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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/03

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La nouvelle revue critique (p. 61-80).
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III

Deux hommes taillés en force se dressaient sous la galerie du pont.

Leurs visages étaient couverts d’un masque de toile. Ils tenaient à la main des triques formidables… Pendant quelques secondes, les deux femmes et les deux hommes demeurèrent immobiles ; puis ces derniers s’avancèrent.

Denise, hypnotisée, ne bougeait point ; mais la vieille Catherine avait gardé tout son sang-froid : une ascendance belliqueuse se levait en elle-et lui communiquait tous les instincts du combat et de la ruse. Elle saisit vivement Denise par la main et l’entraîna.

Un buisson s’interposa entre les fugitives et les poursuivants ; puis Denise se vit dans un fourré, assez épais, où il y avait une espèce de passage peut-être entretenu par les harpais des cerfs.

La manœuvre de Catherine semblait avoir déconcerté les deux hommes. Ils étaient distancés ; toutefois, on discernait le bruit de leurs pas et des branches froissées…

Des coups de sifflet avaient retenti qui, sans doute, avertissaient les complices…

— C’est ici ! fit péremptoirement Catherine.

Le fourré aboutissait à une clairière ; au milieu de la clairière s’élevait un rocher.

Il figurait une sorte de pyramide fruste, aux pans bosselés ; Catherine poussa la jeune fille dans une niche naturelle qui, de surcroît, avait deux renfoncements latéraux.

— Dans cette niche, fit-elle avec excitation, les frères Lamblon ont lutté trois heures, sous Charles X, contre vingt gendarmes. C’était pas des bandits… ils avaient conspiré. Pas peur, Mademoiselle, i’vont voir ! Les coups de fusil, les coups de revolver et les cris finiront bien par attirer le garde et par éveiller ceux du village.

Elle poussa une clameur stridente dès qu’elle eut établi Denise dans un des renfoncements et se fut abritée dans l’autre.

Les deux hommes arrivaient. Ils s’arrêtèrent devant la pyramide ; leur attitude décelait la surprise. Catherine poussa un deuxième cri.

— Prenez garde, fit le plus grand des deux hommes… Nous voulons épargner votre vie… Ce sera votre faute, si nous ne le pouvons pas !

La voix était grave, mais non dure.

Denise répondit :

— Que nous voulez-vous ?

— Il faut nous suivre !

— Mais pourquoi ?

L’homme eut une sorte de ricanement :

— Si je le savais, je ne vous le dirais pas.

Il y eut un court silence. Une résignation étrange entrait dans l’âme de Denise. Elle eut, pour la première fois de sa vie, le sens de la fatalité, mais elle ne voulait pas se rendre.

— Ah ! vous ne nous le diriez pas ! glapit rageusement Catherine. Et vous croyez que nous nous fierons à la parole de bandits… Je vous donne deux minutes pour filer. Ensuite, ce sera la fusillade… et vous aurez tout le pays sur le dos.

Des pas martelaient le sol. Deux nouvelles silhouettes parurent dans la clairière :

— Dépêchons-nous ! fit une voix impérative… Nous n’avons que trop tardé.

Celui qui parlait ainsi était de haute stature, avec des épaules d’athlète ; les quatre hommes, d’ailleurs, avaient des structures solides et souples.

Catherine répondit par une clameur plus stridente. Ce cri, dans le silence nocturne, aurait dû retentir fortement à plus d’un kilomètre de distance. Trois causes l’affaiblissaient : les végétaux qui environnaient la clairière ; le bruit du torrent particulièrement violent à l’entrée ; la direction de la brise, qui était défavorable…

— En avant ! commanda l’homme de haute stature.

De nouveaux personnages venaient de surgir. L’attaque se fit vivement, mais avec prudence. Trois hommes se portèrent à gauche de l’entrée, trois vers la droite… Catherine attendait ; elle avait épaulé le fusil de chasse, et quoiqu’elle ne fût pas très bonne tireuse, elle savait s’en servir…

Deux ombres parurent, deux détonations crépitèrent ; un des agresseurs tomba ; un autre, effleuré par une balle, se retira vivement.

Catherine hurlait :

— Vous y passerez tous !

Une exaltation frénétique s’était emparée d’elle et qui, loin de lui enlever ses moyens ; les doublait :

— Arrêtez ! fit celui qui devait être le chef.

