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Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/4

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CHAPITRE IV

« In nomine Domini nostri Jesu-Christi, Très hauts, très chrétiens, très excellents et très puissants princes, roi et reine d’Espagne et des îles de la mer, notre seigneur et notre souveraine, cette présente année 1492, après que Vos Altesses eurent mis fin à la guerre contre les Maures qui régnaient en Europe, et eurent terminé cette guerre, dans la très grande cité de Grenade… où je vis arborer, par la force des armes, les bannières royales de Vos Altesses sur les tours de l’Alhambra, et où je vis le roi maure se rendre aux portes de la ville et y baiser les mains royales de Vos Altesses,… aussitôt, dans ce présent mois, et après les informations que j’avais données à Vos Altesses, des terres de l’Inde… Elles pensèrent, en leur qualité de catholiques chrétiens et de princes amis et propagateurs de la sainte foi chrétienne, à envoyer moi, Christophe Colomb, auxdites contrées de l’Inde, pour voir les princes et les peuples et les pays à leur disposition, et l’état de toutes choses, et la manière dont on pourrait s’y prendre pour leur conversion à notre sainte foi. Elles m’ordonnèrent de ne point aller par terre à l’Orient, mais de prendre au contraire la route de l’Occident, par laquelle nous ne savons pas, jusqu’à ce jour, d’une manière positive, que personne ait jamais passé. En conséquence, Vos Altesses me commandèrent de partir avec une flotte suffisante pour lesdites contrées, et à cette occasion elles m’accordèrent de grandes grâces et m’anoblirent, afin que dorénavant je m’appelasse Don, et fusse grand amiral de la mer Océane, et vice-roi et gouverneur perpétuel de toutes les îles et terres dont je ferais la découverte et la conquête, dans ladite mer Océane, et elles décrétèrent que mon fils aîné me succéderait, et qu’il en serait ainsi de génération en génération, à tout jamais. Je vins donc à la ville de Palos, qui est un port de mer, où j’équipai trois vaisseaux très convenables pour une pareille entreprise et je partis dudit port très bien pourvu de beaucoup de vivres et de beaucoup de gens de mer,  » etc.

Ainsi commençaient les précieux Mémoires de Colomb, que son ami, le digne mais peu éclairé Las Casas, a malheureusement

abrégés, et dont il ne nous a transmis textuellement que quelques

parties, le début entre autres. Ce dernier morceau est d’autant plus précieux, qu’il donne plus naïvement la mesure de la prudence de son auteur, dans le détail rappelé avec insistance des avantages et privilèges qui viennent de lui être accordés. Il justifie en outre cette même prudence, sur un point où des écrivains, bien intentionnés d’ailleurs, ont cru la voir céder aux inspirations de la plus aveugle témérité.

La plupart des historiens, en effet, ont cru ajouter à la gloire de Christophe Colomb en exagérant le faible tonnage et le délabrement des navires sur lesquels il entreprit son premier voyage de découverte. La vérité, aujourd’hui mieux connue, sur ce point comme sur bien d’autres, est que, en cette occasion si importante, il ne fit rien que désavouât la prudence, le but et les circonstances étant donnés. Autant, de nos jours, un amiral serait insensé et même coupable d’entreprendre une expédition si chanceuse dans les conditions où Colomb entreprit la sienne, autant, s’il en eût exigé de plus sûres, un marin du xve siècle aurait été pusillanime.

La Santa Maria que montait Colomb, et qu’il eût préférée moins forte, était entièrement pontée, avec double pont à l’avant et à l’arrière. Elle portait quatre mâts : deux à voiles carrées, deux à voiles latines, et mesurait quatre-vingt-dix pieds de longueur en quille. Son équipage se composait de soixante-six hommes, dont les plus importants étaient : Diego de Arana, neveu germain de la femme de l’Amiral, ayant qualité de grand alguazil de la flotte, et quatre autres fonctionnaires royaux, dont un, Bernardin de Tapia, n’est pas le premier historiographe qui n’ait jamais pu faire un historien.

