisfaction de tous les penchants réunis, en partant de la fin représentée, comme aussi les moyens propres à réaliser cette fin. Si par hasard une passion est particulièrement puissante, l’intelligence sert peu contre elle ; car l’homme charmé, tout en voyant très bien les raisons qui combattent son inclination passionnée, se sent impuissant à leur donner la force effective. Si cette inclination est bonne en soi, si la personne est du reste raisonnable, et que le penchant prédominant offusque seulement la vue par rapport aux conséquences fâcheuses, l’état est celui de la raison enchaînée par la folie. Un fou peut avoir beaucoup d’intelligence, même dans le jugement sur les actions où il déraisonne. Il doit même avoir passablement d’intelligence et un bon cœur pour qu’on lui permette des extravagances de cette espèce mitigée. Le fou peut absolument donner de très bons conseils à d’autres, quoique son conseil soit nul pour lui-même. Il n’est sensible qu’à la souffrance ou aux années ; ce qui n’aboutit souvent qu’à faire remplacer une folie par une autre. La passion chérie, ou une ardente ambition ont toujours rendu fous bien des gens. Une jeune fille contraint le farouche Hercule à filer, et les louanges frivoles des oisifs citoyens d’Athènes envoient Alexandre jusqu’au bout du monde. Il y a aussi des inclinations moins violentes qui ne produisent pas moins la folie. Telle est la manie de bâtir, celle des images et des livres. L’homme déchu, sorti de sa place naturelle, est attiré par tout, retenu par tout. À l’insensé est opposé l’homme sensé ; mais celui qui est sans folie est un sage. Ce sage est peut-être dans la lune ; peut-être qu’on y est sans passion, et qu’on y a infiniment plus de raison qu’ici. L’insensible est garanti de sa folie par sa stupidité ; mais aux yeux du vulgaire il a l’air d’un sage. Pyrrhon, sur un vaisseau battu par la tempête, voyant tout le monde agité, quand un pourceau mangeait tranquillement dans son auge, dit en l’avisant ; « Telle doit être la constance du sage. » L’insensible est le sage de Pyrrhon.

Si la passion dominante est en soi haïssable, et en même temps assez ridicule pour se contenter de ce qui est diamétralement opposé à son but naturel, alors cette perturbation de la raison est de la fatuité, de l’extravagance. L’insensé comprend fort bien le vrai but de sa passion, tout en lui accordant une force capable d’enchaîner la raison. L’extravagant est en même temps rendu si bête, qu’il ne se croit en possession de ce qu’il désire qu’en s’en privant en réalité. Pyrrhus savait très bien que l’intrépidité et le pouvoir provoquent une admiration universelle ; il obéissait on ne peut mieux au mobile de l’ambition, et n’était que ce que le croyait Cynéas, un extravagant. Mais quand Néron s’expose à la dérision publique, en lisant sur un théâtre de méchants vers pour briguer la gloire des poètes, et qu’à la fin de sa vie encore il s’écrie : Quantus artifex morior ! je ne vois dans ce terrible et ridicule maître de Rome qu’un extravagant. Je crois donc que toute folie de cette espèce est proprement greffée sur deux passions, l’orgueil et l’avarice : deux inclinations injustes et par conséquent détestées ; toutes deux naturellement ridicules, et dont le but est contradictoire. L’orgueilleux exprime une prétention manifeste de supériorité sur autrui par un dédain évident. Il croit être honoré lorsqu’il est sifflé ; car rien de plus évident que le mépris des autres soulève leur propre vanité contre celui qui l’affiche. Dans son opinion, l’avare est plein de besoins, et il ne peut se passer de la moindre parcelle de ses biens ; en réalité pourtant il n’use d’aucun, puisque, par lésine, il se les interdit. L’aveuglement de l’orgueil fait en partie des extravagants niais, en partie des extravagants bouffis, suivant qu’une sotte légèreté ou une stupidité rigide s’est emparée d’une tête vide. L’avarice sordide a toujours fourni matière à des histoires tellement ridicules, qu’on pourrait difficilement en imaginer de plus étonnantes que celles qui sont réellement arrivées. Le fou n’est pas sage ; l’extravagant n’est pas sensé. La raillerie que s’attire le fou est plaisante et mesurée ; l’extravagant mérite le fouet le plus piquant de la satire, mais il n’en éprouve rien. On ne peut pas tout à fait douter qu’un fou ne puisse encore être accessible à la honte ; mais quiconque croit pouvoir rendre sensé un extravagant, lave un nègre. La cause de cette différence, c’est que dans le fou règne une véritable et naturelle inclination qui peut bien enchaîner la raison, tandis que l’extravagant est dominé par une sotte chimère qui en bouleverse les lois. Je laisse à d’autres à décider si l’on a réellement raison de s’inquiéter de l’étonnante prophétie de Holberg, à savoir que le nombre des extravagants augmente de jour en jour, et qu’il est à craindre qu’ils ne se mettent dans la tête de fonder une cinquième monarchie. Mais en supposant qu’ils aient ce dessein, ils ne devraient cependant pas y mettre beaucoup d’empressement, car l’un d’eux pourrait facilement glisser à l’oreille de l’autre ce que le bouffon connu d’une cour voisine, chevauchant en habit de fou dans les rues d’une ville de Pologne, criait aux étudiants qui lui couraient après : « Messieurs, soyez laborieux, apprenez quelque chose, car si les nôtre sont trop nombreux, vous pourrez bien n’avoir pas tous du pain. »

Je passe des maladies cérébrales, qui sont dédaignées ou dont on se moque, à celles qu’on regarde d’ordinaire avec compassion ; de celles qui n’empêchent pas le libre commerce avec les autres citoyens à celles dont s’occupe la prévoyance administrative, et en vue desquelles elle prend des mesures. Je divise ces maladies en deux classes, suivant qu’il y a impuissance ou perversion. Les premières sont comprises sous la dénomination générale d’imbécillité, les secondes sous le nom d’esprit à l’envers. L’imbécile se trouve dans une grande impuissance de mémoire, de raison, et même en général de sensibilité physique. Cette affection est le plus souvent incurable ; car s’il est difficile de remédier aux désordres fougueux d’un cerveau désordonné, il doit presque toujours être impossible de faire passer une vie nouvelle dans ses organes engourdis. Les phénomènes de cette faiblesse, qui empêche ces malheureux de jamais sortir de l’état d’enfance, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de s’y arrêter longtemps.

Les vices d’une tête à l’envers se réduisent naturellement à autant de chefs principaux qu’il y a de facultés de l’âme qui peuvent être affectées. Je crois pouvoir les ramener tous aux trois divisions suivantes : 1° La perversion des notions expérimentales, dans l’hallucination ; 2° le désordre du jugement en matière expérimentale, dans le délire ; 3° le désordre de la raison par rapport aux jugements universels, dans la manie. Tous les autres phénomènes que présente un cerveau malade peuvent, à mon avis, être regardés ou comme différents degrés des accidents mentionnés, ou comme une malheureuse union de ces affections entre elles, ou bien enfin comme une greffe de ces affections sur des passions énergiques, et surbordonnées par conséquent aux classes indiquées.

En ce qui regarde la première sorte d’affection, l’hallucination, je m’en explique les phénomènes de la manière suivante. L’âme de tout homme, même dans l’état le plus sain, est occupée à peindre toutes sortes d’images de choses qui n’existent pas, qui ne sont pas présentes, ou même, dans la représentation de choses présentes, à achever quelque ressemblance imparfaite par quelque trait chimérique que la faculté créatrice de poétiser met au nombre des sensations. Il n’y a pas de raison de croire que, dans l’état de veille, notre esprit suive en cela d’autres lois que dans le sommeil ; il est bien plus présumable que les vives impressions des sens, dans le premier de ces états, obscurcissent les images plus déliées des chimères et les rendent méconnaissables, tandis que ces images ont toute leur force dans le sommeil, où l’accès des impressions extérieures dans l’âme se trouve fermé. Il n’est donc pas étonnant du tout que des rêves, aussi longtemps qu’ils durent, soient regardés comme des perceptions véritables des choses réelles ; car, étant alors les impressions les plus fortes dans l’âme, elles sont dans cet état précisément ce que sont les sensations dans l’état de veille. Si donc on suppose que certaine chimère, par une cause ou par une autre, a lésé de quelque manière une partie essentielle ou une autre du cerveau, à tel point que l’impression qu’il en ressent soit aussi profonde et aussi régulière en même temps que pourrait l’occasionner une impression sensible, cette fantaisie sera nécessairement prise, par une bonne et saine raison, pour une perception réelle ; autrement, il faudrait opposer des principes rationnels à une sensation, ou à une représentation tout aussi forte qu’une sensation, parce que les sens persuadent bien plus des choses réelles qu’un rai sonnement. Du moins, celui que cette chimère ensorcelle ne peut jamais être amené par le raisonnement à douter de la réalité de sa prétendue sensation. On trouve aussi que des personnes qui font preuve d’une raison assez mûre dans d’autres cas, soutiennent néanmoins fermement qu’elles ont vu nettement des spectres, des figures hideuses, et qu’elles ont bien assez de sens pour enchaîner leur perception imaginaire en un certain nombre de subtils jugements de la raison. Cette propriété d’un esprit dérangé, de se représenter habituellement dans l’état de veille, sans qu’il y ait un degré particulièrement remarquable de maladie grave, comme clairement senties, de certaines choses dont néanmoins rien n’est présent, s’appelle hallucination. L’halluciné est donc un homme qui rêve dans l’état de veille. Si l’illusion ordinaire de ses sens n’est qu’une chimère partielle, et qu’il y ait en très grande partie sensation réelle, celui qui est très exposé à un pareil trouble est un fantaste. Quand, après le réveil, nous sommes dans une nonchalante et douce rêverie, notre imagination nous montre alors les figures irrégulières des rideaux du lit, ou de certaines parties d’une muraille voisine sous formes humaines, avec une régularité apparente qui ne nous occupe pas d’une manière désagréable ; mais dont nous pouvons en un instant dissiper l’illusion si nous voulons. Nous ne rêvons alors qu’en partie, et nous avons la chimère en notre puissance. Si quelque chose de semblable arrive, mais à un degré plus marqué, et sans que l’attention dans l’état de veille puisse faire la part de l’illusion dans l’imagination égarée, ce désordre fait présumer un fantaste. Cette illusion subjective dans les sensations est du reste très commune, et tant qu’elle est modérée elle est ainsi nommée par ménagement, quoique, si une passion vient à s’en mêler, cette faiblesse d’esprit dégénère en une véritable fantasterie. D’ailleurs, par un habituel aveuglement, les hommes ne voient pas ce qui existe ; ils voient ce que leur représente leur inclination : le naturaliste voit dans la pierre de Florence des villes, le dévot dans le marbre entrelacé l’histoire de la Passion, une dame aperçoit dans la lune, au moyen du télescope, l’ombre de deux amants, et son curé les deux tours d’une cathédrale. La peur convertit les rayons de la lumière boréale en hallebardes et en glaives, et au crépuscule fait d’un guide un spectre gigantesque.

La vertu fantastique de l’âme n’est nulle part plus commune que dans l’hypocondrie. Les chimères que cette maladie fait éclore, ne trompent proprement pas les sens extérieurs ; ils n’occasionnent qu’à l’hypocondriaque l’illusion d’une sensation de son état propre, du corps ou de l’âme, qui est en très grande partie une pure fantaisie. L’hypocondriaque a un mal, quel qu’en puisse être le siège, qui ne cesse vraisemblablement de parcourir le tissu nerveux dans toutes les parties du corps. Il se forme surtout une vapeur mélancolique autour du siège de l’âme, à tel point que le patient sent en lui-même l’illusion de presque toutes les maladies dont il entend seulement parler. Il s’entretient plus volontiers de son indisposition que de quoi que ce soit ; il lit de préférence des livres de médecine ; il trouve partout sa propre situation ; en société, sa bonne humeur lui revient aussi sans qu’il s’en doute, et alors il rit beaucoup, mange bien, et passe généralement pour un homme sain d’esprit. Quant à sa fantasterie intérieure, les images prennent souvent dans son cerveau une force et une durée qui lui sont pénibles. S’il a en tête une figure risible (quoiqu’il sache lui-même que ce n’est qu’une image de la fantaisie), si cette illusion lui arrache un éclat de rire inconvenant en présence d’autres personnes sans qu’il en indique la cause, ou si toutes sortes de représentations obscures excitent en lui un mobile violent à faire quelque chose de mal, à l’idée de quoi il est fort tourmenté, et quoiqu’il n’en vienne jamais au fait ; alors son état ressemble beaucoup à celui d’un halluciné, mais il n’est pas sous l’empire de la nécessité. Le mal n’a pas de racines profondes, et, en ce qui regarde l’esprit, s’arrête généralement de lui-même ou par quelque moyen médical. Une même représentation agit, suivant la différence des états de l’âme dans les hommes, à des degrés entièrement divers sur la sensation. Il y a donc une espèce de fantasterie qui peut être attribuée à chacun, par la raison que le degré de sentiment déterminé par certains objets est estimé de l’extravagance pour la modération d’une tête saine. A ce compte, le mélancolique est un fantaste par rapport au mal de la vie. L’amour a une infinité de transports fantastiques, et l’habileté suprême des anciennes républiques consistait à faire des citoyens des fantastes en fait de sentiment du bien public. Celui qui est animé par un sentiment moral comme par un principe plus que d’autres ne peuvent le concevoir avec leur sens énervé et souvent ignoble, est à leurs yeux un fantaste. Qu’on se figure Aristide dans une société d’usuriers, Épictète au milieu de gens de cour, et Jean-Jacques Rousseau parmi des docteurs de Sorbonne ! Cent voix, accompagnées d’éclats de rire, répéteront à l’envi : Quels fantastes ! Cette apparence équivoque de fantasterie dans des sentiments moralement bons en eux-mêmes est l’enthousiasme, sans lequel rien de grand ne s’est jamais fait dans le monde. Il en est tout autrement du fanatique (visionnaire, exalté). Celui-ci est proprement un délirant dont la manie est de croire à une prétendue inspiration immédiate, et à une grande familiarité avec les puissances célestes. La nature humaine ne connaît aucune illusion plus périlleuse. Si la manifestation en est nouvelle, si l’homme déçu a du talent, et que le grand nombre soit disposé à prendre à l’intérieur ce ferment, alors l’État lui-même éprouve parfois des convulsions. Le fanatisme porte l’inspiré à l’extrême, Mahomet sur le trône, Jean de Leyde à l’échafaud. Je puis compter encore, dans une certaine mesure, la perversion de la mémoire au nombre des désordres de l’esprit. Car cette faculté trompe le malheureux qui en est tourmenté, par une représentation chimérique dont on ne sait quel état passé, qui n’a jamais été réel. Celui qui parle des biens qu’il croit avoir possédés, ou d’un royaume qu’il a perdu, et qui du reste ne s’aperçoit pas de son erreur par rapport à son état présent, délire par rapport au souvenir. Le vieillard plaintif qui croit fermement que dans sa jeunesse le monde allait beaucoup mieux et que les hommes étaient meilleurs, est un fantaste du même genre.

Jusqu’ici il n’a pas été question, à proprement parler, de l’entendement dans les cerveaux troublés ; il n’a pas été nécessaire, du moins, d’en parler, car le vice tenait uniquement aux notions ; les jugements mêmes, si on voulait regarder la sensation pervertie comme vraie, pourraient être tout à fait justes et très raisonnables. Un désordre de l’entendement consiste, au contraire, à juger tout de travers d’après des perceptions vraies. Le premier degré de cette maladie est le délire, qui, dans les jugements immédiats par expérience, est en opposition avec la règle commune de l’entendement. Le délirant voit ou se rappelle les objets aussi exactement que l’homme sain d’esprit ; seulement, il interprète d’ordinaire d’une manière absurde la conduite des autres hommes à son égard, et croit, en conséquence, pouvoir y découvrir on ne sait quels desseins calculés auxquels Us n’ont jamais pensé. A l’entendre, il faudrait croire que toute la ville s’occupe de lui. Les gens qui fréquentent le marché, qui traitent ensemble de leurs affaires et qui le regardent à peine, machinent contre lui des accusations ; le guet lui crie des plaisanteries ; bref, il ne voit qu’une conspiration universelle contre lui. Le mélancolique, qui délire par rapport à ses sombres ou maladifs soupçons, est un mélancolique. Mais il y a aussi toutes sortes de délires gais, et la passion favorite se flatte ou se tourmente d’une multitude d’interprétations bizarres qui ressemblent au délire. Un orgueilleux est une sorte de délirant qui conclut de la conduite des personnes qui le regardent en se moquant, qu’il en est admiré. Le second degré du trouble de l’esprit, par rapport à la faculté supérieure de connaître, est proprement le désordre de la raison, en tant qu’elle fait entrer l’absurde dans des jugements subtilement chimériques sur des notions universelles, et peut être appelé manie. Dans le degré plus élevé de cette espèce d’aliénation, toutes sortes d’idées prétendues supérieures tourbillon nent dans un cerveau brûlé : l’étendue des mers découverte, les prophéties interprétées, et je ne sais quel galimatias de tête fêlée. Si l’infortuné méconnaît en outre les jugements de l’expérience, c’est un aliéné. Dans le cas cependant où il se fonde sur un grand nombre de jugements d’expérience légitime, mais où sa sensation est tellement troublée par la nouveauté et la multitude des conséquences que lui offre son esprit, qu’il ne donne plus d’attention à la justesse de la liaison, il en résulte souvent une apparence très frappante d’une manie qui peut se concilier avec un grand génie, en ce sens qu’une raison lente ne peut plus accompagner l’esprit ainsi exalté. L’état d’une tête désordonnée, qui va jusqu’à ne pas éprouver les sensations extérieures, est de la fureur ; si la colère y domine, c’est de la rage. Le désespoir est la fureur passagère d’une âme sans espoir. La violence bruyante d’un esprit en désordre est en général la fureur. Le furieux, s’il est délirant, est aliéné.

L’homme, dans l’état de nature, ne peut être exposé qu’à un petit nombre de folies, et donnera difficilement dans l’extravagance. Ses besoins le retiennent toujours dans le voisinage de l’expérience, et fournissent à son entendement sain une si facile occupation, que c’est à peine s’il remarque qu’il a besoin d’intelligence pour ses actions. La paresse donne à ses désirs grossiers et communs une modération qui laisse au peu de jugement dont il a besoin assez de puissance pour les dominer à son plus grand avantage. Où pourrait-il prendre une matière à extravagance, puisque, insouciant du jugement d’autrui, il ne peut être ni vain ni gonflé ? N’ayant absolument aucune représentation de la valeur de biens dont il ne jouit pas, il est garanti de l’absurdité de la cupidité sordide, et comme un certain esprit ne peut jamais entrer dans sa tête, il n’a pas à craindre non plus la manie. De même, le trouble de l’âme dans cet état de simplicité doit être rare. Si le cerveau du sauvage avait souffert quelque choc, je ne sais pas où la fantasterie pourrait pénétrer pour supplanter les sensations habituelles qui seules l’occupent sans rémission. A quel délire peut-il être sujet, puis qu’il n’a jamais de raison de s’exalter ? La manie est tout à fait au-dessus de ses capacités. S’il est jamais malade du cerveau, il sera imbécile ou frénétique. Encore cet accident doit-il être extrêmement rare, car il est généralement sain, parce qu’il est libre et se meut. C’est dans l’état social que se rencontrent proprement les ferments de toute cette corruption, qui, tout en ne la produisant pas, servent néanmoins à l’entretenir et à l’aggraver. L’entendement, considéré dans la mesure des nécessités et de la satisfaction des besoins simples de la vie, est un entendement sain ; mais envisagé par rapport au luxe artificiel, en matière de jouissances ou de sciences, c’est un entendement délicat. L’entendement sain du bourgeois serait donc un entendement déjà très délicat pour des hommes naturels, et les notions qui, dans certains états, supposent un entendement fin, ne conviennent plus aux hommes rapprochés de la simplicité de la nature, au moins dans les vues, et font ordinairement des fous quand elles prennent cette forme. L’abbé Terrasson divise tous les esprits dérangés en deux classes, ceux qui raisonnent juste en partant d’idées fausses, et ceux qui raisonnent mal en partant d’idées vraies. Cette division ne concorde pas trop mal avec les propositions qui précèdent. Dans ceux de la première espèce, les fantastes ou hallucinés, l’entendement ne souffre pas, à proprement parler ; il n’y a de malade que la faculté qui éveille dans l’âme les notions dont le jugement se sert ensuite pour les comparer. On peut très bien opposer à ces malades des jugements de raison, sinon pour les guérir, au moins pour amoindrir leur mal. Mais ceux de la seconde espèce, les délirants et les maniaques, ayant l’entendement même attaqué, il est non seulement insensé de raisonner avec eux (puisqu’ils ne seraient pas en délire s’ils pouvaient saisir ces principes de raison), mais c’est encore très dangereux ; on ne fait que donner à leur tête bouleversée une nouvelle matière à fabriquer de l’absurde. La contradiction ne leur fait aucun bien ; elle les irrite au contraire, et il faut absolument prendre avec eux des manières calmes et bienveillantes, tout comme si l’on ne marquait aucun vice dans leur entendement.

J’ai appelé maladies de la tête les désordres de l’intelligence, comme on appelle la corruption de la volonté une maladie du cœur. Je n’ai considéré aussi les phénomènes des maladies intellectuelles que dans l’âme, sans vouloir en découvrir les racines, qui sont, à proprement parler, dans le corps, et qui peuvent bien avoir leur principal siège dans l’appareil digestif plutôt que dans le cerveau, ainsi que l’a établi avec vraisemblance la feuille hebdomadaire, très répandue et justement estimée, le Médecin, dans ses numéros 150 à 152. Je ne puis absolument pas me persuader que les désordres de l’esprit doivent résulter, comme on le croit communément, de l’orgueil, de l’amour, d’une trop forte application, et de tout autre abus des facultés de l’âme. Ce jugement, qui fait de la maladie une raison de malin reproche, est très peu bienveillant et occasionné par une erreur commune, celle qui fait confondre la cause et l’effet. Pour peu qu’on fasse attention aux exemples, on s’assurera que le corps est d’abord atteint ; qu’au début, le germe de la maladie se développe insensiblement, qu’une perversion douteuse, mais qui ne fait encore présumer aucun trouble, est cependant remarquée, et se traduit en fantaisies étranges, en prétentions excessives, ou en vaines mais profondes subtilités. Avec le temps, la maladie éclate, et fournit l’occasion d’en placer le principe dans l’état de l’âme qui l’a précédée immédiatement. Mais il fallait dire que l’homme est devenu orgueilleux parce qu’il était déjà un peu fou, plutôt que de croire qu’il est devenu fou parce qu’il était orgueilleux. Ces tristes maladies, pourvu qu’elles ne soient pas héréditaires, permettent encore l’espoir d’une heureuse guérison, et celui dont les soins sont surtout à rechercher, c’est le médecin. Je ne pourrais cependant pas, ne fut-ce que par amour-propre, exclure volontiers le philosophe, qui pourrait prescrire la diète de l’âme, mais à la condition qu’en cela, comme pour la plupart de ses autres travaux, il ne demandât pas de salaire. Le médecin, par reconnaissance, ne devrait pas non plus refuser au philosophe son assistance, et si celui-ci cherchait, quoique toujours en vain, à guérir l’ex travagance. Il pourrait voir, par exemple, dans la frénésie d’un savant criard, si les moyens cathartiques, pris à forte dose, ne doivent pas avoir quelque efficacité. Car si, d’après les observations de Swift, un méchant poëme est simplement une évacuation du cerveau, au moyen duquel une grande quantité d’humeurs nuisibles sont expulsées au grand soulagement du poëte malade, pourquoi un écrit d’un chimérique pitoyable n’aurait-il pas la même vertu ? Mais il serait alors prudent d’indiquer à la nature une autre voie d’évacuation, afin que la maladie fût radicalement et paisiblement guérie, sans que tout le reste en fût troublé.


III


RÊVES D’UN HOMME


QUI VOIT DES ESPRITS


EXPLIQUÉS


PAR DES RÊVES DE LA MÉTAPHYSIQUE


1766


…… Veluti ægri sommis, vanæ
Finguntur species.
Horat.




Un avertissement qui promet fort peu pour l’exécution.


Le royaume des ombres est le paradis des fantastes. Ils y trouvent une terre sans limites, où ils peuvent s’établir à volonté. Grâce aux vapeurs hypocondriaques, aux contes des nourrices et aux miracles des cloîtres, les matériaux ne sauraient leur manquer. Les philosophes esquissent le plan, le modifient ou le rejettent, suivant leur habitude. Rome la sainte y possède seule des provinces qui lui donnent de bons revenus. Les deux couronnes du monde invisible soutiennent la troisième,

comme le diadème fragile de sa dignité terrestre, et les clefs qui ouvrent les deux portes de l’autre monde ouvrent en même temps d’une manière sympathique les coffres du monde présent. Ces droits du royaume spirituel, autant qu’on peut le prouver par les raisons de la politique, sont bien au-dessus de toutes les vaines objections des gens d’école, et l’usage ou l’abus qu’on en peut faire est trop respectable déjà pour qu’il soit nécessaire de le soumettre à un si indigne examen. Mais les contes vulgaires qui trouvent tant de créance, et qui sont au moins si mal combattus, pourquoi donc circulent-ils si inutilement ou si impunément, ou pénètrent-ils jusque dans les sociétés savantes, quoiqu’ils n’aient pas en leur faveur la preuve tirée de l’utilité (argumentum ab utili), la plus persuasive de toutes ? Quel philosophe, placé entre les attestations d’un témoin oculaire plein de bon sens et de la persuasion la plus ferme, d’une part, et la résistance intérieure d’un doute invincible, d’autre part, n’a pas fait quelquefois la plus sotte figure qu’on puisse imaginer ? Niera-t-il absolument la vérité de toutes ces apparitions ? Sur quelles raisons se fondera-t-il pour les réfuter ?

N’accordât-il qu’un seul de ces récits comme vraisemblable, de quelle importance ne serait pas un pareil aveu, et quelles conséquences merveilleuses n’en tirera-t-on pas un seul événement de ce genre peut être regardé comme établi ? Il y a bien encore un troisième cas, celui de ne point s’occuper du tout de ces questions curieuses ou oiseuses, et de s’en tenir à l’utile. Mais ce parti, précisément parce qu’il est raisonnable, est toujours rejeté à la pluralité des voix par les vrais savants.

Comme il n’y a pas moins de sot préjugé à ne rien croire sans raison de ce qui est raconté par un grand nombre avec quelque apparence de vérité, qu’à croire sans examen tout ce que débite la rumeur publique, l’auteur de cet écrit, pour échapper au premier de ces préjugés, s’est laissé en partie aller au second. Il confesse avec une sorte d’humilité qu’il a été assez bon pour rechercher la vérité de quelques récits de cette espèce. Il a trouvé….. comme il arrive d’ordinaire quand il n’y a rien à chercher….. il n’a rien trouvé. Or, c’est déjà là une cause suffisante en soi d’écrire un livre ; mais à cela s’ajoutait encore ce qui a plus d’une fois arraché des livres à la modestie des auteurs : je veux parler des instances d’amis connus et inconnus. De plus, un gros ouvrage était acheté, et, ce qu’il y a de pis, était lu, et cette peine ne devait pas être perdue. Il en est donc résulté le présent mémoire, qui, ainsi qu’on s’en flatte, doit pleinement satisfaire le lecteur sur la nature de la question, puisqu’il ne comprendra pas le principal, qu’il ne croira pas une autre partie, et qu’il se moquera du reste.


PREMIÈRE PARTIE


OU PARTIE DOGMATIQUE.




CHAPITRE PREMIER.
Un nœud métaphysique compliqué qu’on peut dénouer ou couper à volonté.

Si l’on tient compte de tout ce que l’enfant de nos écoles débite des esprits, de tout ce qu’en raconte la foule, de tout ce qu’en démontre le philosophe, on n’aura pas une mince portion de notre savoir. Je prétends néanmoins que celui qui voudrait bien réfléchir un instant sur la question : Que signifie proprement le mot esprit, par lequel on croit comprendre tant de choses, embarrasserait fort des gens si savants. Le verbiage méthodique de nos écoles supérieures n’est souvent qu’une entente pour échapper par des ambiguïtés de mots à une question difficile à résoudre, attendu que le je ne sais, si commode et le plus souvent si raisonnable, ne s’entend pas facilement dans nos académies. Certains sages modernes, comme ils s’appellent volontiers, répondent à cette question avec une rare aisance. Un esprit, disent-ils, c’est un être doué de raison. Rien donc d’étonnant si l’on voit des esprits ; qui voit un homme voit un être doué de raison. Or, continuent-ils, cette substance raisonnable dans l’homme n’est qu’une partie de l’homme, et cette partie, qui l’anime, est un esprit. À merveille. Mais avant de prouver qu’une nature spirituelle seule est capable de raison, veuillez un peu me faire comprendre quelle notion je dois me faire d’une nature spirituelle. L’origine de l’illusion qui vous abuse, quoique assez grossière pour être aperçue les yeux à demi fermés, est très facile à concevoir. Car ce dont on sait tant de choses de si bonne heure comme enfant, on n’en saura certainement rien plus tard, dans la vieillesse, et l’homme de solide doctrine finit par n’être que le sophiste de l’erreur de son jeune âge.

Je ne sais donc pas s’il y a des esprits ; bien plus, je ne sais pas même ce que signifie le mot esprit. Cependant, comme je l’ai souvent employé moi-même, ou que j’ai entendu les autres s’en servir, il faut bien qu’on y attache quelque signification, que ce qu’on entend par là soit une chimère ou une réalité. Pour dégager cette signification cachée, je considérerai ma notion mal comprise dans les différentes applications qui en sont faites, et notant celles où elle convient et celles où elle ne convient pas, j’en trouverai de la sorte, je l’espère, la signification cachée[42]. Prenez comme un espace d’un pied cube, et supposez qu’il y ait quelque chose qui remplisse cet espace, c’est-à-dire qui s’oppose à l’introduction de toute autre chose, personne n’appellera spirituel ce qui est ainsi dans cet espace. On l’appellerait évidemment matériel, parce qu’il est étendu, impénétrable, et, comme tout ce qui est corporel, soumis à la divisibilité et aux lois du choc. Jusqu’ici nous sommes encore dans la voie frayée des autres philosophes. Mais si vous concevez un être simple et que vous lui accordiez en même temps de la raison, la signification du mot esprit sera-t-elle, par ce moyen, précisément expliquée ? Pour m’en assurer, je ferai de la raison une propriété interne de l’être simple en question, mais je ne l’envisagerai, pour le moment, que dans ses rapports externes. Or, je demande à présent si, voulant placer cette substance simple dans cet espace d’un pied cube, rempli de matière, un élément simple de cette matière devra quitter la place afin que cet esprit puisse l’occuper ? Si vous dites oui, alors l’espace conçu devra perdre une seconde particule élémentaire pour recevoir un deuxième esprit, et il arrivera, si l’on continue, qu’un pied cubique d’espace sera rempli d’esprits, dont la masse résiste aussi bien par impénétrabilité que s’il était plein de matière, et qui, ainsi que la matière, doit être soumise aux lois du choc. Mais de pareilles substances, fussent-elles douées de raison, ne se distingueraient cependant pas du tout, extérieurement, des éléments de la matière, dans lesquels on ne reconnaît encore que les forces de leur présence extérieure, et dont on ignore absolument les propriétés internes. Il est donc hors de doute qu’une espèce de substances simples, dont les masses peuvent être agglomérées, ne pourrait s’appeler des substances spirituelles. Vous ne pourrez donc retenir la notion d’esprit que si vous concevez des êtres qui puissent aussi être présents dans un espace rempli de matière[43] ; des êtres, par conséquent, qui n’aient pas en soi la propriété de l’impénétrabilité, et qui, malgré leur nombre, ne feraient jamais un tout solide. Des êtres simples de cette espèce sont des êtres immatériels, el quand ils sont doués de raison, ils s’appellent des esprits. Mais des substances simples, dont la composition donne un tout impénétrable et étendu, sont des unités matérielles, et leur tout s’appelle matière. Ou la dénomination d’esprit n’a point de sens, ou sa signification est celle-là.

De la définition qu’implique la notion d’esprit, jusqu’à la proposition qui affirme l’existence des esprits, ou même leur simple possibilité, la distance est très grande encore. On trouve dans les écrits des philosophes de très bonnes preuves, sur lesquelles on peut s’appuyer, que tout ce qui pense doit être simple, que toute substance qui pense et raisonne est une unité de la nature, et que le moi indivisible ne peut être distribué en un tout composé de plusieurs choses réunies. Mon âme sera donc une substance simple. Mais il reste toujours à savoir, malgré cette preuve, si elle est de celles qui, réunies dans l’espace, donnent un tout étendu et impénétrable, et par conséquent matériel, ou si elle est immatérielle et par conséquent un esprit, et même si une espèce d’êtres comme ceux qu’on appelle spirituels est seulement possible.

