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Au château des loups rouges (Rosny aîné)/05

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La nouvelle revue critique (p. 95-128).
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V

À la suite des plaintes déposées par Morneuse, la justice avait « informé ».

La magistrature et la gendarmerie s’occupaient mollement de l’affaire et l’on avait mis à la disposition du comte un policier choisi au hasard, Charles Saville, personnage déjà vieux, qui passait pour avoir plus d’expérience que de flair. C’était un petit homme d’allure chétive, le visage terni, les yeux presque absorbés par des paupières violescentes.

Il se renseigna avec soin ; il écouta tout le monde avec attention et bonne volonté, disant :

— Je ne me fais pas d’opinion fixe… Je tâche de ne pas me mettre en contradiction avec les faits.

Intelligent et indécis, il avait des lettres ; il citait parfois des auteurs presque toujours classiques. Quand il eut entendu Morneuse, les Frameraye et Takra, le père Tardeneux, qu’il eut examiné dix fois les documents, il conclut :

— Une des affaires les plus obscures que j’aie vu se produire pendant ma carrière. Nous n’avons littéralement aucune piste ; nous baignons dans les conjectures… Mon avis est qu’il faut tenir compte de la menace des ravisseurs… agir aussi discrètement que possible…

— Tant que nous n’aurons aucun moyen d’atteindre matériellement les coupables, ajouta Guillaume, on peut laisser faire la justice… Le jour où nous connaîtrons le gîte, je crois qu’il faudra n’employer, d’abord, que nos propres moyens… Mlle de Morneuse et Catherine délivrées… la gendarmerie pourra intervenir.

Une fièvre contenue desséchait Gérard. Il dormait à peine, Il s’éveillait avec des battements de cœur qui l’exténuaient.

— Comme il est évident, reprenait Guillaume, que la vie de M. de Morneuse et de Denise a été suivie par celui qui organisa le rapt, nous nous renseignerons, aussi minutieusement que possible, sur tous les habitants du village, de la forêt et des environs…

— C’est élémentaire, approuva Charles Saville. Du reste, l’attentat lui-même a été trop magistralement préparé pour qu’il n’y ait pas eu, ce jour-là, une surveillance étroite… On a connu le départ de M. de Morneuse… l’isolement des deux femmes… Tout à la fois, on vous suivait à la Chameronde et on préparait l’attaque aux Gerfauts. Il faut organiser des filatures délicates.

— Nous vous aiderons, dit Guillaume. Mon ami Takra vous apportera son expérience et un admirable instinct.

— Je compte aussi sur votre chien, dit en souriant Saville… il m’a paru extraordinaire.

— Il l’est… Le père Tardeneux n’est pas négligeable… il connaît à fond le pays et ses habitants. Voulez-vous que nous commencions l’enquête par lui ?

— Je vais le faire venir, dit Morneuse.

— Te crois préférable d’aller chez lui, repartit Guillaume.

— Moi aussi, appuya le détective, Il faut autant que possible voir les gens dans leur milieu. On recueille ainsi des témoignages plus vivants et plus probants.

— Comme vous voudrez, dit Morneuse d’un ton morne…

La maisonnette de Tardeneux était située en pleine forêt. À peine si l’on avait maintenu autour un arpent de terre où le vieil homme cultivait des pommes de terre, des haricots, des pois et d’autres légumes. Il entretenait aussi des fleurs, et il obtenait des iris, des glaïeuls, des roses, des lis à foison.

La maison était faite de meulières, avec un toit de bardeaux ; on apercevait à droite un poulailler, à gauche une hutte à porcs, et sur le toit un colombier.

Au moment où Morneuse, Guillaume, Takra et le détective se présentèrent, Tardeneux était absent. Ils ne trouvèrent qu’une jolie fille, légère comme un chevreuil, la chevelure noire aux reflets de cuivre, et les yeux gris, du gris des nuages ardoisés.

Elle décelait un charme sauvage et flexible : son teint gardait une fraîcheur due à l’ombre des bois ; ses pieds et ses mains n’avaient pas la lourdeur des pieds et des mains rustiques.

