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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/04

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La nouvelle revue critique (p. 81-94).
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IV


Pendant un très court intervalle, les poursuivants gagnèrent encore du terrain sur les fugitifs.

Ensuite, l’automobile de ceux-ci développant sa vitesse, il devint évident qu’elle était la plus rapide.

— Partie perdue ! grommela le vieux Frameraye.

— Une seconde panne n’est pas impossible ! riposta Guillaume.

C’était l’espoir frénétique de Gérard. Quoiqu’il n’eût rien discerné de précis, il n’avait pas le moindre doute : c’étaient bien les ravisseurs qui fuyaient là-bas. Tout le monde partageait son avis…

— Il y a un moyen d’en être à peu près sûr, dit Robert de Frameraye, c’est de les appeler.

— Nous attirons ainsi leur attention sur nous.

— Soyez tranquilles, ils nous auraient attendus, s’ils n’avaient pas de soupçons… et les soupçons ici font agir comme des certitudes. Appelons !

Successivement, Guillaume et Robert de Frameraye qui avaient des voix aussi retentissantes que des trompes, puis Takra et Morneuse et enfin tous ensemble interpellèrent les fugitifs.

La limousine continua sa route.

— Ce sont bien les bandits ! dit Gérard.

Personne n’en doutait. Au reste, la poursuite se manifestait de plus en plus vaine. Les fugitifs avaient disparu.

— Nous faisons du mauvais travail ! remarqua le vieux Frameraye… Ces gens n’auront pas la naïveté de suivre la même route. Ils prendront une traverse quelconque.

Il ne faisait qu’exprimer l’opinion générale.

— N’importe ! dit furieusement Morneuse… Il faut agir !

— Sans doute… mais au lieu de nous rapprocher d’eux tous avons maintenant neuf chances sur dix de nous en éloigner.

— Sans compter que nous allons manquer d’essence, appuya Guillaume.

Ils venaient de dépasser un hameau, un pauvre assemblage de cahutes.

— Allons jusqu’au prochain village… qui est au reste assez considérable.

— Allons !

Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtaient dans le bourg de Brianges. Malgré l’heure avancée, il y avait de la lumière à l’Hôtel des Carpes, une auberge montée en grade.

Un personnage falot, au visage farineux, s’occupait de clore des volets. Il s’arrêta dans sa besogne à l’apparition de l’automobile.

Robert de Frameraye lui demanda :

— Croyez-vous, l’ami, qu’on puisse se procurer de l’essence ?

— On peut, pendant le jour !… La nuit, il faudrait réveiller du monde, répliqua gravement l’homme.

— Vous n’en avez pas à l’hôtel ?

— Nous avons de l’avoine, fit presque facétieusement l’autre… Pour l’essence, c’est à l’épicerie Chammel qu’on la tient… là-bas, tenez… où y a les volets rouges et verts…

— Vous n’avez pas vu passer une automobile ?

— L’en a passé plusieurs…

— Pas ce soir ?

— Si, une sur les huit heures… elle s’est arrêtée. Puis encore une… peut-être une demi-heure plus tard.

— Aucune autre ?

— Je crois pas. Peut-être oui, peut-être non !

— Un peu avant nous ?

— Oh ! alors, rien du tout…

— Si nous ne trouvons pas d’essence, avez-vous des chambres ?

— Combien que vous êtes ? Quatre… y aura de quoi loger. Du moins, je pense… Je suis pas le patron…

Les voyageurs s’entre-regardèrent :

— La piste est perdue ! grommela Frameraye.

Morneuse baissa la tête ; ses yeux se remplirent de larmes. L’action lui avait communiqué cette force qui est en elle, parce qu’elle est, par essence, la forme énergique de la foi. Maintenant qu’il fallait abandonner la poursuite directe, il sentait la fatalité s’abattre ; la douleur montait de toutes les profondeurs de l’âme :

— Que faire ? balbutia-t-il d’une voix chevrotante. Ah ! pauvre petite chérie !

Frameraye mit sa large main sur l’épaule de son ami :

— Espérer ! dit-il à mi-voix. Ne pas oublier qu’elle est sauve et que par suite, rien n’est perdu… Nous t’aiderons tous, sans lassitude… Tout notre temps est à toi… aussi longtemps que nous ne l’aurons pas retrouvée…

— Vous croyez donc ?… balbutia Morneuse,

— Fermement !… N’est-ce pas, Guillaume ?

Ainsi que Morneuse, Guillaume sentait cette vague tristesse qui, aux heures tragiques, suit l’action. Il était comme saisi dans les rets ; son activité vaine se concentrait en lui comme un poison :

— Oui ! répondit-il sombrement.

— Procurons-nous de l’essence, conclut Robert.

Guillaume se rendit avec Takra à la boutique désignée par le garçon d’auberge. Il fallut un moment pour réveiller l’épicier, dont la tête parut confusément à une fenêtre du premier étage :

— C’est vous qui frappez ? demanda-t-il d’une voix tremblante et hargneuse. Vous n’êtes pas les pompiers ?

— Nous sommes des voyageurs qui avons besoin d’essence.

— C’est pour ça que vous éveillez les honnêtes gens ? De l’essence… À minuit !…

— Nous payerons bien !

L’épicier ricana :

— La marchandise je la vends son prix… pas un liard de plus… pas un liard de moins… Mais ça serait pas injuste qu’on donne quarante sous pour le dérangement.

— Il y aura quarante sous…

Pendant que le bonhomme descendait, Guillaume de Frameraye dit :

— Il sera bon d’avertir la gendarmerie de l’endroit.