Denise vivait dans une espèce de transe somnambulique. L’exemple de Catherine la stimulait obscurément : elle avait armé son revolver, elle se tenait prête à tirer, malgré une invincible répugnance.

Il y eut un rapide conciliabule à mi-voix parmi les agresseurs, puis la même voix se fit entendre :

— Vous avez trois minutes pour sortir de votre abri… Une fois de plus, nous vous promettons la vie sauve. Si vous refusez, nous saurons ce qui nous reste à faire.

— Et nous aussi ! ricana Catherine.

Il y eut un soudain silence. On n’entendait plus que les frémissements des ramures dans la brise. Une menace mystérieuse planait.

— Les trois minutes sont passées ! dit le chef.

— Il en passera bien d’autres ! riposta fiévreusement la vieille servante.

— C’est ce que nous verrons ! Je dois vous avertir que vous allez être enfumées.

Deux hommes avaient retiré leurs vestes, auxquelles ils mirent méthodiquement le feu, et qu’ils introduisirent dans la niche, à l’aide de leurs gourdins. Une âcre odeur se répandit, la fumée commença de suffoquer Denise et Catherine.

— Ne vous obstinez pas ! dit l’homme.

Une sensation intolérable pesa sur la poitrine de Denise ; elle tenta de résister, elle se cramponna aux parois de son refuge ; mais une force invincible la poussait, qui la forçait à sortir…

Catherine l’avait précédée. La hachette au poing, elle se rua dehors, elle se précipita sur le premier adversaire qui se présenta à sa vue. La hachette s’abattit ; un coup de gourdin fit dévier le coup ; deux bras musculeux immobilisèrent la vieille femme qui, d’ailleurs, était étourdie.

Dans le même moment, un second bandit s’emparait de Denise.

— Bâillonnez-les ! fit le chef.

Cet ordre fut promptement exécuté. Celui qui bâillonna Denise le fit avec une sorte de douceur, tandis que Catherine se vit traiter assez rudement. Elle se débattait, elle essayait encore de se dégager ; lorsque le bâillon fut fixé par des liens solides, elle parut soudain se résigner, elle demeura immobile, mais ses yeux de maugrabine exprimaient une haine sournoise…

— En route ! Si vous ne voulez pas marcher, on vous enlèvera !

Les deux femmes suivirent la bande, chacune entraînée par un homme qui la tenait au bras. Deux bandits emportaient le blessé. L’allure de la marche était rapide.

On traversa la forêt dans la direction du Sud ; une automobile spacieuse attendait sur la route : elle contenait six places à l’intérieur, deux places devant. On y fit entrer d’abord les captives et le blessé.

Le chien Neptune avait traversé les trois caves des Gerfauts. Il parvint à l’issue par où s’étaient évadées Denise et Catherine et s’y engagea. Morneuse, Takra, Robert et Guillaume de Frameraye le suivirent.

— Connaissez-vous ce souterrain ? avait demandé Robert de Frameraye.

— Très bien, répondit Morneuse quoique, à vrai dire, je ne l’aie pas revu depuis quarante ans. Il mène dans le parc…

Les quatre hommes parvinrent à la table celtique. Morneuse, qui avait pris la tête de l’expédition, les guida. Ils se trouvèrent dans le parc, où la lune versait sa clarté de nacre argentine. Neptune continuait à suivre la piste. Ils parvinrent en vue du pont couvert où le chien hésita, troublé par des traces diverses. Ce fut court. Déjà, il traversait le fourré, il arrivait dans la clairière et s’arrêtait devant le rocher…

Des lambeaux d’étoffe achevaient de s’y consumer. Ce spectacle étonna Morneuse et le remplit d’une terreur obscure.

— Ma petite chérie… ma petite Denise ! gémit-il. A-t-elle passé par ici ?

D’abord, personne ne répondit. Puis, Takra parla d’une voix creuse :

— Les deux femmes s’étaient réfugiées dans la niche. On a allumé du feu pour les faire sortir.

— Mais, observa Morneuse d’une voix tremblante, il suffisait d’aller les saisir…

— Non, riposta le Maori. Elles se défendaient. Quelqu’un a été blessé !

Il montra le sol où il y avait des taches rougeâtres :

— Le sang a coulé !

— Mon Dieu ! fit Morneuse, est-ce Denise ?

