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Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/6

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CHAPITRE VI

L’histoire de Christophe Colomb ou de la découverte du nouveau monde est l’histoire d’une idée confirmée par un fait, idée et fait également scientifiques : de là impossibilité d’en faire jamais un ouvrage d’imagination, un poème. Mais le sujet le permit-il, la Muse, en pareille matière, reculerait devant l’abondance, la précision et la notoriété des documents, dus pour la plupart au héros lui-même. Si Achille, Ulysse et leurs compagnons avaient laissé des mémoires aussi complets que ceux de Colomb, de Las Casas, de Fernand Cortez, sans parler de lettres et autres pièces dont regorgent les archives de Simancas, nous n’aurions ni l’Iliade ni l’Odyssée : ce serait fâcheux, mais qu’y faire ?

Ici même, dans ce simple récit, on pourrait nous reprocher d’y mettre beaucoup trop de nos impressions ; qu’importent, en effet, au lecteur les impressions que nous pourrons prêter à notre héros, quand ce héros a laissé lui-même le récit naïf et circonstancié de ses impressions ; quand, de la même main qui grava dans le bronze, comme nous le verrons plus tard, des lamentations dignes de Job, il a tracé jour par jour, sur un papier non moins durable, les moindres détails de son arrivée dans le nouveau monde ? À notre avis, la meilleure histoire de Christophe Colomb, ce serait la collection des écrits de ce grand homme, accompagnée de commentaires, qu’on serait libre de ne pas lire.

Les quelques pages suivantes donneront une idée de ce que serait cette histoire. On y verra en toute ingénuité la somme d’impressions que produisirent l’une sur l’autre deux branches de la race humaine, pour la première fois rapprochées.

« Voulant avant tout, dit Colomb, inspirer de l’amitié aux habitants de cette île, et certain, à les voir, qu’ils se fieraient mieux à nous, et seraient mieux portés à adopter notre sainte foi, si nous usions, pour les y amener, plutôt de douceur que de violence, je donnai à quelques-uns d’entre eux des bonnets de diverses couleurs, et des fils de perles de verre, dont ils se firent aussitôt des colliers. J’y ajoutai d’autres bagatelles qui les firent si joyeux, si reconnaissants, que nous en fûmes dans l’admiration. Dès qu’ils nous virent remontés sur nos embarcations, ils se jetèrent aussitôt à la nage, et vinrent nous offrir des perroquets, du fil de coton, des zagaies et bien d’autres objets encore, en échange desquels nous leur donnions des perles de verre, des grelots et d’autres choses. Ils prenaient tout ce que nous leur donnions et donnaient tout ce qu’ils avaient. Mais ils me parurent extrêmement pauvres en toute chose.

« Les hommes et les femmes sont nus comme au sortir du sein de leur mère… bien faits du reste, et de visage agréable. Leurs cheveux, gros comme des crins de cheval, tombent par devant jusque sur les sourcils. Par derrière ils en laissent croître une longue mèche… ces cheveux ne sont pas crépus… Ces hommes sont en vérité d’une belle race : ils ont le front et la tête plus larges que les autres naturels que j’ai pu voir dans mes voyages ; leurs yeux sont beaux et grands, leurs jambes très droites, leur taille élevée, leurs mouvements gracieux. Quelques-uns se peignent d’une couleur noirâtre, mais naturellement ils sont de la même couleur que les naturels des îles Canares (les Canaries). Plusieurs se peignent en blanc, en rouge, ou de quelque autre couleur, soit le corps tout entier, soit le visage ou les yeux, ou même seulement le nez. Ils n’ont point d’armes comme nous, et ignorent même ce que c’est. Quand je leur montrais des sabres, ils les prenaient par le tranchant et se coupaient les doigts. Ils ne possèdent point de fer. Leurs zagaies sont des bâtons auxquels s’adapte une dent de poisson ou quelque autre corps dur et aigu.

« Ayant observé que plusieurs avaient sur le corps des cicatrices, je leur demandai par signes comment et par qui ils avaient été blessés, et ils me répondirent, de même, que les habitants des iles voisines venaient les attaquer pour les prendre, et qu’eux se défendaient. Je pensai qu’en effet, on vient de la terre ferme pour les faire prisonniers et esclaves, d’autant qu’ils doivent être des serviteurs fidèles et très doux. Ils répètent vite et facilement ce qu’ils entendent, et je crois qu’il serait aisé de les convertir au christianisme, car il ne me parait pas qu’ils soient d’aucune secte.