Attirée par le bruit des pas, elle se tenait sur le seuil de la maison, aux aguets.

À la vue de Morneuse, sa bouche rouge s’ouvrit en un sourire auquel les dents donnaient un éclat de nacre humide :

— Bonjour, Louise ! fit Morneuse avec attendrissement.

La jeune fille évoquait des souvenirs que la catastrophe rendait amers. Elle avait jadis partagé les jeux de Denise.

C’était une créature douée de la gaieté et de l’insouciance des rouges-gorges. Le regard de Morneuse la fit se souvenir de la catastrophe. Son visage s’assombrit. Elle demanda :

— Pas de nouvelles, monsieur ?

— Aucune nouvelle, Louise. Où est le père ?

— Il n’est pas loin… il va revenir… à trois heures, qu’il a dit…

Tardeneux parut bientôt, précédé de son long retriever.

Ayant invité les visiteurs à entrer dans son logis, il les mena vers une chambre dont les meubles, presque tous taillés de sa main, révélaient un certain goût, démenti par de larveuses estampes et de sinistres images coloriées.

— Père Tardeneux, dit Morneuse… ces messieurs vont faire une enquête sur les gens du pays : ceux qu’on ne connait pas très bien. Ils comptent sur vous pour les aider.

— Ils le peuvent, monsieurlie comte.

Le garde-chasse réfléchit un bon moment et reprit :

— Tant qu’à ceux autres que je ne connais pas, je connais un peu tout le monde… Y a pas beaucoup de mauvais gas dans le pays… Ceux qui braconnent, y ne m’ont jamais tiré dessus et ils ne croient pas mal faire… C’est leur idée de père en fils que les bêtes sauvages, c’est à tout le monde. Le plus détestable, c’est le Maujars… il est sournois… il a des fréquentations hors du pays… Des fois il s’esquive pendant des deux, trois jours… il s’en va loin, quoi !…

— Quel âge a-t-il ? demanda Guillaume.

— Une pièce de quarante-trois à quarante-cinq ans.

— Il n’a jamais commis de délit grave ?

— Il a tué des milliers de lapins, de lièvres, de perdrix, de grives… il a abattu beaucoup de chevreuils… même des cerfs. Il est difficile à attraper. I’m’en veut : j’y ai fait avoir des contraventions… amende et prison.

— Vous ne vous êtes jamais battus ?

— Jamais. Quand je le prends en flagrant délit, il se fait une raison… il blague même… De son métier, il est sabotier… un sabotier qui ne fait pas beaucoup de sabots.

— Nous le retenons, dit Guillaume. Ensuite ?

— La Christine Marvy, elle espionne les gens… elle fait des voyages jusqu’à Chameronde… Y a ben encore les gas Poileu et un vieux qui vit au coin de la route… qui a des allures et qui ne cause point. C’est tout. Peut-être y a que Maujars qui soit un peu « ségulier ».

— Et dans les villages voisins ?

— Ça devient plus difficile. Faudrait demander à ma belle-sœur, qui habite Tannery, puis au gardien du château de Pierrenoire… qui connaît tout le pays. Ma belle-sœur est très répandue… Elle va, elle vient… Elle a été une mère pour Louise.

— Nous irons la voir… ainsi que le gardien de Pierrenoire. Où trouve-t-on le Maujars ?

— Partout dans les bois… et par hasard dans sa cahute où je vous conduirai, si vous voulez.

Guillaume hésita. Peut-être valait-il mieux surveiller Maujars.

— Qu’en pensez-vous ? dit-il au détective.

— S’il est pour quelque chose dans l’affaire, répondit celui-ci, même très indirectement, il doit être sur ses gardes… En tout cas, il vaudrait mieux que je n’en sois pas. Je vais demander son casier… qui révélera Sans doute des choses que le garde ignore.

— Nous irons seuls, Guillaume, intervint Morneuse. Je sais où est la hutte de Maujars…

— je ne serais pas fâché que Takra le voie… Takra a un sens parfait des physionomies.

— Soit.

Quand on arriva à la hutte de Maujars, on la trouva close. C’était une misérable construction faite de pierres et d’argile, avec un toit de bardeaux mal posés. Il y avait un banc grossier près de la porte et, sur ce banc, un tablier visqueux.