Et en cela je ne puis trop me précautionner contre les résolutions téméraires qui s’engagent on ne peut plus légèrement dans les questions les plus difficiles et les plus obscures. Quant aux notions expérimentales ordinaires, on a l’habitude de croire qu’on en comprend la possibilité. Au contraire, s’il s’agit de quelque chose qui s’en éloigne, et qu’aucune expérience ne puisse faire concevoir, même par analogie, on ne peut assurément s’en faire aucune idée, et l’on a généralement coutume de le rejeter comme impossible. Toute matière résiste dans le lieu de sa présence, et s’appelle, par cette raison, impénétrable. C’est un fait enseigné par l’expérience, et l’abstraction opérée sur cette expérience produit en nous la notion générale de matière. Cette résistance occasionnée par quelque chose dans le lieu où il est présent est bien connue par là, mais elle n’est pas pour cela comprise. Car, ainsi que toutes les choses qui réagissent contre une action, cette résistance est une véritable force, et comme sa direction est opposée à celle suivant laquelle les lignes tirées tendent au rapprochement, c’est une force de répulsion, qui doit être attribuée à la matière et à ses éléments. Toute personne raisonnable accordera sans peine que l’esprit humain se trouve ici à bout. L’expérience seule, en effet, peut apprendre que des choses cosmiques, que nous appelons matérielles, sont animées d’une pareille force, mais on n’en pourra jamais par là comprendre la "possibilité. Si donc j’admets des substances d’une autre espèce, qui soient présentes dans l’espace avec d’autres forces que la force impulsive, dont la conséquence est l’impénétrabilité, je ne puis absolument pas leur concevoir in concreto une activité qui est sans analogie avec mes représentations expérimentales, et puisque je leur retire la propriété de remplir l’espace où elles agissent, alors c’en est fait pour moi de la notion par laquelle, d’ailleurs, me sont concevables les choses qui tombent sous mes sens, et de là doit nécessairement résulter une espèce d’incompréhensibilité. Cette impuissance d’être conçu ne peut passer pour une impossibilité reconnue, parce que le contraire, quant à la possibilité, ne sera pas reconnu davantage, quoique la réalité en tombe sous les sens.

On peut donc admettre la possibilité d’êtres immatériels, sans appréhender d’être contredit, quoique sans espoir de pouvoir prouver cette possibilité par des principes rationnels. De pareilles natures spirituelles seraient présentes dans l’espace, de telle façon, cependant, qu’il resterait toujours impénétrable aux êtres corporels, parce que la présence de ces natures suppose bien leur réalité dans l’espace, mais qu’elle n’implique pas le plein de cet espace, c’est-à-dire la résistance comme principe de la solidité. Si maintenant l’on admet une pareille substance spirituelle simple, on pourrait dire, sans préjudice pour son indivisibilité, que le lieu de sa présence immédiate n’est pas un point, mais que c’est un certain espace même. Car en raisonnant par analogie, les éléments les plus simples des corps devraient nécessairement même remplir chacun un petit espace dans le corps, espace qui est une partie proportionnelle de cette étendue totale, parce que des pointe sont des limites, et non des parties de l’espace. Comme ce plein de l’espace a lieu par le moyen d’une force efficace (de la répulsion), et qu’elle n’indique qu’une circonscription de l’activité supérieure, et non une multitude de parties élémentaires du sujet agissant, elle ne répugne pas du tout à leur nature simple, quoique assurément la possibilité n’en puisse pas être plus clairement établie ; ce qui n’est jamais possible dans les rapports primitifs des causes et des effets. Je ne trouve pareillement aucune impossibilité démontrable, quoique la chose même reste Incompréhensible, quand j’affirme qu’une substance spirituelle, toute simple qu’elle est, occupe cependant un espace (c’est-à-dire peut y manifester immédiatement son activité), sans le remplir (c’est-à-dire sans y exercer de résistance aux substances matérielles). Une pareille substance immatérielle ne devrait pas plus être appelée étendue, que ne le sont les unités de la matière ; car il n’y a d’étendu que ce qui, séparé du tout et existant par soi seul, occupe un espace. Or, les substances qui sont des éléments de la matière n’occupent un espace que par l’action extérieure sur d’autres [éléments de même nature] ; mais par elles-mêmes en particulier, lorsqu’on ne conçoit pas d’autres choses en union avec elles, et qu’en elles ne se trouve rien non plus d’extérieur, elles ne contiennent aucun espace. C’est vrai des éléments corporels. Ce devrait être vrai encore des natures spirituelles. Les limites de l’étendue déterminent la figure. Ces éléments, ces natures n’auraient donc aucune figure concevable. Ce sont là des raisons de la possibilité présumée des substances immatérielles dans le monde, difficiles à reconnaître. Celui qui est en possession de moyens plus faciles d’arriver à cette connaissance, ne refusera pas de l’enseigner à un curieux dont l’étude progressive aboutit souvent à lui faire voir des Alpes où d’autres ont devant eux une route unie et commode, sur laquelle ils avancent ou croient avancer.

A supposer donc qu’on ait démontré que l’âme de l’homme est un esprit (quoique, d’après ce qui précède, on voie qu’une pareille preuve n’ait jamais été donnée), la question qui s’offrirait immédiatement serait à peu près celle-ci : Dans quelle partie du corps réside cette âme humaine ? Je répondrais : Ce corps, dont les changements sont mes changements, ce corps, dis-je, est mon corps, et son lieu est en même temps mon lieu. Et si l’on demandait en outre : Où est donc ton lieu (de l’âme) dans ce corps ? je soupçonnerais quelque chose de captieux dans cette question. Car on voit sans peine qu’il y a déjà là quelque chose de supposé qui n’est pas connu par expérience, mais qui tient peut-être à de faux raisonnements : à savoir que mon moi pensant est dans un lieu qui serait distinct des lieux occupés par d’autres parties de ce corps qui est le mien. Or, personne n’a une conscience immédiate d’un lieu particulier dans son corps ; on n’a conscience que du lieu qu’on occupe comme homme par rapport au monde. Je m’en tiendrais donc à l’expérience commune, et je dirais provisoirement : Je suis où je sens. Je ne suis pas moins immédiatement au bout des doigts que dans la tête. Je suis le même qui souffre aux talons et en qui le cœur bat dans une émotion. Ce n’est pas dans le nerf cérébral que j’éprouve l’impression d’une très vive douleur quand je souffre de la goutte, c’est au bout des orteils. Aucune expérience ne m’apprend que quelques parties de ma sensation soient loin de moi, et à renfermer mon moi indivisible dans un coin microscopique du cerveau, d’où il mettrait en jeu le vêtement de ma machine corporelle, ou en serait touché par là. Il me faudrait donc une preuve rigoureuse pour trouver absurde ce que disaient les scolastiques : Mon âme est tout entière dans mon corps et tout entière dans chacune des parties du corps. La saine intelligence remarque souvent la vérité avant de voir les raisons qui peuvent servir à la prouver ou à l’expliquer. Je ne serais nullement troublé par l’objection qui consisterait à dire que, de cette manière, je conçois l’âme étendue et répandue par tout le corps, à peu près comme elle est représentée aux enfants dans le monde figuré ; car je ferais justice de cette difficulté en disant que j’ai remarqué que la présence immédiate dans tout un espace prouve seulement une sphère de l’action extérieure, mais non une multiplicité de parties intérieures, et par conséquent qu’une étendue ou une figure n’ont lieu qu’autant qu’un espace est conçu dans un être conçu par soi seul, c’est-à-dire qu’autant que des parties, qui sont en dehors les unes des autres, s’y rencontrent. Enfin, ou je saurais ce peu de chose de la nature spirituelle de mon âme, ou, si on me le contestait, je serais encore satisfait de n’en rien savoir du tout.

Si l’on reprochait à ces pensées d’être inintelligibles, ce qui équivaut aux yeux du plus grand nombre à l’impossible, je laisserais faire également. Je me mettrais aux pieds de ces sages pour les entendre parler. L’âme de l’homme a son siège dans le cerveau ; elle y a son siège en une place imperceptible[44]. Elle y sent comme l’araignée au centre de sa toile ; les nerfs du cerveau l’excitent, rébranlent, et font que, non pas cette impression immédiate, mais celle qui a lieu aux parties les plus éloignées du corps, est représentée cependant comme un objet présent hors du cerveau. De ce siège elle met en jeu les cordages, les leviers de toute la machine, et produit à plaisir des mouvements volontaires. De semblables propositions ne sont que peu ou point susceptibles de preuves ; et comme la nature de l’âme n’est pas connue au fond, elles ne sont pas plus réfutables. Je ne m’engagerais donc pas dans des querelles d’école, où le plus souvent les deux parties parlent d’autant plus qu’elles ont moins d’idées de la chose en question ; je me contenterais de suivre les conséquences auxquelles peut conduire une doctrine de cette espèce. Or, comme d’après les propositions précédemment admises, mon âme, à la manière dont elle est présente dans l’espace, ne différerait point d’un élément de la matière, et que l’intelligence est une propriété interne que je ne pourrais cependant pas percevoir dans ces éléments, bien qu’elle se trouvât dans tous, on ne pourrait alors donner aucune bonne raison pour nier que mon âme n’est pas une de ces substances qui constituent la matière, et que ses phénomènes particuliers ne doivent pas partir du lieu qu’elle occupe dans une machine artificielle comme le corps humain, où la réunion des nerfs aide à la faculté de penser et de vouloir. Mais alors on n’aurait plus de caractère propre, servant à la reconnaître avec certitude, et qui la distinguât du principe grossier de la nature corporelle. L’idée plaisante de Leibniz, suivant laquelle nous avalerions peut-être, avec les atomes du café, des âmes humaines futures, ne serait plus une idée pour rire. Mais alors ce moi pensant ne serait-il pas soumis au sort commun des êtres matériels ? Et, comme il aurait été tiré par hasard du chaos de tous les éléments pour animer une machine animale, pourquoi, après la cessation de cette union contingente, n’y retournerait-il pas à l’avenir ? Il est parfois nécessaire d’enrayer le penseur qui fait fausse route, par les conséquences, afin de le rendre attentif aux propositions par lesquelles il s’est en quelque sorte laissé aller au sommeil.

J’avoue que je suis très porté à affirmer l’existence de natures immatérielles dans le monde, et à ranger mon âme même parmi ces êtres[45]. Mais alors quel mystère que l’union de l’âme et du corps ? Et combien en même temps cette incompréhensibilité n’est-elle pas naturelle, puisque les notions que nous avons des actions extérieures sont prises des notions de la matière, et qu’elles sont inséparables des conditions de la pression et du choc, qui n’ont pas lieu dans le cas présent ! Car enfin comment une substance incorporelle serait-elle sur le chemin de la matière, pour que celle-ci, dans son mouvement, heurtât un esprit ? et comment des choses corporelles pourraient-elles exercer des effets sur un être hétérogène qui ne leur est pas impénétrable, ou qui ne les empêche en aucune façon de se rencontrer dans l’espace où il est présent ? Il semble qu’un être spirituel soit intimement présent à la matière à laquelle il est uni, et qu’il agit non sur les forces des éléments avec lesquelles ces éléments sont en rapport entre eux, mais sur le principe interne de leur état ; car chaque substance, et même un élément simple de la matière, doit cependant avoir quelque activité interne comme principe de l’action externe, quoique je ne puisse pas dire en quoi consiste cette activité[46]. D’un autre côté, avec de semblables principes, l’âme connaîtrait intuitivement dans ces déterminations internes, comme effets, l’état de l’univers qui en est cause. Mais quelle nécessité y a-t-il à ce qu’un esprit et un corps constituent ensemble un seul être, et quelles raisons font disparaître, dans certaines destructions, cette unité ? Ces questions, et d’autres, dépassent de beaucoup mon intelligence, et malgré d’ailleurs mon peu d’audace à mesurer mon intelligence aux mystères de la nature, je suis assez fort cependant pour ne pas trop craindre un adversaire, fût-il très bien armé (si d’ailleurs j’avais l’humeur batailleuse), et pour essayer dans ce cas de réfuter ses raisons ; ce qui est à proprement parler, chez les savants, l’habileté suffisante pour se prouver de part et d’autre qu’on ne sait rien.


CHAPITRE II.
Fragment de la philosophie secrète propre à expliquer le commerce avec le monde des esprits.

L’initié a déjà habitué l’entendement grossier et enveloppé des sens extérieurs à des notions abstraites plus élevées, et maintenant il peut voir ce crépuscule qui sert à la faible lumière de la métaphysique à rendre sensible le royaume des ombres, des formes spirituelles et dépouillées de leur corporelle enveloppe. Après avoir heureusement surmonté cette difficile épreuve, nous tenterons donc le périlleux voyage.

Ibant obscuri sola sub nocte per umbras,

Perque domos Ditis vacuas et inania regna.

                                           Virgile.

La matière morte qui remplit l’espace cosmique est de sa nature inerte et sans changement ; elle a solidité, étendue et figure, et ses phénomènes, qui reposent sur tous ces fondements, permettent de donner une définition physique, qui est en même temps mathématique, et qui peut aussi prendre le nom de mécanique. Si, d’un autre côté, on fait attention à cette espèce d’êtres qui contiennent le principe de la vie dans l’univers, et qui, par cette raison, ne sont pas de telle espèce qu’ils augmentent, comme parties constitutives, la masse et l’étendue de la matière morte, et n’en sont point affectés suivant les lois du contact et du choc, mais plutôt s’excitent eux-mêmes par une activité interne, et de plus excitent la matière morte de la nature, on sera persuadé, sinon par la clarté d’une démonstration, du moins par le pressentiment d’une intelligence exercée, de l’existence d’êtres immatériels, dont les lois particulières d’action sont appelées pneumatiques, et organiques quand les êtres corporels sont des causes médiates de leurs actions dans le monde matériel. Comme les êtres immatériels sont des principes spontanés, par conséquent des substances et des natures subsistant par elles-mêmes, la conséquence à laquelle on arrive de suite est celle-ci : que ces substances sont immédiatement unies entre elles, et sont peut-être capables de constituer un grand tout qu’on peut nommer le monde immatériel (mundus intelligibilis). De quelle raison vraisemblable, en effet, pourrait-on affirmer que pareils êtres, de même nature les uns que les autres, ne peuvent être en rapport entre eux que par le moyen d’autres êtres (choses corporelles) de nature différente, quand cette dernière hypothèse est beaucoup plus obscure que l’autre ?

Ce monde immatériel peut donc être considéré comme un tout subsistant par lui-même, dont les parties sont entre elles dans une liaison réciproque et forment ainsi un commerce sans l’intervention de choses corporelles, de telle sorte que ce dernier rapport est contingent et ne peut convenir qu’à quelques-unes, et qu’où il se rencontre il n’empêche pas que les êtres immatériels qui agissent les uns sur les autres par le moyen de la matière, ne soient, de plus, en liaison particulière et constante, et n’exercent toujours entre eux des influences réciproques comme êtres immatériels, en sorte que leur rapport, au moyen de la matière, est purement contingent et repose sur un décret divin particulier, tandis que l’autre est au contraire naturel et indissoluble.

Si donc on prend de cette manière tous les principes de la vie en une nature totale comme autant de substances incorporelles en commerce réciproque, mais aussi en partie réunis à la matière, on conçoit alors un grand tout du monde immatériel ; une série immense, mais inconnue d’êtres et de natures actives anime seule la matière morte du monde corporel. Mais jusqu’à quelles parties de la nature s’étend la vie, quels sont les degrés qui confinent immédiatement l’entière privation de la vie, c’est là ce qui ne pourra peut-être jamais se décider avec certitude. L’hylozoïsme anime tout ; le matérialisme au contraire, bien considéré, tue tout. Maupertuis attribue le moindre degré possible de vie aux particules organiques vitales des animaux. D’autres philosophes n’y voient que des masses sans vie, qui ne servent qu’à grossir les leviers des machines animales. Le caractère indubitable de la vie, en ce qui tombe sous nos sens extérieurs, est bien le libre mouvement qui fait présumer son origine volontaire. Mais le raisonnement qui conclut à l’absence totale de la vie dans le cas où ce caractère ne se montre pas, n’est pas certain. Boerhaave dit quelque part que l’animal est une plante qui a ses racines dans l’estomac (intérieurement). Des animaux peuvent donc manquer des organes du libre mouvement, et par là des caractères extérieurs de la vie, organes qui sont cependant nécessaires aux plantes, parce qu’un être qui possède en soi les organes de nutrition doit pouvoir se mouvoir suivant ses besoins, mais que celui auquel ces organes sont attachés extérieurement et plongés dans l’élément de sa conservation, est déjà suffisamment conservé par des forces extérieures ; et, quoiqu’il contienne un principe de la vie intérieure dans la végétation, il n’a cependant besoin d’aucune constitution organique pour son action volontaire extérieure. Je ne désire point faire de tout ceci autant d’arguments, car, outre que j’aurais fort peu à dire à l’avantage de pareilles présomptions, elles ont encore contre elles, comme vieilles et poudreuses rêveries, la raillerie de la mode. Les anciens croyaient, en effet, pouvoir admettre trois espèces de vie, la végétative, l’animale et la raisonnable. Quand ils en réunissaient les trois principes immatériels dans l’homme, ils pouvaient bien avoir tort ; mais quand ils les distribuaient entre les trois genres de créatures qui se développent et reproduisent leurs semblables, ils disent bien, il est vrai, quelque chose d’indémontrable, mais qui n’était pas absurde pour cela, surtout dans le jugement de celui qui voulait comparer la vie particulière des parties séparées de quelques animaux, l’irritabilité, qui est prouvée, mais qui est en même temps une propriété si inexplicable des fibres d’un corps animal et de quelques plantes, et enfin la proche parenté des polypes et d’autres zoophytes avec les plantes. Du reste, le recours à des principes immatériels est un asile de la philosophie paresseuse, et un mode d’explication de cette nature doit, par cette raison, être évité autant que possible, afin que les raisons des phénomènes cosmiques, qui reposent sur les lois qui régissent le mouvement de la simple matière, et qui seules sont intelligibles, soient connues dans toute leur étendue. Je suis persuadé cependant que Stahl, qui explique volontiers par l’organisme les changements animaux, est souvent plus près de la vérité qu’Hofmann, Boerhaave et beaucoup d’autres, qui négligeant les forces immatérielles de l’organisme, s’attachent aux raisons mécaniques, et suivent en cela une méthode plus philosophique, qui se trouve bien en défaut quelquefois, mais qui réussit souvent, et qui seule dans la science est d’une application utile, quand d’un autre côté on ne peut tout au plus savoir de l’influence des êtres de nature incorporelle qu’une chose, qu’elle existe, et jamais comment elle a lieu ni jusqu’où son action s’étend.

Le monde immatériel comprendrait donc d’abord toutes les intelligences créées, dont quelques-unes sont liées à la matière et forment une personne, et d’autres pas ; ensuite les sujets sensibles dans tous les animaux, et enfin tous les principes de la vie, quels qu’ils puissent être encore dans la nature, quoiqu’il n’y en ait aucune manifestation par des caractères extérieurs. Toutes ces natures immatérielles, dis-je, qu’elles exercent leur influence dans le monde corporel ou non, tous les êtres raisonnables, dont l’état contingent est animal, que ce soit ici sur la terre ou dans d’autres corps célestes qu’ils animent ou doivent animer un jour la grossière étoffe de la matière, ou qu’ils l’aient animée déjà, seraient, d’après ces idées, dans un commerce d’accord avec leur nature, et ce commerce ne reposerait pas sur les conditions qui limitent le rapport des corps, et où disparaît l’éloignement des lieux ou des âges qui forme dans le monde sensible le grand abîme où disparaît tout commerce. L’âme humaine devrait donc être regardée comme liée déjà, dans la vie présente, aux deux mondes. Comme liée en une personne unique avec le corps, elle sent nettement de ces mondes l’influence matérielle seule ; comme partie du monde des esprits, elle sent et rend les pures influences des natures immatérielles, en telle sorte qu’aussitôt que la première liaison a cessé, la communauté où l’âme continue d’être avec les natures spirituelles subsiste seule, et devrait donner d’elle-même à la conscience une claire intuition[47].

Il me sera de plus en plus difficile de parler toujours le langage circonspect de la raison. Pourquoi ne me serait-il pas permis de parler du ton académique, qui est tranchant, et dispense aussi bien l’auteur que le lecteur de la réflexion qui ne doit tôt ou tard les conduire l’un et l’autre qu’à une incertitude pénible ? Il est donc comme démontré, ou bien il pourrait l’être facilement si l’on voulait en prendre le temps, ou bien encore, ce qui est mieux, il sera démontré un jour, je ne sais où ni quand, que l’âme humaine est, dès cette vie même, indissolublement unie avec les natures immatérielles du monde des esprits, qu’elle est en rapport d’action et de réaction avec eux, qu’elle en reçoit des impressions, mais dont elle n’a pas conscience comme homme tant que tout va bien. Il est vraisemblable aussi, d’un autre côté, que les natures spirituelles ne peuvent avoir immédiatement conscience d’aucune impression sensible du monde corporel, parce qu’elles ne sont liées en une personne avec aucune partie de la matière pour avoir conscience par le moyen de leur lieu commun dans l’univers matériel et par des organes artificiels du rapport des êtres étendus entre eux et entre d’autres, mais qu’elles peuvent bien exercer une influence sur les âmes des hommes comme êtres qui leur sont homogènes, et soutenir toujours avec elles un commerce réciproque et réel. Et alors les représentations que contient l’âme comme être dépendant du monde corporel ne peuvent passer dans d’autres êtres spirituels, ni les notions de ces derniers, comme représentations intuitives de choses immatérielles, ne peuvent passer dans la claire conscience de l’homme, pas du moins en conservant leur qualité propre, parce que les matériaux des deux sortes d’idées ne sont pas de même espèce.

Il serait beau si une constitution systématique du monde spirituel, telle que nous la concevons, pouvait être conclue, ou même vraisemblablement présumée, en partant non seulement de la notion de la nature spirituelle en général, qui est très hypothétique, mais aussi d’une observation réelle et universellement reconnue. J’ose donc, comptant sur la bienveillance du lecteur, esquisser ici une étude de cette espèce : quoique un peu en dehors de mon sujet, et très loin aussi de l’évidence, elle me semble cependant prêter à des conjectures d’un certain intérêt.

Au nombre des facultés qui meuvent l’esprit humain, quelques-unes des plus puissantes semblent lui être étrangères ; elles ne se rapportent donc pour ainsi dire pas comme simples moyens à l’utilité personnelle ni aux besoins individuels comme à une fin qui est intérieure à l’homme même ; elles font au contraire que les tendances de nos passions transportent le foyer de leur réunion hors de nous dans d’autres êtres raisonnables, d’où résulte une lutte de deux forces, de l’égoïsme qui rapporte tout à soi, et du bien public par lequel l’âme est poussée hors d’elle-même et attirée vers autrui. Je ne m’arrête pas au mobile qui nous fait adhérer si fortement et si généralement à l’opinion des autres, et nous fait estimer l’approbation ou l’assentiment étranger si nécessaire pour asseoir notre manière définitive de voir propre. De là, quoique ce soit assez souvent un faux point d’honneur, un trait secret dans le sentiment le plus impersonnel et le plus vrai, celui de comparer aa jugement des autres ce qu’on estime bon ou vrai pour soi-même, et de mettre d’accord ces deux façons de voir. C’est aussi comme une manière de rattacher chaque âme humaine au vrai mode de connaître, quand elle semble marcher dans une autre voie que celle que nous avons suivie. Tout cela pourrait bien être le sentiment de la dépendance de notre propre jugement à l’égard de l’entendement humain universel, et un moyen de procurer à tout être pensant une espèce d’unité rationnelle.

Mais je ne m’arrête pas davantage à une considération qui n’est pas d’ailleurs sans intérêt, et je m’attache pour le moment à une autre qui est plus manifeste et plus importante au point de vue qui nous occupe. Quand nous rapportons des choses extérieures à l’un de nos besoins, nous ne pouvons le faire sans nous sentir en même temps liés et limités par une certaine sensation, qui nous fait remarquer comme la puissance d’une volonté différente de la nôtre, et que notre bon plaisir propre est nécessairement subordonné à un assentiment étranger. Une puissance secrète nous force à régler en même temps nos vues d’après l’intérêt d’autrui ou suivant une volonté qui n’est pas la nôtre, quoique la chose arrive souvent malgré nous, et qu’elle contrecarre fortement l’inclination personnelle. Le point de rencontre des lignes de nos mobiles n’est donc pas simplement en nous ; il y a aussi des forces hors de nous qui nous meuvent dans l’intérêt d’autrui. De là des impulsions morales qui nous emportent souvent malgré l’intérêt personnel, la forte loi de la justice, la loi moins impérieuse de la bienfaisance, qui nous portent l’une et l’autre au sacrifice. Et quoique toutes deux ne soient que trop souvent dominées par l’égoïsme, jamais cependant elles ne manquent de se montrer dans la nature humaine. C’est ainsi que, dans les mobiles les plus intimes, nous nous trouvons dépendre de la règle de la volonté universelle, et qu’il en résulte dans le monde de toutes les natures pensantes une unité morale et une constitution systématique suivant des lois toutes spirituelles. Appeler sentiment moral cette nécessité en nous sentie de l’accord de notre volonté avec la volonté universelle, ce n’est en parler que comme d’un phénomène de ce qui précède réellement en nous, sans rien prononcer sur ses causes. C’est ainsi que Newton appelait gravitation la loi certaine de la tendance de toute matière à se rapprocher, parce qu’il voulait mettre ses démonstrations mathématiques à l’abri de toutes les discussions philosophiques qui peuvent s’élever sur la cause du fait. Il n’hésita cependant pas à traiter cette gravitation comme un véritable effet d’une activité universelle de la matière considérée dans ses rapports, et lui donna en conséquence le nom d’attraction. Ne serait-il pas possible de se représenter le phénomène des mobiles sensibles dans les natures pensantes, dans leurs rapports respectifs, en quelque sorte comme la conséquence d’une force véritablement active, par laquelle des natures spirituelles s’influencent mutuellement, de telle sorte que le sentiment moral fût cette dépendance sentie de la volonté individuelle à l’égard de la volonté générale, et une conséquence du commerce d’action et de réaction naturel et universel par lequel le monde immatériel tend à l’unité morale, puisqu’il se forme d’après les lois de cet enchaînement à lui propre en un système de perfection spirituelle ? Si l’on accorde à ces aperçus autant de vraisemblance qu’il en faut pour qu’il vaille la peine de les mesurer à leurs conséquences, on sera peut-être insensiblement porté, par leur attrait, à un parti en désaccord avec elles. Car alors les irrégularités semblent en grande partie s’évanouir, quand autrement elles sont en contradiction si manifeste et si étonnante avec les rapports moraux et physiques des hommes ici-bas. L’entière moralité des actions ne peut jamais avoir son plein effet, suivant le cours de la nature, dans la vie de l’homme revêtu d’un corps ; elle ne peut l’avoir que dans le monde spirituel, suivant des lois spirituelles encore. Les desseins vrais, les mobiles secrets d’un grand nombre d’efforts que l’impuissance condamne à la stérilité, la victoire remportée sur soi-même, ou quelquefois encore le vice caché par des actions bonnes en apparence, sont le plus souvent perdus, pour les suites physiques, dans l’état corporel ; mais ils devraient être envisagés, dans le monde immatériel comme des principes féconds, et exercer dans leur rapport d’après des lois spirituelles, en vue de la liaison de la volonté privée et de la volonté universelle, c’est-à-dire de l’unité et du tout du monde spirituel, une action conforme à la qualité morale de la volonté libre, et en recevoir réciproquement l’influence. Car le côté moral du fait concernant l’état interne de l’esprit ne peut non plus attirer à soi l’action adéquate de toute la morale que dans la communauté immédiate des esprits. Il devrait donc arriver de là que l’âme humaine, déjà dans cette vie et par suite de l’état moral, devrait occuper sa place parmi les substances spirituelles de l’univers, de même que, d’après les lois du mouvement, les matières répandues dans l’immensité de l’espace se disposent entre elles dans un ordre qui est la conséquence de leurs forces corporelles[48]. Quand donc, enfin, le commerce de l’âme et du monde corporel est rompu par la mort, la vie dans l’autre monde ne serait plus qu’une conséquence naturelle de la liaison où elle s’y serait déjà trouvée dans cette vie, et toutes les conséquences de la moralité d’ici-bas se retrouveraient alors dans les effets qu’un être en communion indissoluble avec tout le monde spirituel y a déjà pratiqués auparavant d’après les lois qui régissent les esprits. Le présent et l’avenir seraient donc formés comme d’une seule pièce, et composeraient un tout continu, même d’après l’ordre de la nature. Cette dernière circonstance est d’une importance toute spéciale. Car, dans une conjecture fondée sur les seuls principes de la raison, il y a une grande difficulté, si, pour faire disparaître la dissonnance qui résulte de l’incomplète harmonie entre la moralité et ses suites dans ce monde, on se trouve obligé de recourir à une volonté divine extraordinaire, par la raison que, si vraisemblable que puisse être le jugement sur cette volonté, d’après nos idées de la sagesse divine, il est toujours fort douteux que les faibles notions de notre entendement n’aient pas été appliquées mal à propos à l’être suprême, puisque l’homme ne peut juger de la volonté divine qu’en partant de la convenance qu’il perçoit réellement dans le monde, ou qu’il y peut présumer par analogie, suivant l’ordre de la nature, mais qu’il ne peut raisonnablement, s’en rapportant à sa propre sagesse, dont il ferait en même temps une loi à la volonté divine, imaginer des arrangements nouveaux et arbitraires dans le monde présent ou futur.

Nous revenons au premier objet de cette méditation, et nous approchons ainsi du but proposé. S’il en est du monde spirituel et de la part qu’y prend notre âme comme l’indique ce qu’on vient de voir, rien presque ne semble plus étonnant qu’un commerce des esprits ne soit pas une affaire universelle et ordinaire, et que l’extraordinaire ne soit pas plutôt la rareté des phénomènes que leur possibilité. Cette difficulté peut cependant se résoudre assez bien, et déjà elle a été résolue en partie. Car la représentation qu’a d’elle-même, comme d’un esprit, l’âme de l’homme, par une intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec les êtres de même nature qu’elle, est toute différente de celle qui a lieu par la conscience lorsqu’elle se représente comme homme à l’aide d’une image qui tire son origine de l’impression des organes corporels, image qui est représentée comme un rapport avec les choses matérielles seulement. C’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps, comme membre de l’un et de l’autre, au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations de l’un de ces mondes, par suite de leur nature, n’ont rien de commun avec les idées qui accompagnent les représentations de l’autre monde, et qu’ainsi ce que je pense de moi, comme esprit, ne me revient pas en mémoire comme homme, et que réciproquement mon état d’homme n’est pour rien dans la représentation de moi-même comme esprit. Du reste, les représentations du monde spirituel, si claires et si intuitives qu’elles puissent être[49], ne suffisent pas pour en avoir conscience comme homme. D’un autre côté, la représentation de soi-même (c’est-à-dire de l’âme) comme esprit, est bien acquise par le raisonnement, mais elle n’est pour personne une notion intuitive et d’expérience.

Cette différence des représentations spirituelles et des représentations qui appartiennent à la vie corporelle de l’homme, ne peut cependant pas être regardée comme un si grand obstacle que c’en soit fait de toute possibilité d’avoir parfois conscience, même dans cette vie, des influences qui nous viendraient du monde spirituel. Elles peuvent bien, à la vérité, ne pas arriver immédiatement à la conscience personnelle de l’homme, mais cependant pénétrer assez avant, pour qu’en vertu de la loi des notions associées elles excitent les images qui ont avec elles des affinités, et éveillent des représentations analogues de nos sens, représentations qui ne sont pas la notion spirituelle même, mais qui en sont cependant des symboles. Car, au fond, c’est toujours la même substance qui est membre de l’un et de l’autre monde, et les deux espèces de représentations appartiennent à un seul et même sujet, et sont unies entre elles. Nous pouvons en faire comprendre jusqu’à un certain point la possibilité, en considérant comment nos idées rationnelles plus élevées, qui se rapprochent passablement des idées spirituelles, prennent habituellement une sorte de vêtement corporel pour paraître plus claires. C’est ainsi que les attributs moraux de la Divinité sont représentés sous les idées de colère, de jalousie, de miséricorde, de vengeance, etc. ; c’est ainsi que les poëtes personnifient les vertus, les vices, ou d’autres propriétés de la nature, de telle façon cependant que la véritable idée de l’entendement se fait jour à travers ; c’est ainsi encore que le géomètre représente le temps par une ligne, quoique l’espace et le temps n’aient de conformité que dans des rapports, et ne s’accordent entre eux que par analogie, et jamais quant à la qualité ; c’est ainsi également que la représentation de l’éternité divine prend même chez les philosophes l’apparence d’un temps infini, si attentif qu’on soit à ne pas confondre ces deux choses. Une des grandes raisons qui portent généralement les mathématiciens à rejeter les monades de Leibniz, c’est qu’ils ne peuvent se les représenter comme de petites molécules. Il n’est donc pas invraisemblable que des sensations spirituelles puissent passer dans la conscience, si elles excitent des fantaisies qui leur soient analogues. De cette manière, des idées, qui sont communiquées par une influence spirituelle, se revêtiraient des signes de ce langage, qui est d’ailleurs dans les habitudes de l’homme ; la présence sentie d’un esprit prendrait l’image d’une figure humaine, l’ordre et la beauté du monde immatériel se traduiraient en fantaisies qui d’ailleurs flattent nos sens dans la vie, etc. Cette espèce de phénomènes ne peut cependant pas être quelque chose de commun et d’ordinaire ; elle ne peut se produire que chez des personnes dont les organes[50] sont d’une excitabilité tout à fait extraordinaire, et de nature à fortifier les images de la fantaisie, suivant l’état interne de l’âme, par le mouvement harmonique, à un degré supérieur à celui qui se rencontre et qu’on doit rencontrer dans des hommes sains. Ces personnes exceptionnelles seraient assaillies dans certains moments par l’apparence de plusieurs objets qui leur sembleraient extérieurs, et qu’elles prendraient pour la présence de natures spirituelles qui frappent leurs sens corporels, quoi qu’il n’y ait là qu’une illusion de l’imagination, de telle sorte cependant que la cause du phénomène serait une véritable influence spirituelle qui ne peut être immédiatement sentie, mais qui ne se manifeste à la conscience que par des images analogues de la fantaisie, qui prennent l’apparence des sensations.

