Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/5

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CHAPITRE V

Le reste de la nuit se passa à bord des trois caravelles dans des sentiments faciles à s’imaginer, Personne ne dormait, on peut le croire : beaucoup la connaissent, cette douce fièvre de l’arrivée en pays nouveau, après une longue et périlleuse traversée. Ici, seulement, pour les trois quarts des compagnons de l’amiral, c’était, ni plus ni moins, ce que serait pour nous un mouillage nocturne en plein archipel de la voie lactée.

Par prudence, les navires avaient mis en panne. Chacun préparait sa grande tenue. Les uniformes, bien autrement éclatants que les nôtres, étaient tirés des coffres ; les armes fourbies, moins par précaution que pour tuer le temps. On mettait les navires en état de défense, vivement, allègrement, et en défiant ces périls que la discipline ordonnait de prévoir. Vainqueurs des éléments et de l’enfer, pouvait-on redouter des hommes ? Ces mêmes marins, que des terreurs imaginaires avaient failli pousser au crime, au parricide, ils auraient maintenant assailli le Grand Kan et toutes ses armées, sur un signe de leur amiral. Matheos ne tarissait pas d’éloges sur ce dernier, et tous les matelots faisaient chorus. Commandés par un pareil chef, la réalité n’avait rien pour faire pâlir ces hommes, naguère si tremblants devant des fantômes.

Cela soit dit à la décharge de ces braves marins — Matheos excepté — qu’il ne faut juger ni à la mesure de leur chef, ni d’après nos idées. Ils étaient de leur temps, et les défaillances de leur courage ont pour excuse des superstitions, et surtout des chimères cosmographiques ayant créance chez de savants hommes du xve siècle. À moins de l’égaler, comment auraient-ils cru au génie de Colomb, tant qu’il lui manquait cette auréole du succès qui, seule, légitime aux yeux de la foule les royautés de droit ou de fait ?

Seul d’entre eux, et c’est ce qui les frappa davantage en cette mémorable veillée, Christophe Colomb n’avait point changé. Sa joie sans doute était immense, mais aucune surprise ne s’y mêlait, non plus que l’étroit sentiment de la conservation personnelle, Semblable, ou plutôt égal à lui-même, dans le triomphe et dans l’épreuve, ses compagnons mutinés l’avaient trouvé calme et

sévère ; repentants et soumis, ils le trouvaient calme, radieux,

paternel.

Au point du jour l’escadre se mit en mouvement. Poussée par une faible brise, elle glissait sur des eaux si transparentes, qu’elles laissaient voir un fond de rochers, dont on évita aisément les saillies. Une rade, ou plutôt une plage faiblement arquée, offrant bientôt un atterrage moins suspect, l’amiral en fit prendre la direction, et il ne tarda pas à reconnaître une île de peu d’étendue, et tellement plate et étroite, qu’une vue perçante comme la sienne en pouvait embrasser presque toute la superficie en largeur.

Les détails, à cette heure peu avancée du jour, furent moins prompts à se livrer. Une vapeur légère fondait les couleurs des objets et en émoussait les contours ; d’immenses prairies humides et scintillantes de rosée encadraient un lac nuancé de bleu et de rose, des flaques d’eau nacrées miroitaient à travers ce voile, déchiré çà et là par des flèches d’or. L’ombre et le jour confondaient ici leurs mystères, leur poésie, donnant à cet ensemble d’harmonieux contrastes une suavité ineffable, un aspect tendre, béat, paradisiaque. À le voir, les cœurs les plus durs s’épanouissaient comme des fleurs.

Et le soleil n’avait pas encore paru ! qu’allait être ce jour précédé d’une telle aurore !

Il se leva enfin, ce Titan sublime et stupide ; il inonda de sa lumière inconsciente cette moitié du monde où il était encore adoré comme un dieu, et où, bientôt, le signe du salut, le soleil du Verbe, cette lumière qui illumine tout homme venant en ce monde, allait renverser ses autels fumants et pourpres de sang humain.

D’abord, il parut n’éclairer qu’une solitude. Des prairies, des lagunes semées d’ilots de sable, de grands bosquets d’arbres d’une belle venue, mais point d’animaux privés où sauvages, point d’habitations humaines, et aucune trace, soit de culture, soit d’industrie.