Takra fit flairer cette guenille à Neptune.

— Cherche ! dit Guillaume.

Neptune suivit une sente qui partait de la cahute et parut découvrir une piste encore fraiche… Un aboiement bref aussitôt étouffé, retentit.

— Il y a du monde, remarqua Guillaume.

Quelques minutes plus tard, on vit une silhouette d’homme et une silhouette de chien-loup.

— Maujars ! murmura Morneuse.

— Surtout, chuchota Guillaume, n’ayez pas l’air de le chercher… Il est logique que nous le questionnions, car nous questionnerions n’importe qui a pu voir quelque chose le soir du rapt.

Maujars marchait à pas lents : son chien, ayant fait mine de rejoindre Neptune, il le rappela.

Après trois ou quatre minutes, Gérard, Guillaume et Takra arrivèrent à la portée du drille. Il tira sa casquette à Morneuse.

Maujars, individu trapu, aux cheveux alezan, aux yeux de pie, avait un profil dur et régulier, une bouche énorme, où l’on pouvait apercevoir un assortiment de dents jaunissantes :

— Salut, m’sieu le comte ! fit-il d’un ton où se mêlaient du respect et du sarcasme.

— Bonjour, Maujars ! Je ne suis pas fâché de vous rencontrer, riposta Morneuse.

Le braconnier s’arrêta et considéra avec méfiance Guillaume et surtout Takra. Les deux chiens se flairaient. Ils offraient des analogies de structure, encore que Neptune fût plus grand et eût les pattes plus musculeuses.

— Vous savez ce qui m’est arrivé, Maujars ?

— Ça na fait de la peine, malgré les contraventions, répondit Maujars. Et puis c’était pas sa faute à elle, qu’était tout plein gentille.

— Voyons, Maujars, si tout le monde faisait comme vous, il n’y aurait plus de gibier.

— Le gibier est à tout le monde ! affirma sauvagement le braconnier.

Il continuait à diriger des regards cauteleux vers le Maori.

— Maujars, reprit Morneuse d’une voix triste, nous cherchons la trace des criminels. Tous ceux qui ont vu ou entendu quelque chose peuvent nous venir en aide.

— Comme de juste ! acquiesça le drille.

— Vous qui allez partout la nuit… vous auriez pu…

— J’ai rien vu… rien ! se hâta d’interrompre Maujars… Mais j’ai entendu des coups de feu… trois à ce qu’y m’a semblé…

Oui… un dans la direction du château… deux près du village… Celui du château était plus faible…

Cette déclaration étonna Gérard et Guillaume. Elle semblait annoncer qu’une escarmouche s’était produite aux Gerfauts mêmes.

— Vous n’avez pas eu la curiosité d’aller voir ?

— On tire souvent des coups de feu dans le pays… J’étais loin, de l’autre côté… J’avais mieux à faire.

— C’est tout ce que vous savez ?

— Par moi-même, v’là tout ce que je sais… C’est seulement au matin que j’ai appris l’enlèvement de la demoiselle et de la servante.

Il se mit à rire d’un rire sardonique et amer :

— Je suppose qu’on m’a soupçonné et que peut-être on me soupçonne encore… Tant pire pour moi et tant pire aussi pour eux autres… Quand on se trompe de piste, la bête se sauve…

Takra chuchota à l’oreille de Guillaume :

— Cet homme n’a rien fait et ne sait rien !

Maujars surprit le mouvement du Maori et ricana :

— Qu’est-ce qui dit çui-là ?

— Il dit que vous êtes complètement étranger à l’affaire.

Le braconnier regarda Takra avec ébahissement.

— Il est sorcier ?

— À peu près, dit tranquillement Guillaume. Si vous avez quelque chose à cacher, il vaudra mieux ne pas avoir affaire à lui.

— Moi d’abord, j’ai rien à cacher… On sait ce que je fais. On m’attrape quand on peut… mais si y a quelqu’un à qui j’ai seument fait tort d’un liard, qu’y se présente !

— Il ne se présentera pas, fit le Maori.

