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Christophe Colomb et la découverte du Nouveau Monde/8

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CHAPITRE VIII

L’expérience qu’il venait de faire de ces âmes « naturellement chrétiennes » détermina Colomb à fonder un établissement dans un lieu qui, d’ailleurs, lui semblait désigné par un accident où sa pieuse résignation voyait le doigt même de la Providence. Il fit part de son intention au cacique Guacanagari dont il avait tant à se louer, et celui-ci l’approuva fortement, offrant de l’assister en toute chose. Mais l’Amiral tenait, comme il l’a expliqué lui-même, à donner à ce chef et à ses sujets une grande opinion des talents et de la puissance des Espagnols. Il fit donc construire par ceux-ci une tour et un fortin au-dessus de caveaux voûtés, où l’on rassembla les munitions de guerre et de bouche, et autres denrées et objets de toute sorte, qui pouvaient répondre aux futurs besoins de la garnison.

Ces travaux rapidement exécutés, sous la direction de Colomb, ingénieur et architecte, émerveillaient le jeune prince qui les suivait avec une intelligente curiosité. Déjà, adoptant en partie les usages européens, il portait habituellement une chemise, des gants, des chaussures, présents de l’Amiral en qui il semblait aimer et révérer un père. Comme il parlait souvent de ces Caraïbes anthropophages dont les incursions désolaient ses petits États, Colomb résolut avant de partir de lui laisser ainsi qu’à son peuple une haute idée des ressources qu’ils trouveraient dans une sincère alliance avec lui. Une sorte d’exercice à feu suffit pour leur inculquer cette opinion salutaire. Peu s’en fallut même que le but ne fût dépassé, tant le bruit et l’effet d’une arquebuse et d’un espingard déchargés contre la coque de la Sainte-Marie frappèrent tous ces pauvres gens de terreur.

Ces sages précautions prises, et la construction du fort étant terminée, Colomb consacra solennellement ce berceau d’une naissante colonie, en le mettant sous l’invocation de la naissance du Sauveur : il l’appela Natividad, comme nous aurions dit Noël, et il y fit arborer le drapeau de Castille. Il éleva en même temps sur un coteau voisin la croix la plus monumentale qu’eût encore vue le nouveau monde.

Les Indiens assistèrent à ces cérémonies, avec leur chef revêtu d’un superbe manteau écarlate, et entouré de nobles et de prêtres, déployant une pompe dont l’Amiral se montre à la fois émerveillé et édifié. Son cœur nageait dans la joie devant la respectueuse attitude, et les fréquents signes de croix de ces sauvages qu’il voyait, dans le plus prochain avenir, convertis à une religion dont ils pratiquaient déjà la morale.

Aussi ne fut-ce pas sans un double serrement de cœur qu’il prit enfin ses dernières dispositions pour un voyage devenu aussi nécessaire que périlleux, par suite de la perte totale d’un de ses deux navires, et du mauvais état du second. Il procéda au choix de la garnison qui se composa de quarante-deux hommes, la plupart d’élite, sous le commandement de son neveu Diego de Arana ; après quoi, ayant pourvu de son mieux à tout événement, et laissant à la petite colonie les instructions les plus sages, les plus paternelles, il prit congé de l’inconsolable Guacanagari, et, le vendredi 4 janvier, il partit pour l’Europe, sur la Niña chargée à couler, mais portant mieux que César et sa fortune.

À peine sorti de la passe, le vent tourna et devint tellement contraire qu’on ne put avancer qu’en courant des bordées. Colomb en profila pour relever les points les plus saillants de cette admirable côte, dont il ne s’éloignait qu’en soupirant. Au pied d’un mont qu’il appela Monte Cristo, et comme il entrait dans le port du même nom, un cri parti de la hune signala la Pinta. C’était en effet ce navire, que la brise fraîchie rangeait comme de force à son devoir.

Faisant de nécessité vertu, l’aîné des Pinzon fut bientôt près de l’Amiral, auquel, pour expliquer sa désertion, il donna des défaites dont celui-ci se laissa payer par prudence, mais non sans écrire sur son journal « que, une fois sa mission remplie, il ne souffrirait plus les méfaits d’hommes indélicats et sans vertu, qui prétendaient faire prévaloir leur volonté contre celui qui leur fit tant d’honneur »,

Pinzon, au reste, en cette occasion, ne perdit pas seulement la confiance de l’Amiral ; son crédit, comme marin, diminua aux yeux des équipages, lorsqu’on s’aperçut que, dans son empressement à recueillir de l’or, il avait négligé de renouveler un de ses mâts devenu insuffisant, et laissé envahir la Pinta par des tarières, qui en avaient fortement endommagé la coque.

Cette dernière avarie, jointe à une voie d’eau à réparer sur la Niña, causa de longs retards à l’expédition de retour, et la livra à des tempêtes que plus de promptitude lui eût fait sans doute éviter.