Quand les voyageurs revinrent aux Gerfauts, ils trouvèrent le garde-chasse qui les attendait. Il avait fait son enquête : il détenait une feuille de papier trouvée dans le salon, des fragments d’étoffe brûlée, une petite boîte en métal qui contenait du tabac dit scaferlati. Sur la feuille de papier, on avait écrit en grosses lettres : « Sa vie sera sauve si la police ne s’en mêle pas. »

— Merci, père Tardeneux, dit mélancoliquement Morneuse. Vous pouvez aller prendre du repos. Peut-être aurons-nous besoin de vous demain…

Pendant le retour, les quatre hommes avaient peu parlé, ils espéraient obscurément que Tardeneux aurait fait quelque découverte sérieuse.

— Cette petite boîte est assez particulière, dit Robert de Frameraye… Si nous arrivions à connaître le lieu de sa fabrication, peut-être ne nous serait-elle pas inutile… Quant au papier, je le tiens pour rassurant : ils n’en veulent décidément pas à la vie de Denise.

— Mais que veulent-ils ? gémit Morneuse.

Eux, dit sombrement Guillaume, ne veulent rien. Ils ne sont que des comparses… importants pour l’exécution… nuls pour le but. Du moins, je le suppose. Il existe en ce monde un homme qui dispose de moyens puissants et qui a un intérêt moral ou matériel à enlever Mlle de Morneuse. J’ai examiné toutes les hypothèses… celle-là seule demeure. Elle est vague, d’ailleurs. Il s’agit de la préciser.

Et il échangea un regard avec Takra. Le Maori se leva :

— Nous n’avons pas eu le temps d’examiner la piste avec attention, dit-il. Je vais le faire avec Neptune…

Il appela :

— Neptune !

Le chien qui dormait dans une encoignure, se leva à l’appel et suivit le Maori.

— Takra a compris que j’allais vous parler de choses intimes, fit Guillaume.

— Il est extraordinaire, ajouta Robert de Frameraye… Une nuance dans la voix… un coup d’œil de Guillaume lui font deviner certaines choses comme s’il avait le don de la télépathie…

Il y eut un silence. Guillaume demeurait troublé. Il dit enfin à Morneuse :

— Je suppose, monsieur, que vous êtes de mon avis ?

— Oui, répondit Morneuse, avec un sursaut… Votre supposition a tous les caractères de l’évidence. Seulement l’obscurité augmente plutôt : quel intérêt peut avoir ce personnage ? Je ne me connais pas de vrais ennemis, surtout puissants. Et Denise ?… Que peut-on vouloir à Denise ?

— Parfois, fit Guillaume rêveusement, on découvre des mystères dans les vies les plus droites, mystères qui ne dépendent pas des personnes vivantes, qui remontent aux morts !

— Rien de tel chez moi. Mes ascendants ne m’ont transmis aucun de ces legs étranges qui se transmettent dans certaines familles… Aucune énigme non plus dans l’existence de ma pauvre femme… morte toute jeune… le surlendemain de la naissance de Denise. Chez nous, tout est clair… net… rectiligne !

— Il n’est jamais rien arrivé à Denise qui…

Guillaume n’acheva pas, embarrassé.

— Si… Il y a quinze ans, Denise a disparu pendant une journée entière… Elle a été retrouvée dans la forêt, près de la cabane d’une bûcheronne…

— Ah ! exclama le jeune homme… Ça doit se rattacher au rapt d’aujourd’hui !

— Qui sait ? dit le vieux Frameraye… Assurément, l’hypothèse doit être étudiée… de même que cet enlèvement « repenti ».

— Beaucoup de motifs sont imaginables. Si l’homme d’aujourd’hui et celui d’alors sont le même, les Gerfauts doivent être surveillés depuis longtemps…

— Par qui, grand Dieu. Et pourquoi ?… gémit Morneuse.

Ses yeux devinrent fixes, pleins d’une horreur mystérieuse, tandis qu’il parlait à mi-voix :

— L’amour que j’ai pour elle est l’essence même de ma vie… Si je ne devais plus la revoir, j’aimerais mieux mourir !…

— Vous la reverrez, dit affectueusement Robert de Frameraye.

Guillaume méditait. Les conjectures se succédaient, tous les drames mystérieux qui agitèrent les humains depuis les origines.

— Je voudrais savoir, dit-il enfin, si vous connaissez bien tous les habitants du pays.

— Pas tous… les humbles m’échappent ; les notables sont des personnages timorés et honnêtes.

— Y a-t-il des étrangers ?

— Aucun.

— Des immigrants ?… Je veux dire des gens qui soient venus s’établir dans le village ou les environs.

— Du tout. Au rebours, c’est un terroir qui se dépeuple ; des départs, peu d’arrivées.

— Allons ! le mystère est complet ! soupira le jeune homme. Car il est par trop invraisemblable qu’un pauvre diable ait été chargé, dans ce terroir, et pendant tant d’années, d’une surveillance aussi anormale.

Guillaume baissa la tête, harcelé par un soupçon lancinant, qu’il avait déjà répété plusieurs fois et qu’il estimait absurde. Cette fois, pour des raisons obscures, il s’en préoccupa davantage :

— Personne ne faisait la cour à Denise ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Si… deux ou trois jeunes hommes insignifiants, tous incapables d’une action violente ! répondit Morneuse avec mélancolie.

Déjà Guillaume s’était ressaisi et, songeant que cinq ou six individus avaient participé à l’enlèvement :

— Il faudrait supposer, dit-il, des complicités trop extraordinaires, pour des personnages insignifiants… Celui qui a organisé l’enlèvement est un bonhomme redoutable.

Il s’était levé. Dressé de toute sa grande stature, le visage roide et les pupilles dilatées, il apparaissait doué des énergies farouches de l’homme primitif et des ressources subtiles de l’intelligence.