— Ça veut dire que vous me croyez honnête ?

— Excepté pour le gibier.

Maujars eut un ricanement sournois.

— Les bêtes c’est à Dieu et au diable. Un chevreuil i s’lève lui-même… un lièvre aussi… Ça ne fait rien… Vous m’avez fait plaisir… et si je puis vous rendre service, vous verrez que j’suis pas un blagueur.

— J’en suis sûr, dit gravement le Maori. Et je crois que vous pourrez être utile à M. de Morneuse.

— Si c’est pour la demoiselle, foi de Maujars, je vous aiderai de toutes mes forces.

— Je vous remercie, dit Morneuse, et je ne serai pas ingrat.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Nous rapporter les démarches des gens du pays, dit Guillaume… lorsqu’elles auront l’air louche…

— Sauf la maraude et le braconnage, je suis votre homme.

— Je reviendrai vous voir, dit Takra.

Ses longs yeux noirs se fixèrent sur les yeux de pie du sabotier.

— C’est vrai que vous avez un satané regard ! exclama celui-ci. Ben ! j’ai rien à cacher, je vous attends.

— Je m’entendrai avec cet homme, dit Takra lorsque Maujars se fut éloigné. Il nous aidera pour le gars Poilou et peut-être pour Christine Marvy.

Morneuse écoutait le Maori : il avait en lui cette confiance que les hommes réfléchis ont dans les hommes d’instinct.

— Où habite Christine Marvy ? demanda Guillaume.

— Nous allons passer devant sa maison.

Il prit la direction du village. L’arrivée des trois compagnons surexcita les femmes : elles surgissaient sur le seuil des portes avec des visages qui, malgré l’impassibilité paysanne, décelaient une curiosité vive.

— Voilà la Christine, fit Gérard à voix basse.

Guillaume aperçut une femme à la face plate et verdâtre, avec un nez en pied de marmite et d’énormes oreilles comparables à des crêpes. Elle tricotait un bas de laine, assise sous son auvent ; elle se tourna vers Morneuse et le salua d’une inclinaison de tête.

— Qu’est-ce que vous en pensez, Takra ? demanda Guillaume.

— Rien encore, dit le Maori. Je n’ai découvert aucune trace de trouble à notre passage. Les yeux sont restés impassibles… La bouche n’a pas eu une ride de plus ou de moins. Mais elle n’est pas rassurante, elle est cachée, hypocrite et sans cœur. Maujars doit la connaître.

— Il la connaît certainement, dit Gérard. Et je soupçonne qu’elle a aidé souvent à cacher du gibier.

— Alors, si vous voulez bien, je m’en occuperai.

Quand ils arrivèrent aux Gerfauts, il n’était pas encore cinq heures.

— Nous avons encore du temps devant nous, dit Guillaume. Qu’est-ce que le gars Poilan ?

— Le fils du maréchal-ferrant. Mon jardinier le connaît bien. Et désavantageusement : c’est un maraudeur. Il ne volerait probablement pas d’argent, ni de bijoux, ni d’outils, mais il ne se gêne pas pour prélever une dîme sur les fruits et les légumes, à condition que ces fruits ne soient pas encore cueillis ni ces légumes récoltés.

— C’est la morale du Maujars ?

— Pas tout à fait. Maujars n’a jamais dérobé un chou ni une poire… Je vais faire venir le jardinier.

Le jardinier se présenta sous les espèces d’un quadragénaire, si voûté qu’il en semblait bossu, avec une bonne tête velue, des yeux de barbet sur lesquels s’abattaient des sourcils énormes :

— Père Garan, dit Morneuse, dites-nous ce que vous pensez du gars Poilan ?

— Pas de bien, monsieur, sauf respect, c’est un cochon et c’est pas son père qui me démentirait. Y veut rien fiche… y maraude… y fait des trucs. Jusqu’alors, il a volé que d’la denrée… dans la terre… mais faura voir !

— Quel âge a-t-il ? demanda Guillaume.

— Dix-neuf ans !

Le jeune homme haussa les sourcils :

— Croyez-vous qu’il soit au village ?