Venaient ensuite deux lieutenants : Niño, excellent marin et des plus déterminés, Juan Perez Matheos, mauvaise tête et mauvais cœur, Roldan qui ne valait pas mieux et devait trahir l’Amiral ; plusieurs officiers de divers grades, parmi lesquels Juan de la Cosa, plus tard célèbre par ses travaux d’hydrographie ; un interprète parlant toutes les langues, hormis, bien entendu, celles qu’il dut interpréter, et enfin deux enthousiastes amis de Colomb, servant en qualité de volontaires, ou, comme on dirait à présent, d’amateurs.

Plusieurs de ces hommes étaient Génois, deux Portugais, un Irlandais, un Anglais ; aucun n’était de Palos, soit que Colomb se fût prudemment souvenu de la résistance qu’il avait rencontrée, au dernier moment, chez les marins de cette ville, soit que ceux-ci eussent préféré servir sous les ordres des Pinzon leurs compatriotes.

La Pinta et la Niña n’étaient pontées qu’à l’avant et à l’arrière, comme la plupart des caravelles. L’ainé des frères Pinzon commandait la première, ayant pour lieutenant son frère François-Martin, et pour médecin, ce même Garcia Hernandez, ami de Perez de Marchena, et un des premiers comme des plus fervents adeptes de Colomb. L’équipage de la Pinta était de trente hommes.

Celui de la Niña n’en comptait que vingt-quatre, mais d’après le témoignage de Colomb lui-même, elle aurait pu en porter quatre fois autant, et l’événement le prouva. La Niña était commandée par Vincent Yañez Pinzon. Comme la Pinta, elle n’avait que des voiles latines, qu’on changea plus tard en voiles carrées.

Tous ces navires étaient armés en guerre, suivant leurs forces respectives, et pourvus des meilleures provisions pour un an. Leur équipement était tel, que l’Amiral, comme on l’a vu, les jugeait « très convenables pour une telle entreprise ». Un seul, au dernier moment, lui avait inspiré des inquiétudes, qui se justifièrent dès le troisième jour de la navigation.

Le 6 août, en effet, et lorsqu’on était déjà à plus de soixante lieues de Palos, le gouvernail de la Pinta se trouva démis, par une forte houle, et plutôt encore par la faute des armateurs de ce navire : ils espéraient par cet accident ménagé à l’avance, se voir dispensés de poursuivre une expédition qui, après les avoir séduits, ne leur inspirait que des craintes.

Cette avarie, dont l’Amiral suspecta justement la cause, ne fit que le contraindre de relâcher aux Canaries, où il aborda promptement, en suivant une estime diamétralement opposée à celle des meilleurs marins de la flotte.

Ce premier gage de supériorité, si utile pour établir son ascendant, ne balançait pas, néanmoins, l’inconvénient d’une relâche qui devait durer près d’un mois, et l’exposait aux plus graves périls. Elle donna au roi de Portugal le temps d’expédier trois caravelles, chargées de mettre obstacle, à tout prix, et au besoin par la violence, à une entreprise dont Colomb lui avait tour à tour offert et refusé l’honneur, comme nous l’avons rapporté plus haut.

Cette nouvelle trahison d’un prince qu’il avait trop bien su juger fut révélés à Colomb par une de ces rencontres, si fréquentes dans sa carrière, et où il ne cessa de reconnaître un signe manifeste de la protection du ciel.

La Pinta était réparée, et l’escadre, pourvue abondamment de vivres frais, avait appareillé, malgré la faiblesse et l’incertitude du vent, lorsgue, à la hauteur de l’île de Fer, le commandant d’un vaisseau venant de cette île apprit à l’amiral de quels dangers il était menacé, dangers d’autant plus grands qu’un calme plat le retenait dans le voisinage de l’ennemi, Christophe Colomb, n’était pas homme à craindre une bataille, mais, comme tous les vrais grands hommes, il n’aimait pas le danger pour le danger même ; or, il se disait qu’en cette occurence la victoire, même la plus glorieuse, lui aurait causé des avaries de nature à ajourner indéfiniment la poursuite de son entreprise. Il fallait donc éviter un combat au prix duquel son propre équipage aurait peut-être acheté avec joie l’abandon d’une aventure à laquelle les éléments semblaient aussi opposés que les hommes.