Les notions provenant de l’éducation, ou différentes opinions d’une autre origine, joueraient ici un rôle ou l’illusion se mêle à la vérité, au fond de quoi se trouve sans doute une sensation spirituelle véritable, mais qui a pris la forme ténébreuse des choses sensibles. Mais il faudra reconnaître aussi que la propriété de développer ainsi en une claire intuition les impressions du monde spirituel dans cette vie, peut y servir difficilement, parce que la sensation spirituelle y est nécessairement liée d’une manière si étroite à la chimère de l’imagination, qu’il doit être impossible d’y distinguer le vrai des grossières illusions qui l’entourent. De plus, un pareil état supposant un changement d’équilibre dans les nerfs, auxquels l’activité de l’âme, sous l’influence d’un sentiment tout spirituel, imprime un mouvement qui n’est pas naturel, témoigne d’une véritable maladie. Enfin, il ne serait pas du tout étonnant de trouver en même temps dans un visionnaire, un fantaste, du moins par rapport aux images accessoires de ses apparitions, parce que des représentations d’une nature étrange, et qui sont inconciliables avec celles de l’état corporel de l’homme, se produisent et introduisent dans la sensation extérieure des images mal assorties, d’où naissent d’affreuses chimères et des figures merveilleuses, qui font illusion aux sens trompés par tout cet appareil, quoiqu’elles puissent avoir une véritable influence spirituelle pour fondement.

Il n’est pas difficile maintenant de donner une explication vraisemblable des contes de revenants, qui se rencontrent si souvent sur le chemin du philosophe, et de toutes les influences spirituelles dont U est question ici ou là. Des âmes séparées et de purs esprits ne peuvent certainement se montrer jamais à nos sens extérieurs, ni être d’ailleurs en commerce avec la matière, mais ils peuvent bien agir sur l’esprit de l’homme, qui forme avec eux une grande république, de telle manière que les représentations qu’ils excitent en lui se revêtent, suivant la loi de sa fantaisie, d’images analogues, et produisent l’apparence d’objets hors de lui qui leur seraient conformes. Chaque sens est sujet à cette illusion, et quoique cette illusion fût mêlée de chimères absurdes, il n’y aurait pas de raison cependant de n’y pas présumer des influences spirituelles. Je ferais injure à la pénétration du lecteur en insistant sur l’application de ce moyen d’explication ; telle est, en effet, la souplesse des hypothèses métaphysiques, qu’il faudrait être bien maladroit pour ne pas pouvoir accommoder celle-ci à tout récit merveilleux, avant même d’en avoir recherché la véracité, ce qui est impossible dans beaucoup de cas, et très impoli dans un plus grand nombre d’autres.

Lors cependant qu’on suppute les avantages et les inconvénients qui peuvent en résulter pour celui qui est organisé non seulement pour le monde sensible, mais aussi, à un certain degré, pour l’insensible (autant du moins que c’est possible), un don de cette nature ne ressemble pas mal à celui dont Junon gratifia Tirésias, qui commença par le rendre aveugle pour en faire plus sûrement un devin. Car, ainsi qu’on peut en juger par les propositions qui précèdent, la connaissance intuitive de l’autre monde ne peut être obtenue ici-bas qu’à la condition de perdre quelque chose de l’entendement qu’on estime nécessaire pour celui-ci. Je ne sais pas non plus si certains philosophes même seraient entièrement affranchis de cette dure condition, je veux parler de ceux qui dirigent avec tant de soin et de profondeurs leurs télescopes métaphysiques vers ces régions lointaines, et savent en raconter des merveilles. Je ne leur envie, du moins, aucune de leurs découvertes ; je crains seulement qu’un jour un homme d’un entendement sain et d’un peu d’esprit ne leur fasse entendre la réponse que fit un cocher à Tycho-Brahé, qui prétendait pouvoir aller de nuit, en se guidant sur les étoiles, par le chemin le plus court : Mon bon Monsieur, vous pouvez bien savoir ce qui se passe au ciel, mais ici, sur la terre, vous n’êtes qu’un imbécile.


CHAPITRE III.
Antikabale. Fragment de la philosophie vulgaire, destiné à faire justice du commerce avec le monde des esprits.


Aristote dit quelque part : Quand nous veillons, nous avons un monde commun, mais quand nous rêvons, chacun a le sien propre. La dernière proposition pourrait, à mon avis, être renversée et s’énoncer ainsi : Si entre différents hommes chacun a son monde à part, c’est une présomption qu’ils rêvent. À ce compte, si nous considérons les architectes aériens de toutes les espèces idéales de mondes, dont chacun habite tranquillement le sien à l’exclusion des autres, celui, par exemple, qui arrange les choses comme l’a fait Wolf, en y faisant entrer assez peu de matériaux tirés de l’expérience, mais des notions subreptices en quantité, ou ceux qui habitent les mondes tirés du néant par Crusius, grâce à la vertu magique de quelques sentences sur le fini et linfini, nous attendrons, au milieu de leurs visions contradictoires, que ces messieurs soient au bout de leurs rêves. Car si un jour, Dieu le veuille, ils sont pleinement éveillés, c’est-à-dire si leurs yeux sont frappés d’une vue qui ne soit pas incompatible avec l’assentiment d’un autre entendement humain, aucun d’eux ne verra quelque chose qui ne puisse également paraître manifeste et certain à tout autre, grâce à la lumière de leurs preuves, et les philosophes habiteront en même temps un monde commun, comme celui qu’habitent depuis longtemps déjà les géomètres. Cet événement considérable ne peut se faire attendre plus longtemps, s’il faut en croire certains signes et présages qui se sont montrés depuis quelque temps à l’horizon des sciences.

Les rêveurs de la sensation ne sont pas sans quelque parenté avec les rêveurs de la raison. Au nombre des premiers doivent être ordinairement comptés ceux qui ont quelquefois affaire aux esprits, par la même raison précisément que les rêveurs de la raison, c’est-à-dire parce qu’ils voient quelque chose que ne voit aucun autre homme dans l’état de santé, et qu’ils ont leur commerce personnel avec des êtres qui, d’ailleurs, ne se montrent à personne, si bons au surplus que soient les sens. La dénomination de rêveries, si l'on suppose que les phénomènes pensés reviennent à de pures chimères, convient en ce sens que les unes et les autres sont également des images factices, qui cependant trompent les sens comme de véritables objets. Mais si l’on s’imagine que les deux espèces d’illusions se ressemblent assez, du reste, pour qu’on puisse expliquer la source des unes par celle des autres, on se trompe fort. Celui qui, dans l’état de veille, s’enfonce dans les fictions et les chimères qu’enfante son imagination toujours féconde, au point de faire peu d’attention à l’impression des sens qui l’intéressent le plus dans le moment, est traité avec raison de rêveur éveillé. Il suffirait, en effet, que les sensations des sens perdissent encore de leur force pour qu’il y eût sommeil, et que les précédentes chimères fussent de vrais songes. La cause pour laquelle elles ne sont déjà pas des rêves dans l’état de veille, c’est parce qu’au même moment où il se les représente comme intérieures, il se représente comme extérieurs d’autres objets qu’il sent, et qu’il rapporte ainsi les premières à l’énergie de son activité propre, et les secondes à ce qu’il reçoit et éprouve du dehors ; car tout revient ici au rapport dans lequel les objets sont conçus à son égard comme homme, par conséquent aussi à l’égard de son corps. Les mêmes images peuvent donc également l’occuper dans l’état de veille, mais elles ne peuvent pas également le tromper, si claires qu’elles puissent être. Car encore bien qu’il ait alors aussi dans le cerveau une représentation de lui-même et de son corps, et qu’il y compare ses images fantastiques, la sensation véritable de son corps par les sens extérieurs contraste néanmoins assez puissamment avec ces chimères pour qu’il regarde la première comme émanée de lui, et la seconde comme sentie. Mais s’il s’endort en cet état, la représentation de son corps s’éteint; il ne reste que la représentation purement factice, à l’égard de laquelle les autres chimères sont conçues comme en état de rapport extérieur, et doivent tromper le dormeur aussi longtemps que le sommeil dure, parce qu’il n’y a pas de sensation qui puisse servir, par la comparaison, à distinguer le prototype du fantôme, c’est-à-dire l’extérieur de l’intérieur.

Les visionnaires se distinguent des rêveurs éveillés non seulement par le degré, mais par la nature des états. Ils mettent dans l’état de veille, et souvent malgré la plus grande vivacité d’autres sensations, certains objets à la place extérieure d’autres choses qu’ils perçoivent réellement autour d’eux ; et toute la question se réduit alors à savoir d’où vient qu’ils placent l’illusion de leur imagination hors d’eux, et même en rapport avec leur corps, qu’ils sentent aussi par des sens extérieurs. La grande clarté de leur chimère n’en peut être cause, car il s’agit ici du lieu où elle est placée comme un objet, et je demande, en conséquence, que l'on fasse voir comment l’âme place une image qu’elle devait cependant se représenter comme contenue au dedans de soi, dans un rapport tout différent, c’est-à-dire extérieurement dans un lieu, et parmi les objets qui s’offrent à sa sensation réelle. Je ne me paierai pas non plus de l’allégation d’autres cas qui ont quelque ressemblance avec cette espèce d’illusion, et qui se rencontrent par exemple dans l’état fébrile ; car sain ou malade, quel que puisse être l’état de celui qui est trompé, il s’agit de savoir, non pas si cet état se rencontre d’ailleurs, mais comment cette illusion est possible.

Or, nous trouvons dans l’usage des sens extérieurs, qu’en fait de clarté s’attachant aux objets représentés, on comprend aussi dans la sensation le lieu qu’ils occupent, peut-être pas toujours avec une égale raison, cependant comme une condition nécessaire de la sensation, sans laquelle il serait impossible de se représenter les choses comme extérieures à nous. Il est très vraisemblable qu’en cela notre âme transporte l’objet senti dans sa représentation au lieu où convergent les différentes lignes de l’impulsion. D’où il arrive qu’on voit un point lumineux à l’endroit où se coupent les lignes tirées par l'œil dans la direction de l’incidence des rayons lumineux. Ce point, qu’on appelle le point visuel, est sans doute, en fait, le point de dispersion, mais dans la représentation c’est le point de convergence, suivant lequel la sensation est imprimée (focus imaginarius). C’est ainsi que l’on détermine même d’un seul œil le lieu d’un objet sensible, alors, par exemple, que le spectre d’un corps est perçu dans l’air au moyen d’un miroir concave, à l’endroit même où les rayons qui partent d’un point de l’objet se coupent avant de tomber dans l’œil[51]. Peut-être est-il possible d’en dire autant des impressions du son, parce que les impulsions s’effectuent également en ligne droite, et d’admettre que la sensation est alors accompagnée de la représentation d’un focus imaginarius, au point où se coupent les lignes droites du système nerveux, mis en mouvement dans le cerveau par une impression extérieure. En effet, on remarque en quelque sorte la région et l’éloignement d’un objet sonore, quoique le son soit faible et nous arrive par derrière, bien que les lignes droites qui peuvent être tirées de là, ne frappent presque pas l’ouverture de l’oreille, et qu’elles tombent sur d’autres endroits de la tête ; ce qui fait croire que les lignes droites, suivant lesquelles s’opère de là l’ébranlement, sont produites extérieurement dans la représentation de l’âme, et que le corps sonore est comme transporté au point de leur concours. Il doit en être de même, ce me semble, pour les trois autres sens, qui se distinguent de la vue et de l’ouie en ce que l’objet de la sensation est en rapport immédiat avec les organes, et qu’en conséquence les lignes qui expriment l’excitation sensible ont dans ces organes mêmes leur point de réunion.

Pour faire l’application de cette théorie aux images de la fantaisie, qu’il me soit permis de mettre en principe ce qu’admettait Descartes et que la plupart des philosophes ont admis après lui, à savoir que toutes les représentations de l’imagination sont en même temps accompagnées de certains mouvements dans le tissu ou l’esprit nerveux du cerveau, qu’on appelle ideas materiales, c’est-à-dire peut-être de l’ébranlement ou de l’oscillation de l’élément subtil qui s’en distingue, et qui ressemble au mouvement que peut faire l’impression sensible dont il est la copie. Je demanderais donc qu’on m’accordât que la principale différence du mouvement nerveux dans les fantaisies, et du mouvement nerveux dans la sensation, consiste en ce que les lignes exprimant la direction du mouvement dans le premier cas se coupent en dedans du cerveau, et dans le second en dehors. Or, comme le focus imaginarius dans lequel est représenté l’objet, quand il y a sensation claire de l’état de veille, est placé hors de moi, et que celui des fantaisies que j’ai peut-être alors est placé au dedans de moi, je ne puis manquer, tant que je, veille, de distinguer les images, comme chimères de ma façon, de l’impression des sens.

Si l'on me fait cette concession, je crois pouvoir indiquer quelque chose d’intelligible comme cause de cette espèce de trouble de l’âme qu’on appelle délire (Wahnsinn), et, si le mal est plus profond, hallucination (Verrückung). Le propre de cette maladie consiste en ce que l’halluciné transporte de simples objets de son imagination hors de soi, et les regarde comme des choses qu’il aurait en face de lui. Or, j’ai dit que, d’après l’ordre général, les lignes exprimant la direction du mouvement, qui dans le cerveau accompagnent les fantaisies comme moyens matériels auxiliaires, doivent s’y couper, et par conséquent que le lieu où le cerveau a conscience de son image, y doit être conçu à l’état de veille. Quand donc j’ajoute que, si par l’effet de quelque accident ou d’une maladie, certains organes du cerveau sont tellement affectés et sortis du juste équilibre, que le mouvement des nerfs dont le jeu est en harmonie avec quelques fantaisies ait lieu suivant des directions qui, prolongées, se croiseraient hors du cerveau, alors le focus imaginarius est placé en dehors du sujet pensant[52], et l’image, qui est l’œuvre de la seule fantaisie, est représentée comme un objet qui serait présent aux sens extérieurs. Le trouble résultant de la prétendue apparition d’une chose qui ne devrait pas être visible d’après l’ordre naturel, ne tardera pas à exciter l’attention, quoique au début un pareil fantôme de la fantaisie fût très faible ; et l’apparente sensation sera si vive qu’elle ne permettra plus à celui qui l’éprouvera d’en suspecter la vérité. Cette tromperie peut atteindre tous les sens extérieurs, car l’imagination renferme des images copiées de chacun d’eux, et le désordre du tissu nerveux peut faire déplacer le focus imaginarius du point d’où l’impression sensible d’un objet corporel réellement présent proviendrait. Rien alors d’étonnant si le fantaste croit voir ou entendre très clairement beaucoup de choses que personne autre ne perçoit, et si ces chimères apparaissent et disparaissent subitement à ses yeux, ou si ne faisant illusion qu’à un seul sens, par exemple à la vue, elles ne peuvent être perçues par aucun autre, et semblent par conséquent pénétrables. Les contes ordinaires de revenants se réduisent si fort à des déterminations de ce genre, qu’ils justifient extraor-dinairement cette présomption, que telle en effet peut bien être leur origine. Et la notion courante d’êtres spirituels, notion que nous avons tirée plus haut de la commune manière de parler, est très conforme à cette illusion, et ne répudie pas son origine, parce que la propriété d’une présence permanente dans l’espace doit constituer le caractère essentiel de cette notion.

Il est aussi très vraisemblable que les notions d’éducation concernant les formes des esprits fournissent à une tête malade les matériaux des imaginations illusoires, et qu’un cerveau vide de tous ces préjugés, quoique aflfecté d’un pareil trouble, ne se forgerait pas si facilement des images de cette espèce. De plus, on voit aussi par là que la maladie du fantaste concernant, à proprement parler, non pas l’entendement, mais l’illusion des sens, l’infortuné qui en souffre ne peut se délivrer de ses illusions par aucun, raisonnement, parce que la perception véritable ou apparente des sens mêmes précède tout jugement de l’entendement, et possède une évidence immédiate qui est au-dessus de toute persuasion.

La conséquence de ces réflexions a cet inconvénient, de rendre complètement inutile la profonde conjecture du chapitre précédent, et de faire que le lecteur, si disposé qu’il puisse être à donner quelque assentiment à ses doutes d’idéaliste, préférera cependant la notion la plus expéditive et la plus commode dans le jugement, et qui peut se promettre une plus générale approbation. Car, outre qu’il semble être plus conforme à une manière de penser raisonnable de tirer les raisons d’explication de la matière que nous offre l’expérience, que de se perdre dans des notions vertigineuses d’une raison moitié poétique, moitié raisonneuse, il y a de ce côté-ci encore je ne sais quelle occasion de raillerie qui, fondée ou non, est un motif plus puissant que tout autre, de s’abstenir de toutes vaines recherches. Car il est d’un mauvais présage de vouloir sérieusement expliquer les chimères des fantastes, et la philosophie qui s’abandonne à des relations si compromettantes se rend suspecte. Si je n’ai pas d’abord attaqué le délire dans une semblable vision, si je l’ai plutôt rattaché non comme la cause d’un commerce imaginé entre les esprits, mais comme une conséquence de ce commerce, quelle folie, cependant, ne pourrait être conciliée avec une sagesse sans fondement ? Je n’ai donc pas pas de reproche à faire au lecteur si, au lieu de regarder les visionnaires comme de demi-citoyens de l’autre monde, il les tient tout net et tout de bon pour des candidats de l’hôpital, et se dispense ainsi de toute recherche ultérieure. Mais tout en mettant les choses sur un tel pied, la manière de traiter ces adeptes du royaume des esprits doit être fort différente aussi de celle indiquée d’après les notions précédentes, et comme on croyait autrefois nécessaire d’en brûler parfois quelques-uns, il suffira désormais de les purger. C’est à peine encore si, dans cet état de choses, il serait nécessaire d’aller jusque-là, et de chercher dans le cerveau fiévreux, à l’aide des mystères de la métaphysique, des enthousiastes abusés. Le judicieux Hudibras aurait pu nous expliqer toute l’énigme ; car, suivant lui, quand un vent hypocondrique tempête dans les intestins, il en résulte, suivant la direction qu’il prend, qu’il y a p.. s’il descend, et vision ou transport religieux s’il monte.


CHAPITRE IV.
Conclusion théorique tirée de l’ensemble des considérations de la première partie.


La fausseté d’une balance qui, d’après les lois civiles, doit être une mesure des actions, se découvre en faisant passer d’un plateau dans l’autre le poids et la marchandise. La partialité de la balance intellectuelle se révèle par un procédé analogue, sans lequel on ne peut jamais, dans les jugements philosophiques mêmes, tirer de pesées comparées un total uniforme. J’ai purgé mon âme de préjugés, j’ai extirpé toute affection aveugle qui s’était jamais insinuée dans mon âme, afin d’ouvrir en moi un plus facile accès à toute espèce de savoir et de culture. Rien ne m’intéresse maintenant, rien ne me paraît estimable que ce qui prend place par la voie de la droiture dans un esprit calme et accessible à toutes les raisons, que mon jugement antérieur puisse en être confirmé ou infirmé, que j’en puisse être déterminé, ou que j’en sois réduit à douter. Partout où je trouve quelque chose qui m’instruit, je le prends. Le jugement de quiconque contredit mes raisons est mon jugement aussitôt qu’après l’avoir opposé au bassin de l’égoïsme, et ensuite dans la même balance, à mes principes présumés, et que j’y ai trouvé une plus grande valeur. Autrefois je n’envisageais l’entendement humain qu’au point de vue du mien ; à présent je me mets à la place d’une raison étrangère et extérieure, et j’observe mes jugements avec leurs occasions les plus secrètes du point de vue des autres. La comparaison des deux observations me donne, à la vérité, deux fortes parallaxes, mais elle est aussi l’unique moyen de prévenir une illusion d’optique, et de mettre les notions à leur vraie place, où elles sont réellement par rapport à la faculté de connaître de la nature humaine. On dira que c’est là un langage bien sérieux pour une question aussi indifférente que celle que nous traitons, qui mérite d’être appelée plutôt un amusement qu’une occupation sérieuse, et l’on n’aura pas tort de juger ainsi. Mais quoique on ne doive pas mettre de grands préparatifs à une bagatelle, on peut cependant le faire en pareille occasion, et la précaution superflue, quand il s’agit de prononcer dans de petites choses, peut servir d’exemple dans les cas importants. Je ne trouve pas qu’un intérêt quelconque, ou une inclination conçue avant examen, ait rien ôté à mon esprit de sa souplesse pour toutes sortes de principes pour ou contre, excepté en un seul cas. La balance de l’entendement n’est cependant pas tout à fait en équilibre, et l’un des bras, celui qui porte pour inscription : Espérance dans l’avenir, a un avantage mécanique qui fait que des raisons légères qui tombent dans son plateau l’emportent sur les spéculations contraires d’un poids cependant supérieur en soi. Telle est l’unique injustice que je ne puis pas bien prévenir, et qu’en fait je ne veux même prévenir jamais. J’avoue donc que tous les contes de revenants ou d’opérations d’esprits, et toutes les théories touchant la nature présumée des êtres spirituels et leurs rapports avec nous, n’ont quelque poids que dans le plateau de l’espérance, et qu’elles semblent en spéculation n’avoir qu’une consistance purement aérienne. Si la solution de la question que nous examinons ne tenait pas sympathiquement à une inclination déjà établie, quel esprit raisonnable hésiterait sur la question de savoir s’il doit trouver une plus grande possibilité à reconnaître une espèce d’êtres qui n’auraient rien de semblable avec tout ce que les sens lui apprennent, qu’à rapporter quelques prétendues perceptions à l’illusion et à la fiction, qui ne sont pas insolites en plusieurs cas ?

Telle semble, en général, être aussi la cause de la croyance aux récits d’apparitions qui trouvent si largement crédit. Et même les premières illusions des prétendues apparitions d’hommes morts sont vraisemblablement sorties de l’espérance flatteuse qu’on existe encore de quelque manière après la mort, puisque alors au sein des ombres de la nuit la présomption a souvent égaré les sens, et produit de formes équivoques des illusions qui étaient d’accord avec l’opinion prédominante, d’où enfin les philosophes ont pris l’occasion d’imaginer l’idée rationnelle des esprits et de l’ériger en système. On voit bien aussi que ma prétendue théorie du commerce des esprits prend la même direction que l’inclination vulgaire : car les propositions ne s’y enchaînent, bien visiblement, que pour faire concevoir comment l’esprit de l’homme sort de ce monde[53], c’est-à-dire l’état de l’âme après la mort. Mais de la manière dont il y vient, je ne dis mot. Je ne parle pas même de la façon dont il est présent dans ce monde, c’est-à-dire de la manière dont une nature immatérielle peut être active dans un corps et par lui. Et tout cela par l’excellente raison que je n’y entends rien. J’aurais donc très bien pu m’excuser également de mon ignorance par rapport à l’état futur, si l’attachement à une opinion caressée ne m’avait pas recommandé les raisons qui s’offraient à l’appui, si faibles qu’elles fussent.

La même ignorance m’empêche aussi de nier absolument· la vérité de tous ces récits d’apparitions, avec la réserve ordinaire toutefois, quoique assez surprenante, de révoquer en doute chacun d’eux en particulier, et d’accorder une certaine foi à tous pris ensemble. liberté au lecteur de juger comme il l’entendra. Quant à moi, l’autorité des raisons données au chapitre deuxième est assez forte à mes yeux pour me rendre réservé et indécis lorsque j’entends toutes sortes de récits merveilleux de cette nature. Toutefois, si l’on ne manque jamais de raisons justificatives quand on est sous l’empire d’un préjugé, je ne donnerai pas au lecteur l’ennui d’une plus longue justification de cette manière de voir.

Me trouvant à la fin de la théorie des esprits, j’ose avouer encore que cette méditation, si elle peut être de quelque profit au lecteur, est le complément de toute connaissance philosophique sur de pareils êtres, et qu’on pourra bien à l’avenir opiner encore toutes sortes de choses, mais qu’on n’en pourra jamais savoir davantage. Cette assertion semblera passablement présomptueuse ; car il n’est aucun objet de la nature tombant sous les sens, dont on puisse dire qu’on en a jamais épuisé la connaissance par l’observation ou par la raison, fût-ce une goutte d’eau, un grain de sable, ou quelque chose de plus simple encore, tant inépuisable est la diversité de ce que la nature, dans ses moindres parties, offre à connaître à un entendement aussi limité que celui de l’homme. Mais il en est tout autrement lorsqu’il s’agit de la notion systématique et philosophique d’êtres spirituels. Elle peut être achevée, mais dans le sens négatif, puisqu’elle trace avec certitude les limites de notre connaissance, et nous persuade que les différents phénomènes de la vie sont dans la nature, et que leurs lois sont tout ce qu’il nous est permis de connaître, mais que le principe de cette vie, c’est-à-dire la nature spirituelle, qu’on ne connaît pas, mais que l’on conjecture, ne peut jamais être positivement conçu, parce qu’il n’y a pas de données à cet effet dans nos sensations, et qu’on es tobligé de se contenter de négations pour concevoir quelque chose de très différent de tout ce qui est sensible, mais que la possibilité de ces négations ne repose ni sur l’expérience ni sur des raisonnements, qu’elle a pour base une fiction à laquelle se rend une raison dépourvue de tous moyens de secours. À ce compte, la pneumatologie des hommes peut être appelée une notion théorique de leur ignorance nécessaire par rapport à une espèce d’êtres présumés, et comme telle être facilement adéquate à la question.

J’abandonne donc toute la matière des esprits, partie considérable de la métaphysique, comme faite et achevée. Je ne m’en occuperai plus désormais. Resserrant ainsi le champ de mes recherches futures, et me dégageant tout à fait de certaines questions complètement oiseuses, j’espère aussi pouvoir appliquer avec plus de fruit mes faibles facultés intellectuelles à d’autres objets. C’est en vain que souvent on veut étendre la modeste mesure de ses forces à des desseins chimériques ; la raison fait un devoir, dans ce cas comme dins d’autres, de proportionner l’étendue des plans aux moyens d’exécution, et, quand on ne peut facilement atteindre le grand, de se borner au médiocre.


SECONDE PARTIE

OU PARTIE HISTORIQUE.

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CHAPITRE PREMIER.

Un récit dont la vérité est recommandée à l’examen du lecteur de bonne volonté.


Sit mihi fas audita loqui.....
Virgil.


La philosophie, dont la présomption fait qu’elle s’expose elle-même à toutes les vaines questions, se voit souvent dans un extrême embarras à l’occasion de certains récits, lorsqu’elle ne saurait impunément ni douter de quelques-uns d’eux, ni croire sans tomber dans le ridicule plusieurs des choses qui en font partie. Ces deux inconvénients se rencontrent à un certain degré dans les histoires courantes d’esprits : le premier tient à entendre celui qui les affirme ; le second à la considération de ceux auxquels on les rapporte. En fait, aucun reproche n’est plus amer pour un philosophe que celui de crédulité et de faiblesse pour l’erreur commune. Et comme ceux qui veulent paraître sages à bon marché se moquent de tout ce qui met jusqu’à un certain point au même niveau les ignorants et les sages, parce que c’est également inintelligible aux uns et aux autres, il n’est pas étonnant que les apparitions si souvent raccontées trouvent une grande créance, mais qu’elles-soient ou niées ou déguisées publiquement. On peut donc être assuré que jamais académie des sciences ne mettra au concours une pareille question ; non pas que ses membres soient exempts de tout attachement à cette opinion, mais parce que la prudence fait avec raison une loi de mettre des bornes aux questions que la curiosité ou la vaine démangeaison de connaître soulève sans distinction. Et alors les récits de cette espèce n’auront jamais que des partisans secrets, et seront publiquement rejetés par la mode dominante de l’incrédulité.

Toutefois cette question ne me semblant ni importante ni suffisamment préparée pour recevoir une solution, je n’hésite pas à rapporter ici un fait de l’espèce mentionnée, et de le livrer avec une entière indifférence à l’appréciation favorable ou défavorable du lecteur.

Il y a à Stockholm un certain M. Swedenborg, sans emploi ni fonctions, qui jouit d’une assez belle fortune. Toute son occupation consiste, comme il dit lui-même, à vivre comme il le fait depuis plus de vingt ans, dans le commerce le plus intime avec les esprits et les âmes des morts, à savoir d’eux ce qui se passe dans l’autre monde, à leur apprendre les nouvelles de celui-ci, à composer de gros volumes sur ses découvertes, et à faire quelquefois le voyage de Londres pour en surveiller l’impression. Il ne fait pas précisément mystère de ses secrets ; il en parle ouvertement à chacun, semble très persuadé de ce qu’il dit, et sans la moindre apparence de tromperie calculée ou de charlatanisme. Comme il est de tous les visionnaires, si l’on s’en rapporte à lui-même, le plus grand visionnaire, il est certainement aussi le premier fantaste entre les fantastes que l’on puisse juger d’après la description qu’en font ceux qui le connaissent, ou d’après ses écrits. Cette circonstance ne peut cependant pas empêcher ceux qui sont d’ailleurs favorables aux influences des esprits de présumer que sous cette fantaisie se trouve aussi quelque chose de vrai. Cependant comme la créance à toutes les missions de l’autre monde consiste dans des arguments qui la dépouillent par certaines épreuves dans le monde présent de sa vocation extraordinaire, je dois du moins faire connaître de ce qui se débite en faveur de la croyance à la faculté extraordinaire de cet homme, ce qui trouve encore quelque foi auprès du plus grand nombre.

Vers la fin de l’année 1764, M. Swedenborg fut appelé auprès d’une princesse dont la grande intelligence et la clairvoyance devaient rendre à peu près impossibles l'erreur et la surprise en pareille matière. Le bruit généralement répandu des prétendues visions de cet homme en furent l’occasion. A la suite de quelques questions qui tendaient plutôt à s’amuser de ses imaginations qu’à connaître des nouvelles de l’autre monde, la princesse le congédia, après toutefois l’avoir chargé d’une commission secrète relativement à son commerce avec les esprits. Au bout de quelques jours, M. Swedenborg revint avec une réponse de telle nature que la princesse tomba, de son propre aveu, dans le plus grand étonnement, puisque la réponse se trouva vraie, et que Swedenborg n’avait cependant pu l’apprendre d’aucun homme vivant. Ce récit est tiré de la relation d’un ambassadeur à la cour de la localité, alors présent, faite à un autre représentant étranger à Copenhague ; il est en parfait accord également avec ce que les renseignements particuliers ont pu en apprendre.

Les récits suivants n’ont pas d’autre valeur que la commune renommée, dont la preuve est très incertaine. Madame Harteville, veuve d’un envoyé Hollandais à la cour de Suède, fut mise en demeure par les proches d’un orfèvre, de payer le reliquat de la façon d’un service d’argent. La dame, qui connaissait les habitudes régulières de son mari défunt, était persuadée que cette dette avait été acquittée par lui, mais elle n’en trouvait la preuve dans aucun des papiers qu’il avait laissés. Les femmes étant très portées à croire aux récits des devins, des interprètes de songes, et toutes les autres sortes de merveilles, Mme Harteville parle donc de sa situation à M. Swedenborg, en le priant, si ce qu’on disait de lui, de son commerce avec les morts, était vrai, de vouloir bien se mettre en rapport avec son défunt mari, et de s’assurer du fondement ou de l’injustice de la réclamation. M. Swedenborg lui promit de le faire, et peu de jours après il lui apporta, chez elle, le renseignement qu’elle lui avait demandé. Il lui indiqua, dans une armoire qu’elle croyait avoir bien visitée, une certaine cachette, où se trouvaient les quittances en question. On se met aussitôt à chercher d’après ces indications, et l'on trouve, avec la correspondance secrète de Hollande, les quittances qui justifiaient de rentier paiement de la somme réclamée.