— Je ne crois pas, reprit Takra, regardez…

Il venait de ramasser, dans la niche, le fusil de chasse dont s’était servie Catherine.

— Deux coups ont été tirés. En tombant, le blessé a écrasé cet arbuste… il a laissé un lambeau d’étoffe aux épines… et ce fragment est ensanglanté. C’est un homme qui a été atteint.

— Le fragment d’étoffe ne peut-il provenir de Denise ou de Catherine ?

— Je ne pense pas… Ni votre fille ni votre servante ne portaient, je crois, des vêtements de laine… surtout de cette laine-là.

— C’est vrai ! fit Gérard.

— D’ailleurs, voici une autre preuve, intervint Guillaume qui examinait le sol avec une sagacité presque égale à celle du Maori.

Il montrait une empreinte, dans un monticule de taupes qui se trouvait à côté de la ronce écrasée par le blessé. C’était l’empreinte d’une main :

— Une main d’homme, sans aucun doute ! remarqua le jeune homme.

Il y eut un silence. Takra et Guillaume poursuivaient leur enquête. Après un moment, Guillaume déclara :

— Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il y a eu lutte… La disposition de la niche, avec ses deux renfoncements, est favorable à une défense sérieuse… Les bandits voulant en finir, ont procédé par l’asphyxie… et comme ils n’avaient pas de combustible, ou plutôt qu’ils n’avaient pas le temps de s’en procurer, ils ont brûlé des vêtements. Il est tout naturel qu’ils aient eu hâte d’en finir : le village n’est pas loin en somme, les détonations et, sans doute, les cris de Mlle Denise et de Catherine auraient fini par attirer du monde… malgré le bruit de la cascade.

— Et la direction du vent, acheva Takra.

— Reprenons la poursuite ! fit Morneuse d’une voix presque suppliante.

— Nous avions besoin d’indications, remarqua Guillaume, pour guider Neptune.

Depuis un moment, Takra faisait flairer au chien un lambeau d’étoffe épargné par le feu et aussi les traces de sang.

— Cherche ! fit Guillaume.

Le chien chercha. Il procédait avec une méthode surprenante, étudiant les traces, prenant connaissance des entrecroisements. Il s’arrêta quelque temps à l’endroit où les ravisseurs avaient bâillonné les fugitives ; puis, il prit sa course à travers la forêt.

Il s’arrêtait par intermittences, soit pour mieux étudier la piste, soit parce qu’une circonstance locale paraissait digne de son attention. On n’était qu’à cent cinquante ou deux cents toises de la grande route, lorsque Neptune se mit à aboyer. Un aboiement lui répondit dans la futaie.

— Ça doit être le chien du garde, fit Morneuse.

Bientôt, il n’en douta plus. Un chien blanchâtre apparaissait parmi les chênes, suivi d’un homme long et maigre qui avançait rapidement.

— C’est nous, père Tardeneux, cria Morneuse.

— Je vous avais ben reconnu ! repartit le garde sur le même ton.

Quand il fut proche, Morneuse dit hâtivement :

— Les Gerfauts ont été envahies par des bandits… ma fille et Catherine ont disparu… Vous n’avez rien entendu, père Tardeneux ?

Le gardé demeura un instant comme hébété par l’étonnement, puis :

— J’étais loin… je faisais une tournée… à un moment, j’ai cru entendre deux détonations… très affaiblies… à cause du vent et de la distance. Plus tard, j’ai vu passer une forte automobile sur la route… j’étais encore sous bois… j’ai pourtant cru distinguer une femme par la portière…

— Y a-t-il longtemps ?

— Peut-être une demi-heure.

— Y avait-il plusieurs hommes ?

— Il m’a semblé…

— Dans quelle partie du bois étiez-vous ?

— Près de la traverse de Quareux.

La traverse de Quareux se trouvait à trois kilomètres de l’endroit où étaient parvenus les poursuivants. Comme, après tout, le père Tardeneux n’avait reconnu personne, il pouvait s’agir de voyageurs quelconques :

— Suivons la piste ! conclut Morneuse.

Déjà Neptune trottait vers la grande route. Il y fit encore une courte randonnée, chercha de droite et de gauche, et leva vers Guillaume une tête presque aussi intelligente qu’une tête d’homme.