À cette mer stagnante et comme déjà lasse de les porter, à ce vent qui refusait d’enfler leurs voiles s’ajoutait la menace ou tout au moins le présage peu favorable du pic de Ténériffe vomissant des gerbes de flamme et de noirs tourbillons de fumée.

Pour calmer la frayeur que causait un spectacle nouveau, Colomb citait l’Etna et le Vésuve, dont quelques-uns de ses hommes avaient pu voir d’inoffensives éruptions. Au calme qui semblait menacer de les livrer à l’ennemi, il répondait avec sa confiance ordinaire en Celui qui fait souffler le vent d’où il veut, et, en effet, de même qu’au départ de Palos, le vent s’éleva du nord-est avec l’aurore du second jour, et il eut bientôt emporté les trois caravelles hors des atteintes du volcan et de la vue des îles.

Quant aux pirates du roi de Portugal, Colomb savait par expérience qu’ils n’oseraient pas le poursuivre dans la direction où il s’élançait. Entre eux et lui blanchissaient déjà les premières vagues de ces mers inconnues, immenses, objet des terreurs de l’humanité tout entière, un homme excepté ; ces vagues, extrêmes limites où s’étaient arrêtés les plus fiers courages, et où le sien n’avait jamais vu, ne voyait encore, en les franchissant, qu’un point de départ.

Là, en effet, commençait réellement le voyage de découvertes ; là s’ouvrait ce livre sans fin où l’imagination de l’homme avait figuré sa soif et son horreur de l’inconnu, en un confus amas d’images terribles ou riantes, sublimes ou grotesques, suivant l’esprit de chaque race et de chaque génération.

La Grèce s’y reconnaissait à quelques lignes pures, empreintes à demi effacées de son doux et mâle génie ; l’Orient des kalifes y déroulait la savante confusion de ses arabesques, de ses dogmes et de ses contes ; l’Inde et l’antique Égypte, leurs processions de dieux fauves, de poissons-dieux, de fleurs-déesses, flottant sur des mers de lait ou de pourpre, et d’où sortent des sphinx au sourire perfide, à l’œil doux ; enfin le moyen âge, de son doigt trempé dans l’encre et le sang, y avait griffonné des légions de spectres et de diables, et fait du tout ce barbouillage si bien désigné sur les cartes du temps par le nom de mer Ténébreuse.

Sur cette mer, à peine éclairée d’un jour crépusculaire, s’affaiblissant de plus en plus vers l’occident, voguaient, nageaient, volaient serpentaient, grouillaient tous les monstres enfants de la peur. L’immense nautile aux voiles membraneuses, et qui, d’un seul coup de ses avirons animés, eût fait chavirer la Sainte-Marie ; le serpent de mer à crête de coq, mesurant jusqu’à cinquante lieues de longueur ; les sirènes d’Homère, sans cesse poursuivies par le cruel moine-marin ; enfin, le terrible évêque de mer, coiffé de sa mitre phosphorescente. Des harpies, des chimères ailées rasaient cette mer immobile, choisissant une proie parmi des troupeaux de lions, de tigres, d’éléphants marins, d’hippocampes, paissant de vastes prairies d’herbes aquatiles, dont nul vaisseau n’eût jamais pu se dégager.

Et tout cela n’était rien encore : avec de l’adresse, du courage et beaucoup de chance, on pouvait à la rigueur y échapper ; mais, eût-on même évité la fameuse licorne de mer, qui, de sa lance contournée en spirale, pouvait embrocher à la fois les trois caravelles, restaient à affronter des ennemis et des obstacles hors de toute proportion avec les forces humaines.

Du milieu de cet océan chaotique, sortait une main colossale, velue, armée de griffes, la main de Satan, la main noire, et, de cela, il n’y avait pas à en douter : elle était figurée, cette main, sur toutes les cartes du temps.

Du fond de l’abime s’élevait aussi, mais par intervalles réguliers, le dos montueux du kraken, semblable à une île naissante, à une île, les uns disaient deux fois, les autres trois fois grande comme la Sicile. Cet immense polype, dont chaque suçoir, et il en avait autant que la sèche, eût arrêté court la Pinta courant vent arrière, avait coutume d’émerger ainsi tous les jours. De ses évents jaillissaient deux trombes d’eau six fois plus hautes que la Giralda de Séville, Cette eau vomie, il aspirait une égale quantité d’air, ce qui créait des tourbillons dans lesquels la Niña eût pirouetté comme

une toupie. Enfin, cette provision faite, le pauvre kraken aurait

bien voulu s’ébattre un peu à la surface de la mer, mais une main de fer, la main noire, le refoulait dans l’abime, et du double mouvement de ce vivant poumon du globe provenait le phénomène des marées.