Le troisième récit est de telle nature qu’il est plus facile d’en savoir la vérité ou la fausseté. C’était, si je suis bien renseigné, vers la fin de 1759[54], que M. Swedenborg revenant de l’Angleterre, débarquait une après-dinée à Gothenburg. Il fut invité le même soir à une réunion chez un marchand de l’endroit, et peu de temps après son arrivée, il y raconte d’un air troublé, qu’au même moment un grand incendie éclatait à Stockholm. Au bout de quelques heures, pendant lesquelles il était allé de côté et d’autre, il rejoint la compagnie et lui apprend que le feu avait fait des progrès, et jusqu’où même il était allé. Ce soir même cette prodigieuse nouvelle se répandit, et toute la ville la connut le lendemain matin ; mais ce ne fut que deux jours après qu’on en reçut la confirmation de Stockholm à Gothenburg ; elle se trouva, dit-on, parfaitement d’accord avec la vision de M. Swedenborg.

On me demandera sans doute ce qui a pu me porter à me charger du rôle indigne de répandre un peu plus des fables qu’un esprit raisonnable hésite à écouter avec patience, et même d’en faire un texte de recherches philosophiques. Mais comme la philosophie que nous venons d’exposer est aussi une fable tirée du pays de Cocagne de la métaphysique, je n’ai rien vu qui ne méritât de les faire marcher les deux ensemble ; et pourquoi serait-il plus glorieux de se laisser tomper par l’aveugle confiance aux prétendus arguments de la raison qu’à une croyance téméraire à des récits trompeurs ?

Les limites de la folie et de la saine raison sont si mal indiquées, que l’on avance difficilement un peu loin dans l’un de ces domaines sans mettre parfois le pied sur l’autre. Mais quant à la confiance qui se laisse persuader d’accorder parfois quelque chose à de nombreuses et concordantes attestations, malgré les réclamations de l’entendement, elle semble être un reste de l’antique simplicité, qui cadre mal assurément avec l’état présent des esprits, et qui tourne souvent par le fait à la folie, mais qui ne doit cependant pas être regardée, pour cette raison, comme un héritage naturel de bêtise. Je laisse donc au bon plaisir du lecteur le soin de démêler, dans le récit merveilleux que je rapporte, les éléments de raison et de crédulité qui peuvent en former le mélange équivoque, et d’estimer Ja proportion des deux ingrédients, suivant ma manière de voir. Car, comme il ne s’agit dans une pareille critique que de convenance, je crois être suffisamment prémuni contre la raillerie, par le fait qu’avec cette folie, si l’on veut l’appeler ainsi, je me trouve néanmoins en très bonne et nombreuse société ; ce qui suffit déjà, suivant Fontenelle, pour ne pas du moins passer pour insensé. En effet, il est toujours arrivé et il arrivera toujours que certaines choses qui répugnent au bon sens trouvent accès auprès même des personnes raisonnables, par le fait seul qu’on en parle généralement. Tels sont la sympathie, la baguette divinatoire, les pressentiments, l’effet de l’imagination des femmes enceintes, l’influence des phases de la lune sur les animaux et les plantes, etc. N’y a-t-il pas longtemps même que le peuple des campagnes a rendu aux savants les railleries dont ils poursuivent ordinairement sa crédulité ? Car, s’il faut en croire un bruit très répandu, des enfants, des femmes auraient persuadé à bon nombre d’hommes habiles de prendre un loup commun pour une hyène, quoique toute personne un peu instruite sache aujourd’hui qu’il n’y a dans les forêts de France aucune bête féroce de l’Afrique. La faiblesse de l’intelligence humaine, jointe au désir passionné de savoir, fait qu’on s’attache d’abord sans distinction à la vérité et au mensonge. Mais peu à peu les idées se purifient ; une partie reste, le surplus est jeté aux impuretés.

Celui-là donc qui croira trouver assez d’importance à ces contes de revenants, pourra toujours, s’il a suffisamment de fortune et de loisirs, entreprendre un voyage de découvertes prochaines en ce genre, comme Artemidor fit le tour de l’Asie-Mineure pour mieux entendre l’interprétation des songes. La postérité lui sera très reconnaissante aussi de ce qu’il aura pris des mesures pour empêcher qu’un jour un autre Philostrate ne paraisse et ne fasse, au bout d’un certain temps, de notre Swedenborg un nouvel Apollonius de Tyane, quand la tradition orale aura acquis la consistance d’une preuve formelle, et que l’audition importune, quoique très nécessaire, des témoins oculaires, sera devenue tout à fait impossible.



CHAPITRE II.
Voyage extatique d’un enthousiaste à travers le monde des esprits.


Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnes lemures, portentaque Thessala.
Horat.


Je ne puis en vouloir en aucune manière au lecteur prudent, si, dans le cours de cet écrit, il avait eu quelque doute sur la méthode que l’auteur a cru y devoir suivre. Car, ayant placé la partie dogmatique avant l’historique, et par conséquent les arguments rationnels avant l’expérience, j’ai pu faire soupçonner que j’avais usé de finesse, puisque, pouvant avoir eu déjà dans l’esprit l’histoire, je m’étais présenté comme ne sachant autre chose que méditer d’une manière tout abstraite, afin de pouvoir surprendre le lecteur qui ne s’attend à rien de semblable, en terminant mon travail par une preuve amusante tirée de l’expérience. Dans le fait, c’est un artifice dont les philosophes ont usé plus d’une fois avec assez de succès. Car on doit savoir que toute connaissance a deux bouts par lesquels on peut la saisir, l’un à priori, l’autre à posteriori. A la vérité, plusieurs physiciens des temps modernes ont prétendu qu’il faut commencer par le dernier, et s’imaginent prendre l’anguille de la science par la queue, lorsqu’en acquérant de grandes connaissances expérimentales, ils s’élèvent peu à peu à des notions générales et plus hautes. Mais quoiqu’il puisse n’y avoir rien là que de sage, il s’en faut beaucoup cependant qu’il y ait assez de science et de philosophie, car on se trouve bientôt de cette manière sur un pourquoi auquel il n’y a pas de réponse possible ; ce qui fait juste autant d’honneur à un philosophe qu’en fit à un marchand sa réponse. Comme on le priait poliment de payer une traite, vous reviendrez, dit-il, une autre fois. Aussi, des hommes de sens, pour échapper à cet inconvénient commencent par l’extrémité opposée, c’est-à-dire par le point suprême de la métaphysique. Mais une autre difficulté se présente alors, c’est qu’on commence je ne sais , qu’on va je ne sais encore, que l’enchaînement des raisons ne s’accorde pas avec l’expérience, qu’il semble même que les atomes d’Epicure devraient plutôt se rencontrer une fois par hasard pour former le monde après une chute éternelle, que les notions les plus générales et les plus abstraites pour l’expliquer. Aussi le philosophe voyant que ses preuves rationnelles d’un côté, l’expérience réelle ou les récits de l’autre, décriraient comme deux parallèles à l’infini sans se rencontrer jamais, est-il tombé d’accord avec tout le monde, comme s’il y avait eu dessein concerté, que chacun choisirait son point de départ à volonté, et y conduirait la raison, non pas suivant les lignes droites de la série déductive, mais avec un clinamen insensible des arguments, de telle façon que, dirigés secrètement vers le terme des expériences et des témoignages, ils atteignent droit au point où le confiant disciple ne les aurait pas attendus, c’est-à-dire de prouver ce dont on savait déjà auparavant qu’il devait être prouvé. Ils ont alors appelé cette marche la marche à priori, quoiqu’elle fût marquée secrètement à posteriori par des jalons jusqu’au point d’arrivée. Mais il est juste en cela que celui qui s’y entend ne trahisse pas le maître. Suivant cette méthode ingénieuse, plusieurs hommes recommandables ont rencontré » sur la simple voie de la raison jusqu’aux mystères de la religion, de même que des romanciers font fuir au loin l’héroïne de l’histoire, pour qu’une heureuse coïncidence ou le hasard lui fasse rencontrer son amant : Et fugit ad salices, et se cupit ante videri. Virg. Avec des prédécesseurs de cette autorité, je n’avais aucune raison d’hésiter à faire usage du même artifice pour procurer à mon écrit le succès désiré. Mais je prie instamment le lecteur de ne m’imputer rien de semblable. A quoi cela me servirait-il maintenant, puisqu’ayant dévoilé le secret, je ne pourrais plus tromper personne. Par malheur encore que le témoignage sur lequel je m’appuie, et qui ressemble si fort à ma conception philosophique, est d’une méchante et sotte apparence ; en sorte que je craindrais plutôt que le lecteur ne rejetât mes raisons comme absurdes, à cause de leur affinité avec de semblables déterminations, que de les tenir pour raisonnables par de tels motifs. J’avoue donc sans détour que je n’entends pas raillerie sur ces choquantes comparaisons, et je déclare tout net qu’on doit ou présumer dans les écrits de Swedenborg plus de sagesse et de vérité qu’il ne paraît au premier coup d’œil, ou que c’est pur effet du hasard s’il est d’accord avec mon système, comme il arrive quelquefois que des poètes, à ce qu’on croit, ou du moins à ce qu’ils disent eux-mêmes quand ils sont emportés par l’enthousiasme, prophétisent quelquefois, lorsqu’ils se rencontrent par ci par là avec l’évënement.

Je viens à mon objet, je veux dire aux ouvrages de mon héros. Si grand nombre d’écrivains aujourd’hui oubliés ou qui n’auront jamais de nom, ont le grand mérite de ne pas avoir épargné leur intelligence dans la composition de leurs grands ouvrages, Swedenborg mérite entre tous cet honneur. Certainement sa bouteille dans le monde lunaire est toute pleine, et ne le cède à pas une de celles qu’Arioste y a vues remplies de la raison ici-bas perdue, et que les possesseurs doivent un jour chercher, tant en est vide son grand ouvrage, si vide qu’il n’y en pas une goutte. Il y règne néanmoins un si étonnant accord avec ce que peut la plus fine spéculation de la raison sur un tel sujet, que le lecteur me pardonnera si j’y trouve cette étrangeté dans les jeux de l’imagination que d’autres curieux ont trouvée dans les jeux de la nature, comme lorsqu’ils découvrent dans un marbre portant des empreintes la sainte famille, ou dans les formes des stalactites des moines, un baptistère et des orgues, ou même, comme l’amusant Liscov, sur les vitres couvertes de givre, le nombre de la bête et la triple couronne ; choses auxquelles personne ne fait attention, si ce n’est celui dont la tête en est déjà remplie.

Le grand ouvrage de cet auteur comprend huit volumes in-quarto pleins de non sens, intitulés : Arcana cœlestia, offerts au monde comme une nouvelle révélation, et où ses apparitions sont le plus souvent appliquées à la découverte du sens caché dans les deux premiers livres de Moïse, et à une semblable méthode exégétique dé toute l’Ecriture sainte. Toutes ces fanatiques interprétations ne doivent pas m'occuper ici. On peut, si l’on veut, chercher quelques renseignements sur ce point dans le premier volume de la bibliothèque théologique de M. le Dr Ernesti. Ses audita et visa, c’est-à-dire ce que ses propres yeux ont vu et ses propres oreilles entendu, sont ce que nous voulons principalement tirer des appendices de ses chapitres, parce qu’ils sont le fondement de toutes les autres rêveries, et qu’ils se rapprochent passablement du merveilleux que nous avons plus haut hasardé sur le vaisseau de la métaphysique. Le style de l’auteur est plat. Ses récits et leur coordination semblent en réalité sortir d’une intuition fantastique, et provoquent peu le soupçon que les chimères spéculatives d’une raison fausse aient dû le porter à les imaginer et à les débiter pour tromper. Ils ont donc cette importance particulière, et méritent en réalité d’être reproduits en un petit extrait, peut-être plus que tant d’autres imaginations de raisonneurs écervelés qui remplissent nos journaux, parce qu’une illusion des sens suivie est en général un phénomène plus remarquable que l’illusion de la raison dont les causes sont suffisamment connues, et qui pourrait en grande partie être évitée par une direction volontaire des facultés, et par une plus ferme répression d’une vaine curiosité, quand au contraire l’illusion des sens touche au premier fondement de tous nos jugements, et que, s’il y a quelque chose de faux, les règles de la logique n'y peuvent pas grand’chose. Je distingue donc dans notre auteur le délire (Wahnsinn) de la manie (Wahnwitze), et je passe ces fausses subtilités, puisqu’il n’est pas fixe dans ses visions ; précisément comme il arrive souvent à un philosophe, qui doit séparer ce qu’il observe de ce qu’il raisonne, et dont les spécieuses apparences sont la plupart du temps d’une instruction supérieure aux spécieux principes tirés de la raison. Puis donc que je dérobe au lecteur des instants qu’il n’aurait peut-être pas employés bien plus utilement à la lecture d’ouvrages plus solides sur le même sujet, j’ai dû me préoccuper aussi de la délicatesse de son goût. J’ai donc laissé de côté un assez bon nombre d’étranges chimères ; j’ai réduit la quintessence du livre à quelques gouttes. En quoi le lecteur ne m’est pas moins obligé que croyait l’être un certain malade à ses médecins, qui ne lui avaient fait dévorer que l’écorce du quinquina, quand ils auraient pu facilement lui faire manger l’abre tout entier.

M. Swedenborg distinguait ses visions en trois classes ; la première consistait à être affranchi du corps ; c’était un état mitoyen entre la veille et le sommeil, où il voyait, entendait et sentait des esprits. Il l’a connu trois ou quatre fois. La seconde est d’être ravi par l’esprit, comme de cheminer dans la rue sans se tromper, quoiqu’il soit en esprit dans des contrées toutes différentes, et qu’il voie clairement ailleurs des maisons, des hommes, des forêts, etc., et que cet état dure plusieurs heures, jusqu’à ce qu’il soit rendu subitement à sa véritable place. C’est ce qu’il a éprouvé deux ou trois fois. La troisième espèce de phénomènes est ordinaire ; il l’éprouve journellement dans le plein état de veille, et c’est là ce qui défraie principalement ses récits. Tous les hommes, suivant lui, sont également en rapport avec le monde spirituel ; seulement, tous n’en ont pas conscience ; toute la différence entre eux et lui, c’est qu’il voit son état intime ; il ne parle de cette faveur qu’avec respect (datum mihi est ex divina Domini misericordia). On voit par cet ensemble que cette faveur doit consister dans la conscience des représentations obscures que reçoit l’âme de son commerce incessant avec le monde spirituel. Il distingue en conséquence dans l’homme la mémoire extérieure et la mémoire intérieure. Il a la première comme une personne qui fait partie du monde sensible, mais il possède l’autre en vertu de sa liaison avec le monde spirituel. Tel est aussi le fondement de la différence de l’homme extérieur et de l’homme intérieur. Son privilège à lui, c’est de se voir déjà dans cette vie comme une personne en société avec les esprits, et d’en être reconnu en conséquence. Cette mémoire intérieure retient tout ce qui échappe à la mémoire extérieure, et aucune des représentations d’un homme ne se trouve perdue. Après la mort, le souvenir de tout ce qui est jamais entré dans l’âme, et de ce qui lui était caché, forme le livre complet de sa vie.

La présence des esprits ne touche, il est vrai, que son sens intime. Mais il en résulte l’excitation d’une apparence d’extériorité, et même d’une figure humaine. Le langage des esprits est une communication immédiate des idées ; mais il est toujours lié à l’apparence de la langue qu’il parle lui-même, et prend l’apparence d’un langage extérieur. Un esprit lit dans la mémoire d’un autre esprit les représentations claires de celui-ci. Ainsi les esprits voient dans Swedenborg les représentations qu’il a de ce monde, avec une intuition si claire qu’ils y sont souvent trompés, et qu’ils croient voir immédiatement ces choses ; ce qui est cependant impossible, puisqu’aucun esprit pur n’a la moindre sensation du monde corporel. En communiquant avec d’autres âmes d’hommes vivants ils n’en peuvent même avoir aucune représentation, parce que l’intérieur de ces âmes n’est pas ouvert, c’est-à-dire que leur sens intime renferme des représentations tout à fait obscures. Aussi Swedenborg est-il le vrai oracle des esprits, qui ne sont pas moins curieux de contempler en lui l'état présent du monde qu’il peut l’être lui-même de considérer dans leur mémoire comme dans un miroir les prodiges du monde spirituel. Quoique ces esprits soient liés de la manière pour ainsi dire la plus intime avec toutes les autres âmes des hommes vivants, qu’ils agissent sur elles ou en reçoivent l’action, ils le savent cependant aussi peu que les hommes, parce que leur sens intime, qui appartient à leur personnalité spirituelle, est très obscur. Les esprits croient donc que ce qui provient en eux de l’influence des âmes humaines, est pensé par eux seuls, de la même manière que les hommes en cette vie s’imaginent que toutes leurs pensées, tous les mobiles de leur volonté ne partent que d’eux seuls, quoique souvent en réalité tls subissent l’influence du monde intelligible. Cependant toute âme humaine a déjà dès cette vie sa place dans le monde spirituel, et fait partie d’une certaine société qui est toujours en rapport avec son état interne de vrai et de bien, c’est-à-dire avec l’état de son entendement et de sa volonté. Les positions respectives des esprits n’ont rien de commun avec l’espace du monde corporel ; l’âme d’un homme dans les Indes est souvent la plus proche voisine de celle d’un autre homme en Europe, pour ce qui est de la situation spirituelle, quand au contraire celles qui habitent corporellement la même maison peuvent être beaucoup plus éloignées les unes des autres au point de vue spirituel. Quand l’homme meurt, l’âme ne change pas de place; il se sent seulement dans celle où il était déjà de son vivant à l’égard d’autres esprits. Du reste, quoique le rapport des esprits entre eux ne soit pas un véritable espace, il en a cependant pour eux l’apparence, et leurs liaisons sont représentées sous la condition de la proximité, comme leurs différences sous celle de l’éloignement, de même que les esprits, sans être réellement étendus, se donnent néanmoins entre eux l’apparence d’une figure humaine. Dans cet espace imaginé est une communauté constante des esprits. Swedenborg s’entretient avec les morts quand il lui plaît, et lit dans leur mémoire (faculté représentative) l’état où ils se voient eux-mêmes, et l’aperçoit aussi clairement qu’avec les yeux du corps. De plus, l’immense éloignement des êtres doués de raison qui habitent le monde n’est rien par rapport à l’univers spirituel, et s’entretenir avec un habitant de Saturne ne lui est pas plus difficile que de converser avec l’âme d’un défunt. Il ne s’agit que du rapport de l’état intérieur et de la liaison qu’ils forment entre eux suivant leur communion dans le vrai et dans le bien. Mais les esprits plus éloignés peuvent aisément entrer en relation à l’aide d’autres esprits. Il n’est donc pas nécessaire que l’homme ait réellement habité les autres corps cosmiques, pour les connaître et avec eux toutes leurs merveilles. Son âme lit dans la mémoire des autres citoyens du monde qui ont quitté leur demeure les représentations qu’ils se sont faites de leur vie et de leur habitation ; il y voit les objets comme il pourrait le faire par une intuition immédiate.

Une idée capitale dans les fantaisies de Swedenborg, c’est que les êtres corporels n’ont aucune substance propre, qu’ils ne subsistent que par le monde spirituel, et que chaque corps est redevable de son existence non à un esprit seul, mais à tous réunis. La connaissance des choses matérielles a donc un double sens, l’un extérieur, dans le rapport de la matière avec elle-même ; l’autre intérieur, en tant qu’elles indiquent comme effets les forces du monde spirituel, qui sont leurs causes. C’est ainsi que le corps de l’homme a un rapport des parties entre elles suivant des lois matérielles ; mais en tant qu’il est conservé par l’esprit qui vit en lui, les différents membres qui le composent et leurs fonctions ont une valeur significative pour les facultés de l’âme par l’action de laquelle ils reçoivent la forme, l’activité et la durée. Ce sens intérieur est inconnu aux hommes, et Swedenborg, qui en pénétrait ce qu’il y a de plus secret, a voulu leur en apprendre l’existence. Il en est de même des autres choses du monde sensible ; elles ont, comme on l’a dit, une signification comme choses, ce qui est peu, et une autre comme signe, ce qui est davantage. Telle est aussi l’origine des nouvelles interprétations qu’il a voulu donner de l’Ecriture sainte. Le sens intime, c’est-à-dire le rapport symbolique de tout ce qui s’y trouve raconté du monde spirituel, est en effet, comme il le rêve, le noyau de leur valeur ; le reste n’en est que l’écorce. Mais ce qui importe encore dans cette liaison symbolique des choses corporelles comme images avec l’état interne de l’esprit, c’est cela. Tous les esprits se représentent toujours entre eux sous l’apparence de figures étendues, et les influences respectives de tous ces êtres spirituels excitent en eux l’apparence d’autres êtres étendus, et en quelque sorte d’un monde matériel dont les images ne sont cependant que des symboles de leur état intérieur, mais produisent néanmoins une si claire et si durable illusion du sens, qu’elle est égale à l’impression sensible d’objets semblables. — Un futur interprète en conclura que Swedenborg est un idéaliste, parce qu’il refuse à la matière de ce monde une substance propre, et qu’il peut bien ne la regarder que comme un phénomène composé qui résulte de la liaison du monde spirituel. — Il parle en conséquence de jardins, de vastes régions, de lieux habités, de galeries et de portiques des esprits, qu’il voit de ses propres yeux avec la plus grande clarté. Il assure qu’ayant causé maintes fois avec tous ses amis défunts, il avait presque toujours trouvé que ceux qui étaient morts depuis peu parvenaient très difficilement à se persuader qu’ils fussent morts, parce qu’ils voyaient autour d’eux un monde semblable ; de plus, que des sociétés d’esprits de même état interne avaient la même apparence de région et d’autres choses qui s’y trouvent, mais que le changement de leur état dépendait de l’apparence du changement de lieu. Or comme il arrive toujours, lorsque les esprits communiquent leurs pensées aux âmes humaines, que ces pensées sont jointes à l’apparence de choses matérielles qui, au fond, ne s’offrent à celui qui les reçoit qu’en vertu d’un rapport au sens spirituel, mais avec toute l’apparence de la réalité, il en résulte cette provision de formes étranges et indiciblement absurdes que notre fanatique croit voir si clairement dans ses rapports quotidiens avec les esprits.

J’ai déjà dit que, suivant notre auteur, les facultés et les propriétés si diverses de l’âme sont en sympathie avec les organes subordonnés du corps à leur gouvernement. L’homme extérieur tout entier correspond donc à tout l’homme intérieur. Si donc une influence spirituelle remarquable du monde intelligible s’exerce sur l'une ou sur l’autre de ces facultés de l’âme, il en ressent aussitôt la présence harmoniquement manifestée dans les membres de son humanité extérieure qui correspondent à ces facultés. Il attribue donc une grande diversité de sensations à son corps, sensations toujours liées à la contemplation spirituelle, mais dont l’absurdité est trop forte pour que j’ose en rapporter seulement quelques-unes.

On peut donc, si l’on veut s’en donner la peine, se faire une notion de l’imagination la plus étonnante et la plus étrange dans laquelle se réunissent toutes ses rêveries, en partant de ce qu’on vient de dire. De même, en effet, que différentes forces et facultes constituent cette unité qui est l’âme ou l’homme intérieur, de même encore différents esprits (dont les principaux caractères concordent aussi bien entre eux que les différentes facultés d’un même esprit s’accordent entre elles) forment une société qui a tout l’aspect d’un grand homme, et dans cette ombre chaque esprit se voit dans le lieu et dans les membres apparents qui sont en rapport avec sa fonction propre dans un semblable corps spirituel. Mais toutes ces sociétés d’esprits réunis, l’universalité entière de ces êtres intelligibles, apparaît de nouveau et en dernier lieu pour la forme du plus grand homme. Imagination gigantesque, démesurée, à laquelle s’est peut-être ajoutée une ancienne et enfantine représentation, quand, par exemple, dans les écoles, pour venir au secours de la mémoire, on représente aux écoliers toute une partie du monde sous la forme d’une femme assise, etc. Dans cet homme immense est un constant et très intime commerce d’un esprit avec tous les autres et de tous avec un seul ; et, quelle que puisse être la position sition des êtres vivants à l’égard les uns des autres dans ce monde, ou leur changement, ils ont cependant une toute autre position dans le plus grand homme possible, position qu’ils ne quittent jamais, et qui n’est en apparence qu’un lieu dans un espace incommensurable, mais en réalité un mode déterminé de leurs rapports et de leurs influences.

Il serait fastidieux de reproduire les chimères du plus grand rêveur, ou d’en continuer l’exposition jusqu’aux descriptions qu’il donne de l’état des âmes après la mort. J’ai cependant d’autres réflexions à faire encore. Car bien qu’un collectionneur d’objets naturels fasse entrer dans les pièces préparées des productions animales, non pas celles-là seules qui ont des formes naturelles, mais aussi des monstruosités, il doit cependant faire en sorte que tout le monde ne les voie pas, ou pas trop clairement, car il pourrait bien se rencontrer parmi les curieux des femmes enceintes qui en recevraient peut-être une fâcheuse impression. Et comme il pourrait y avoir parmi mes lecteurs des personnes à conception idéale aussi bien qu’à dispositions tout autres, je serais désolé que leur produit pût en souffrir si peu que possible. Toutefois, comme je les ai tout d’abord prévenues, je ne crains rien, et j’espère qu’elles ne m’imputeront pas les rôles qu’en cette occasion pourrait enfanter leur imagination féconde.

Du reste, je n’ai ajouté aucune de mes rêveries à celles de l’auteur; je me suis borné à donner un extrait fidèle des siennes an lecteur ami du travail tout fait et économe (qui ne me paierait pas volontiers sept livres sterling une petite curiosité). J’ai sans doute laissé de côté la plupart des intuitions immédiates, parce que de si extravagantes rêveries ne sont propres qu’à troubler le sommeil du lecteur. Le sens confus des révélations de l’auteur a été, par ci par là, revêtu d’une forme un peu plus intelligible ; mais la justesse des principaux traite de l’esquisse n’en a point souffert. Du reste, il est inutile de vouloir le cacher, puisque c’est évident, tout ce travail, à la fin, n’aboutit à rien. Les visions individuelles rapportées plus haut ne pouvant se prouver, la seule raison de s’en occuper était la présomption que l’auteur essaierait peut-être d’en établir la vérité sur des événements de l’espèce mentionnée, qui pourraient être confirmés par des témoins oculaires. Mais on n’en rencontre nulle part. Nous abordons ainsi, mais pas sans quelque embarras, une entreprise peu sensée, en faisant remarquer avec raison, quoique assez tard, qu’il est souvent facile de penser avec prudence, mais alors seulement par malheur qu’on s’est trompé longtemps.

* * *

J’ai traité un sujet ingrat, dont je ne m’étais chargé que sur la demande et les instances d’amis curieux et peu occupés. En accommodant mon travail à cette légèreté de sens, j’ai en même temps trompé leur attente; je n’aurai contenté ni le curieux par des faits, ni le raisonneur par des preuves. Si je n’avais pas eu d’autre dessein dans ce travail, j’aurais perdu mon temps; j’ai perdu la confiance du lecteur, dont j’ai conduit l’investigation et la curiosité, après un long détour, au même point d’ignorance d’où il était parti. Mais en réalité je me proposais un but qui me parait plus important que celui que je semblais rechercher, et ce but, je crois l’avoir atteint. La métaphysique, dont le sort a voulu que je fusse épris, quoique je ne puisse me flatter d’en avoir été souvent payé de retour, présente deux avantages. Le premier, de répondre aux questions soulevées par un esprit curieux, lorsqu’il recherche par la raison les propriétés cachées des choses. Mais il arrive souvent ici que l’espérance est trompée par l’événement, et que cette fois encore l’objet désiré échappe à nos prises :

Ter frustra comprensa manus, effugit imago,
Par levibus ventis volucrique simillima somno.

                                       Virg.


L’autre avantage est plus d’accord avec la nature de l’entendement humain, et consiste à voir si le problème résultant de ce qu’on peut savoir est aussi déterminé, et quel est le rapport de la question avec les notions expérimentales qui doivent toujours servir de base à tous nos jugements. En tant que la métaphysique est une science des limites de la raison humaine, et par le fait qu’un petit pays a toujours beaucoup de limites, et qu’en général il lui importe plus alors de bien connaître et de bien asseoir ses possessions que d’entreprendre follement de s’agrandir par des conquêtes, cette utilité de la métaphysique est des moins connues et des plus importantes, mais elle ne peut être acquise qu’assez tard et à la suite d’une longue expérience. A la vérité, je n’ai pas indiqué ici d’une manière précise les limites dont je parle, mais je les ai fait voir assez longuement pour que le lecteur trouve, en y réfléchissant d’une manière un peu suivie, qu’il peut se dispenser de toute vaine recherche par rapport à une question dont les données sont dans un autre monde que celui où il sent. J’ai donc perdu mon temps pour ne pas le perdre. J’ai trompé mon lecteur pour le servir, et si je ne lui ai donné aucune nouvelle lumière, je lui ai cependant dissipé l’erreur et la vaine science qui enfle l’entendement et y prend la place que les enseignements de la sagesse et d’une instruction salutaire pourraient occuper.

Celui que les réflexions précédentes auraient fatigué sans l’instruire, trouvera un soulagement à son impatience dans le mot de Diogène à ses auditeurs qui bâillaient ; arrivé au dernier feuillet d’un long ouvrage, il s’écria, dit-on : Courage, Messieurs, nous abordons ! Tout à l’heure nous errions comme Démocrite dans l’espace vide où les ailes de papillon de la métaphysique nous avaient transporté, et où des formes spirituelles nous charmaient. Maintenant que la vertu stiptique de la connaissance de soi-même a fait replier les ailes soyeuses, nous nous retrouvons sur l’humble terrain de l’expérience et du sens commun. Heureux si nous le regardons comme la place qui nous est assignée, place que nous n’abandonnerons jamais impunément, et qui renferme tout ce qui est propre à satisfaire une ambition qui se borne à l’utile.


CHAPITRE III.
Conclusion pratique de tout ce qui précède.