« Le samedi 13 octobre, au point du jour, nous vimes accourir sur le rivage beaucoup d’hommes jeunes et d’assez grande taille… ils approchèrent de mon navire dans des pirogues faites d’un seul tronc d’arbre, et travaillées d’une manière surprenante pour un pays si pauvre. De ces pirogues, les unes pouvaient porter de quarante à quarante-cinq hommes ; d’autres étaient moins grandes, et quelques-unes si petites qu’un seul homme y pouvait tenir. Ils n’ont, pour aviron, qu’une sorte de pelle à boulanger, dont ils se servent fort adroitement. Lorsqu’une de ces pirogues vient à chavirer, tous ceux qui s’y trouvent se jettent à la nage, la redressent et enlèvent l’eau qui y est entrée à l’aide de calebasses, qu’à cet effet ils portent attachées au corps… Ayant observé que plusieurs portaient comme ornement un petit grain d’or logé dans un trou qu’ils ont au nez, je parvins à apprendre, toujours par signes, qu’en naviguant au sud de leur île, nous découvririons une terre dont le roi possédait de grands vases d’or et une grande quantité de ce métal… Ayant aussitôt résolu de naviguer dans cette direction, dès l’après-midi du lendemain, je les invitais à m’accompagner, mais ils refusèrent, d’où je compris que, du pays dont ils me parlaient, on venait souvent les attaquer… Les habitants de cette île sont doux : il est vrai que, séduits par les objets que nous leur laissons voir, il arrive parfois que, n’ayant rien à offrir en échange, ils les dérobent et se sauvent à la nage en les emportant : mais ils donnent volontiers tout ce qu’ils possèdent pour nos moindres bagatelles, même pour des morceaux de vaisselle ou de verre cassé : j’ai vu un d’eux donner, pour trois de nos plus petites pièces de monnaie, environ trente livres de coton

filé… C’est une des productions de cette île, n’y voulant pas

demeurer longtemps, je ne saurais les connaître toutes. Par le même motif, et voulant tenter d’abord à Cipango, le Lemps me manque pour faire chercher où les habitants de cette île se procurent l’or qu’ils portent à leur nez. Mais voici la nuit, et ils sont tous retournés à terre sur leurs canots. »

Ainsi qu’il l’avait résolu, Colomb entreprit dès le lendemain l’exploration des côtes de San Salvador. Il trouva partout, chez les naturels, le même accueil et les mêmes usages, sauf, en quelques endroits, des huttes grossièrement construites en forme de tentes, et de délicieux vergers où poussaient des légumes, des arbres à fruits, et dans ces jardins, « les plus beaux qu’il eût jamais vus », des sources d’eau douce très abondantes, et ce qui, dans sa bouche, devient un trait de caractère, « des pierres propres à bâtir des églises ».

Les habitants, venus à lui à la nage ou en pirogues, insistaient pour qu’il débarquât ; mais la crainte des récifs lui fit prendre le large, et bientôt, il se trouva entouré d’un si grand nombre d’îles, qu’il ne savait à laquelle aborder : « Ses yeux, dit-il, ne se lassaient pas d’admirer des verdures si belles et si différentes des nôtres, et il venait de terre une si bonne et si suave odeur, que c’était chose la plus douce du monde. »

Il se détermina enfin pour celle de ces îles qui lui paraissait la plus grande et il en prit possession dans les formes accoutumées, comme à San Salvador, il y fit élever une croix, et donna à la seconde terre où il eût abordé le nom de Sainte-Marie de la Conception. N’y ayant trouvé ni or ni rien qui dût le retenir, il continua ses explorations en débarquant dans une autre île, qu’en l’honneur du roi d’Aragon il nomma Ferdinanda. Là, il trouva matière à des remarques curieuses. « Par les mœurs, dit-il, le langage et en toute chose, les habitants de Ferdinanda ressemblent à ceux des autres îles, si ce n’est qu’ils ont quelques vêtements et sont moins sauvages et plus fins… ils savent mieux marchander que les autres. Je n’ai trouvé aucune trace de religion, et je crois qu’ils se feraient aisément chrétiens, parce qu’ils ont beaucoup d’intelligence.