Le kraken n’était pas méchant ; mais on ne pouvait nier que ses énormes dimensions ne le rendissent au moins fort incommode pour trois petits navires comme ceux que montaient Colomb et son équipage. À son défaut, d’ailleurs, et la main noire, la main de Satan n’osât-elle point s’abattre sur une escadre ayant pour drapeau le Sauveur en croix, pour patronne la très sainte Vierge, et pour couleurs celles d’Isabelle la Catholique, comment échapper à ces aigles à deux têtes, auxquels, cent ans plus tard, la science donnait encore des ailes d’une si énorme envergure ? Comment fuir surtout ce formidable oiseau rock, qu’un voyageur arabe avait vu emportant dans ses serres un vaisseau monté par cent cinquante hommes !

Ce voyageur n’était pas le premier venu : célèbre dans tout l’Orient, sous le nom de Sindbad, deux des matelots de la Pinta, longtemps prisonniers chez les infidèles, l’avaient connu à Samarcande ; là, bien des fois, ils lui avaient entendu jurer que, pour rien au monde, il ne s’aventurerait dans la mer Ténébreuse, où le terrible oiseau faisait son séjour ordinaire, et dont il ne s’écartait jamais que pour renouveler sa provision de chair humaine.

Ces fables, et bien d’autres Christophe Colomb ne les méprisait pas autant qu’on le fait aujourd’hui ; surtout il admirait ces matelots si superstitieux, qui, tout en croyant à de pareils contes, se laissaient néanmoins conduire aux lieux mêmes qu’ils leur dépeignaient sous de si affreuses couleurs.

Pour lui, à peu près sûr que l’événement dissiperait bientôt ces illusions, il savourait déjà en avançant vers cet enfer imaginaire, des réalités plus célestes qu’aucun de ses plus beaux rêves d’enfance.

À la fois observateur et contemplateur, par un privilège des plus rares, avant qu’aucun de ses compagnons eût noté quelque différence entre l’hémisphère natal et celui où ils pénétraient, il se voyait, se sentait déjà dans un nouveau monde.

Une température moins variable, et incessamment rafraîchie par des brises aussi égales que constantes ; un air imprégné de plus vivifiantes senteurs marines, d’effluves magnétiques, dont la puissance allait bientôt se révéler par le plus bizarre de ses caprices apparents ; des eaux plus cristallines, plus salées, plus phosphorescentes ; des cieux plus resplendissants pendant le jour, et révélant, chaque nuit, des astres nouveaux ; tels étaient, en partie, les phénomènes qui ravissaient son âme de poète, tandis que jour et nuit — car il ne dormait presque pas, — assis ou debout sur la dunette du château de poupe, les yeux sur l’astrolabe ou sur la barre du timon, la sonde ou la plume à la main, tout aux moindres détails, tout à l’ensemble, admirant, calculant, priant, agissant, écrivant, il tenait son livre d’estime avec la ponctualité d’un pilote.

Il tint même deux de ces livres, à partir du 9 septembre : l’un exactement et poétiquement détaillé, était réservé à son propre usage : l’autre, fait pour rassurer l’équipage, dissimulait une partie de la distance parcourue.

Cette précaution était devenue indispensable.

Aux terreurs superstitieuses promptement évanouies devant la souriante apparence des faits, avaient succédé d’autres inquiétudes, que ne désavouaient pas ces faits mêmes, interprétés par la science imparfaite du temps.