Donner suite à toute curiosité, n’imposer d’autres limites à la passion de connaître que l’impuissance, est un zèle qui ne sied pas mal à l'érudition. Mais dans le nombre infini de problèmes qui s’offrent d’eux-mêmes à la pensée, choisir ceux dont la solution intéresse l’homme, est le mérite de la sagesse. Quand la science a parcouru sa révolution, elle arrive naturellement au point d’une modeste défiance, et dit involontairement d’elle-même : Combien de choses cependant que je ne connais pas ! Mais la raison mûrie par l’expérience, et parvenue à la sagesse, dit, avec une âme sereine par la bouche de Socrate, au milieu des marchandises qui s’étalent un jour de foire : Que de choses cependant dont je n’ai pas besoin ! C’est ainsi à la fin que deux tendances de nature si diverse se réunissent en une seule, quoi qu’elles aient eu d’abord des directions différentes, puisque la première est vaine et insatiable, et que la seconde est grave et modeste. Car pour choisir raisonnablement, il faut auparavant connaître jusqu’au superflu, l’impossible même ; mais la science parvient enfin à déterminer les bornes qui lui sont assignées par la nature de la raison humaine ; et tous les projets sans fondements, qui peuvent d’ailleurs n’avoir en eux-mêmes d’autres torts que d’être placés hors de la portée de l’homme, disparaissent dans les limbes de la vanité. Alors la métaphysique même devient ce dont elle est encore aujourd’hui passablement éloignée, et ce dont on devait au moins présumer d’elle, la compagne de la sagesse. Car tant que l’opinion de la possibilité de parvenir à des connaissances si éloignées subsiste, la sage simplicité crie en vain que tant d’efforts sont inutiles. L’agrément qui accompagne l’étendue du savoir prendra très facilement l’apparence du devoir, et de cette modération réfléchie et délibérée fera une simplicité sotte qui s’opposera à l’ennoblissement de notre nature. Les questions qui ont pour objet la nature de l’esprit, la liberté et la prédétermination, la vie future, etc., commencent par mettre en jeu toutes les facultés intellectuelles, et par leur excellence attirent l’homme dans la controverse animée de la spéculation, qui subtilise et tranche sans distinction, qui dogmatise, réfute comme il arrive toujours dans une connaissance d’apparence. Mais si ce genre de recherche prend le caractère d’une philosophie qui juge son propre procédé, et qui connaît non seulement les objets, mais leurs rapports à l’entendement humain, alors les limites se rapprochent, des bornes sont posées, qui ne permettent plus de vaguer en dehors du domaine propre. Nous avons eu besoin de quelque philosophie pour reconnaître les difficultés qui enveloppent une notion que chaque jour on agite comme si rien n’était plus commode. Un peu plus de philosophie écarte encore davantage cette ombre de connaissance, et nous montre qu’elle est tout à fait hors de la portée humaine. Car dans les rapports de cause et d’effet, de substance et d’acte, la philosophie sert tout d’abord à décomposer les phénomènes complexes, à les convertir en représentations plus simples. Mais si l'on finit par arriver aux rapports fondamentaux, l’œuvre de la philosophie touche alors à sa fin, et il est toujours impossible d’apercevoir comment quelque chose peut être une cause ou avoir une force ; ces rapports doivent simplement être pris de l’expérience. Notre règle rationnelle ne s’étend en effet qu’à la comparaison d’après l’identité et la contradiction. Or, en tant que quelque chose est une cause, quelque chose est alors posé par quelque autre chose, et aucun enchaînement n’est plus arbitraire (vermoege Einstimmung) ; de même que si je ne regarde pas cette même chose comme une cause, il n’en résulte pas une contradiction, parce qu’il n’est pas contradictoire, si quelque chose est, de supprimer par la pensée quelque autre chose. Les notions fondamentales des choses comme causes, celles des forces et des opérations, si elles ne sont pas prises de l’expérience, sont donc entièrement arbitraires, et ne peuvent être ni prouvées ni contredites. Je sais bien que la pensée et la volonté mettent mon corps en mouvement, mais je ne puis jamais ramener par l’analyse ce phénomène, comme expérience simple, à un autre ; je puis donc bien le constater, mais je ne puis le voir. Que ma volonté meuve mon bras, c’est ce que je ne comprends pas plus que si l'on disait qu’elle peut arrêter la lune dans son cours ; toute la différence, c’est que j’éprouve le premier fait, tandis que le second ne m’est jamais tombé sous le sens. Je reconnais en moi, comme en un sujet vivant, des changements divers, des pensées, des volitions, etc. ; et parce que ces déterminations sont d’une autre espèce que tout ce qui constitue ma notion composée de corps, j’imagine alors à bon droit un être incorporel constant. Mais on ne peut jamais conclure de cette nature connue par expérience que cet être incorporel puisse penser aussi sans être uni à un corps. Je me trouve en rapport avec les êtres de mon espèce par le moyen de lois corporelles ; de savoir si, suivant d’autres lois d’ailleurs que j’appellerai pneumatiques, je suis en rapport immédiat avec la matière, ou si je dois l’être un jour, c’est ce que je ne puis conclure en aucune façon de ce qui m’est donné. Tous les jugements, tels que ceux qui portent sur la manière dont mon âme met mon corps en mouvement, ou dont elle est en rapport maintenant ou dont elle pourra l’être à l’avenir avec d’autres êtres de son espèce, ne seront jamais que des fictions, et des fictions qui n’auront jamais la valeur de celles qu’en histoire naturelle on appelle hypothèses. Dans les hypothèses on n’imagine pas les forces fondamentales, on rattache seulement d’une manière convenable aux phénomènes celles qu’on connaît déjà par l’expérience, et dont la possibilité doit toujours pouvoir être prouvée. Dans le premier cas, au contraire, on admet même de nouveaux rapports fondamentaux de cause et d’effet, de la possibilité desquels on n’a pas la moindre notion ; on poétise donc d’une manière créatrice ou chimérique, comme on voudra. L’intelligibilité des différents phénomènes vrais ou présumés, en partant de ces idées fondamentales, n’est d’aucun avantage pour ces idées ; car on peut facilement rendre raison de tout, quand on se permet d’imaginer à volonté des agents et des lois d’action. Nous devons donc attendre jusqu’à ce que, dans l’autre vie, de nouvelles expériences nous donnent de nouvelles notions sur des facultés dont notre être pensant serait doué, et qui nous sont encore cachées. C’est ainsi que les observations des temps modernes, depuis qu’elles ont été expliquées par les mathématiques, nous ont révélé la force d’attraction dans la matière, force dont la possibilité (parce qu’elle semble être une force fondamentale) ne pourra jamais être conçue d’une manière même très imparfaite. Ceux qui, sans avoir pris leur preuve des mains de l’expérience, avaient voulu imaginer une semblable propriété, avaient été justement traités d’insensés et livrés au ridicule. Or, comme les arguments rationnels n’ont pas la moindre importance dans ces sortes de cas, qu’il s’agisse soit d’inventer soit d’établir la possibilité ou l’impossibilité, on ne peut accorder qu’à l’expérience seule le droit de décider. Je laisse de même au temps, qui amène l’expérience, à se prononcer sur les vertus curatives si prônées de l’aimant pour les douleurs de dents, s’il peut fournir autant d’observations à l’appui de l’action des verges magnétiques sur la chair et les os que nous en avons déjà de son action sur le fer et l’acier. Mais quand certaines prétendues expériences ne peuvent être soumises à aucune loi de la sensation, reconnue de la plupart des hommes, et ne prouveraient par conséquent qu’un désordre dans le témoignage des sens (comme c’est en réalité le cas dans les récits d’apparition), il est prudent de n’y pas adhérer, parce que le défaut d’accord et d’uniformité ôte alors toute vertu probante à la connaissance historique, et la rend impropre à servir de fondement à une loi quelconque de l’expérience, sur laquelle l’entendement puisse juger.

De même que, d’une part, on apprend par une recherche un peu plus approfondie, que la connaissance évidente et philosophique est impossible dans le cas dont nous parlons, on sera forcé de reconnaître, d’un autre côté, que pour un esprit tranquille et libre de préjugés, elle est superflue et sans nécessité. La vanité de la science excuse volontiers ses occupations sous prétexte d’importance, et l’on prétend d’ordinaire, en ces sortes de choses, que la vue rationnelle de la substance spirituelle de l’âme est nécessaire à la persuasion de l’existence après la mort, et que cette persuasion importe grandement comme mobile d’une vie vertueuse. La curiosité oisive ajoute que la véracité des apparitions de revenants peut même donner de tout ceci un preuve expérimentale. Mais la véritable sagesse est la compagne de la simplicité, et comme le cœur y commande à l’entendement, elle rend d’ordinaire superflu tout l’appareil de l’érudition, et ses fins se passent de moyens qui ne peuvent jamais être à la disposition de tout le monde. Comment ! il ne serait bon d’être vertueux que parce qu’il y a un autre monde, où les actions ne mériteraient pas plutôt d’être récompensées parce qu’elles seraient bonnes et vertueuses en elles-mêmes ! Le cœur humain ne contient-il pas des préceptes d’une moralité immédiate, et doit-on, pour conduire l’homme en conséquence de sa destinée, appuyer absolument les machines à un autre monde ! Peut-il s’appeler honnête, peut-il s’appeler vertueux celui qui s’adonnerait volontiers aux vices s’il ne craignait des châtiments à venir, et ne faudrait-il pas dire plutôt qu’il craint à la vérité de faire le mal, mais qu’il nourrit dans son âme des sentiments vicieux, qu’il tient aux avantages des actions qui ont l’apparence des vertus, mais qu’en réalité il déteste la vertu même ? En fait, l’expérience enseigne qu’un grand nombre de ceux qui ont appris l’existence d’un monde à venir et qui en sont persuadés, esclaves qu’ils sont cependant du vice et de la bassesse, ne songent qu’au moyen d’échapper frauduleusement aux suites fâcheuses qu’ils redoutent ; mais jamais âme honnête n’a pu supporter la pensée que la mort soit la fin de toutes choses, et ses nobles sentiments l’ont toujours portée à l’espérance de l’avenir. Il semble donc plus conforme à la nature humaine et à la pureté des mœurs de fonder l'attente d’une autre vie sur les sentiments d’une âme bien réglée, que de fonder au contraire la régularité de sa conduite sur l’espérance d’une autre vie. Telle est aussi la foi morale dont la simplicité peut être au-dessus de toutes les subtilités du raisonnement, et qui seule convient à l’homme dans toutes les conditions, puisqu’elle le conduit sans détour à sa véritable fin. Laissons donc à la spéculation et à la sollicitude des esprits désœuvrés toutes les théories bruyantes sur des objets si étrangers. Elles nous sont en réalité indifférentes, et l’apparence fugitive des raisons pour ou contre pourra bien se prononcer sur l’assentiment des écoles, mais elle décidera difficilement quelque chose sur la destinée future des honnêtes gens. Aussi bien la raison humaine n’a pas des ailes assez puissantes pour franchir les nuages si élevés qui dérobent à nos yeux les mystères de l’autre monde, et l’on peut donner à ceux qui désirent si vivement les pénétrer le simple mais très naturel avis, que le plus prudent de beaucoup est de vouloir bien attendre qu’ils soient arrivés. Mais comme notre sort dans la vie future peut fort bien tenir à la manière dont nous aurons rempli notre tâche dans celle-ci, je conclus par les mots que Voltaire met dans la bouche de son honnête Candide, après bien des discussions inutiles : Occupons-nous de notre affaire, allons au jardin et travaillons.
IV


DE LA SUPERSTITION[55]

ET DE SES REMÈDES


1790


―――――


Vous me demandez[56] d’où peut venir le penchant à une superstition aujourd’hui croissante, et quel remède on pourrait apporter à ce mal ? Cette question n’est pas moins difficile à résoudre pour les médecins des âmes que le catarrhe (influenza), qui fit, il y a quelques années, très rapidement son tour du monde, et qu’on appelait à Vienne le catarrhe russe. Il attaqua sans remise un grand nombre de personnes, et cessa de lui-même subitement. Ce fut heureux pour nos médecins du corps, qui ressemblent fort aux premiers en ce point, qu’ils décrivent mieux les maladies qu’ils n’en voient l’origine ou ne peuvent y apporter remède. Heureux les malades si ceux qui les traitent ne prescrivent que la diète et de l’eau froide, laissant le reste à faire à la bonne nature.

Je crois que la manie de la lecture généralement répandue n’est pas simplement le véhicule de cette maladie, mais qu’elle en produit aussi la matière pestilentielle (miasma). La situation la plus aisée, en même temps la plus avantageuse, est celle où, sans prétendre à la supériorité, l’on veut au moins être égal en lumière à ceux qui sont dans la nécessité de diriger leurs efforts sur la voie épineuse de l’étude fondamentale, et où l’on se contente d’enlever pour ainsi dire la crème des sciences dans des tables de matières et d’en faire des extraits sommaires, mais en voulant rendre imperceptible l’inégalité entre une ignorance féconde en paroles et une science fondamentale, inégalité qui ne tarde pas à frapper les regards. C’est ce qui arrive surtout quand on donne des choses inintelligibles, dont on ne peut concevoir qu’une vague possibilité, comme des faits, et qu’on demande ensuite au naturaliste philosophe d’expliquer comment il entend l’accomplissement de tel ou tel songe, de tel pressentiment, de cette prévision astronomique ou de la conversion du plomb en or, etc. Car alors, si le fait est imaginé (ce qu’on ne permet pas d’examiner), l’un n’est pas moins ignorant que l’autre. Il était difficile d’apprendre et de savoir tout ce que sait le naturaliste ; on cherche donc à faire disparaître l’inégalité d’une manière plus facile, en plaçant les choses sur la voie où, de part et d’autre, on ne sait et on ne voit également rien, dont par conséquent il est libre de juger de toute manière, sans que l’adversaire puisse faire mieux. — Tel est le point de départ de la maladie, qui gagne ensuite la généralité du public.

Je ne vois d’autre remède a ce mal que de ramener l’enseignement indéfiniment varié des écoles à l’enseignement fondamental d’un plus petit nombre de choses, et sinon d’extirper la passion de la lecture, de le diriger plutôt vers un but, afin que le lecteur bien élevé ne se plaise qu’à ce qui lui procure une connaissance positive et nette, et qu’il ait de l’éloignement pour tout le reste. — Un médecin allemand (M. Grimm) s’attache, dans ses Remarques d’un voyageur, etc., à la polymathie française, comme il la nomme ; mais elle est loin d’être aussi dépourvue de goût qu’elle l’est chez un allemand qui en fait communément un lourd système dont il ne peut ensuite se dégager facilement, tandis qu’une Mesmeriade en France est tout de suite une affaire de mode, et disparait bientôt après complètement.

Le talent ordinaire de donner à son ignorance un aspect scientifique consiste en ce que le superstitieux dise : Comprenez-vous la véritable cause de la force magnétique, ou connaissez-vous la matière qui, dans les phénomènes électriques, produit de si étonnants effets ? — Alors il croit, avec juste raison, pouvoir parler aussi pertinemment, en ce qui regarde les effets très possibles d’une chose qu’à son sens le plus grand naturaliste ne connaît pas mieux que lui, quant à la propriété interne. Mais le naturaliste ne s’occupe que des effets qu’il peut toujours mettre sous les yeux au moyen de l’expérimentation, puisqu’il tient l’objet entièrement sous sa puissance, tandis que le superstitieux recueille des effets qui peuvent n’avoir d’autre origine que l’imagination, soit de la personne qui observe, soit de celle qui est observée, et qui dès lors ne sont susceptibles d’aucune expérimentation véritable.

Il n’y a donc rien de plus à faire contre ce désordre que de laisser magnétiser et désorganiser le magnétiseur animal, tant qu’il lui plaît, et que la crédulité d’autrui le trouve bon, mais en recommandant à la police qu’on n’approche pas en cela de trop près la moralité, et de suivre, quant au reste, la seule pratique du physicien, celle de l’expérimentation et de l’observation, qui font connaître les propriétés de l’objet des sens extérieurs. Une longue réfutation en pareille matière répugne à la dignité de la raison et n’aboutit à rien ; un silence dédaigneux est ce qu’il y a de plus mérité par cette espèce d’égarement, d’autant plus que de pareils phénomènes moraux n’ont qu’une courte durée, et font bientôt place à d’autres folies.

V
À SOMMERING.
DE L’ORGANE DE L’ÂME
1796


Vous me demandez mon avis[57], très honorable Monsieur, sur votre traité si complet d’un certain principe vital chez les animaux, principe qui prend le nom d’organe immédiat des sens (πρῶτον Αἰσθητήριον) lorsqu’il s’agit de la simple faculté de percevoir, et celui de siége commun de la sensibilité (sensorium commune), en ce qui regarde la réunion de toutes les perceptions. Je suis d’autant plus touché d’un pareil honneur, que je ne suis pas tout à fait étranger aux sciences naturelles. — Mais cette question tient aussi à la métaphysique (dont l’oracle, comme on dit, est depuis longtemps muet), ce qui me fait hésiter à recevoir ou à refuser un tel honneur : car il ne s’y agit pas moins du siége de l’âme (sedes animae), quant à sa faculté de sentir (facultas sensitive percipiendi) que par rapport à sa faculté motrice (facultas locomotiva). Il faut donc une réponse à la question de conflit qui pourrait s'élever entre deux facultés qui ont chacune leur juridiction (le forum competens), à savoir la faculté de médecine dans son ressort anatomico-physiologique, et ,1a faculté de philosophie dans son ressort psychologico-métaphysique. Là, comme dans toutes les tentatives de conciliation entre ceux qui seraient volontiers d'avis de tout fonder sur des principes emfnnques, et ceux qui ne veulent que des principes entièrement à priori (ce qui arrive toujours lorsqu'on veut concilier la théorie du droit pur avec la politique comme théorie soumise à des conditions emmriques, ou la théorie pure de la religion avec la religion révélée comme doctrine également soumise à des conditions empiriques), surgissent des dissemblances qui n'ont leur raison que dans l'opposition des facultés devant lesquelles est naturellement portée la question, lorsqu'on y cherche une réponse en s'adressant à une université (comme à un établissement qui embrasse toute espèce de science). — Celui-là donc qui, dans la question présente, attend une solution du médecin comme physiologiste, la compromet aux yeux du philosophe comme métaphysicien ; et réciproquement, celui qui tient le métaphysicien pour compétent aura pour adversaire le physiologiste.

Mais c'est proprement la notion d'un siège de l'âme, qui divise les facultés sur l'organe commun des sens. Mieux vaudrait donc la mettre hors de cause. Ce qui pourrait se faire avec d'autant plus de raison qu'elle demande une présence locale, qui attribue un rapport de lieu à une chose qui n'est qu'un pur objet du sens intime, et qui n'est par conséquent déterminable qu'au point de vue du temps. Cette notion est donc contradictoire. Au contraire, une présence virtuelle, qui n'appartient qu'à l'entendement, qui n'a conséquemment rien de commun avec l'espace, donne une notion qui permet de ne traiter la question proposée (du semormm commune) qu'au point de vue physiologique. — En effet, encore bien que la plupart des hommes croient sentir la pensée dans la tête, c'est là toutefois un simple vice de subreption, qui consiste à prendre le jugement sur la cause de la sensation éprouvée en un certain endroit (du cerveau) pour la sensation de la cause en ce même endroit, et à faire succéder aux traces du cerveau déterminées par les impressions survenues dans cet organe, sous le nom d’idées matérielles (Descartes), les pensées qui s’associeraient suivant certaines lois. Quoique ces traces ne soient que des hypothèses parfaitement arbitraires, elles ne supposent cependant aucun siège de l’âme, et le problème physiologique n’a rien à démêler avec la métaphysique. — Nous n’avons donc affaire qu’à la matière, qui rend possible la réunion de toutes les représentations sensibles dans l’esprit[58]. — Or, la seule matière qui soit propre à cela (comme sensorium commune), d’après la découverte qui résulte de votre profonde analyse, est contenue dans la cavité cérébrale, et n’est que de l’eau. C’est l’organe immédiat de l’âme, organe qui, d’une part, isole les filaments nerveux qui s’y terminent, afin que les sensations dont ils sont les instruments ne se confondent point, et qui, d’autre part, opère entre eux une communauté universelle, pour empêcher que des sensations, éprouvées par la même âme, ne soient cependant hors d’elle (ce qui est une contradiction).

Mais voici la grande difficulté : c’est que l’eau, comme liquide, ne peut facilement se concevoir organisée. Et cependant sans organisation, c’est-à-dire sans une disposition des parties appropriée à une fin, et constante dans sa forme, aucune matière ne peut servir à l’âme d’organe immédiat. Peut-être votre belle découverte n’aurait donc pas encore atteint son but.

Un fluide est une matière fixe dont chaque partie peut être déplacée du lieu qu’elle occupe par l’effort le plus léger. Mais cette propriété semble répugner à la notion d’une matière organisée, que l’on conçoit comme une machine, par conséquent comme une matière fixe[59], qui résiste avec une certaine force au déplacement de ses parties (par conséquent aussi au changement de sa configuration interne). Or, concevoir cette eau en partie liquide, en partie solide (à peu près comme l’humeur cristalline dans l’œil), ce serait aussi aller en partie contre le but qu’on se proposerait en admettant cette propriété d’un organe immédiat de la sensibilité, tout en voulant expliquer la fonction de cet organe.

Qu’arriverait-il si, à la place d’une organisation mécanique, reposant sur une juxtaposition des parties pour la réalisation d’une certaine forme, je préférais une organisation dynamique, fondée sur des principes chimiques (comme l’organisation mécanique repose sur des principes mathématiques), de manière qu’elle pût subsister avec la fluidité de cette matière ? — La division mathématique d’un espace et de la matière qui l’occupe (par exemple de la cavité cérébrale et de l’eau qui la remplit) allant à l’infini, il en peut être de même de la division chimique comme division dynamique (séparation de matières différentes par la dissolution réciproque de leurs espèces) ; elle va également, autant que nous sachions, à l’indéfini (in indefinitum). — L’eau commune pure, regardée naguère encore comme un élément chimique, se trouve maintenant décomposée par des expériences pneumatiques en deux gaz d’espèce différente. Chacun de ces gaz possède, outre sa base, le calorique, qui est peut-être susceptible de se décomposer naturellement en lumière et en une autre matière, comme la lumière, à son tour, se décompose en couleurs diverses, etc. Si Ton ajoute à cela que les végétaux savent tirer de cette eau commune une quantité immense de matériaux en partie liquides, probablement par voie de décomposition et de composition d'une autre espèce, on peut alors se faire une idée de la diversité des instruments que les nerfs rencontrent à leur extrémité centrale dans l'eau du cerveau (qui n'est peut-être que de l'eau ordinaire), à l'effet d'être sensible au monde extérieur, et de pouvoir à leur tour réagir sur lui.

Si maintenant l'on regarde comme une hypothèse la subordination d'une faculté nerveuse à l'esprit dans la pensée empirique, c'est-à-dire dans la transmission et la composition des représentations sensibles données, pour décomposer, suivant la différence propre à chacun des nerfs, l'eau des ventricules cérébraux en ces éléments premiers dont nous venons de parler, et que par la séparation de l'un ou de l'autre on fasse naître des sensations différentes (par exemple celle de la lumière par le moyen de l'excitation du nerf optique, ou celle du son par l'excitation des nerfs acoustiques, etc.), de telle sorte cependant que ces matériaux, après l'excitation finie, se trouvent de nouveau réunis; alors, pourrait-on dire, cette eau sera continuellement organisée sans cependant l'être jamais. De cette manière, cependant, le résultat qui pouvait être obtenu par l'organisation constante sera pareillement atteint, à savoir de faire comprendre, mais seulement quant à sa composition chimique, l'unité collective de toutes les représentations sensibles en un organe commun (sensorium commune).

Mais le problème propre, tel qu'il est posé d'après Haller, n'est cependant pas résolu par là. Ce problème n'est pas simplement physiologique; il doit aussi servir de moyen pour faire concevoir l'unité de la conscience de soi-même (unité qui appartient à l'entendement) dans les rapports d'étendue que l'âme soutient avec les organes du cerveau (qui fait partie des sens externes), par conséquent de faire concevoir le siège de Tàme, comme sa présence locale; ce qui est une question du ressort de la métaphysique, question que non seulement elle ne peut résoudre, mais qui de plus implique contradiction. — En effet, si je dois rendre visible quelque part dans l'espace le lieu de mon âme, c'est-à-dire de mon moi absolu, il faut alors que je me perçoive moi-même par le sens à l'aide duquel je perçois la matière qui m'environne immédiatement. C'est ainsi que, lorsque je veux déterminer le lieu que j'occupe comme homme dans le monde, je suis dans la nécessité de considérer mon corps par rapport avec d'autres corps qui sont hors de moi. — Or, l'âme ne peut se percevoir que par le sens intime, et ne peut percevoir le corps (intérieurement ou extérieurement) que par des sens externes. Elle ne peut donc se déterminer absolument aucun lieu, parce qu'elle devrait, à cet effet, avoir pour objet de sa propre intuition externe elle-même, ce qui répugne. — La solution demandée, par conséquent la question du siège de l'âme, qui est adressée à la métaphysique, conduit à une quantité impossible (1/^2), et l'on peut rappeler, à celui qui l'entreprend, ces mots de Térence : Nihilo plus agas quam si des operam ut eum raUone insanias. On ne peut cependant reprocher au physiologiste, auquel il suffit ^ d'avoir poursuivi la présence purement dynamique jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la présence immédiate, d'avoir demandé au métaphysicien de remplir le vide existant.

VI


DE L'EMPIRE DE L'ESPRIT


SUR LES SENTIMENTS MALADIFS


PAR LA SEULE VOLONTÉ DE LES MAITRISER


Par Em. KANT.


Publié par C.-V. Hufeland, conseiller d'Etat et médecin du roi de Prusse.

1797


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AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR.

L'esprit seul vit ; la vie de l'esprit est la seule vie véritable.

La vie du corps doit toujours être soumise à celle de l'esprit en être maîtrisée. L'esprit ne doit donc pas se soumettre aux fantaisies, aux passions et aux penchants du corps si la vraie vie doit être conservée.

Cette grande vérité a été de tout temps proclamée et consi-dérée par les plus sages de ce monde comme le fondement de toute moralité, de toute vertu, de toute religion, enfin, de tout ce qui, dans l'homme, est grand et divin, et par conséquent de toute vraie félicité. Mais elle ne peut être assez souvent répétée, puisqu'il est dans la nature de l'homme de trouver plus commode de vivre corporellément que spirituellement; d'autant plus que, comme il est arrivé dans les temps les plus modernes, la philosophie elle-même, jadis le soutien de la vie spirituelle, ne reconnaît plus, dans le système de l'identité, de différence entre l'esprit et le corps, et que philosophes et médecins admettent si bien la dépendance de l'esprit, qu'ils en viennent même à excuser tous les crimes comme provenant de cette dépendance de l'âme, de sorte que bientôt l'on en sera au point de ne pouvoir plus rien appeler du non de crime.

Mais où conduit cette opinion? N'est-elle pas directement opposée aux lois divines et humaines qui sont établies sur cette base ? Ne conduit-elle pas au matérialisme le plus grossier? N'anéantit-elle pas toute moralité, toute force delà vertu, force qui consiste précisément à vivre de la vie de l'idée et à soumettre le corporel à l'idée ? N'est-elle pas aussi destructrice de toute vraie liberté, de toute indépendance, de tout empire ou sacrifice de soi-même, enfin, de ce qu'il y a de plus élevé dans ce que l'homme peut atteindre, la victoire sur lui-même ? L'emblème qui représente l'homme comme le cavalier d'un coursier sauvage sera éternellement vrai; il unit un esprit raisonnable à un animal qui doit le porter, mais qui l'attache à à la terre où il doit maintenant le guider et le gouverner. Là est le prçblème de toute sa vie. Ne consiste-t-il-pas, en effet, à combattre en soi cette animalité et à la soumettre à une puissance, plus haute? Ce n'est qu'en domptant cet animal, en s'en affranchissant le plus possible, que l'homme rendra sa vie régulière, raisonnable, morale, et par conséquent véritablement heureuse. Laisse-t-il la domination à l'animal : celui-ci l'emporte çà et là, en fait le jouet de ses caprices et de ses bonds, jusqu'à ce qu'il le précipite mortellement.

Cette domination physique de soi-même est utile, non seulement pour la vie et la santé spirituelle, qui est la plus noble, mais elle contribue grandement aussi à la conservation, à la perfection et à la santé de la vie physique, et devient ainsi un des plus puissants moyens diététiques et curatîfs. Nous ne voulons en aucune façon nier l'influence du corporel sur le spirituel, mais le pouvoir physique de l'esprit sur le corps est encore plus frappant et plus grand. Il peut faire naître des maladies comme il peut en guérir. Il y a plus, il peut tuer ou faire vivre. Ne voyons-nous pas très fréquemment l'épilepsie, les syncopes, les paralysies, les hémorrhagies, une foule d'autres maladies, et même la mort, survenir sous l'influence de la frayeur et d'autres émotions? Et de quoi meurt-on alors? Uniquement d'une action subite et violente de l'esprit sur le corps. Combien de fois les maladies les plus graves n'ont-elles pas résisté a tous les remèdes et cédé simplement à la joie, à l'éveil et à l'élévation de l'esprit! Le fils de Crésus, qui depuis longtemps avait la langue paralysée, recouvra la parole au moment où son père allait être assassiné. Pinel a observé que, grâce au mouvement général et passionné produit par la Révolution française, une foule d'individus, maladifs et languissants depuis des années, étaient redevenus bien portants et forts, et que les maux de nerfs, qui sont surtout les maladies des personnes opulentes, avaient entièrement disparu. Oui, je ne dis pas trop, si je soutiens que la plus grande partie de nos maladies nerveuses opiniâtres et de celles que l'on nomme spasmes, ne sont autre chose que la paresse, l'inertie de l'esprit, la suite du lâche abandon aux sentiments corporels et à leur influence.

Qui peut nier qu'ij y ait des merveilles et des guérisons merveilleuses? Mais que sont-elles sinon des effets d'une ferme croyance à une vertu céleste ou terrestre, et par conséquent des effets de l'esprit ?

Chacun connaît le pouvoir de l'imagination. Personne ne doute qu'il y ait des maladies imaginaires, et qu'une foule d'hommes ne soient malades que de l'imagination de la maladie. Ne serait-il donc pas aussi possible, et infiniment meilleur de se croire bien portant? et ne pourrait-on pas, par ce moyen, tout aussi bien conserver4 et fortifier sa santé que l'altérer et la perdre par le contraire?

Les paroles suivantes de Kant, les dernières que ce grand génie nous ait fait entendre, contiennent cette puissante leçon, et font observer la Vertu curative de l'esprit de même que sa domination sur le corps. Il les a écrites à mon occasion il y a trente ans, et je les ai fait imprimer dans mon journal de médecine pratique; j'ai bien volontiers consenti à la demande que m'a faite l'éditeur, d'une impression séparée et accompagnée de quelques remarques.

Puissent-elles atteindre leur but!

Signé : C.-V. HUFELAND.

Berlin, en mai 1824.

Iéna, en 1797 (1).

Lettre au professeur Hufeland.

Vous pourrez peut-être conclure par la date de ma réponse, en janvier de la présente année, que mes remerclments pour le présent que vous m'avez fait le 12 décembre 1796, de votre livre agréable et instructif sur l'Art de prolonger la vie humaine, avaient été calculés sur une longue vie, si la vieillesse ne suffisait pas pour amener avec elle les fréquents ajournements des plus importantes résolutions; telle est, par exemple, la résignation à la mort. La mort s'annonce toujours trop tôt pour nous, et nous trouve inépuisables en'excuses pour la faire attendre.

Vous désirez de ma part « un avis sur votre tentative de traiter moralement le physique dans l'homme; de représenter tout l'homme, même l'homme physique, comme un être à ramener au côté mural; de faire voir que, dans toutes les

(1) Voir note première. dispositions de notre nature humaine, la culture morale est « indispensable pour le perfectionnement physique; » et vous ajoutez : « du moins je puis assurer que ce ne sont point là « des opinions préconçues; j'avais été conduit irrésistible-« ment à ce genre de traitement par le travail et des recher-« ches. » Cette manière d'envisager la chose trahit non seulement le logicien pratique, mais encore le philosophe, ; c'est-à-dire l'homme qui, pour sa thérapeutique, non seulement accepte de la raison, comme un membre du Directoire de la Convention française, les moyens curatifs qu'elle lui prescrit tels que l'expérience les lui offre, mais qui, comme membre du corps législatif des médecins, les tire de la raison pure, qui doit prescrire avec habileté ce qui est salutaire, et en même temps avec sagesse ce qui est devoir en soi : de sorte qu'il considère aussi la philosophie moralement pratique comme une médecine universelle qui à elle seule ne guérit pas tout, il est vrai, mais qui pourtant ne doit manquer dans aucune prescription.

Ce moyen universel ne concerne que la diététique, c'est-à-dire qu'il n'agit que négativement comme art de prévenir les maladies. Mais cet art suppose un pouvoir que la philosophie seule, ou son esprit (qu'il faut absolument admettre), peut donner. C'est à cet esprit que se rapporte la question diététique suprême renfermée dans ce thème : Du pouvoir de l'esprit de l'homme sur ses sentiments maladifs, par la seule résolution de les maîtriser.

Je me dispenserai de prendre pour exemple à l'appui de la possibilité de cette assertion-l'expérience d'autrui, puisque je puis alléguer la mienne propre; je n'en sortirai même pas, parce qu'elle procède de la conscience, et fait que les autres se demandent en conséquence s'ils n'observent pas aussi la même chose au dedans d'eux. — Je me vois donc obligé de parler beaucoup de moi; ce qui, dans une proposition dogmatique (1),

(1) Dans l'exposition dogmatiquement pratique, par exemple, dam décèle de l'immodestie, mais qui mérite d'être excusé s'il s'agit, non d'une expérience commune, mais d'une expérience ou d'une observation intérieure, que je dois d'abord avoir faite sur moi-même pour pouvoir soumettre au jugement des autres ce qu'ils n'auraient pas aperçu d'eux-mêmes et sans y être portés. —¦ Ce serait une prétention blâmable que de vouloir entretenir autrui de l'histoire intérieure du jeu de mes pensées, qui peuvent bien avoir une importance subjective (pour moi), mais qui n'en ont aucune objective (pour chacun). Mais si cette attention donnée à soi-même et l'observation -qui en résulte, ne sont pas des choses aussi communes, et que chacun puisse être appelé à s'en occuper; si d'ailleurs il s'agit d'un fait qui exige et mérite cette observation, on est dès lors pardonnable d'entretenir un peu les autres de ses sentiments privés.

Mais avant de hasarder de passer à l'exposition du résultat de mon observation de moi-même, au point de vue de la diététique, je dois encore faire une remarque sur la manière dont M. Hufeland pose le problème de la diététique, c'est-à-dire l'art de prévenir les maladies, par opposition à l'art de les guérir, à la thérapeutique.