— Nenni ! C’est foire à Servole… Sûr et certain qu’il y est.

— Croyez-vous, père Garan, qu’il puisse être mêlé d’une façon quelconque au crime ?

— Ça m’étonnerait. Vu que c’est pas son genre. Pis, j’ai idée qu’il aimait ben not’demoiselle. Elle l’a deux fois tiré de mes pattes, rapport à des pommes de terre et des pêches…

— C’est bien, père Garan, soupira Morneuse, que ce rappel du passé agitait.

Le père Garan se retira.

— Il est bien peu probable que ce garçon de dix-neuf ans ait participé à rien, ni avant, ni après, conclut Robert de Frameraye, qui avait assisté à l’interrogatoire.

— En bonne police, rien n’est improbable, intervint le détective.

— Probable ou improbable, l’examen du gars Poilan est remis à plus tard, dit Guillaume… Je voudrais aller voir la belle-sœur du garde-chasse et ce gardien du château de Terrenoire.

— Je vais faire atteler le vieux break, dit Morneuse… à défaut d’automobile…

La belle-sœur du garde-chasse logeait dans une maison littéralement noyée sous les fleurs et les feuilles : glycines, capucines, lierre, vigne sauvage, chèvrefeuille. Cette énorme commère, ventrue et mamelue, les joues en cornemuse, avait des yeux qui riaient au sein d’une couche de saindoux.

Elle ne parut pas étonnée de la visite, elle interrompit le malaxage d’une pâte dont devaient naître des tartes, et se porta cordialement à la rencontre de Morneuse, qui précédait Guillaume et Takra.

Dans le fond de la salle, une deuxième femme était assise, une créature aussi efflanquée que la commère était grasse, et dont les yeux profondément enfouis dans les orbites avaient des lueurs orange.

Quand Morneuse eut exposé le sujet de sa visite, la grosse femme glapit :

— C’est pas pour dire… Mais je connais tout le monde à Tannery et tout le monde me connaît. Si vous voulez mon opinion, y a qu’un seul mauvais homme ; c’est celui qui tient le cabaret du Chat Bleu. Cependant, je crois pas qu’il soit « suspeptible » de s’être mêlé à la chose. Il est voleur, mais avec les pauv’ gens…

— N’y a-t-il pas des gens mystérieux, demanda Morneuse, des gens qui ont des habitudes un peu suspectes ?

— Je n’vois pas ça… Rien que la vieille Catau… qui est bien suspecte et même folle… Elle bouge pas de sa maison et elle a près de quatre-vingts ans. S’pas, madame Sambreuse, y a pas beaucoup de mystère à T’annery ?

La femme qui se tenait au fond de la chambre répondit d’une voix blanche :

— C’est un endroit tranquille !

Elle tourna vers les visiteurs un visage marqué d’un nombre indéfini de tannes, un visage huileux, aux lèvres sirupeuses, Elle avait l’air misérable et résigné.

— Il ne s’est jamais rien passé à Tannery, grommela-t-elle, depuis le crime de la mare aux Crapauds…

— Vous voyez ! dit la commère. Tout le monde n’est pas bon ici. On trouve des gens qui n’ont pas plus de cœur qu’une couleuvre, mais pas de criminels.

— Nous ne l’avons pas pensé, intervint Guillaume. Nous voudrions seulement connaître ceux qui ont des relations un peu singulières, hors du village.

La commère réfléchit un instant :

— Ça non plus. Y a ceusses qu’ont des affaires… Y à ceusses qu’ont de la famille… Mais rien de rare ou alors, je n’sais pas. S’pas Madame Sambreuse ?

— Y’me semble. C’est tout comme vous qui avez votre beau-frère aux Gerfauts… et moi qui ai ma sœur…

— À Chameronde, acheva la commère.

— La dame Sambreuse eut un geste résigné.


— Nous n’avançons pas, dit chagrinement Morneuse quand il se trouva dans le break avec ses compagnons.

— Je n’espérais pas grand’chose de cette visite, dit Guillaume.

Takra se taisait.

— Qu’en pensez-vous ? demanda le jeune homme.

Le Maori leva lentement le bras et dit :

— Notre visite a troublé la femme maigre.