Bientôt cependant, en s’approchant davantage, on distingua quelques habitants entièrement nus, qui, à la vue des navires, se retirèrent sans trop de précipitation dans les fourrés.

On jeta l’ancre ; les chaloupes furent mises à la mer. Colomb y descendit, suivi de son état-major, comme lui en grande tenue, et, peu d’instants après, il pressait enfin de ses genoux, il baisait amoureusement cette terre, de toute éternité promise à sa foi et à son génie.

La navigation avait duré du 3 août 1492 au 12 octobre de la même année : soixante-dix jours, dont trente-cinq environ de perdus, par suite de la relâche forcée aux Canaries.

Christophe Colomb, quand il prit possession du nouveau monde, ne se souvint que de ce qu’il devait à Dieu d’abord, et ensuite à l’Espagne. Il harangua ses compagnons avec cette éloquence passionnée dont ses ennemis mêmes ont vanté le prestige, et termina en adressant à Dieu une prière, qui, devenue officielle, a été depuis répétée à l’occasion de toutes les découvertes faites par des Espagnols dans l’ancien et le nouveau monde. Il planta ensuite en terre l’étendard de la croix, donna à l’ile le nom de San Salvador, et, tirant son épée, il déclara prendre possession de cette ile « au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour la couronne de Castille ».

Aussitôt, tous les assistants, l’état-major en tête, l’acclamèrent

grand amiral, vice-roi et gouverneur général, et lui prêtèrent

serment d’obéissance, en le priant d’oublier leurs torts envers lui.

À ce moment, revenus de la frayeur qu’avait dû leur causer un spectacle si étrange pour eux, quelques naturels s’approchèrent ; l’accueil qu’ils reçurent en attira d’autres ; bientôt la confiance et la joie furent mutuelles, les échanges, les repas en commun, les essais de conversations, les jeux, les danses, les visites à bord commencèrent pour ne se terminer qu’à la nuit. Ainsi finit dans une joie commune ce jour que devaient suivre de si près, pour les habitants du nouveau monde, tant d’années de misère et d’oppression.

Néfaste aux veux de ceux qui, s’attachant trop au présent, n’ont vu dans la découverte de l’Amérique qu’une ère fatale aux deux mondes, heureux pour qui, les regards fixés sur l’avenir, y voit un grand fait ramenant l’humanité à son unité primitive, ce jour, qu’on nous pardonne ce vulgaire détail, a donné des armes égales à la superstition et à la raison.

Pour l’une il a confirmé, pour l’autre il a aidé à combattre le mauvais renom du vendredi. C’était en effet un vendredi que Colomb avait appareillé de Palos, et ce fut de même un vendredi qu’aux premières pâleurs de l’aube, il vit se dérouler pli à pli cette île couleur d’espérance, qu’il salua du nom du Sauveur.

Qui le croirait ? Cette avant-garde du nouveau monde, cette première terre américaine où la civilisation déposa la première semence de ses fruits encore aujourd’hui si amers, à peine l’eut-on découverte, qu’elle fut négligée, oubliée, perdue. Déjà elle était inexactement désignée sur la première carte qui ait été faite du nouveau monde, une carte dressée par un des compagnons de Colomb.

À un fait si étrange il n’y a qu’une seule explication, et elle n’est pas consolante : l’île du Saint-Sauveur ne produisait pas d’or.

Longtemps après sa découverte, lorsqu’il s’agit de la découvrir à nouveau, dans un but purement scientifique, les uns la virent dans une des îles Turques, d’autres dans la grande Inagua, d’autres dans la petite Inagua, le plus grand nombre dans l’île du Chat : Cat-Island, tel est le noble nom dont la biblique Angleterre a rebaptisé l’île du Saint-Sauveur.

Il en alla de la sorte pendant des siècles, si bien qu’en 1836, Humboldt, l’auteur du Cosmos s’écriait : « On a conservé minutieusement les noms et prénoms des marins qui ont prétendu avoir reconnu les premiers une portion d’un monde nouveau, et nous serions réduits à ne pas pouvoir lier ces souvenirs à une localité déterminée, à regarder comme vague et incertain le lieu de la scène ! »

À la suite de longues et savantes recherches, on admet aujourd’hui que la première île découverte par Christophe Colomb, et dont il changea le nom primitif de Guanahari en celui de San Salvador est l’île lucayenne de Mayaguani.