Il l'appelle « l'art de prolonger la vie humaine. »

Il prend sa dénomination de ce que les hommes désirent le plus ardemment, quoique ce soit peut-être ce qu'il y a de moins désirable. Ils pourraient, à la vérité, faire deux souhaits en même temps, savoir : de vivre longtemps et en bonne santé; mais le dernier souhait n'est pas une condition indispensable du premier, qui est sans condition. Le malade à l'hôpital supporte la douleur et le dénûment pendant des années, et si on lui entend souhaiter souvent une prompte mort pour être délivré de la maladie, ne le croyez pas; il ne paile pas sérieuse-

L'observation de soi-même, qui se rapporte aux devoirs de chacun, celui qui parle ne s'exprime pas par je, mais par nous. Mais dans les récits des sentiments privés (dans la déclaration qu'un malade fait à son médecin), ou d'une expérience sur soi-même, il doit s'exprimer par je. de l'empire de l'esprit. 453

ment. Sa raison le lui dit, à la vérité; mais son instinct naturel veut autrement. S'il fait signe à la mort, comme à son libérateur (Jovi liberaton), il n'en désire pas moins encore un petit délai, et a toujours quelques excuses pour l'ajournement (pro-crastinatio) de son décret péremptoire. Celui qui, dans un emportement furieux, a formé le dessein de se suicider, ne fait aucune réserve, car c'est l'effet d'une affection exaltée jusqu'à la folie. — Des deux promesses faites à l'accomplissement du devoir filial : — « afin qu'il t'advienne bien, et que tu vives longtemps sur terre, » — le dernier renferme le plus puissant mobile, au jugement même de la raison, c'est-à-dire comme devoir dont l'observance est méritoire. Le devoir d'honorer la vieillesse n'est pas principalement fondé sur les égards que l'on exige raisonnablement de la jeunesse pour la faiblesse des vieillards : car ce n'est pas une raison qui puisse leur mériter le respect. La vieillesse veut donc être considérée comme quelque chose de méritoire, parce qu'un certain respect lui est accordé. Ainsi, ce n'est pas sans doute à cause des années d'un Nestor, pas plus qu'à cause de la sagesse due à son expérience longue et variée, qu'il obtient de diriger ceux qui sont plus jeunes que lui, mais simplement parce que, n'ayant souillé sa vie d'aucun crime, il a vécu longtemps, et a pu se soustraire à la mort comme à la sentence la plus humiliante qui puisse frapper un être raisonnable (« Tu es terre, et tu dois redevenir terre ») ; un tel homme a, pour ainsi dire, acquis des droits à l'immortalité pour avoir servi si longtemps d'exemple. Quant à la santé, comme second vœu naturel, la chose n'est que difficile et incertaine. On peut se sentir bien portant (le croire d'après le sentiment agréable de la vie), mais ne pas "savoir si l'on est en bonne santé. — Toute cause de la mort naturelle est maladie; on peut la sentir ou ne pas la sentir. — Il y a beaucoup de personnes dont on peut dire, sans vouloir plaisanter, qu'elles sont toujours mal portantes sans être jamais malades ; dont une diète est un écart et µ? retour incessant

? 454 APPENDICES.

par rapport à leur genre de vie, et qui, malgré leur faiblesse extérieure, ne laissent pas de vivre longtemps, à ne considérer même que la durée de la vie et non leur air maladif. A combien de mes amis ou de mes connaissances n'ai-je pas survécu, qui se glorifiaient d'une santé parfaite, conservée par un genre de vie méthodique, tandis que le germe de la mort (la maladie), prêt à se développer, gisait inaperçu dans leur sein, et tel qui se sentait bien portant ignorait qu'il fût malade ; car la cause d'une mort naturelle ne peut être appelée d'un autre ndm que de celui de maladie. Mais on ne peut sentir la causalité; c'est l'affaire de l'entendement dont le jugement peut errer, tandis que le sentiment ne trompe pas; ce n'est donc que lorsqu'on se sent malade, que Ton dit être tel. Mais on ne se sentirait pas malade, que la maladie peut néanmoins exister dans l'homme d'une manière cachée et prête à se manifester bientôt. C'est pourquoi l'absence de ce sentiment permet simplement de dire, en parlant de sa santé, qu'il semble qu'on se porte bien. Ainsi, la longueur de la vie, si l'on y réfléchit, ne peut prouver que la santé dont on a joui; et la diététique, dans l'art de prolonger la vie (et non d'en jouir), aura d'abord à prouver son habileté ou sa science : comme l'a dit aussi M. Hufeland.

Principe de la Diététique. La diététique ne doit point être calculée sur la commodité; car ce ménagement de ses forces et de sa sensibilité est une délicatesse qui a pour résultat la diminution «t l'épuisement insensible des forces vitales par défaut d'usage, de même que l'épuisement peut résulter d'un emploi excessif et violent. Le stoïcisme, comme principe de la diététique (sustint et obstine) convient donc à la philosophie pratique, non seulement comme morale, mais encore comme médecine. — Celle-ci est donc philosophique lorsque là simple puissance de la raison de l'homme, de dominer ses affections |>hysib;utes par Îm t>rihDE L'EMPIRE DE L'ESPRIT. m

eipe qu'il a en lui-même, détermine la manière de vivre. Si, au contraire, pour exciter ou détruire ces sensations, elle cherche des moyens hors d'elle dans les agents corporels, tels, par exemple, que ceux de la pharmacie ou de la chirurgie, elle est simplement empirique et mécanique.

La chaleury le sommeil trop prolongé, et les soins minutieux que se donnent ceux qui ne sont pas malades, sont de mauvaises habitudes de la commodité. 1. En conséquence de l'expérience que j'ai faite sur moi-même, je ne puis acquiescer au précepte : qu'on doit tenir la tête et les pieds chauds (1). — Je trouve au contraire plus convenable de tenir froides ces deux extrémités (les Russes traitent de même la,poitrine), justement pour me débarrasser du souci de ne pas me refroidir. — Il est certainement plus agréable de se laver les pieds dans de l'eau tiède, que de le faire en hiver avee de l'eau presque glacée; mais parce moyen l'on évite l'inconvénient de relâcher les vaisseaux sanguins dans des parties éloignées du cœur, ce qui, dans la vieillesse, oeeasionne aux pieds des maladies souvent incurables.—T^nir le ventre chaud, surtout par un temps froid, conviendrait mieux pour une règle de diététique que pour la commodité, parce que le ventre renferme les intestins, qui doivçnt pousser pendant un long trajet une matière d'une certaine consistance. Chez les vieillards ce résultat s'obtient à l'aide d'une ceinture (Schmachfriemeri) ou large bandage qui règne sur le bas-ventre et en soutient les muscles; mais la chaleur n'est ici pour rien. 2. Dormir longtemps (ou à plusieurs reprises, en se reposant pendant le jour) est certainement une épargne sur les peines que la vie entraine inévitablement avec elle pendant la veille, et il est assez singulier de se souhaiter une longue vie pour «n passer la majeure partie à dormir. Mais «e qu'il importe de remarquer ici, c'est que ce prétendu moyen de prolonger la

(1) V. note finale deuxième.

  • «ß APPENDICES.

vie, la commodité, va directement contre le but qu'on se ? pbse. Car la veille et la somnolence itératives, pendant les gués nuits d'hiver, sont débilitantes pour tout le système nerveux; elles accablent et énervent en plongeant dans une trompeuse inaction. La commodité est donc ici une cause qui abreg la vie. Le lit est le nid d'une foule de maladies. 3. Se soigner, se faire soigner dans la vieillesse, pour ménager ses forces, en évitant l'incommodité (par exemple, celle de sortir par un mauvais temps), ou en général en abandonnant à d'autres un travail que l'on pourrait achever soi-même, pensant ainsi prolonger sa vie, c'est un soin qui produit directement le contraire, qui même amène une vieillesse précoce et abrège les jours. — 11 serait aussi très difficile de prouver (1) que le grand nombre des personnes devenues très vieilles étaient la plupart manées (2>. — Le privilège de vivre longtemps est héréditaire dans quelques familles; en se mariant de l'une à l'autre, on peut bien établir une race de cette espèce. C'est aussi un bon principe politique pour encourager le mariage, que de l'estimer autant qu'une longue vie quoique l'expérience donne proportionnellement peu d'exemples de personnes qui soient devenues très vieilles à côté l'une de l'autre; mais il est seulement ici question du principe physiologique de la longévité telle que la nature l'ordonne, et non du principe politique, c'est-à-dire de la manière dont la convenance de l'Etat désire tourner à ses vues l'opinion publique. Au reste, le philosopher, sans être précisément philos<K phe, est aussi un moyen d'éloigner certaines affections désaffréa blés, et, partant, ïagitation de l'âme, qui prend à son travail un intérêt suffisant pour s'affranchir, quoique par forme d jeu, des accidents extérieurs, et se fortifier intérieurement ? manière à ne pas laisser languir la force vitale. Au cont · la philosophie qui prend intérêt au tout du but final de l^"^

(1) V. note finale troisième, (î) V. note finale quatrième. DE L'EMPIRE DE L'ESPRIT. 487

son (but qui est l'unité absolue), porte en soi un sentiment de la force, qui peut bien réparer jusqu'à un certain point les faiblesses de l'âge par l'estimation rationnelle du prix de la vie. — Mais de nouvelles perspectives s'ouvrent à l'extension de ses connaissances, et, quoiqu'elles n'appartiennent pas directement à la philosophie, elles produisent cependant le même effet, ou du moins un effet analogue; et si le mathématicien y prend un intérêt immédiat (non comme à un instrument pour un autre dessein), alors il est aussi philosophe en cela, et jouit du bienfait de cette espèce d'excitation de ses forces dans une vie rajeunie et prolongée sans épuisement.

Mais ceux aussi pour qui des occupations frivoles sont de véritables affaires, et qui, exempts de soucis réels, sont cependant toujours occupés, toujours affairés, bien qu'ils s'occupent de riens, mais parce que ces riens sont beaucoup pour leurs cerveaux bornés, ceux-là aussi, dis-je, atteignent en général un bel âge. — Un homme très âgé trouvait un grand intérêt à entendre sonner dans sa chambre, toujours les unes après les autres, un grand nombre de montres de toilette; ce qui l'occupait plus que suffisamment toute la journée, lui et un horloger, et procurait à ce dernier l'occasion de gagner. Un autre trouvait une occupation suffisante à donner à manger à sa volière et à la soigner: il partageait son temps entre ce soin et le sommeil. Une vieille femme opulente passait son temps à son rouet, en causant de choses insignifiantes ; elle se plaignait en conséquence dans son extrême vieillesse, comme de la perte d'une bonne compagnie, de ce que, ne pouvant plus désormais sentir le fil entre ses doigts, elle courait le risque de mourir d'ennui. Cependant, pour que mon discours sur la longueur de la vie ne vous ennuie pas, et par cela même ne vous devienne pas dangereux, je veux ici mettre des bornes à ce bonheur de parler que l'on raille comme un vice de la vieillesse, quoiqu'on ne le blâme ordinairement pas. 488 APPENDICES.

1° De l'Hypocondrie.

La faiblesse de s'abandonner sans courage à ses sentiments maladifs en général, quand ils n'ont aucun objet déterminé, sans chercher par conséquent à les maîtriser par la raison, s'appelle hypocondrie vague (hyp. vaga.) (1). Elle n'a aucun siège fixe dans le corps; elle est enfantée par l'imagination, et pourrait par conséquent aussi s'appeler fictive. Celui qui en est affecté croit avoir toutes les maladies dont il lit les descriptions dans les livres; elle est précisément le contraire de cette puissance que possède l'esprit de maîtriser ses sentiments maladifs; c'est une lâcheté consistant à couver, pour ainsi dire, des maux qui pourraient arriver aux hommes, sans qu'on pût leur résister s'ils survenaient; c'est une sorte de folie qui peut sans doute avoir sa raison dans d'autres maladies (telles que les flatuosités ou les obstructions) sans qu'on puisse dire la manière dont elle affecte immédiatement le sentiment, mais qui est éprouvée comme un mal imminent représenté par le jeu de l'imagination ; enfin, c'est une maladie dans laquelle celui qui en est atteint se tourmente lui-même (heautontimoru-menos), et, au lieu de se rassurer, invoque en vain les secours de la médecine; il n'y a en effet que le patient seul qui puisse, par la diététique du jeu de ses pensées, mettre fin aux images fatigantes qui se présentent à son esprit sans qu'il le veuille, et qui l'occupent de maux auxquels il n'y aurait pas de ramè--des s'ils existaient réellement. — On ne peut exiger que celui qui est atteint de cette maladie, et pendant tout le temps qu'il en est affecté, se rende maître de ses sentiments maladifs, par la volonté seule; car, s'il le pouvait, il ne serait pas hypocondriaque. Un homme raisonnable ne souffre pas de l'hypocondrie ; mais s'il se sent atteint de certaines peines qui menacent de dégénérer en rêveries, c'est-à-dire d'un mal imaginaire, il

(i) Par opposition à l'hypocondrie topique (hypocondrta intestinalis). de l'empire de l'esprit. 480

se demande aussitôt si elles ont un objet certain. N'en trouve-t-il aucun qu'il puisse considérer comme la cause de cette affection, ou s'aperçoit-il que, dans le cas même où sa peine a un objet réel, il n'y a cependant rien à faire pour la détourner : alors il passe à l'ordre du jour, d'après cette sentence de son sens intime, c'est-à-dire qu'il laisse son affection (qui est alors simplement topique), siéger à sa place (comme si elle ne le touchait pas), et applique son attention aux affaires dont il doit s'occuper.

Ma poitrine faible et étroite, qui permet peu de jeu aux mouvements du cœur et des poumons, m'avait donné pour l'hypocondrie une prédisposition naturelle, qui, dans ma jeunesse, allait jusqu'au dégoût de la vie. Mais la réflexion que la cause de mes saisissements de cœur était peut-être purement mécanique et irrémédiable prit bientôt le dessus, au point que je n'y fis plus attention, et que, pendant que je me sentais de l'agitation dans la poitrine, le repos et la sérénité régnaient dans ma tête. — Cette bonne humeur, je la faisais toujours partager à dessein et naturellement à ceux avec lesquels je me trouvais, et non suivant la versatilité du caprice (comme il arrive d'ordinaire chez les hypocondriaques).Et,comme on goûte plus la vie par la liberté même de l'usage qu'on en fait que parce qu'on en jouit, les travaux de Tesprit peavent par conséquent donner des sentiments de la vie d'une espèce particulière en opposition aux entraves du corps. L'oppression m'est restée, car la cause en est dans ma structure corporelle; mais je suis devenu maître de son influence sur mes pensées et mes actions, en •détournant mon attention de ce sentiment, comme s'il ne m'affectait pas tra tout ·(!). â° Du Sommeil. €e que les Turcs disent de la tentpiérance, d'après leurs ^ritocipes sur la prédestination, « que la portion que chaque

(1) V. note finale cinquième. 460 APPENDICES.

homme doit manger durant sa vie a été faite dès le commencement du monde, et que, s'il dépense en gros morceaux la part qui lui est destinée, il peut compter qu'il aura d'autant moins de temps à manger et par conséquent à vivre, » peut aussi servir de règle dans une diététique, comme livre pour des enfants (car lorsqu'il s'agit de jouissance les hommes faits doivent aussi être traités par les médecins comme des enfants). On peut donc dire, par analogie à la croyance des Turcs, qu'à la naissance de chaque homme le destin lui a mesuré sa part de sommeil, et que celui qui depuis sa naissance jusqu'à l'âge d'homme a trop dormi (c'est-à-dire s'il a dormi plus du tiers de son temps, ne doit plus se promettre d'avoir encore longtemps à dormir), c'est-à-dire à vivre et à vieillir. — Celui qui a passé dans l'engourdissement du sommeil, comme dans une douce jouissance (la siesta des Espagnols) ou comme moyen d'abréger le temps (de passer les longues nuits d'hiver), beaucoup plus du tiers de sa vie, ou qui s'y livre par intervalles chaque jour et non une fois seulement, se trompe grandement dans l'estimation de la quantité de la vie, tant par rapport au degré que par rapport à la durée. — Puis donc qu'en général un homme souhaite difficilement que le sommeil ne soit pas un besoin pour lui (ce qui prouve cependant qu'il considère une longue vie comme une longue affliction, et que plus il aura dormi, plus il se sera épargné de peine), il est donc plus convenable, aussi bien pour le sentiment que pour la raison, de mettre entièrement de côté ce tiers de jouissance et de repos, et de le consacrer à la restauration indispensable à la nature : mais cependant avec une dis-pensation régulière du temps, du moment qu'il nous est donné jusqu'à notre fin, quelque éloignée qu'elle puisse être (1).

Un des caractères des sentiments maladifs, c'est qu'on ne peut ni dormir ni veiller pendant le temps déterminé et habituel de ces fonctions, mais on ne peut surtout dormir quand il

(1) V. note finale sixième. DE L'EMPIRE DE L'ESPRIT. 464

le faudrait; si l'on se décide à se coucher, on est accablé par l'insomnie. Le conseil ordinaire des médecins est, en pareil cas, de chasser de son esprit toute pensée; mais elles ne tardent pas à revenir, ou d'autres à leur place, et entretiennent l'insomnie. II n'y a pas d'autre conseil diététique que d'en détourner continuellement l'attention au moyeD d'une perception intérieure de la conscience d'une pensée qui se gouverne (tout comme si on tournait l'attention d'un autre côté en fermant les yeux). Il résulte insensiblement de cette distraction de toute pensée qui se présente a l'esprit, une confusion de représentations qui arrache à la conscience de la position corporelle (extérieure), d'où naît un ordre de choses tout différent, je veux dire un jeu involontaire de l'imagination (qui est le rêve dans l'état de santé). Et alors, par une opération admirable de l'organisation animale, le corps n'a plus de ressorts pour les mouvements animaux, mais il est très profondément agité par les mouvements vitaux et même par des songes, qui, bien que nous ne nous les rappelions pas pendant la veille, n'ont cependant pas pu ne pas avoir lieu : parce que, lors même qu'ils manqueraient entièrement, si la force nerveuse, partant du cerveau comme du siège des représentations, n'agissait pas conjointement avec la force musculaire des viscères abdominaux, la vie ne pourrait se conserver un seul instant. Il est donc probable que tou» les animaux rêvent en dormant.

Mais quelquefois celui qui s'est mis au lit avec une disposition au sommeil est dans l'impossibilité de s'endormir, empêché qu'il en est par une foule de pensées qui l'occupent. En ce cas, il sent dans le cerveau quelque chose de spasmodique qui s'accorde bien avec cette observation, qu'un homme immédiatement après son sommeil est plus grand d'environ un demi-pouce que lorsqu'il est resté au lit sans y dormir. — L'insomnie étant un défaut de la vieillesse débile, et le côté gauche étant surtout affecté de cette débilité (4), je ressentais de-

(1) C'est un préjugé tout à fait sans fondement, pour ce qui regarde la 46S APPENDICES.

puis près d'un an ces attaques spasmodiques et une irritation très sensible de cette espèce (quoiqu'elle ne produisit pas de mouvements réels visibles des membres, comme dans les spasmes) que j'aurais pu, suivant certaines descriptions, regarder comme des affections goutteuses, et pour lesquelles j'aurais dû appeler un médecin. Mais alors, impatient de ne pouvoir dormir, je recourus aussitôt à mon remède stoique, d'entretenir sévèrement ma pensée d'un objet que je choisissais à volonté, quel qu'il fût; par exemple, je la fixais sur une des nombreuses idées accessoires qui s'attachent au nom de Cicéron, et de détourner par conséquent mon attention de cette sensation ; par ce moyen la sensation s'émoussait promptement, en sorte que l'assoupissement prenait le dessus. Je puis toujours, quand des attaques réitérées de ce genre ont lieu dans les petites intermittences du sommeil de la nuit, obtenir avec la même facilité le même résultat. Mais la rougeur ardente des orteils du pied gauche me prouvait bien le lendemain matin qup la douleur n'était pas imaginaire. — Je suis certain que beaucoup d'accidents goutteux, si la privation des plaisirs ne suffit pas pour en guérir; que les spasmes et même les

force dans l'usage de ses membres extérieurs, de croire que la force ou la faiblesse d'une des deux parties du corps doit dépendre uniquement de l'exercice qu'on leur a donné, et de la manière dont on a pris l'habitude de le faire dès sa jeunesse, comme si, dans le combat, on se sert de la main droite ou de la gauche pour manier le sabre; ou bien si un cavalier s'appuie sur l'un ou l'autre étrier pour tourner son cheval à droite ou à gauche, etc. Mais l'expérience apprend que celui qui se fait prendre mesure de souliers sur le pied gauche trouve celui du pied droit trop étroit, si le gauche est juste', sans que l'on puisse en attribuer la faute aux parents, qui ne pouvaient mieux élever leurs enfants. De même l'avantage du côté droit sur le gauche se remarque ert ce que celui qui veut descendre dans un creux profond, pose d'abord le pied gauche et avance avec le droit; sinon, il court risque de se précipiter. De ce que l'infanterie prussienne est exercée à ouvrir la marche avec le pied gauche, ce n'est pas une raison de douter de la vérité de mon assertion; au contraire , car elle pose d'abord le pied gauche pour s'en servir comme d'un hypomochlion,afin de prendre par le côté droit l'élan de l'attaque et l'exécuter de droite à gauche. de l'empire de l'esprit. 463

accès épikptiques (pourvu que ce ne soit pas chez les enfants et chez les femmes), qui n'ont pas la force de résolution suffisante), ainsi que la goutte, réputée incurable; je suis certain, dis-je, que toutes ces affections pourraient être diminuées dans chaque nouvel accès et insensiblement guéries par la ferme résolution d'en détourner l'attention (4).

3° Du boire et du manger. Dans l'état de santé et pendant la jeunesse, ce qu'il y a de plus convenable par rapport à la jouissance, quant au temps «t à la quantité, c'est de consulter simplement son appétit (la faim ou la soif). Miis au nombre des faiblesses inséparables de la vieillesse est une certaine habitude d'un genre de vie éprouvé et reconnu salutaire; savoir, de passer tous ses jours comme l'on en a passé un ; principe diététique le plus favorable pour une longue vie, mais avec cette réserve pourtant qu'on tte prenne rien contre son appétit. — L'appétit se refuse dans la vieillesse, surtout chez les hommes, à prendre des liquides en abondance (à manger trop de soupe ou de boire trop d'eau); il s'accommode mieux, au contraire, d'une nourriture solide, de boissons excitantes, telles que le vin, pour favoriser les mouvements vermiculaires des intestins (qui, parmi tous les autres organes, semblent avoir le plus de vie propre, puisque, si on les extrait encore chauds du ventre d'an animal, H qu'on les divise, ils rampent comme des vers, dont on peut non seulement sentir, mais même entendre le travail), et «n même temps pour porter dans la circulation ces particules qui, par l'excitation qu'elles y produisent, sont favorables au «ours du sang dans les ventes. Mais chez les vieilles gens, l'earu met plus de temps, 1er»-qu'elle est une fois mêlée au sang, à parcourir le long trajet

(1) V. note finale septième. 464 APPENDICES.

qu'elle doit faire pour arriver des reins à la vessie et à se séparer du sang, si elle contient des parties qui ne soient pas assimilées au sang (tel que le vin) et qui occasionnent une irritation des vaisseaux excréteurs; mais le vin est quelquefois employé comme médicament, et alors la prescription de son usage n'appartient pas à la diététique. Ne pas trop se presser d'obéir à l'accès de l'appétit pour Feau (à la soif), qui le plus souvent n'est qu'un effet de l'habitude, et prendre sur ce sujet une résolution ferme, est le moyen de maintenir ce désir dans la mesure du besoin naturel de prendre des liquides avec des aliments solides. Chez la plupart des vieilles gens, d'ailleurs, l'instinct naturel repousse la jouissance des boissons. On ne dort pas bien non plus, du moins pas profondément, si l'on a l'estomac surchargé d'eau, parce qu'elle diminue la chaleur du sang.

On a souvent demandé si, d'après les règles de la diététique, il était permis de ne faire qu'un seul repas dans vingt-quatre heures, comme on ne fait qu'un seul sommeil, ou bien s'il ne serait pas plus salutaire de retrancher quelque chose à l'appétit du dîner, afin de pouvoir faire un repas le soir. Le dernier de ces partis abrège certainement le temps. Je regarde le premier de ces régimes comme préférable à la période moyenne de la· vie, que l'on a coutume de nommer les meilleures années, et le dernier comme plus convenable dans la grande vieillesse. Car, puisque le temps nécessaire pour l'opération des intestins, pendant le besoin de la digestion, s'écoule sans aucun doute plus lentement chez les vieillards que chez les jeunes gens, on doit croire qu'il est préjudiciable à la santé de donner à la nature une nouvel^ tâche par un repas le soir, quand le premier temps de la digestion n'est pas encore écoulé. — De cette manière, on doit considérer comme un sentiment maladif, dont on peut être maître, le désir de manger le soir, après s'être rassasié à midi; tellement que l'on pourrait même prévenir le retour de tels accès, et qu'on ne les sentirait plus qu'en temps opportun. de l'empire de l'esprit. 46S

4° Des sentiments maladifs résultant du contre-temps dans la pensée.

La pensée est pour le savant une nourriture sans laquelle il ne peut vivre pendant la veille et dans la solitude; elle peut consister dans la lecture ou la méditation (la réflexion ou la fiction). Mais .s'occuper trop assidûment d'une pensée fixe en mangeant ou en marchant, fatiguer en même temps la tête et l'estomac, ou la tête et les pieds, produit l'hypocondrie dans un cas, et dans l'autre le vertige. Ainsi, pour maîtriser ce sentiment maladif par la diététique, rien n'est plus nécessaire que de remplacer l'occupation mécanique de l'estomac ou des pieds par le travail spirituel de la pensée, d'empêcher celui-ci pendant le temps consacré à la restauration, et de laisser un libre cours au jeu de son imagination comme à une mécanique; d'où il arrive qu'un homme studieux a besoin d'une résolution généralement prise et ferme de la diète dans la pensée. Les sentiments maladifs se présentent lorsque, pendant un repas sans société, l'on s'occupe à lire ou à réfléchir en même temps que l'on mange, parce que les forces vitales se trouvent détournées de l'estomac que l'on accable par le travail de tête. La même chose arrive encore si, pendant une promenade (1), l'on se fatigue par la réflexion en même temps que l'on mar-

(1) Les personnes studieuses se défendent difficilement de se livrer à des réflexions lorsqu'elles font des promenades solitaires. Mais j'ai observé sur moi-même, et j'ai appris d'autres personnes que j'ai questionnées, qu'elles faisaient aussi cette remarque, qu'en marchant, on se fatigue bien plus vite si l'on se livre à des pensées fortes, qu'au contraire l'exercice est restaurant si l'on s'abandonne au libre jeu de son imagination. Cela arrive encore plus facilement si, pendant cet exercice, l'on entretient une conversation soutenue et réfléchie avec quelqu'un; alors on se voit bientôt obligé de continuer le jeu de ses pensées en s'asseyant. La promenade en pleine campagne a précisément pour objet de distraire l'attention, lorsqu'elle est fixée sur un objet unique par la variété des objets qui entourent et des localités.

80 466 APPENDICES.

che. L'on peut encore ajouter à cela tes veilles prolongées (das Lucubnren), si l'on n'y est pas accoutumé. Cependant les sentiments maladifs nés des travaux de l'esprit faits à contretemps (invita Minerva), ne sont pas de telle sorte, qu'ils se laissent enlever subitement et immédiatement par la seule volonté; ce n'est au contraire qu'en se déshabituant, en vertu du principe qui leur est opposé, qu'ils cèdent insensiblement. Je parlerai d'abord de l'habitude contraire.

5° Moyens de se Réserver et de se guérir des accidents maladifs, par Vaction de la volonté sur la respiration. Il n'y a que peu d'années, j'étais encore de temps en temps affligé d'une difficulté de respirer et d'une toux, deux accidents qui m'étaient d'autant plus incommodes, que quelquefois ils arrivaient quand je me mettais au lit. Pour ainsi dire irrité de ce trouble dans mon sommeil, je résolus que, la première fois qu'il surviendrait, je fermerais parfaitement la bouche pour ne respirer que par le nez : d'abord je ne pus respirer que faiblement ; et, comme je ne discontinuais pas de respirer avec plus de force de· la même façon, tout à coup la respiration nasale s'établit avec pleine liberté; après quoi je pus enfin m'endor-mir. — Quant à la toux, elle était également convulsive, et entrecoupée d'inspirations et d'expirations saccadées (mais non continue, résonnante et éclatante comme dans le rire). C'était surtout celle qu'en Angleterre l'on nomme vulgairement la toux de vieillard (alité); elle m'était d'autant plus incommode qu'elle s'établissait quelquefois immédiatement après que je m'étais réchauffé au lit, et retardait mon sommeil. Pour empêcher cette toux, qui était excitée par l'irritation qu'occasionnait l'air arrivant par la bouche dans les bronches (1), il fallait

(1) L'air atmosphérique, s'il circulait à travers les trompes d'Eustache (par conséquent lorsque les lèvres sont fermées), ne rendrait-il pas plus de l'empire de l'esprit. 467

non pas une opération mécanique (pharmaceutique), mais seulement une action immédiate de l'esprit, à savoir, de détourner tout à fait Y attention de cette irritation, et, en appliquant fermement soîi esprit sur un objet déterminé quelconque

vif le sentiment de bien-être dans les organes vitaux fortifiés, en déposant de l'oxygène dans ce conduit voisin du cerveau, ce qui est la même chose que si l'on buvait de l'air, d'où il arrive que ce fluide, quoiqu'il n'ait pas d'odeur, fortifie néanmoins les nerfs de l'olfaction et les vaisseaux absorbants qui sont placés dans leur voisinage ? L'on n'éprouve pas danstoue les temps cette agréable jouissance produite par l'air; parfois c'est un véritable plaisir de le boire à longs traits à son passage, ce qui n'arrive pas si l'on respire par la bouche.— Mais il est de la plus grande importance en diététique de contracter Y habitude de respirer exclusivement par le nez, afin que la respiration ne s'effectue pas différemment, même pendant le sommeil le plus profond, et qu'à l'instant où elle s'opère par la bouche on s'éveille aussitôt d'effroi, ainsi que cela m'est arrivé quelquefois avant que je me fusse habitué à ne respirer que par le nez. — Si l'on est contraint de marcher vite ou en montant, il convient de prendre la ferme résolution de ne pas déroger à cette règle, et, plutôt que d'y faire exception, de modérer sa marche. Il en serait de même dans le cas où un précepteur voudrait donner de l'exercice à ses élèves; il faut que dans leur marche ils observent un silence absolu plutôt que de faire une seule respiration par la bouche. Mes jeunes amis (mes auditeurs autrefois) ont apprécié cette maxime de diététique comme expérimentale et salutaire ; ils ne la comptent pas parmi les puérilités parce qu'elle n'est qu'un remède banal qui fait que l'on peut se passer de médecin. — Il faut aussi remarquer que, bien qu'il semble qu'on ne puisse pas sans préjudice s'affranchir de cette règle pendant les longs discours, on doit alors encore éviter de trop respirer par la bouche. Car alors la respiration s'effectue par les deux voies. En effet si, pendant le débit, le nez était obstrué, on dirait de l'orateur qu'il parle du nez (ce qui est fort désagréable), parce qu'au contraire il ne parle pas par le nez. Réciproquement il ne parle pas du nez, lorsqu'il parle réellement par le nez, ainsi que le conseiller Lichtenberg l'a observé avec justesse et enjouement. — C'est aussi par la même raison que celui qui parle longtemps et à haute voix (le lecteur ou le prédicateur) peut le faire pendant une heure sans s'enrouer, parce qu'il a soin de respùrn seulement par le nez, seule voie par laquelle la respiration puisse être réglée, et non par la bouche, qui ne doit servir qu'à Vexpiration. — Un autre avantage de l'habitude de respirer la bouche toujours fermée, quand du moins on ne parle pas seul, c'est que la salive, qui est continuellement sécrétée, humecte la gorge, sert à favoriser la digestion {stomacale), et agit peut-être aussi comme laxative (une fois avalée), si Ton est assez fortement résolu de ne pas la prodiguer par une mauvaise habitude.

M 468 APPENDICES.

(comme je l'ai dit plus haut pour les accidents spasmodiques), empêcher l'expulsion de l'air. Je sentais distinctement que le sang me montait alors à la figure ; mais la salive, excitée par cette irritation, en prévenait l'effet, l'expulsion de l'air, et occasionnait une déglutition de cette humeur. — Voilà une opération de l'esprit pour laquelle une ferme résolution est nécessaire à un haut degré, mais est aussi d'autant plus bienfaisante.