— Vous en êtes sûr ? demanda Guillaume.

— À peu près. Pourquoi elle la troublée, je ne sais pas. Mais elle sait des choses que ne sait aucun de ceux que nous avons vus jusqu’ici.

— Des choses concernant le crime ? exclama avidement Morneuse.

— Non… où pas directement… Mais des choses qui vous concernent.

— Il faudra aller à Chameronde ? interrogea Guillaume.

— Oui…

Le break, à la sortie du village, s’était engagé sur une route montante, dont un côté était dominé par des roches. Morneuse tenait nerveusement les rênes.

— Qu’est-ce qu’elle pourrait savoir ? dit-il au Maori.

— Je ne sais pas. Mais certainement elle est mêlée à votre vie…

— Je ne la connaissais pas.

— Elle vous connaissait.

Le break traversa un village dont les maisons étaient égrenées sur une pente douce et l’on vit apparaître deux tours de hauteur et de forme inégales : l’une carrée et l’autre ronde.

— C’est le château de Terrenoire, annonça Morneuse.

Les visiteurs furent reçus par un vieil homme agile, aux yeux roux, le teint frais et dont le visage produisait une longue barbe rectangulaire. Il reconnut Morneuse qu’il avait rencontré parfois, sans avoir jamais échangé aucune parole avec le gentilhomme, et salua avec une déférence grave.

Il n’ignorait pas le rapt de Denise et, dès les premiers mots, il montra une sympathie discrète.

— Il est vrai que je dois connaître beaucoup de gens, dit-il. Depuis le temps que je garde ce domaine. Moins cependant qu’il ne semble, Ceux que je fréquente assidûment sont assez rares… les autres ne me sont connus que par à peu près. Vous comprendrez, monsieur le comte, que je ne puis en aucun cas assumer le rôle de dénonciateur ?

Il avait conduit les visiteurs dans une vaste salle cintrée, aux fenêtres assez basses, d’où l’on apercevait des herbages et une forêt :

— La salle des gardes ! avait-il dit en offrant à Morneuse et à ses compagnons de vieux sièges bien sculptés et peu confortables :

— On ne demande rien qui ressemble à une dénonciation ! répondit Morneuse. Au reste, nous ne croyons pas qu’il existe dans le pays des gens qui, de près ou de loin, aient participé au crime. Mais certains ont pu le faciliter par leurs rapports avec des inconnus. J’ai des raisons sérieuses de croire que mon existence a été surveillée, que beaucoup de mes démarches ont été signalées à l’homme qui a fait enlever ma fille. Ceux qui m’ont surveillé peuvent avoir totalement ignoré la raison de leur surveillance.

— C’est juste ! dit le vieil homme. Eh bien ! permettez-moi de réfléchir pendant quelques jours. J’ai besoin de rassembler mes souvenirs.

Il eut un sourire de coin :

— Ne suis-je pas moi-même un personnage assez mystérieux ? dit-il. Je garde le château de la Belle au Bois Dormant… Je me livre à des travaux de nécromancien, et j’ai des relations lointaines, parfois secrètes !…

— Pourquoi ce château n’est-il plus habité ? demanda machinalement Guillaume.

— C’est ce que j’ignore. Vous savez qu’il appartient à la duchesse de Marcilles, qui est née Terrenoire, fille du dernier marquis de Terrenoire, Elle a habité le château jusqu’à l’époque de son mariage, et, depuis, elle n’y a jamais reparu.

— Jamais ?

— Jamais. Elle n’y a même pas fait une visite.

— Vous ne savez pas pourquoi ?

— Pas plus que je ne sais le chinois. C’est un secret que je n’ai pas cherché à pénétrer. On m’a mis dans ce château avec deux jardiniers. Je surveille son nettoyage et son entretien, et je l’aime profondément. J’ose espérer qu’on me permettra d’y finir mon pèlerinage.

— Vous connaissez Mme de Marcilles ?

— Peu. Très peu. Sans doute la connaîtrai-je un peu mieux prochainement, car elle se propose de passer enfin quelque temps au château… deux mois, si je suis bien renseigné.