Pendant les relâches inévitables auxquelles donnèrent lieu ces divers accidents, Colomb ne perdit pas son temps : il explora la côte nord de Saint-Domingue jusqu’au golfe de Samana, et put, en outre, donner une sévère leçon à des naturels de la race des Ciguayens, qui avaient tenté de s’emparer d’un détachement espagnol.

Ce fut le premier sang versé par des Européens dans le nouveau monde ; mais, ici du moins, la cause était juste, et comme il n’y avait pas eu mort d’homme, l’Amiral eut la satisfaction de ne point s’éloigner sans avoir vu la bonne intelligence rétablie entre ces Espagnols et ces sauvages, qu’il regardait tous également comme ses enfants.

Sur ces entrefaites, et pendant qu’il cherchait au sud-est cette île des Amazones, qu’on suppose être la Martinique, le vent s’étant déclaré favorable, il mit enfin le cap sur l’Espagne, au nom de la sainte Trinité, espérant, disait-il, que malgré le délabrement des deux caravelles, le même Dieu qui l’avait amené le ramènerait à bon port.

Le temps, pendant la première semaine, ne fit qu’ajouter à cette

juste confiance ; mais, à partir du 21 janvier, les changements de

rumbs devinrent fréquents ; des calmes et des bourraques se succédèrent de façon à ralentir indéfiniment une marche dans laquelle le moindre retard était un danger.

À chaque instant, la Niña devait diminuer de toile pour attendre la Pinta, qui n’allait presque plus qu’à la bouline.

Quinze jours plus tard cependant les pilotes se croyaient très près de l’Espagne, Colomb soutint qu’ils se trompaient de cent cinquante lieues, et l’événement ne lui donna que trop raison. À l’heure où, d’après leur estime, ils auraient dû se trouver à l’abri d’un port, ils virent fondre sur eux une tempête, qui, pendant trois fois vingt-quatre heures, les tint sans relâche en face de la mort.

La Pinta, hors d’état d’aller au plus près, avait dû fuir sous le vent. Une fois elle répondit au signal nocturne de la Niña ; mais bientôt elle disparut dans la nuit.

Enfin le danger devint si pressant, que l’Amiral dut confier à la mer le détail écrit de sa découverte, avec toutes les précautions usitées en ces cas extrêmes.

Ce devoir rempli, Colomb, un moment abattu, sentit renaître en soi une confiance qui ne devait pas plus le tromper cette fois qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors.

Le vendredi 15, on reconnut une terre où les pilotes virent les côtes d’Espagne, mais que l’Amiral déclara être une des îles Açores.

L’Amiral avait encore raison ; mais ce qui dut moins le flatter, c’est que cette île de Sainte-Marie, où il lui fallait de toute nécessité relâcher, appartenait au roi de Portugal, à un prince, dont, plus que jamais, il devait redouter la malveillance.

En effet, une partie de ses hommes n’eut pas plus tôt débarqué pour accomplir un des vœux faits dans la tempête, que le gouverneur les fit arrêter, Colomb, comme on l’a su depuis, aurait eu le même sort, s’il eût mis un pied hors de la Niña ; mais il n’avait eu garde de le faire. Aussi, de guerre lasse, désespérant de l’attirer dans un piège, le gouverneur lui renvoya enfin ses hommes, et la Niña, sans même avoir pu se ravitailler, dut reprendre le large, et courir au-devant d’une tempête plus furieuse encore que celle où elle avait failli périr.

C’était ce fameux ouragan, le plus terrible, de mémoire d’homme, qui eût soulevé la mer Océane. En Flandres seulement, vingt-cinq navires espagnols avaient péri.

La petite Niña ne périt point : tête baissée contre l’orage, elle rasa le terrible rocher de Cintra, et à travers mille dangers elle força la difficile entrée du Tage.

Encore une fois, Colomb avait fait l’impossible, et il allait le faire encore.

Au moment où tout son équipage se lamentait de se voir tombé entre les mains du roi de Portugal, il écrivait à ce prince une de ces lettres comme seul il en savait faire, et le prince, désarmé, fléchi — et prudent, — envoyait chercher l’Amiral, avec des honneurs extraordinaires, l’adressait à la reine, non moins ravie de le voir et de l’entendre ; et, après bien des hésitations, vainqueur enfin de lui-même, il le laissait partir pour l’Espagne.

Au dernier moment, toutefois, il lui envoya proposer, vu le mauvais temps, une escorte d’honneur qui le conduirait par terre en Castille. Colomb savait que le conseil de l’assassiner avait été donné au roi, mais il savait aussi avec quelle indignation avait été repoussé ce conseil. Néanmoins, toute réflexion faite, il préféra la voie de mer, et, le vendredi 15 mars — toujours un vendredi, — il passait la barre de Salles, remontait l’Odiel, débarquait à Palos et tombait dans les bras du père Juan Perez de Marchena.