6° Des conséquences de l'habitude de respirer la bouche fermée. L'effet immédiat de cette habitude chez moi, c'est qu'elle se continuait pendant le sommeil, et que j'étais aussitôt réveillé, si par hasard il m'arrivait alors d'ouvrir la bouche et de faire une inspiration par cette voie ; d'où l'on voit que le sommeil, ainsi que les rêves, ne sont pas tellement éloignés de l'état de veille, que l'on ne puisse aussi exercer de l'attention sur la position où l'on se trouve dans cet état : ne peut-on donc pas juger par là comment ceux qui, s'étant proposé le soir de se lever très matin (fût-ce pour une promenade), s'éveillen&plus tôt que de coutume, puisqu'il est à présumer que les horloges d'une ville les éveillent parce qu'ils doivent y faire attention et les entendre même au milieu de leur sommeil. — La conséquence médiate de cette louable coutume est que, dans les deux cas, elle empêche cette toux involontaire et habituelle (non pas la toux d'une pituite, qui a ponr objet l'expectoration volontaire), et par conséquent prévient une maladie par le seul pouvoir de la volonté.—J'ai de même remarqué qu'après avoir éteint ma lumière (etm'être mis au lit), tout à coup j'étais saisi d'une soif ardente, qui m'obligeait d'aller, en tâtonnant dans l'obscurité, chercher un pot à eau dans une autre chambre, pour me désaltérer; alors j'entrepris de respirer avec force, à pleine poitrine, et pour ainsi dire de boire l'air par le nez : par ce moyen, dans quelques secondes, ma soif fut entièrement passée. C'était une irritation maladive, qui fut enlevée par une irritation contraire.

» DE L'EMPIRE DE L'ESPRIT. 469

CONCLUSION.

Méditation. — Vieillesse. Des accidents maladifs dont le sentiment peut être maîtrisé par l'esprit, dirigé fermement parla volonté, considéré comme la souveraine puissance d'un animal raisonnable, sont tous ceux d'espèce spasmodique. Mais on ne peut pas dire réciproquement que tous ceux de cette sorte puissent être empêchés ou guéris par la seule force de la résolution. — Car quelques-uns d'entre eux sont tels que si l'on tentait de les soumettre au pouvoir de la volonté, les douleurs spasmodiques seraient de beaucoup augmentées : c'est le cas où je me trouve, puisque la maladie qui a été décrite il y a environ une année dans la Gazette de Copenhague, comme « un catarrhe épidémique, compliqué de céphalalgie » (j'éprouve cependant depuis plus d'un an une sensation pareille), m'a en quelque sorte désorganisé pour les travaux propres de l'esprit; elle m'a du moins affaibli et allourdi ; et comme cette oppression s'est jointe à la faiblesse naturelle de l'âge, elle ne cessera probablement qu'avec la vie. L'état maladif qui accompagne la pensée, qui la rend difficile, en tant qu'elle est la fixation d'une idée (l'unité de la conscience des représentations réunies), occasionne le sentiment d'un état spasmodique de l'organe (du cerveau), le sentiment d'un état de compression qui, à la vérité, n'affaiblit pas précisément la pensée ni même la réflexion, comme il affaiblit le souvenir par rapportaux pensées d'autrefois, mais qui doit aider, favoriser dans un discours (improvisé ou écrit) la ferme liaison des idées. Il produit même un état spasmodique involontaire.

(1 ) Je la considère comme une goutte qui s'est jetée en partie sur le cerveau.

  • 470 APPENDICES.

du cerveau, état qui est une sorte d'impuissance de conserver l'unité de la conscience dans la succession des représentations. Aussi m'arrive-t-il de prévenir mon auditeur ou mon lecteur de ce que je veux lui dire, comme on le fait constamment dans tout discours, de lui mettre devant les yeux le but que je veux atteindre, ensuite le point d'où je suis parti (sans ces indications il ne se trouve plus de liaison dans le discours) ; et si alors je veux en unir les deux extrémités, je suis obligé de demander tout à coup à mon auditeur (ou de me demander secrètement à moi-même) : Où donc en étais-je? D'où suis-je parti? Ce vice est celui non seulement de l'esprit ou de la mémoire, mais de la présence d'esprit (dans la liaison); c'est-à-dire que c'est une distraction involontaire et un défaut très pénible ; défaut qu'à la vérité l'on peut corriger dans les écrits, mais avec beaucoup de peine, et auquel on ne remédiera pas parfaitement, surtout dans les écrits philosophiques, où il n'est pas toujours si facile de remonter au point d'où l'on est parti.

Il en est du mathématicien, qui dispose devant lui ses notions ou ce qui en tient lieu (les signes des grandeurs et des nombres) en se les représentant en intuition, de sorte que, quelque chemin qu'il ait fait, il peut s'assurer si tout est juste, autrement que de celui qui s'occupe d'une partie où il faut toujours fixer son sujet flottant devant soi dans l'air, telle que la philosophie pure (logique et métaphysique), où l'on est obligé de l'examiner non seulement en partie, mais dans toute l'étendue du système (de la raison pure). Il n'est par conséquent pas surprenant qu'un métaphysicien soit plutôt invalide que celui qui étudie dans une autre partie, comme les philosophes pratiques; il doit cependant y avoir quelques-uns de ceux-ci qui s'appliquent entièrement à la philosophie spéculative, parce qu'en général sans métaphysique il ne pourrait y avoir de philosophie. On peut encore expliquer par là comment il arrive qu'on puisse se flatter d'être bien portant pour son âge, quoique à la vérité, par rapport à certaines circonstances qui nous atteignent on dût de l'empire de l'esprit. 471

se faire inscrire parmi les malades. Car, puisque l'impuissance empêche en même temps l'usage, par conséquent l'abus et l'épuisement des forces de la vie,—et qu'alors on avoue ne vivre que comme à un degré inférieur (comme un végétal), c'est-à-dire pouvoir manger, boire et dormir seulement, ce qui suffit pour constituer l'état de santé dans l'existence animale, mais ce qui s'appelle être invalide ou malade pour l'existence civile (qui oblige à des devoirs publics), — ce candidat de la mort ne se contredit pas du tout là-dessus.

L'art de prolonger la vie humaine conduit là : qu'enfin Ton n'a souffert que de telle façon parmi les vivants; ce qui n'est certainement pas la position la plus divertissante (1). Mais je pèche moi-même en cela. Car pourquoi ne veux-je pas faire place au monde nouveau qui s'efforce d'arriver, et me retranché-je les jouissances habituelles de la vie pour continuer de vivre? Pourquoi traîner une vie débile, d'une longueur extraordinaire, à travers les privations? Pourquoi occasionner par mon exemple le désordre dans les registres mortuaires, où cependant se compte la durée probable de la vie de ceux qui sont plus faibles naturellement? Pourquoi vouloir faire dépendre d'une ferme volonté tout ce qu'on appelait autrefois le destin (auquel on se soumettait humblement et dévotement), volonté dans laquelle cependant on ne trouve pas facilement une règle d'une diététique générale suivant laquelle là raison puisse exercer une puissance curative immédiate , et qui supplante jamais les formules thérapeutiques des officines ?

(1) V. note finale huitième. 472 APPENDICES.

POST-SCRIPTUM.

Précautions que les imprimeurs et les éditeurs devraient prendre par rapport aux yeux. Dois-je donc prier l'auteur de l'art de prolonger la vie humaine, et particulièrement la vie littéraire, d'avoir en outre la •ienveillance de penser à ménager les yeux des lecteurs (et surtout des lectrices, dont le nombre est grand aujourd'hui, et qui doivent sentir plus fortement l'inconvénient des lunettes), auxquels on fait actuellement la chasse de tous côtés par une misérable afféterie des imprimeurs (car les lettres, comme peinture, n'ont absolument rien de beau en elles-mêmes) ; afin que, de même qu'à Maroc, où la couleur blanche de toutes les maisons occasionne la cécité à une grande partie des habitants, ce mal n'arrive pas parmi nous par une cause analogue, et que les imprimeurs soient plutôt soumis à des mesures de police sur cet objet. — La mode de ce jour veut qu'il en soit autrement, c'est-à-dire : 1° Que l'on imprime, non pas avec de l'encre noire mais avec de la grise, parce qu'elle marque plus doucement et plus agréablement sur du beau papier blanc. 2° Avec des lettres de Didot à pieds effilés, et non à petites têtes larges, qui répondraient mieux à leur nom de lettres, qui signifie, pour ainsi dire, bâtons de livres, pour s'appuyer. 3° D'imprimer avec des caractères latins (bons pour l'écriture cursive) un ouvrage dont le contenu est allemand, desquels Breitkopf disait avec raison que personne n'en pouvait, à cause des yeux, soutenir la lecture aussi longtemps qu'avec les caractères allemands. 4° Avec des caractères aussi fins qu'il le faut pour que les notes à ajouter (et qui seront encore en plus petits caractères) soient lisibles (1).

(I) V. note finale neuvième. Pour remédier à ce vice, je propose de prendre pour modèle l'impression du journal de Berlin, selon le texte et les notes; car quelque parti que Ton veuille prendre, on sentira les yeux attaqués par la lecture de ceux dont nous avons parlé plus haut, tandis qu'ils seront considérablement fortifiés parcelle de ces derniers (1).

(1 ) Parmi les accidents maladifs des yeux (non pas les maladies proprement dites), j'en ai éprouvé un qui m'a affecté pour la première fois dans ma quarantième année ; ensuite, à des intervalles d'une année, et qui maintenant m'arrive plusieurs fois dans la même année. Voici quel en était le symptôme : Lorsque je lisais sur une feuille, tout à coup toutes les lettres devenaient confuses, et à cela s'ajoutait une certaine faiblesse de la vue qui me les rendait entièrement illisibles. Cet état, qui ne durait pas plus de six minutes, eût été très dangereux pour un prédicateur habitué à lire son discours sur des feuilles ; mais pour moi, qui exposais de tête, après suffisante préparation, mes matières de logique ou de métaphysique, il ne me donnait aucun souci, si ce n'est que cet accident pouvait être l'a-vant-coureur de la cécité. Je suis maintenant rassuré là-dessus; puisque ces accidents se renouvellent encore maintenant plus souvent qu'autrefois, et que je conserve dans un bon état l'œil qui m'est resté (car j'ai perdu la vue de l'œil gauche il y a environ cinq ans), et je ne m'aperçois nullement que la vue s'en affaiblisse. — Lorsque ce phénomène se présentait ainsi, je prenais le parti de fermer les yeux, et même d'appliquer mes mains sur les paupières, pour empêcher plus complètement la lumière extérieure; alors je voyais des étincelles blanches, comme phosphorescentes, qui, dans l'obscurité, dessinaient sur la feuille que je voulais lire une figure analogue au dernier quartier qui est représenté sur l'almanach, ayant néanmoins le bord convexe découpé, qui s'obscurcissait insensiblement, et cessait dans le temps susdit. Je voudrais bien savoir si cette observation a été faite par d'autres, et comment ce phénomène, qui doit avoir son siège non pas proprement excité dans les yeux, puisque leurs mouvements ne déterminent pas^celui de l'image, toujours aperçue à la même place, mais bien dans le sensorium commune, je voudrais savoir, dis-je, comment tout cela peut être expliqué (1). Il est rare aussi de pouvoir perdre un œil ( dans un espace de temps d'environ trois ans), sans en faire la remarque.

(1) Ce vice de la vue se présente sans doute assez souvent, et appartient à l'espèce générale : Visu» confusus ». pervertit», parce qu'il ne prouve encore aucune perte dans les forces visuelles, mais seulement leur perversion. Je l'ai connu moi-même quelquefois périodiquement, et celui qui est décrit dans le journal de M. Herz, sous le titre de faux vertige, lui est très ressemblant. Sa cause est le plus souvent une ancienne irritation, par exemple un état inflammatoire du sang, l'irritation goutteuse ou gastrique, ou bien encore la faiblesse. H. NOTES

NOTE PREMIÈRE.

J'avais envoyé mon ouvrage au professeur Kant, comme une preuve du respect que je crois que tout homme pensant doit à ce philosophe, et en même temps pour lui donner peut-être l'occasion de réfléchir sur quelques idées qui sont aussi du ressort de la philosophie : d'où j'espérais, par conséquent, retirer un avantage pour notre art. Je me réjouis beaucoup de voir mon désir accompli, et de pouvoir ici communiquer à mes lecteurs nombre d'idées et de développements nés de cette occasion, qui doivent grandement intéresser tout médecin qui réfléchit, et qui donnent en même temps des indications très curieuses sur la diététique individuelle , corporelle et spirituelle de ce grand homme. S'il s'y trouve quelques expressions trop flatteuses pour moi, je prie le lecteur de faire attention qu'elles font partie d'une lettre que l'auteur m'adressait, et j'espère échapper au reproche qu'elles pourraient m'attirer si je les laisse subsister, en prévenant qu'il m'eût été impossible de les retrancher sans altérer le sens de la lettre : je déclare d'ailleurs franchement que je n'ai pas retranché un seul mot de ce que Rant a écrit. H. NOTE DEUXIÈME. Il est certainement toujours préjudiciable de tenir la tète chaude, et la règle médicale est proprement de tenir « la tête fraîche et les pieds chauds. » Par conséquent cette expression du respectable auteur a besoin de quelque correction. Il est bien vrai que si, depuis notre jeunesse, nous avions eu les pieds nus, comme les mains, la figure, ainsi que la gorge et la poitrine chez les femmes, nous nous serions très endurcis contre le froid et le mauvais temps, ainsi que le prouve un million d'hommes qui courent nu-pieds. Mais puisque notre climat et les convenances sociales ne nous permettent pas de rester ainsi découverts, qu'ils nous commandent au contraire de vêtir jusqu'à nos pieds, nous trouvons notes. 475

'déjà la possibilité de nous rafraîchir en quittant quelques-uns de nos vêtements ordinaires. Et comme il est de plus parfaitement certain que les piedb ont, principalement à leur partie inférieure, un rapport d'antagonisme spécial avec les parties supérieures du corps, de telle sorte que la suppression de leur transpiration par le rafraîchissement peut facilement occasionner une irritation morbide à la tête, à la poitrine ou dans les gros intestins, il en résulte certainement la nécessité de maintenir les pieds, sinon à une température élevée, du moins proportionnée à celle des parties supérieures du corps. H.

NOTE TROISIÈME. A cela je pourrais cependant opposer l'observation que les vieillards qui n'ont pas été mariée, ou qui ont été veufs de bonne heure, conservent la plupart un air de jeunesse pendant plus longtemps que ceux qui sont mariés; ce qui paraît cependant indiquer une plus longue durée de la vie. Les derniers ne trahiraient-ils pas par leurs traits faciaux plus durs la nature du joug qu'ils portent {conjugium), à savoir une vieillesse plus précoce, qui annonce une vie plus courte? H. NOTE QUATRIEME. C'est en me fondant uniquement sur l'expérience que j'ai établi ce principe dans ma macrobiotique. Dans mes recherches sur le plus grand âge, je trouvai tant de personnes mariées que j'en fus d'abord frappé. Je trouvai même, parmi tous les vieillards, un excédant très considérable du côté des mariés ; dans la vieillesse la plus extraordinaire, par exemple de 120 à 160 ans, je ne rencontrai pas un célibataire; il y a plus, tous s'étaient mariés plusieurs fois, et la plupart encore dans les dernières années de leur vie. J'en augurai quelque influence des forces génitales et du mariage sur la durée de la vie, dont je recherchais pour la première fois les raisons théoriques. H. NOTE CINQUIÈME. Même dans les maladies réelles, nous devons bien distinguer la maladie du sentiment de la maladie. Dans la plupart des cas, le dernier surpasse la première de beaucoup ; il y a plus, et l'on peut affirmer que la plupart du temps on ne remarquerait pas la maladie proprement dite, qui ne consiste souvent que dans le trouble de la fonction locale d'un organe sans importance, si un malaise général, une incommodité, un sentiment désagréable ou une douleur ne rendaient pas notre état très pénible. Mais plusieurs de ces sentiments, ces effets de la maladie sur tout le corps, sont en grande partie en notre pouvoir. Une âme faible, délicate, et> partant, une sensibilité trop grande, en est complètement accablée; au contraire, un esprit plus fort, plus endurci, les chasse et les comprime.—-Chacun 476 APPENDICES.

convient qu'il est possible, par un événement inattendu, par une distraction agréable, en un mot, par tout ce qui distrait fortement l'âme, d'oublier ses peines corporelles. — Pourquoi une volonté ferme, la force propre de l'âme, ne pourraient-elles opérer le même effet? — Le plue grand remède contre l'hypocondrie, et contre tous les maux imaginaires, est certainement de s'objectiver soi-même; de même que la principale cause de l'hypocondrie, et son essence propre, n'est autre chose que le fait de se subjectiver en toutes choses, c'est-à-dire que le moi physique a obtenu la domination sur tout; la pensée unique, l'idée s'engendre et soumet tout le reste à cette catégorie. — Ainsi, j'ai constamment remarqué que, plus la vie d'un homme est active, c'est-à-dire que plus il s'exerce au dehors, moins il est exposé à l'hypocondrie. Les médecins praticiens nous en donnent la meilleure preuve. Ils sont continuellement occupée des maladies, et la maladie, le mal-être, sont l'objet dominant de leur* pensées. Cet état devrait donc facilement devenir aussi l'objet dominant de leur moi, et conséquemment tous les médecins devraient enfin tomber dans l'hypocondrie. Et cependant nous voyons au contraire que les médecins praticiens ne sont presque jamais affectés d'hypocondrie. — Pourquoi? Parce que, dès le commencement de leur pratique, ils s'habituent à considérer objectivement toutes les maladies, d'où il arrive qu'ils se représentent aussi de la même manière leurs affections particulières ; ils les séparent, pour ainsi dire, de leur moi véritable, pour lés considérer comme des objets du monde extérieur et de l'art. — Car le moi véritable n'est jamais malade. H.

NOTE SIXIÈME. La division la plus naturelle de la journée est certainement celle-ci : huit heures de travail, huit heures de repos, et huit heures tant pour prendre les repas que pour causer familièrement et se récréer. H. NOTE SEPTIÈME. C'est chose incroyable que le pouvoir de l'homme, même dans le physique, par la seule force de sa volonté, comme aussi par la nécessité qui peut souvent produire à elle seule cette volonté ferme. D'où vient que la classe ouvrière, poussée au travail par le besoin ou le devoir, est moins maladive que la classe des gens inoccupés? Cela provient principalement de ce que celle-là n'a pas le loisir d'être malade, et échappe ainsi à une foule de causes morbifiques; c'est-à-dire qu'elle les oublie dans le travail, et par conséquent les vainc et les surmonte en réalité, tandis que la classe oisive, au contraire, cédant aux sentiments et s'y entretenant, développe ainsi le germe des maladies. Combien de fois n'ai-je pas fait cette expérience sur moi-même, pendant la durée de ma charge, et quel homme ayant un emploi ou une vocation ne l'a pas faite ! — Combien de fois ne me suis-je pas cru, le matin, dans l'impossibilité de quitter la chambre, à cause de quelques inNOTES. 477

dispositions corporelles, lorsque le devoir m'appelait au lit des malades ou à la chaire ! Si pénible que cela me parut d'abord, après quelques minutes d'efforts, le mal était oublié, l'esprit triomphait du corps et la santé était rétablie.

Oui, la force de l'esprit se montre même dans les maladies épidémiques et contagieuses les plus frappantes. C'est une remarque toute expérimentale, que ceux qui ont un bon courage, qui n'ont ni crainte ni dégoût, sont les moins sujets à la contagion. 4 Mais je suis moi-même un exemple qu'une maladie déjà contractée peut être détruite par une exaltation joyeuse de l'esprit. — Pendant la campagne de 1807, époque où une fièvre pestilentielle sévissait ea Prusse, j'avais à soigner un grand nombre de ces malades, et un matin je ressentis, en m'éveillant, tous les symptômes de la maladie : vertiges, étourdissements, courbature, enfin tous les signes qui précèdent ordinairement de plusieurs jours l'explosion réelle de la maladie. — Mais le devoir commandait; d'autres étaient plus malades que moi. Je résolus de faire mon ouvrage comme de coutume, et de me rendre à midi à un repas auquel j'étais convié. Là, je me livrai entièrement, pendant quelques heures, à la joie et à la franche galté qui m'entourait; je bus à dessein un peu plus que de coutume, je rentrai chez moi avec une fièvre artificiellement excitée; je me mis au lit; la transpiration fut abondante toute la nuit, et le lendemain matin je me trouvai parfaitement rétabli. H. NOTE HUITIÈME. Ce résultat, quelque peu consolant qu'il soit, se trouve parfaitement juste, dès que nous considérons ce qu'est l'homme et ce qu'il doit être dans un sens parfait. Mais l'exemple même du vénérable auteur donne certainement une preuve parlante de ce que l'homme, même dans sa vieillesse, peut encore être pour les autres, lorsque, comme ici, la raison est toujours sa législatrice suprême.—Et ajoutez encore que, lors même que cette existence objective et civile manquerait, ne serions-nous pas encore les ruines saintes et respectables d'un grand et beau monument? Ne nous serviraient-elles pas comme souvenir du passé, signal de l'avenir, en même temps que de leçon et d'exemple? NOTE NEUVIÈME. Je suis entièrement de l'avis du respectable auteur (à l'exception du papier gris, dont Messieurs nos éditeurs ne se font déjà pas faute), et je suis convaincu que la majeure partie de ceux qui, maintenant, sentent leur vue s'affaiblir de jour en jour, le doivent à de fréquentes et longues lectures, principalement à des lectures rapides, qui, actuellement, sont plus nombreuses que jamais, à raison de la multiplicité des journaux et des écrits fugitifs, qui attaquent les yeux d'une manière incroyable. Si l'on voulait bien s'en assurer, on serait surpris de voir combien Pimpres478 APPENDICES.

sion est actuellement négligée par rapport à la vue, tandis qu'elle devrait être améliorée, puisque la lecture est devenue un besoin pour chacun.

Je crois aussi qu'il y aurait un grand inconvénient si Ton imprimait sur du papier qui ne fût pas blanc, avec de l'encre grise, des lettres trop fines, trop délicates, ou ayant peu de corps; et je signale comme un devoir sacré à tout auteur, éditeur ou imprimeur, de songer davantage à l'avenir, au bien-être des yeux de leurs lecteurs. La couleur pale des lettres est principalement nuisible, et c'est une chose impardonnable que les imprimeurs, pour un misérable bénéfice ou pour leur commodité, manquent en cela. Plus la couleur des lettres diffêie de celle du papier, plus l'oeil saisit facilement l'image, et moins cette opération fatigue la vue pendant la lecture.—Ainsi, du papier parfaitement blanc et de l'encre parfaitement noire sont deux choses que je demande très instamment à Messieurs les imprimeurs et libraires allemands, au nom du public lecteur. Puissent-ils le faire pour l'honneur de la nation allemande ! car les impressions étrangères se distinguent parmi les meilleures des nôtres, d'une manière bien avantageuse. Puissent-ils le faire pour l'acquit de leur conscience! car ils pèchent certainement lorsqu'ils deviennent insciernment cause que tant de personnes sont affectées de myopie, ou perdent la vue. Mais en ce qui concerne les caractères latins, comme cause de dommage pour les yeux, je demande la permission d'être d'un avis différent, pour les motifs suivants : 1° Ces lettres ne sont pas aussi préjudiciables aux yeux que nos lettres allemandes, puisqu'il eet certain qu'en Angleterre, en France et dans d'autres pays, où elles ont été employées successivement, les vues basses ne sont pas plus fréquentes que parmi nous. 2° Si elles paraissent fatiguer un peu plus un allemand, habitué à lire les caractères de son pays, cette cause consiste simplement en ce qu'il n'y est pas habitué; cette tendance à nuire se perd, dès que l'on est accoutumé à cette sorte de lettres, et se réduit à rien si l'on s'y est habitué depuis sa jeunesse. 3o 11 est vrai que ces caractères attaquent la vue, s'ils sont trop petits ou trop maigres, mais cela s'observe aussi pour les lettres allemandes, et je tiens encore pour plus évidemment utile de prendre pour les caractères latins un type plus grand et plus fort ; ce qui était l'unique motif pour lequel je les choisissais de cette manière dans ma macrobiotique, quoique yà et lii l'on y ait trouvé un motif d'ennui : preuve que souvent Ton est méconnu précisément lorsqu'on s'occupe du mieux possible pour le bien public. Ainsi, je ne trouve aucun motif médical contraire qui puisse me détourner de leur usage; mais il y en a beaucoup qui m'engagent à les employer, et qui m'ont souvent porté à les préférer. En premier lieu, je crois que notre littérature et notre langue entreraient bien plus facilement dans les autres pays, si nous imprimions en caractères latins; car beaucoup d'étrangers sont déjà effrayés par un type et des caractères différents des leurs, et l'on se décide certainement plus difficilement à l'étude d'une langue lorsqu'il faut commencer par apprendre la forme des notes. 479

lettres. Je crois, de plus, qu'il serait extraordinairement avantageux pour le lieu littéraire de l'Europe, et pour la formation d'une république scientifique générale, de nous servir des types adoptés par les nations les plus éclairées : je crois qu'enfin Ton arrivera là. L'Angleterre, l'Italie même se sont servies jusqu'au commencement de ce siècle, de nos caractères gothiques, et ont fini parles abandonner entièrement; ce qui prouve en même temps que nous ne pouvons pas même trouver une originalité allemande dans ces lettres. — A l'appui de cette observation s'ajoute cette autre, que dans les livres scientifiques, principalement ceux de médecine, où se trouvent un grand nombre de termes techniques latins, c'est encore un plus grand inconvénient pour l'œil, si les caractères allemands sont à chaque instant entremêlés de caractères latins. L'inconvénient serait pire encore si l'on traduisait en allemand ces termes techniques, parce qu'alors ils deviendraient absolument inintelligibles pour les étrangers et même pour une partie des allemands d'une autre province, et perdraient ainsi leur avantage de termes techniques.

Pajoute que beaucoup de lecteurs qui ne sont pas actuellement habitués aux caractères latins, ne les lisent pas volontiers, ou pas du tout; mais cela ne regarde pas les écrits scientifiques. On peut donc employer encore les lettres allemandes pour les écrits destinée aux bases classes; mais les employer pour les deux classes dans toutes les ciroon^ tances imaginables, c'est ce qui n'est déjà plus nécessaire. H.

FIN


Première Partie. — Anthropologie didactique.
LIVRE Ier. — DE LA FACULTÉ DE CONNAÎTRE.



LIVRE II. — DU SENTIMENT AGRÉABLE ET DU DÉSAGRÉABLE.



LIVRE III. — DE LA FACULTÉ APPÉTITIVE.



Seconde Partie. — Caractéristique anthropologique.



Appendices.


 345



ANTHROPOLOGIE


Notes de Kant[modifier]

    toire), et mis en vente sur un marché public d’esclaves. Que peux-tu, que sais-tu faire ? lui demanda le vendeur, qui l’avait placé sur une éminence. « Je sais commander, » répondit le philosophe, « cherche-moi donc un acheteur qui ait besoin d’un maître. » Le marchand, réfléchissant à cette singulière prétention, fit l’affaire, et donna son fils à élever à l’esclave comme celui-ci l’entendrait. Quant à lui, il fit pendant quelques années le commerce en Asie, et, à son retour, fut tout heureux de trouver, au lieu d’un fils indiscipliné qu’il avait laissé en partant, un jeune homme habilé, plein de bons sentiments, vertueux enfin. — Telle est à peu près l’échelle qui peut servir à l’appréciation du mérite de l’homme.

  1. V. les Kleine anthrop.-praktische Schriften, p. xvi-xviii par F.-W. Schubert.
  2. Une grande ville, capitale d’un royaume, siège du gouvernement, qui possède une université (pour la culture des sciences), et qui est en outre un point important pour le commerce maritime, qui, par des fleuves venant de l’intérieur du pays, favorise un commerce avec des nations voisines différentes de mœurs et de langage ; — Une pareille cité, comme par exemple Kœnigsberg, sur le Prégel, peut déjà passer pour une localité aussi favorable à ta connaissance de l’homme qu’à celle du monde, et où cette double connaissance peut être acquise sans se déplacer.
  3. Dans mon enseignement de la philosophie pure, d’abord libre, et devenu public ensuite, j’ai fait pendant quelque trente ans deux sortes de leçons sur la connaissance du monde, en hiver sur l’Anthropologie, en été sur la géographie physique. Ces leçons, quoique dégagées de toute forme scientifique, étaient aussi du goût des personnes bien élevées. Je donne ici le manuel des premières. Quant au manuel des secondes, il consiste dans un manuscrit qui me servait de texte ; et comme il n’est lisible que pour moi seul, je tâcherai, malgré mon âge, de le donner encore au public.
  4. À propos de cette nature, on pourrait ainsi parodier le vers connu de Perse : Naturam videant ingemiscantque relicta.
  5. Quand nous nous représentons deux actes accompagnés de conscience, d’une part la réflexion ou l’action intérieure (la spontanéité), qui rend une notion (une pensée) possible ; d’autre part, l’appréhension ou la capacité (réceptivité) d’avoir une perception, c’est-à-dire une intuition empirique ; alors la conscience de soi-même (apperceptio) peut être divisée en conscience de la réflexion, et en conscience de l’appréhension : la première est une conscience de l’entendement, la deuxième, le sens intime. Celle-là est la perception pure, celle-ci est la perception empirique ; la première est donc appelée faussement sens intime. — En psychologie nous nous examinons par rapport à nos représentations du sens intime ; mais en logique nous ne recherchons en nous que ce qui nous est offert par la conscience intellectuelle. — Ici donc le moi semble être double (ce qui serait contradictoire) : 1° le moi comme sujet de la pensée (en logique), et qui est l’objet de la perception pure (le moi purement réflexif), et dont on ne peut rien dire de plus, mais qui est une représentation tout à fait simple ; 2° le moi comme objet de la perception, par conséquent comme objet du sens intime, contenant une multiplicité de déterminations qui rendent possible une expérience interne.

    La question de savoir si dans les différents changements internes de l’âme (de son souvenir ou des principes admis par elle), l’homme, ayant conscience de ses changements, peut encore dire qu’il est le même (quant à l’âme), est une question absurde ; car il ne peut avoir conscience de ces changements qu’à la condition de se concevoir comme un seul et même sujet dans les différents états ; le moi de l’homme est double, quant à la forme (du mode de représentation), mais non quant à la matière (au contenu de la représentation).