Il se tut, il attendit de nouvelles questions qui ne vinrent pas, et dit :

— Peut-être cela vous plairait-il de visiter le château ? Il y a quelques vestiges curieux des temps barbares.

Morneuse répondit :

— Nous serions enchantés de faire cette visite. N’est-ce pas, Guillaume.

Tokra s’inclina en silence.


Le vieil homme les mena de salle en salle, en faisant admirer les meubles séculaires et les sites qu’on voyait des fenêtres. Attardé dans une chambre de torture, il expliqua avec complaisance le maniement des instruments, et il donna de longs détails sur les cachots et les oubliettes.

— Les Terrenoire ont été longtemps parmi les plus fauves, les plus féroces du pays, remarqua-t-il avec une nuance de vanité ! Les bourreaux ne chômaient point ! C’est par milliers que les vaincus et les vilains furent hissés aux potences ; le sang ruisselait dans la chambre de torture, les oubliettes ont été comblées de cadavres. Oui, les Terrenoire étaient des exterminateurs !… Les loups et les tigres sont plus doux.

Il se complut un moment dans ces souvenirs et reprit :

— Ces mêmes Terrenoire devinrent des gentilshommes très policés sous Louis XIII et Louis XIV, encore qu’ils eussent un faible pour le massacre des sorciers et des sorcières. Sous Louis XV, ils se raffinèrent. Le marquis Jacques de Terrenoire, épris de liberté, combattit avec Washington ; sous la Révolution, il partagea les convictions des Girondins et ne put éviter l’échafaud. Son portrait est là-haut, dans la tour ronde… Avez-vous le courage de monter une cinquantaine de marches ?

— À coup sûr, fit Guillaume, qui écoutait le bonhomme avec complaisance.

— Je vous attendrai ici, dit Morneuse, je me sens un peu las.

Le vieux gardien le regarda avec une vague compassion ; il avait, lui, des jambes sèches de chevreuil et un souffle de vieux loup.

— Nous avons laissé le portrait dans la tour ronde, remarqua le gardien tandis qu’ils gravissaient un escalier en hélice, parce que le marquis Jacques en avait fait son séjour de prédilection. Vous verrez la marquise, sa femme… une des plus délicieuses créatures de l’époque…

— Elle n’a pas péri sur l’échafaud ?

— Si, quelques jours avant Thermidor… Nous y voici…

Il ouvrit une porte de chêne et l’on vit une chambre hexagone, dont un côté était beaucoup plus long que les autres, meublée d’un grand lit carré à la courtepointe de satin jaune fané, de quelques chaises et d’un secrétaire de Boulle, Au mur, deux portraits qui eussent pu être peints par Mme Vigée-Lebrun.

Le premier montrait la jeune marquise en robe amarante, la coiffure haute, le visage à la mode de l’époque, car on dirait que les époques ont chacune leur genre de visages ; un délicieux visage, malicieux, mutin, à fossettes, avec des yeux immenses, un peu écartés, qui exprimaient ce grand bonheur de vivre dont parlait Talleyrand :

— N’est-ce pas, elle est exquise ? demanda le gardien.

— Merveilleuse, répondit Guillaume, qui demeura trois minutes à la contempler.

Takra fit un vague signe d’adhésion. Les tableaux, les portraits, les bibelots, les meubles l’intéressaient aussi peu que les machines patibulaires, les instruments de torture et les oubliettes l’avaient captivé. Il n’était pas fâché de constater que les Européens avaient été plus barbares que les Maoris.

— Voilà le marquis Jacques de Terrenoire, dit le gardien en écartant un rideau qui jetait de l’ombre sur le portrait.

Guillaume fit trois pas, leva la tête et tressaillit. Jacques de Terrenoire devait être blond, — ce que la poudre dissimulait. Il avait un visage délicat et d’apparence sensitive, des yeux turquins, aussi grands que ceux de la marquise, et pétris de lumière, une bouche charmante sur laquelle errait un sourire

— Voyez donc Takra ! fit le jeune homme en saisissant le bras du Maori.

Ils demeurèrent les yeux avidement fixés sur le marquis Jacques.