— Ça veut dire, fit mélancoliquement le jeune homme, que toute trace a disparu… et comme les bandits n’ont pas fui dans les airs, la conclusion est simple : ils sont montés en voiture…

— Dans l’automobile aperçue par Tardeneux, ajouta Gérard.

— C’est une probabilité si forte qu’elle se rapproche d’une certitude, ajouta Robert de Frameraye. Lors même que Neptune pourrait suivre une piste d’automobile, ce qui semble impossible, il ne le pourrait pas avec une vitesse suffisante… et nous moins encore… Il faut changer de méthode.

— Je ne veux pas abandonner la poursuite ! gronda Morneuse.

— Ni moi, dit doucement Guillaume. Mais désormais abandonnés au hasard, nous n’avons qu’une seule chance : aller reprendre l’automobile que nous avons laissée aux Gerfauts et suivre la route.

— C’est ce que je pensais, acquiesça Morneuse. Hâtons-nous.

Déjà il s’était mis en marche.

— Inutile ! intervint Guillaume. Laissez-nous faire, Takra et moi. Nous sommes exercés à le course. Nous allons vous ramener la voiture.

Sans attendre la réponse, il avait pris le pas gymnastique, suivi par le Maori. Tous deux avaient le jarret et le souffle des grands coureurs. Ils trouvèrent l’automobile où ils l’avaient laissée et cinq minutes plus tard, ils rejoignaient Morneuse et Robert de Frameraye :

— Père Tardereux, dit Gérard, allez au château, puis à la Roche-aux-Freux. Ramassez tout ce que ces misérables auraient pu abandonner. Avertissez notre maire… et la gendarmerie de Valorres.

— Comptez sur moi ! dit le garde-chasse qui n’était pas encore revenu de sa stupéfaction.

Morneuse s’était mis au volant. L’automobile du Grand Saint-Éloi se remit à rouler. Guillaume, Takra et le vieux Frameraye épiaient l’étendue. La route demeurait déserte ; les villages étaient endormis ; cependant, à Hyennes, une lumière brillait encore à l’auberge.

— Il sera utile de se renseigner, remarqua Robert de Frameraye, sinon nous poursuivrons des fantômes.

Morneuse arrêta la voiture. Guillaume entra à l’auberge. Deux consommateurs attardés achevaient une partie de piquet ; une femme en corsage bleu dormassait.

— Pardon ! fit le jeune homme… vous n’auriez pas vu passer une automobile ?

Les joueurs dressèrent la tête.

— Si bien ! fit l’un d’eux… il en a passé une… comme qui dirait y a trois quarts d’heure.

— P’t-être cinq minutes de plus, ajouta l’autre, qui avait la face d’un paysan de Brouwer.

— Quel genre ? demanda Guillaume… Grande ?

— On ne peut pas dire… on était ici… on a entendu… on n’a pas vu…

La femme avait sursauté. Elle intervint.

— Moi je l’ai vue. J’étais dans le collidor. Elle était grande. Y avait plusieurs hommes… et une femme, peut-être deux.

— Vous êtes sûre, madame ?

— Sûre comme nous v’là. Tant qu’à l’heure, c’est à peu près comme y disent.

Ce renseignement réveillait en Guillaume une espérance qui commençait à vaciller. Quand il le communiqua à Morneuse, le malheureux homme se ranima.

La poursuite reprit, non avec une nouvelle vigueur, car l’automobile du Grand Saint-Éloi donnait plutôt des signes de lassitude, mais avec un nouveau courage. On brûla encore un village, complètement plongé dans le sommeil.

À cinq kilomètres du deuxième, Takra sortit de son mutisme originel pour dire :

— Voyez !

Il montrait une masse grisâtre sur la route, Guillaume l’aperçut à son tour :

— Une voiture.

— Une voiture arrêtée ! affirma le Maori.

— J’en suis sûr ! appuya un instant plus tard Morneuse.

Robert de Frameraye acquiesça d’un hochement.

Au reste, il ne pouvait plus y avoir de doute. Un homme était penché qui devait être le chauffeur. Deux autres regardaient venir l’automobile des poursuivants.

— C’est eux ! c’est eux ! répétait fiévreusement Morneuse.

— Une panne ! exclamait de son côté Guillaume.

— Nous les tenons !

Au même moment, là-bas, le chauffeur rebondissait sur son siège. Tout de suite, voiture des bandits démarra.