  6. Au contraire, quand nous voyons une chose à la lumière du jour, ce qui est plus éclairé nous semble aussi plus grand que les objets qui l’entourent : par exemple des bas blancs donnent à la jambe une apparence plus forte que des bas noirs ; un feu de nuit, placé sur une haute montagne, paraît plus grand qu’il n’est en réalité. — C’est peut-être ainsi qu’il faut expliquer encore la grandeur apparente de la lune à son lever, et l’éloignement plus grand, quant à l’apparence, des étoiles les unes à l’égard des antres, lorsqu’on les voit à l’horizon ; dans ces deux cas en effet nous apparaissent des objets brillants qui sont vus à l’horizon à travers une couche d’air plus épaisse que celles qui occupent les régions plus élevées du ciel ; et ce qui est obscur est aussi jugé plus petit à cause de la lumière qui l’entoure. Dans le tir, la cible devrait donc être noire, et entourée d’un cercle blanc au milieu ; il y aurait alors plus de chance d’attraper juste qu’avec la construction contraire.
  7. Ce fut une grande faute de la part de l’école de Leibnitz et de Wolf de ne faire consister la sensibilité que dans la non-clarté des représentations, et l’intellectualité au contraire dans leur clarté, et de ne les distinguer ainsi que par une différence purement formelle (logique) de la conscience, au lieu de reconnaître une différence réelle (psychologique), différence qui ne regarde pas seulement la forme, mais aussi la matière de la pensée. C’était faire consister la sensibilité dans une simple négation (dans le défaut de clarté des représentations partielles), par conséquent dans la non-clarté ; de même que c’était faire consister l’essence de la représentation intellectuelle dans la clarté. Et cependant la sensibilité est quelque chose de très positif ; c’est un complément dont l’entendement ne peut se passer. — Mais telle fut ici la faute propre de Leibnitz. Attaché qu’il était à l’école de Platon, il admit des idées, des intuitions intellectuelles pures, innées, qui seraient dans l’âme humaine à l’état d’enveloppement pour ainsi dire, et dont la décomposition et l’élucidation au moyen de l’attention constituerait seule la connaissance des objets tels qu’ils sont en eux-mêmes.
  8. Comme il ne s’agit ici que de la faculté de connaître et par conséquent de la représentation (et non pas du sentiment du plaisir de la douleur), le mot sensation indique seulement la représentation sensible (l’intuition empirique), à la différence et des notions (ou de la pensée), et de l’intuition pure (représentation du temps et de l’espace).
  9. Un pasteur protestant d’Écosse disait encore de nos jours en s’adressant comme témoin à un juge : « Monsieur, je vous assure sur mon honneur de prêtre que cette femme est une sorcière. » À quoi le juge répliqua : « Et moi je vous assure sur mon honneur de juge que vous n’êtes pas un grand sorcier. » Ce mot : Hexe (sorcière), devenu allemand, dérive des premiers mots sacramentels de la Messe dans la consécration de l’hostie, que le croyant voit des yeux du corps comme un petit morceau de pain, mais qu’il doit voir des yeux de l’esprit, après les paroles sacramentelles, comme le corps d’un homme. En effet, la formule hoc est corpus fut convertie en celle-ci : hocus pocus, sans doute par la crainte pieuse de nommer et de profaner le vrai nom, ainsi que la superstition est dans l’habitude d’agir à l’égard des objets non naturels, pour éviter d’être coupable.
  10. (1) Tramontano ou tramontana signifie l’étoile polaire ; et perdere la tramontana, perdre le Nord (comme étoile du navigateur), signifie être hors de soi-même, ne savoir pas se retrouver.
    Dans la première édition, Kant ayant pris le tramontano pour un yent contraire du nord en Italie, ajoutait encore l’explication suivante : « Quand un jeune homme sans expérience entre dans une société plus brillante qu’il ne s’y attendait (surtout par les dames), il est facilement embarrassé au début de la conversation. Il serait malhabile à lui de commencer par une nouvelle du journal ; car on ne voit pas ce qui l’y aurait amené. Mais comme il vient de la rue, la pluie ou le beau temps est la meilleure manière de commencer, et s’il se trouble même en ce point (voy. à propos du vent du nord), alors, dit l’italien, il a perdu la tramontane. » Comparez à ce sujet la première observation du § 31, qui se trouve dans toutes les éditions. Schub.
  11. (1) Je ne parle pas ici de ce qui n’est pas un moyen pour un but, mais d’une conséquence naturelle de la position où se trouve placé quelqu’un, lorsque son imagination le met hors de lui-même. Tel est le vertige qu’on éprouve en regardant en bas lorsqu’on se trouve placé au bord d’une élévation à pente escarpée (c’est ce qui arrive toujours lorsqu’on passe sur un pont étroit dépourvu de garde-fou). Tel est encore le mal de mer. — La planche sur laquelle un homme se sent chanceler en marchant ne lui occasionne pas la moindre peur si elle est placée par terre ; mais si elle forme comme un sentier placé sur un abîme profond, la seule pensée qu’on peut faire un faux pas met aussitôt en péril réel de tomber au passage. — Le mal de mer (dont j’ai fait moi-même l’expérience dans le trajet, ou, si l’on veut, dans le voyage maritime de Pillau à Kœnigsberg) avec ses accès de vomissements, peut m’être arrivé, comme je crois l’avoir remarqué, simplement par les yeux, lorsque, dans le mouvement du navire, aperçu de la cajute, mes yeux étaient frappés tantôt de la vue de la mer, tantôt d’un point plus élevé ; et le mouvement de bas et de haut excitait à l’aide de l’imagination dans mes muscles abdominaux un phénomène antipéristaltique des entrailles. — (Comparez l’observation générale du § 79. Sch.)
  12. (I) C’est ainsi que les trois saints (la Trinité), un vieillard, un jeune homme et un oiseau (la colombe), doivent être représentés, non comme des formes réelles semblables à leur objet, mais seulement comme des symboles. Les expressions figurées : descendre du ciel et monter au ciel, doivent aussi être entendues symboliquement. Nous sommes obligés, pour soumettre à une intuition notre notion d’être raisonnable, de donner à son objet une forme humaine ; mais il serait malheureux ou puéril de prendre la représentation symbolique pour la notion de la chose même.
  13. Journal bien connu, publié par Addisson et Steele : The Spectator. Sch.
  14. (1) Aussi celui qui entame une conversation doit-il débuter par ce qui le touche et lui est présent, pour, de là, passer insensiblement à quelque chose de plus éloigné, capable encore d’intéresser. Le mauvais temps est pour celui qui passe de la rue dans un salon où il y a réunion, causerie commune, une habituelle et précieuse ressource. En effet, débuter en entrant par des nouvelles qu’on vient de lire dans les journaux sur la Turquie, c’est faire violence à l’imagination de la compagnie, qui ne voit pas comment le nouveau-venu y a été amené. L’esprit veut, dans toute communication des pensées, un certain ordre, où il y ait à la conversation, comme au sermon, des idées préliminaires et comme un exorde.
  15. (I) On pourrait appeler mathématiques (ou d’augmentation) les deux premières sortes de composition des représentations, et dynamique (de production) la troisième, qui donne naissance à une chose toute nouvelle (analogue aux sels neutres en chimie). Le jeu des forces, dans la nature morte, comme dans la vivante, dans l’âme aussi bien que dans le corps, dépend de la décomposition et de la composition de l’hétérogène. Il est vrai que nous ne connaissons ces forces que par leurs effets ; mais la cause suprême et les parties constitutives simples de la matière qui les compose nous sont inaccessibles. — D’où vient que tous les êtres organiques que nous connaissons ne peuvent être perpétués que par l’union de deux sexes (qu’on appelle male et femelle) ? On ne peut cependant pas supposer que le créateur, par pure singularité, et seulement pour établir sur notre terre un état de choses qui lui plût, ait voulu se jouer, pour ainsi dire ; il semblerait plutôt qu’il devait être impossible de tirer autrement de la matière de notre globe des créatures organisées par propagation, que par l’intervention de deux sexes. — La raison humaine se perd dans cette obscurité, quand elle veut essayer de sonder la souche, ou seulement de la deviner.
  16. Tels sont les abécédaires et les bibles a images, ou une théorie des Pandectes représentée par des gravures ; ce sont des lanternes magiques d’un maître puéril propres à rendre ses élèves encore plus enfants qu’il ne les avait pris. On peut donner comme exemple de cette dernière manière d’enseigner ou d’apprendre, le titre des Pandectes : De heredibus suis et legitimis. Le premier mot a été représenté par une boîte cadenassée, le second par un porc, le troisième par les deux tables de Moïse.
  17. (1) On a voulu dernièrement mettre une différence entre ahnen et ahnden, mais le premier de ces mots n’est pas allemand ; reste donc le dernier. — Ahnden (pressentir) signifie la même chose que gedenken (penser). Es ahndet mir (j’ai un pressentiment), veut donc dire : quelque chose de confus se présente à mon souvenir ; pressentir quelque chose [pour quelqu’un] signifie penser mal pour lui du résultat de son action (c’est-à-dire la punir). C’est toujours la même notion, mais appliquée différemment.
  18. Voyez plus bas, § LIX. Schub.
  19. Les originaires de la Palestine qui vivent parmi nous, se sont fait depuis leur exil, la plupart d’entre eux du moins, par leur inclination à l’usure, une réputation de tromperie qui n’est que trop méritée. Il semble sans doute étrange qu’une nation se compose de fourbes, mais il ne l’est pas moins qu’elle ne se compose que de marchands, dont l’immense majorité, reliés entre eux par une vieille superstition reconnue des pays où ils vivent, n’ambitionnent aucun honneur civil, mais veulent réparer la perte de cet honneur par l’avantage de duper le peuple au sein duquel ils vivent, et même de se duper entre eux. Il n’en saurait être différemment dans une nation toute composée de marchands, comme membres improductifs de la société (par exemple les Juifs en Pologne). Leur constitution, sanctionnée par d’anciens statuts, reconnue même par nous (qui avons en commun avec eux certains livres sacrés), par nous, au milieu desquels ils vivent, ne peut sans inconséquence être supprimée, malgré le proverbe : « Acheteur ouvre les yeux, » proverbe dont ils ont fait leur principe suprême de morale dans leurs rapports avec nous. – Au lieu de proposer un plan chimérique pour moraliser ce peuple, en ce qui regarde la probité et l’honorabilité, je préfère donner ma conjecture sur l’origine de cette singulière constitution (celle, à savoir, d’un peuple qui ne se compose que de marchands). — La richesse, dans les temps les plus reculés, est venue par le moyen du commerce avec les Indes, et a de là gagné par la voie de terre les cotes ouest de la Méditerranée, et les ports de la Phénicie (dont la Palestine fait partie). — À la vérité, elle a pu se diriger sur plusieurs autres points, tels que Palmyre. l’ancienne Tyr, Sidon, ou bien encore prendre la voie de mer en se dirigeant sur Eziongebor et Elat, et on gagnant par les côtes du golfe arabique, la Grande Thebes, et se dirigeant par l’Égypte vers les côtes de Syrie. Mais la Palestine, dont Jérusalem était la capitale, était aussi un point très avantageux pour le commerce par caravanes. Probablement que les grandes richesses de Salomon en furent la conséquence, et que le pays, jusqu’au temps même des Romains, fut rempli de marchands qui, après la destruction de cette ville, se trouvant déjà en grande relation avec d’autres nations commerçantes, parlant la même langue, ayant les mêmes croyances, se répandirent peu à peu, avec cette foi et cet idiome, chez des peuples plus éloignés (en Europe), s’y unirent, et purent, à cause des avantages qu’on trouvait dans leur commerce, obtenir protection chez les peuples qu’ils fréquentaient. En sorte que leur dispersion dans tout l’univers avec leur religion et leur langue pour cause d’union, doit s’expliquer, non pas du tout par une malédiction qui serait tombée sur ce peuple mais bien plutôt par une bénédiction : leur richesse, estimée par rapport aux individuels, surpasse vraisemblablement celle de tout antre peuple composé d’un nombre égal de personnes
  20. Voici le raisonnement que faisait un juge pour ne pas prononcer la peine de mort contre une personne qui avait été condamnée à la peine de la détention et qui, de désespoir, avait tué ensuite un enfant. Il la tenait pour un esprit faux. Car, disait-il, celui qui tire une conclusion vraie de prémisses fausses est un esprit mal fait. Or cette personne part du principe que la détention est une tache indélébile, pire que la mort (ce qui est faux), d’où elle conclut à la résolution de mériter la mort. — Elle n’était donc pas dans son bon sens et, partant, elle devait échapper à la peine capitale. — À ce compte, il serait facile de faire passer tous les crimes pour des aberrations de l’esprit, qu’il faudrait déplorer et guérir, mais pas punir.
  21. La première édition commence ce § par cette proposition : « Il n’y a pas d’enfant à cerveau troublé. » Schub.
  22. Que des marchands se surmènent et se perdent l’esprit dans des spéculations très compliquées, cela se voit souvent. Mais pour l’excès d’application chez les jeunes gens (si d’ailleurs ils ont la tête saine), des parents attentifs n’ont rien à redouter : la nature met déjà bon ordre d’elle-même à cette accumulation de savoir, en donnant à l’étudiant de l’aversion pour les choses dont il s’est vainement cassé la tête.
  23. Boswell raconte qu’un jour un certain lord exprimait en sa présence le regret que Johnson n’eût pas reçu une meilleure éducation ; Baretti répondit : « Non, non, mylord ; vous auriez eu beau faire, il n’eût jamais été qu’un ours ; » « Mais au moins un ours danseur, » répartit l’autre. À quoi un tiers, son ami, répliqua, croyant adoucir le mot : « Il n’a de l’ours que la peau. »
  24. La poudre à canon a été employée longtemps avant l’époque du moine Schwartz, au siège d’Algésiras, et l’invention, semble en être due aux Chinois. Il peut se faire toutefois que cet allemand, qui eut de cette poudre entre les mains, en ait essayé l’analyse (par exemple par la lessive du salpêtre qu’elle renferme, par le lavage du charbon et la combustion du soufre), et qu’ainsi il l’ait découverte, quoique pas inventée.
  25. Comp. plus haut, p. 134, § XLIII.
  26. Comp. §. 76. Sch.
  27. Le caraïbe, par son absence innée de vie, est exempt de cette incommodité. Il peut rester assis des heures entières, son bâton à la main, sans commencer quoi que ce soit. Le défaut de pensée tient à l’absence d’un stimulant de l’activité, qui entraîne toujours avec soi une douleur, mais que le caraïbe ne connaît pas. — Notre monde liseur d’un goût raffiné est toujours tenu en appétit, même en boulimie, pour la lecture (manière de ne rien faire) par des ouvrages éphémères. Mais cette ardeur pour la lecture n’a pas pour but le perfectionnement de soi-même, elle ne tend qu’à la jouissance ; en sorte que les têtes restent cependant toujours vides, et qu’il n’y a pas à craindre un excès d’aliment, puisqu’en cela on donne à sa laborieuse oisiveté la couleur du travail, et qu’on se flatte mal à propos d’y dépenser dignement un temps qui n’est cependant pas mieux employé que celui que le Journal du luxe et des modes offre à perdre au public.
  28. Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,
    E terra alterius magnum spectare laborem ;
    Non quia vexari quemqnam est jucunda yoluptas,
    Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.

    Lucretius.
  29. On peut donner une foule d’exemples de ce dernier cas. Je n’en rapporterai qu’un seul. Je le tiens de la bouche de feu madame la comtesse de K—g, qui était l’ornement de son sexe. Un jour que le comte Sagramoso, qui était alors grand-maître des chevaliers de Malte en Pologne (de l’ordre d’Ostrog), était venu lui rendre visite, survint par hasard un magister, natif de Kœnigsberg, mais qui était devenu conservateur et inspecteur des cabinets d’histoire naturelle de quelques riches marchands de Hombourg ; il était venu voir ses parents en Prusse. Le comte, par forme de con- versation, lui dit en mauvais allemand : « Ick abe in Amburg eine Ant geabt (ich habe in Hamburg eine Tante gehabt), aber die ist mir geslorben : » J’ai eu un canard [il voulait dire une tante] à Hambourg, mais il est mort. Aussitôt le magister de reprendre : « Pourquoi ne l’avez-vous pas fait apporter et empailler ? » Il prenait le mot anglais Ant, qui signifie une tante, pour le mot Ente, qui veut dire canard ; et comme il croyait que cette espèce de canard devait être fort rare, il en regrettait vivement la perte. On peut penser quels éclats de rire dut occasionner ce malentendu.
  30. Comp. la note du § XXIX, p. 82. Sch.
  31. Un particulier de Hambourg qui avait perdu au jeu une fortune considérable passait son temps à voir jouer. Quelqu’un lui demandait un jour comment il supportait l’idée d’avoir été possesseur d’une telle fortune. Il répondit : « Si je finissais par la regagner, je ne saurais cependant pas en faire un usage plus agréable. »
  32. À un dîner où la présence des dames restreint naturellement la liberté des chapeaux dans les limites des plus strictes convenances, un silence qui se fait quelquefois subitement est un cas plus fâcheux, qui peut durer longtemps, et où personne n’ose hasarder rien de neuf pour alimenter convenablement la conversation, parce qu’il doit le faire non en parlant de la pluie et du beau temps, mais en rapportant quelque nouvelle du jour, d’ailleurs capable d’intéresser. Une seule personne, surtout si c’est la maîtresse de la maison, peut souvent prévenir cette chute, et soutenir constamment la conversation. Il faut, comme dans un concert, qu’elle se termine à la franche satisfaction de tous, et qu’elle soit par là d’autant plus profitable, comme dans le Banquet de Platon, dont le convive dit : « Les dîners ne plaisent pas seulement quand on les prend, mais encore chaque fois qu’on y pense. »
  33. Heidegger, musicien allemand qui habitait Londres, était un homme singulièrement bâti, mais éveillé et redouté, dont les grands faisaient volontiers leur société, à cause de sa conversation. — Un jour, dans une réunion de ponche, il lui arriva de dire d’un lord que c’était la plus laide figure de Londres. Le lord réfléchit et paria qu’il loi en montrerait encore une plus laide ; puis il fit quérir une ivrognesse, à l’aspect de laquelle toute la société partit d’un éclat de rire. Eh bien, dit-il, Heidegger, vous avez perdu votre pari ! Pas si vite, reprit celui-ci ; qu’on mette à la femme ma perruque, et qu’on m’ajuste sa cornette, alors nous verrons. Cela fait, tout, jusqu’à la broderie, prêta à rire ; la femme avait l’air d’un homme tout à fait à bonnes manières, et le coquin d’une sorcière* Ce qui prouve que quand on veut appeler quelqu’un beau, ou tout au moins passablement bien, on ne doit pas donner son jugement comme absolu, mais toujours comme relatif seulement, et qu’on n’est pas tout à fait laid aux yeux d’un garçon, parce qu’on n’est peut-être pas joli. — Des difformités dégoûtantes an visage peuvent seules autoriser un pareil jugement.
  34. La conséquence de cela, c'est comme dans le Voyage de Scarmentado de Voltaire : « Enfin, disait-il, je suis rentré dans l'île de Candie, ma patrie ; j'y ai pris femme ; je n'ai pas tardé à être cocu, et je trouve que c'est tout ce qu'il y a de plus commode dans la vie. »
  35. Le sobriquet de canaille du peuple tire vraisemblablement son origine de canalicolœ, qui étaient des fainéants allant et venant sur les bords d’un canal de l’ancienne Rome, et qui se moquaient des gens occupés (cavillator et ridicularius. V. Plaute, Curcul.).
  36. Il va sans dire que dans cette classification le peuple allemand ne figurera pas, parce que l’éloge que l’auteur en pourrait faire serait un éloge de soi-même, puisqu’il est Allemand.
  37. L’esprit commercial montre aussi certaines modifications de son orgueil dans la différence du ton dont il se glorifie. L’Anglais dit : « Tel homme vaut un million ; » le Hollandais : « Il commandite un million ; » le Français : « Il possède un million. »
  38. Frédéric II demandait un jour à un homme de mérite, Sulzer, qu’il estimait pour ses services et auquel il avait confié la direction des écoles en Silésie, comment les choses allaient. Sulzer répondit : « Depuis qu’on a pris l’habitude d’édifier sur le principe (de Rousseau), que l’homme est naturellement bon, cela commence à mieux aller. » — « Ah ! (répartit le roi) mon cher Sulzer, vous ne connaissez pas assez cette maudite race à laquelle nous appartenons. » — Ce qui caractérise encore notre espèce, c’est que, dans sa tendance à se constituer civilement, elle a besoin d’être encore disciplinée par une religion, afin que ce qui ne peut s’obtenir par une contrainte extérieure, se fasse par une contrainte intérieure (celle de la conscience) ; les dispositions morales de l’homme peuvent être mises à profit par les législateurs. C’est une tendance qui caractérise l’espèce. Mais si dans cette discipline du peuple la morale ne marche pas avant la religion, celle-ci voudra maîtriser celle-là, et une religion toute réglementaire (cérémonielle) deviendra un instrument du pouvoir public (de la politique) sous un despotisme de foi. Ce qui est un mal qui jette inévitablement le trouble dans le caractère, et conduit à gouverner par la fausseté (appelée la politique). Ce dont le grand monarque dont nous parlons, tout en confessant en public qu’il n’était que le premier serviteur de l’État, faisait le pénible aveu dans ses épanchements particuliers, alléguant pour son excuse personnelle la corruption de la maudite race qui s’appelle le genre humain.
  39. Kant donnait cette réponse en 1758, dans une lettre à Mlle Charlotte de Knobloch, plus tard mariée au lieutenant-colonel de Klingsporn, sur la question que lui avait adressée cette demoiselle relativement aux vision de Swedenborg. La spirituelle jeune fille s’était acquis l’estime toute spéciale de Kant par le vif intérêt qu’elle prenait à la culture supérieure de l’esprit. — Sch.
  40. Cette anecdote et la suivante ont été reproduites dans la partie historique des Rêves d’un Visionnaire, mais reportées à l’année 1759. Nul doute pourtant que les deux récits ne soient plus anciens, puisque Borowski a publié cette lettre avec la date que portait le manuscrit original, et l’a fait entrer dans sa Biographie de Kant, p. 211 et suiv. - Schubert
  41. Inséré pour la première fois dans la Gazette politique et littéraire de Kœnigsberg, année 1764, n°3, et réimprimé dans la Biographie de Kant, comme pièce justificative, t. I, p. 206-12, par Borowski.
  42. Si la notion d’esprit était tirée de nos propres notions expérimentales, ce procédé propre à l’éclaircir serait facile, puisqu’il suffirait d’indiquer les caractères que les sens nous révéleraient dans cette espèce d’êtres, et par lesquels nous les distinguons des êtres matériels. Mais on parle des esprits tout en ne sachant pas bien si des êtres de cette espèce existent. La notion de la nature spirituelle ne peut donc pas être traitée abstractivement comme une notion expérimentale. Mais, demanderez-vous, comment donc, en général, est-on parvenu à cette notion, si ce n’est par le moyen de l’abstraction ? Je réponds : beaucoup de notions sont formées par des raisonnements obscurs et secrets à l’occasion de l’expérience, et se communiquent ensuite à d’autres, sans qu’on ait conscience de l’expérience même ou du raisonnement qui a atteint la notion a laquelle l’expérience a servi de point de départ. Ces sortes de notions peuvent s’appeler subreptices. Un grand nombre d’entr’elles ne sont en partie que des fantaisies erronées, en partie des vérités, puisqu’en fait des raisonnements obscurs ne sont pas toujours faux. La locution ordinaire et l’alliance d’une expression avec différente récite dans lesquels se retrouve toujours identiquement le même caractère capital, lui donnent une signification déterminée, qui, par conséquent, ne peut être expliqué qu’en tirant de son obscurité ce sens occulte, en comparant les divers modes d’acception, ceux qui concordent et ceux qui ne concordent pas avec ce sens.
  43. On remarquera facilement que je ne parle ici que des esprits qui font partie de l’univers, et non de l’esprit infini qui en est l’auteur et le conservateur. Car la notion de la nature spirituelle du dernier est facile, parce qu’elle est purement négative, et qu’elle consiste à nier en lui les qualités de la matière, qui répugnent à une substance infinie et absolument nécessaire. Au contraire, avec une substance spirituelle, qui doit être unie à la matière, telle, par exemple, que l’âme humaine, la difficulté tient à la nécessité de concevoir leur liaison mutuelle en un tout avec des substances corporelles, et de faire cependant disparaître la seule espèce connue de liaison qui ait lieu entre des êtres matériels.
  44. On a des exemples de lésions avec perte d’une bonne partie du cerveau, sans qu’il y ait perte de la vie de l’intelligence. Suivant l’opinion commune que je cite ici, la perte d’un atome de la substance cérébrale, ou un simple déplacement, ferait mourir un homme sur le champ. L’opinion dominante, d’assigner à l’âme une place dans le cerveau, semble avoir principalement son origine en ce que l’on sent clairement, dans une forte application de l’esprit, que les nerfs du cerveau sont tendue. Mais, si ce raisonnement était vrai, il prouverait aussi que l’âme occupe d’autres lieux. Dans l’anxiété ou dans la joie, la sensation semble avoir son siège dans le cœur. Un grand nombre de passions, la plupart même, font éprouver leur principal effet au diaphragme. La compassion affecte les entrailles, et d’autres instincts surgissent et se font sentir dans d’autres organes. La cause qui fait que l’on croit principalement sentir dans le cerveau l’âme pensante est peut-être celle-ci : Toute réflexion exige l’intervention des signes pour exciter les idées au point d’obtenir le degré de clarté nécessaire à leur accompagnement et à leur soutien. Or, les signes de nos représentations sont principalement ceux qui sont éprouvés par l’ouïe ou par la vue, deux sens qui sont mis en mouvement par les impressions cérébrales, puisque leurs organes sont aussi très rapprochée de cette partie du corps. Si donc l’excitation de ces signes, que Descartes appelle ideas materiales, est proprement une sollicitation des nerfs à un mouvement semblable à celui qui a produit auparavant la sensation, alors le tissu du cerveau est principalement obligé de vibrer à l’unisson des impressions précédentes, et s’en trouve fatigué. Car si la pensée est en même temps passionnée, on se sent non seulement des contentions cérébrales, mais aussi des attaques des parties irritables, qui sont d’ailleurs en sympathie avec les représentations de l’âme en état de passion.
  45. La raison, qui m’en parait très obscure et qui restera vraisemblablement telle, s’étend aussi au principe sentant dans les animaux. Ce qui dans le monde contient un principe de vie semble être de nature immatérielle. Car toute vie repose sur la faculté intérieure de se déterminer soi-même à volonté. Le caractère essentiel de la matière consistant, au contraire, à remplir l’espace par une force nécessaire qui est limitée par une force extérieure contraire, l’état de tout ce qui est matériel est donc extérieurement dépendant et forcé, tandis que les matières qui sont actives elles-mêmes, et en vertu de leur force interne, doivent contenir le principe de la vie ; bref, celles qui ont la faculté, la volonté propre de se déterminer d’elles-mêmes et de changer, peuvent être difficilement corporelles. On ne peut pas raisonnablement demander qu’une espèce d’êtres si méconnue, qu’on ne connaît le plus souvent que d’une manière hypothétique, soit comprise dans les divisions de ses différents genres. Il y a du moins des êtres immatériels qui contiennent la raison de la vie animale, qui diffèrent de ceux qui comprennent la raison dans leur activité propre, et qui sont appelés des esprits.
  46. Leibniz disait que ce principe interne de tous ses rapports extérieurs et de leurs changements est une force représentative, et des philosophes plus récente ont accueilli cette pensée non développée avec dérision. Mais ils n’auraient peut-être pas mal fait s’ils s’étaient auparavant demandé si une substance, telle qu’une partie simple de la matière, serait donc possible dans tout état interne ; et si par hasard ils n’avaient pas voulu exclure cet état, ils devaient imaginer quelque autre état interne possible que celui des représentations et des activités qui en dépendent. Chacun aperçoit de soi-même que tout en attribuant aux éléments de la matière une faculté de représentations obscures, il n’en résulte encore aucune faculté représentative de la matière même, parce qu’un grand nombre de substances de cette espèce liées en un tout, ne peuvent cependant jamais former une unité pensante.
  47. Quand on parle du ciel comme séjour des bienheureux, la commune représentation le place volontiers en haut, quoique dans l’immensité de l’espace cosmique. On ne fait pas attention que notre terre, vue de ces régions, apparaît aussi comme une des étoiles du ciel, et que les habitants des autres mondes pourraient avec une raison non moins grossière le montrer vers nous et dire : Voilà le séjour des éternelles joies, et la demeure céleste préparée pour nous recevoir un jour. C’est donc par une admirable illusion que le vol élevé de l’espérance se trouve toujours attaché à a notion de monter, sans réfléchir que, si haut qu’on soit parvenu, il faut cependant retomber pour prendre pied peut-être dans un autre monde. Suivant ces mêmes notions, le ciel serait proprement le monde des esprits, ou, si l’on veut, la partie heureuse des esprits, et il n’y aurait à les chercher ni au-dessus ni au-dessous de soi, parce qu’un semblable tout immatériel ne peut être représenté d’après des distances ou des voisinages par rapport à des choses corporelles ; il ne doit être conçu que dans les liaisons spirituelles de ses parties entre elles ; du moins ses membres n’ont conscience d’eux-mêmes que suivant ces sortes de rapports.
  48. On pourrait faire consister le commerce de l’homme et du monde spirituel, par suite du principe de la moralité, suivant les lois de l’influence pneumatique, en ce qu’il en résulte naturellement une communauté plus étroite d’une âme bonne ou mauvaise avec des esprits bons as méchants, et que les âmes s’associent de la sorte à la partie de la république spirituelle qui est d’accord avec leur espèce de moralité, avec participation à toutes les conséquences qui peuvent naturellement s’en suivre.
  49. On peut expliquer par une certaine espèce de dualité personnelle, celle de l’âme même par rapport au corps. Certaine philosophes croient, sans appréhender la moindre opposition, pouvoir s’en rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de représentations obscures, quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de celles que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond, d’où il suit seulement qu’elles ne sont pas représentées clairement au réveil, mais non qu’elles fussent obscures quand nous dormions. Je croirais plus volontiers qu’elles ont été plus claires et plus étendues que les plus claires mêmes de l’état de veille ; c’est ce qui peut s’attendre, dans le repos parfait des sens extérieurs, d’un être aussi actif qu’est l’âme, quoique, par le fait que le corps de l’homme n’est pas senti en même temps, l’idée de ce corps (qui accompagne l’état précédent des pensées et qui peut aider à former la conscience d’une seule et même personne) fasse défaut dans l’état de veille. Les opérations de quelques somnambules, qui indiquent parfois plus d’intelligence dans cet état qu’autrement, bien qu’ils ne s’en rappellent rien au réveil, confirment la possibilité de ma conjecture sur le sommeil profond. Les rêves, au contraire, c’est-à-dire les représentations du sommeil qu’on se rappelle au réveil, ne sont pas dans ce cas. Alors, en effet, l’homme ne dort pas complètement ; il sent à un certain degré clairement, et entremêle ses opérations intellectuelles aux impressions des sens extérieurs. Il se les rappelle donc en partie, mais il n’y trouve aussi que d’informes et absurdes chimères, comme c’est inévitable, puisque les idées de la fantaisie et celles de la sensation extérieure s’y trouvent confondues.
  50. J’entends par là non pas les organes de la sensation extérieure, mais le sensorium de l’âme, comme on l’appelle, c’est-à-dire cette partie du cerveau dont le mouvement accompagne d’ordinaire les images et lea représentations de toutes sortes de l’âme pensante, comme le croient les philosophes.
  51. Ainsi le jugement que nous portons d’un lien apparent d’objets voisins est d’ordinaire représenté dans l’optique, et s’accorde très bien aussi avec l’expérience. Cependant les mêmes rayons lumineux qui partent d'un point ne divergent pas sur le nerf optique, mais s’y réunissent en un point, grâce à la réfraction opérée par les humeurs de l’œil. Si donc la sensation n’a lieu que dans ce nerf, le focus imaginarius ne devrait pas être placé en dehors du corps, il devrait l’être au fond de l’œil ; d’où naît une difficulté que je ne puis résoudre en ce moment, et qui semble inconciliable avec les propositions précédentes et avec l’expérience.
  52. On pourrait citer comme une ressemblance éloignée du cas cité la faculté qu’ont les personnes ivres de voir double des deux yeux, par la raison que la distension des vaisseaux sanguins s’oppose à ce que l'axe visuel se dirige de telle sorte que, s’ils étaient prolongés, ils se coupassent au point où est l’objet. Pareillement, la distension des vaisseaux du cerveau, qui n’est peut-être que passagère, et qui peut n’atteindre que quelques nerfs, peut faire que certaines images de la fantaisie nous apparaissent, même dans l’état de veille, comme hors de nous. Une expérience très commune peut être comparée à cette illusion. Quand, après un sommeil passé avec un bien-être voisin de l’assoupissement, et qu’avec des yeux pour ainsi dire divisés on regarde toutes les espèces de fil des rideaux du lit ou de la couverture, ou bien les petites taches d’un mur voisin, on en fait aisément des figures humaines et autres. L’illusion cesse aussitôt qu’on le veut et que l’attention s’applique. Ici le déplacement du focus imaginarius des fantaisies est en quelque sorte soumis à la volonté, quand au contraire la volonté ne peut se changer dans l’hallucination.
  53. Le symbole de l’âme chez les anciens Égyptiens était un papillon, et le nom grec signifiait la même chose. On voit facilement que l’expérience, qui ne fait de la mort qu’une transformation, a produit et l’idée et le signe. Cela n’empêche en aucune manière la confiance en la vérité des notions qui en découlent. Notre sens intime et les jugements d’un rationnel vraisemblable (Vernunftaehnlichen), dont il est le fondement, conduisent, tant qu’ils sont sains, où conduirait la raison elle-même, si elle était plus éclairée et plus pénétrante.
  54. Sur la détermination chronologique de ces récits, voir mon observation au n° 1, relatif à Swedenborg. — Sch.
  55. Le mot superstition, dans notre langue, ne traduit pas exactement le Schwœrmerei allemand, dont la signification est plus large ; ce mot signifie tout à la fois l’enthousiasme, la superstition, le fanatisme, la crédulité, en un mot toute espèce de faiblesse d’esprit qui permet l’égarement dans le domaine du merveilleux. — T.
  56. Réponse à Borowski, lorsqu’il écrivait son Cagliostro et le dépeignait comme un des plus curieux aventuriers de notre siècle, et qu’il ajoutait en même temps des observations générales sur le trouble superstitieux de cette époque. Kant donna son jugement sur le fait pendant la composition de cet ouvrage, et il a été imprimé dans ses deux éditions. — Sch.
  57. Le grand anatomiste Sam.-Thom. Sommering dédiait à Kant son ouvrage De l’organe de l’âme; Kœnigsberg, in-4°, 1796, avec planches. On avait suivi dans cet ouvrage les vues de Kant sur la manière de traiter le sujet. — Schubert.
  58. On entend par esprit (Gemûth) la seule faculté (animus) de composer les représentations données et l’unité de l’aperception empirique ; ce n’est pas encore la substance (anima), entièrement différente de la matière par sa nature, dont on fait alors abstraction. On a ainsi l’avantage d’être dispensé, par rapport au sujet pensant, d’entrer dans la métaphysique, qui s’occupe de la conscience pure et de son unité a priori, dans le rapport de représentations données avec l’entendement. En restant ainsi dans la physiologie, nous n’avons affaire qu’à l’imagination, à l’intuition de laquelle peuvent correspondre, par hypothèse (même en l’absence de leur objet, comme représentations empiriques) des impressions cérébrales (proprement un habitus de la reproduction), qui appartiennent à un tout unique de l’intuition interne de soi-même.
  59. Au fluide (fluidum) doit proprement être opposé le solide (rigidum), ainsi qu’Euler a coutume de le faire. Le vide est l’opposé du plein.


Notes du traducteur[modifier]