« Les poissons, dans ces îles, diffèrent des nôtres à miracle ; il y en a de faits comme des coqs et dont les couleurs sont les plus belles du monde ; il y en a de bleus, de jaunes, de rouges, et d’autres couleurs, toutes si merveilleuses, qu’il n’y a personne qui ne prenne le plus grand plaisir à les voir.

« Cette île est très verte, de surface plane, et très fertile… J’y vis beaucoup d’arbres, quelques-uns semblables aux nôtres, mais la plupart si différents, que c’est comme le jour et la nuit. Ainsi, par exemple, sur un de ces arbres, une branche avait les feuilles comme celles du roseau et une autre comme celles du lentisque, et ces arbres, réunissant cinq ou six formes différentes ne sont pas entés, comme on pourrait le croire en attribuant aux effets de la greffe une telle diversité. Bien loin de là, ils naissent et croissent sans culture sur les hauteurs et dans les forêts. »

Cette dernière observation, une méprise, s’explique par la multitude de plantes grimpantes ou parasites propres à la flore du nouveau monde. Ne la regrettons pas, cette erreur presque enfantine d’un grand homme ; jamais les Châteaubriand, les Cooper, les

Humboldt, avec toute la magie de leurs descriptions, n’ont donné

une idée si vive de l’opulente végétation des tropiques.

Un spectacle encore plus merveilleux lui fut bientôt offert par une nouvelle île, qu’en raison de sa beauté il s’empressa de saluer du nom d’Isabelle. Ses habitants l’appelaient Saometo. C’était la plus importante de celles où il eût encore abordé. Il y rencontra de vastes forêts, de grands lacs répandant une fraîcheur délicieuse, des oiseaux aux couleurs plus vives, aux formes plus variées, au chant plus mélodieux.

Les autres animaux y étaient aussi moins rares, d’espèces plus diverses, de plus forte taille, un entre autres, l’iguane, sorte de lézard gigantesque que sa ressemblance avec le crocodile, ou du moins avec les images qu’on en publiait dans le temps, fit prendre un jour pour un de ces affreux sauriens. Heureux d’employer son courage à rassurer ses hommes qu’effrayait toujours l’inconnu, Colomb n’hésita pas à attaquer le monstre ; il fondit sur lui, l’épée haute, le poursuivit jusque dans les eaux d’un lac et ne revint qu’après l’avoir exterminé, à la satisfaction générale. La peau, qui fut rapportée en Europe, avait sept pieds de longueur, dimension à laquelle l’iguane n’atteint plus de nos jours.

Colomb n’en dut pas moins plus d’une fois sourire de ce trophée, quand il sut que ce monstre, d’un si terrible aspect, avec son énorme goître, sa longue et forte queue, son épine dorsale tout entière dentelée en scie, ses griffes mobiles et pointues, est un saurien de mœurs aussi douces que notre lézard de muraille, et tellement ami de l’homme qu’il s’en laisse même manger.

Mais ni ce facile exploit, ni d’autres épreuves plus réelles, ni tant d’objets nouveaux, qui à chaque pas exerçaient sa pénétration, enivraient ses sens, exaltaient son âme, ni rien enfin de ce qui eût arrêté, ou du moins attardé tout autre, ne faisait oublier à Colomb le but pratique de son entreprise, et les promesses qui lui avaient valu la protection des deux rois. L’or dont il les avait éblouis d’avance, cet or qui devait payer leur concours, et, changé en fer, racheter le tombeau du Christ, voilà ce qu’il ne cessait de poursuivre, sur des indices de plus en plus encourageants.

Les naturels portaient de plus larges plaques du précieux métal. Un d’eux avait promis à Colomb de lui en indiquer soit un gisement, soit un dépôt considérable. Mais, en cette occasion, l’Amiral put reconnaitre le penchant de cette race d’hommes au mensonge, ou du moins à une exagération qui est moins chez eux l’effet du calcul que d’une imagination vive, avec des moyens d’expression bornés.

L’homme n’ayant point tenu parole, Colomb remit à la voile, après deux jours seulement d’attente, et si peu découragé par le fait, qu’il écrivait aux rois : « Bientôt, je le sens, oui, bientôt, j’arriverai aux lieux mêmes où naît l’or. » Il était en effet bien peu éloigné du Mexique ; mais la sanglante conquête de « ces lieux où naît l’or » était réservée à un autre.