Si des membres éclairés de l’expédition, tels que Garcia Hernandez, les frères Pinzon, ou Juan de la Cosa, ne croyaient guère aux difficultés d’un retour, soi-disant entravé par la convexité du globe ; s’ils ne pensaient pas, avec quelques matelots et beaucoup de théologiens, qu’arrivés à un certain point de ce globe, ils se verraient emportés dans la lune, par le déplacement de leur centre de gravité, du moins n’étaient-ils pas sans appréhension devant « cette protubérance s’élevant en forme de poire au nord-ouest de la mer Océane, et au sommet de laquelle était le Paradis terrestre ». |

En outre de cette crainte, basée sur une opinion que professait Colomb lui-même, n’y avait-il pas ces vents d’est, dont la constance, évidemment propre à ces longitudes, empécherait de les traverser au retour ?

Tout, d’ailleurs, n’était pas à rejeter, dans les mauvais bruits qui couraient sur l’hémisphère opposé au nôtre ; à commencer par cette sorte de mer herbeuse, vaguement décrite par les anciens, et dont les bancs d’herbes marines qu’on avait déjà côtoyés pouvaient n’être que de légers avant-coureurs.

Enfin, la boussole même, ce guide merveilleux récemment découvert, à la vérité, mais jusqu’à ce jour réputé infaillible, la boussole n’avait-elle pas varié ? Comment s’y fier désormais, en ces contrées rebelles aux lois de la nature ?

Heureusement Colomb avait réponse à tout.

Le dernier de ces phénomènes n’avait pas été sans le surprendre un peu, d’abord ; il l’avait même tenu secret ; mais quand il le vit découvert, sa pénétration lui en avait déjà suggéré une explication, qu’il résuma en des termes dont la hardiesse fit le succès :

« Ce n’était pas l’aiguille aimantée qui avait perdu de sa vertu, c’était l’étoile polaire qui avait changé de place.(e) »

Si Colomb s’était contenté lui-même de cette explication, il nous serait permis d’en sourire ; mais il faut l’admirer d’avoir su, du moins, dans ses notes, poser scientifiquement cette question, qu’avec son équipage il dut résoudre à la façon expéditive d’un Alexandre.

Mais, on l’a déjà dit, c’est moins au fils de Philippe qu’à celui de Laërte qu’il convient de le comparer, sans oublier aucune des réserves qu’implique cette assimilation. À l’exemple du sage protégé de Minerve, il pratiquait admirablement la maxime : Aide-toi, le ciel t’aidera. Son explication des apparentes défaillances de la boussole vaut tout ce que Personne fit accroire au niais Polyphème, et l’artifice du livre d’estime tenu en partie double laisse bien loin en arrière les plus habiles stratagèmes d’Ulysse.

Au reste, comme ce dernier, il commandait à des hommes trop inférieurs à lui par le cœur et l’intelligence pour qu’avec eux tout ne fût pas de bonne guerre ; Colomb en jugeait ainsi, et avec raison ; mais tout son génie eût été insuffisant à les réduire, sans quelques-uns de ces coups du ciel dont il méritait le secours en agissant comme s’il n’eût compté que sur lui-même.

Tout s’était bien passé pendant les premiers jours de navigation,

depuis le départ des Canaries. Les terreurs avaient même fait place

à une confiance excessive, en ce sens qu’on s’exagérait maintenant la proximité et le facile accès de ces terres réputées d’abord si lointaines et inabordables.

Dès le 14 septembre, au lendemain de l’épisode des variations de la boussole, l’atmosphère était si tiède, si embaumée, les matinées surtout si riantes, si radieuses, que Colomb les compare à celles de l’Andalousie ; il n’y manque, dit-il, que le chant des rossignols. Les nuits ne sont pas moins délicieuses : aux clartés des étoiles s’ajoutent de brillants météores, un entre autres dont le volume, avec l’éclat et l’étendue inusitée de son sillage, effraye d’abord quelques matelots ; mais l’Amiral y voit un merveilleux rameau de feu, une palme céleste, présage d’un prochain triomphe.

De nombreux indices semblent confirmer cette explication poétique ; tantôt ce sont les marins de la Niña qui ont vu passer une hirondelle de mer et un paille-en-queue ; or on croyait savoir que de tels oiseaux ne s’éloignent jamais de terre, à plus de vingt-cinq lieues au large.

Tantôt des oiseaux de même espèce sont aperçus se dirigeant à l’ouest, et Martin Alonzo Pinzon lance sur leurs traces sa bonne voilière la Pinta, croyant voir bientôt cette terre dont il est encore si éloigné.