En revanche, le 28 octobre, il découvrait la perle des mers, la reine des Antilles, cette île de Cuba dont les merveilles lui firent oublier en un instant tout ce qu’il avait vu jusque-là de plus enchanteur.

La supériorité de Cuba ne consistait pas seulement dans la richesse l’une végétation et surtout d’une flore sans pareilles ; ce qu’admira le plus Christophe Colomb dans cette île merveilleuse, ce furent les dimensions plus vastes des mêmes objets qui avaient ailleurs charmé ses regards. Les fleuves, les lacs, les forêts, les montagnes, tout avait là un caractère d’ampleur, de force, de majesté sereine, qui, sans écraser la pensée, l’alanguissait dans une contemplation muette et passive. Colomb avoue qu’il eut grand’peine à s’arracher de ces lieux, où il lui semblait vivre dans un monde d’enchantements et de prestiges.

Les noms qu’il donna aux points principaux de cette île privilégiée témoignent, presque tous, de son admiration ou de sa piété. La plupart ont été changés, même celui de Juana, qui certes valait bien le nom de Cuba. Le Port-Saint est devenu Bararoa ; du cap des Palmiers, du fleuve de la Lune, du fleuve des Mers on a fait la colline de Juan Danue, le havre de Bajes, le havre de la Nativité du Prince.

Aux environs de ce dernier, les Indiens qu’il avait à bord indiquèrent, comme voisin, un lieu nommé Bohio, où abondaient, à les croire, l’or, les perles et les épices. Ils parlaient aussi d’hommes à un seul œil ; d’une île Mantinino, habitée uniquement par des femmes ; d’hommes à tête de chien, mangeant la chair et buvant le sang des autres hommes. La première de ces relations doit être rangée avec celles dont fait déjà mention Hérodote. La seconde fut reconnue comme vraie en partie : il existait dans ces régions une île habitée par des femmes, mais seulement pendant quelques mois de l’année. Quant aux anthropophages à tête de chien, il n’y avait que trop de vrai dans leur légende. Ces monstres, auxquels on aurait voulu ne point trouver figure humaine, étaient ces mêmes cannibales, objet de terreur pour les naturels des Lucayes, et désignés par eux sous le nom de Caniba.

De CanibaKaniba, Colomb avait fait le pays du Grand Kan, et il faut avouer que bien des étymologistes n’en auraient pas tant demandé pour arriver à la même conclusion. Il envoya donc vers ce souverain une ambassade qui revint, n’ayant trouvé, au lieu de Quinsay et du Grand Kan, qu’un village de cinquante huttes et une population de beaux sauvages, fort accueillants du reste et, comme tous leurs pareils, prenant les Espagnols pour des dieux descendus du ciel.

Plusieurs d’entre eux aspiraient, au moyen d’un double tuyau appliqué aux narines, une herbe sèche qu’ils nommaient tabago, Colomb ne fit nulle attention à cette particularité : il ne pouvait raisonnablement se douter que cette herbe infecterait un jour la terre entière, et serait, pour les possesseurs de l’île de Cuba, une immense richesse.

Quant aux productions utiles, elles étaient nombreuses et abondantes à souhait, Partout on rencontrait des épices de plusieurs sortes, des bois de teinture, du coton à profusion, mais fort peu de cet or à la recherche duquel devaient se concentrer tous les efforts de l’Amiral.

Cette considération le décida à quitter l’île de Cuba, et, dès que le temps le permit, il commença d’en longer les côtes dans la direction du sud-est, à la grande terreur des Indiens. C’était en effet sous ce vent qu’on devait bientôt rencontrer, suivant leur estime, ce pays de Bohio, ou de Babèque, ou d’Haïti, séjour des belliqueux et féroces Caniba. Colomb l’espérait bien ainsi, par les raisons qu’on a vues plus haut, mais il devait encore cette fois être trompé dans une partie de son attente.

L’île importante où il aborda, le vendredi 7 décembre, et qu’il nomma Hispaniola — aujourd’hui Saint-Domingue et plus souvent Haïti, — cette île dans laquelle il trouva tant d’objets et de lieux qui lui rappelèrent l’Espagne, était bien la mystérieuse BohioBabèque, dont on lui avait tant parlé, mais elle ne contenait que peu ou point de Caniba ou Kaniba et le Grand Kan n’y était pas même connu de nom.