Plus on avance, et plus les signes révélateurs se multiplient : des passereaux chanteurs viennent se percher sur les vergues et dans les agrès de ces mâts qu’ils prennent pour des arbres flottants. Leur gazouillement n’attendrit pas le seul Colomb : autour de lui les cœurs s’ouvrent aux plus riantes espérances.

Des herbes marines portent des crustacés vivants. Un matin, plusieurs fous, se dirigeant vers le sud-est, passent au-dessus de la Sainte-Marie, et l’amiral, partageant l’illusion commune, fait remarquer que tous les oiseaux de cette espèce dorment à terre, et vont, au point du jour, chercher en mer leur nourriture ; il est donc certain qu’il y a des îles au nord-ouest ; mais malgré ces apparences, et les prières de ceux qui l’engagent à s’y fier, il poursuivra sa route vers l’Inde. Vainement on insiste, on le presse : « Le temps est bon, dit-il, et, s’il plaît à Dieu, tout se verra au retour. »

Comme il prononçait ce mot de retour avec la confiance qui ne l’abandonna jamais, plusieurs marins secouèrent la tête, en signe de doute, et, parmi eux, le lieutenant Matheos, que déjà Colomb tenait à bon droit, peur le plus mauvais esprit de tout l’équipage. Cet homme osa même répondre au regard sévère de l’amiral, en objectant la persistance de ces vents alizés, phénomène encore si peu connu qu’il n’avait pas même de nom, et qui, poussant toujours les navires vers l’occident, devaient leur rendre le retour impossible.

Colomb, habitué à se communiquer fort peu, se contenta de rappeler qu’il avait dit : « Avec l’aide de Dieu », ce qui fit sourire le lieutenant. Mais, peu après pour confondre l’impiété de ce sourire, un vent contraire s’éleva.

Bientôt, cependant, Matheos crut avoir trouvé la revanche de cette défaite : les navires, entrés dans ces énormes bancs de fucus, dont la superficie égale sept fois celle de l’Espagne, s’y trouvaient arrêtés, à la fois, par la densité de cette mer morte, et par un calme plat, qui les livrait, en perspective, à toutes les horreurs de la famine.

Cette épreuve était surtout redoutable, en ce qu’elle figurait vaguement parmi les traditions légendaires de la mer Ténébreuse ; mais, cette fois encore, l’aide de Dieu répondit pour Colomb aux victorieuses lamentations de Matheos, presque menaçant : la mer tout à coup devint grosse, tumultueuse, sans qu’il soufflât aucun vent et comme si ses lourdes vagues eussent été soulevées par un orage intérieur.

La première impression fut terrible, même pour le lieutenant Matheos. Cet homme qui ne croyait pas en Dieu crut au diable ; il crut voir la main noire se dessiner sur le ciel rouge du couchant ; il crut au kraken, au dragon de mer ; il ne crut pas encore au génie de Colomb.

Mais déjà la brise soufflait au nord-ouest ; les proues des caravelles avaient brisé leurs chaînes végétales : la petite escadre courait sur une mer libre ; l’équipage acclamait avec joie de nouveaux indices de la terre promise ; le lieutenant Matheos riait de ses terreurs en conspirant contre son amiral, et celui-ci écrivait sur son livre ces simples mots que Las Casas nous a heureusement conservés : « .… Ainsi la grosse mer me fut fort utile, ce qui ne s’était encore vu que du temps des Juifs, lorsque les Égyptiens partirent à la poursuite de Moïse délivrant les Hébreux de la servitude. »

Mais les Espagnols de Colomb n’étaient ni moins ingrats que le peuple de Dieu, ni moins malaisés à conduire, ni moins prompts à regretter les oignons d’Égypte. Délivrés désormais des craintes superstitieuses qui les assiégeaient depuis le départ, leur pensée inquiète, soupçonneuse et déjà hostile, se concentra sur l’énormité de la distance parcourue.

Et cependant, à la date du 1er octobre, ils ne se croyaient qu’à 584 lieues des îles Canaries, tandis qu’ils en étaient réellement à 707 lieues. Colomb, à ce moment avait fait bien plus de chemin qu’il ne s’y fût attendu au départ : il pensait qu’une journée à peine de navigation le séparait de l’Inde.

Cette erreur qui provenait chez lui d’une fausse évaluation du diamètre terrestre, une grande partie de son entourage en suspectait maintenant la sincérité. La haute idée qu’on avait prise de ses lumières accréditait cette opinion, qui n’est peut-être pas sans fondement. On n’admettait point qu’il se fût si fort abusé lui-même, mais on craignait qu’il n’eût exagéré sciemment la facilité de son entreprise.

Il faut avouer que, sur ce point, les apparences étaient contre lui, et qu’il y ajoutait par son sang-froid devant les continuelles déceptions qui exaspéraient ou abattaient les plus vaillants hommes de son équipage.

Peut-être, avec moins d’héroïsme, eût-il inspiré plus de con- fiance ; mais la grandeur d’une âme est moins aisée à cacher que celle d’un monde.

Bien des historiens ont fait de Matheos l’âme d’une conspiration ourdie contre l’Amiral et à laquelle auraient pris part les trois équipages, sans que les frères Pinzon aient rien fait pour l’étouffer. Elle se manifesta d’abord par le relâchement de la discipline. L’Amiral, encore obéi, mais avec une visible répugnance, était

désigné par les plus grossiers équivalents du terme d’imposteur ;

on murmurait ouvertement contre lui. On alla même jusqu’à le prier, d’un ton qui sentait la sommation, de cesser de courir à une mort inévitable,

Il résista avec sa fermeté ordinaire, et, quand tout espoir fut perdu de fléchir sa résolution, on trama secrètement sa perte : on convint qu’à un jour et à une heure déterminés, il serait prudemment (accortamente) jeté à la mer.

— Ce contemplateur, dirait-on au retour, était tombé à l’eau, comme l’astrologue de la fable, en contemplant le cours des astres.

Cependant, il ne paraît pas que ce crime ait jamais reçu le moindre commencement d’exécution. La conjuration est probable, mais le fait de rébellion ouverte est décidément controuvé, et avec lui tombe la légende d’un compromis accepté, que dis-je, demandé par Christophe Colomb :

Trois jours, leur dit Colomb, et je vous donne un monde.

Colomb n’a jamais dit cela. C’est à peine si dans ses mémoires il fait allusion à l’insubordination ; nulle part, il ne parle d’une révolte.

Les choses néanmoins auraient bien pu en venir là, si d’irrécusables témoignages d’une terre prochaine n’avaient épargné à l’humanité le remords d’un crime, qui eût pour longtemps entravé sa marche.

Le jeudi 11 octobre, on recueillit en mer une branche chargée de fleurs avec quelques fruits rouges, et, pour plus de certitude encore, un bâton taillé et bizarrement sculpté de main d’homme.

Tandis que tout le monde se livrait à la joie, la nuit était venue, et Colomb, qui avait annoncé que la terre serait en vue au point du jour, Christophe Colomb, et non pas un autre, aperçut à l’ouest dans une obscurité profonde, une lumière qu’il fit remarquer seulement à quelques hommes de confiance.

Il rassembla ensuite l’équipage et, avec l’émotion qu’on peut croire, il fit chanter le Salve Regina, suivant l’usage quotidien.

Les caravelles allaient lentement, par précaution, sauf la Pinta, qui avait gardé un peu plus de toile que les autres, lorsque, à bord de ce navire, au milieu du silence le plus profond — personne ne dormait cependant — un coup de canon retentit.

Cette terre, que je ne veux pas encore appeler du nom qu’elle doit à l’ingratitude, cette terre, qu’une flamme, avait déjà révélée à Colomb, elle venait d’être signalée par un matelot de la Pinta nommé Juan Rodriguez Bermejo. |

L’Amiral, tombé à genoux, les mains levées au ciel, les joues inondées de larmes, entonnait le Te Deum, répété d’une seule voix par les trois caravelles.

La prière dite, il se releva seul, tout l’équipage était aux pieds de l’homme de génie, du père, et Matheos baisait les mains de l’Amiral, du grand Amiral, don Christophe Colomb, vice-roi et gouverneur perpétuel de toutes les îles, terres fermes, etc., etc.