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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 148

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 330-333).

148.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 22 septembre 1777.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu, il y a environ quinze jours, votre Lettre du 15 juillet et le paquet que vous y avez joint. J’ai été, comme vous le croyez bien, fort empressé de lire votre addition au Mémoire sur les sphéroïdes, et j’en ai été enchanté. Ma méthode pour trouver le même théorème est moins analytique que la vôtre, mais assez simple elle se réduit, comme je vous l’ai marqué (Mémoires, 1774, p. 310,), à supposer que soit le même dans les deux sphéroïdes et à tirer de là, par un calcul assez simple, que le rapport des attractions dans les deux sphéroïdes, en faisant dépend de la quantité

qui est évidemment la même si et sont la même quantité.

Quant à vos deux autres Mémoires, j’y ai jeté les yeux à peine, et j’ai mieux aimé les communiquer suivant votre désir à MM. de Condorcet et de la Place. Votre solution de différents problèmes sur les jeux me fait désirer beaucoup que vous nous en donniez une du problème de Pétersbourg, qui me paraît impossible en admettant les principes connus. Je me suis acquitté de vos commissions auprès de MM. de Condorcet et de la Place ; quant à M. Messier, je ne l’ai point vu à l’Académie, et je le crois absent, mais à notre rentrée je lui dirai ce dont vous me chargez pour lui.

Je n’ai point encore reçu le Volume de 1775, et je n’ai pu m’en informer à M. de la Lande, qui est parti il y a plus d’un mois pour Bourg en Bresse, sa patrie, et qui ne sera de retour qu’au 15 de novembre. Nous saurons alors ce que ce Volume est devenu.

Avant de vous parler de ma santé, je vous demande des nouvelles de la vôtre. On dit que le tonnerre est tombé dans votre maison et tout auprès de vous. N’en avez-vous point été incommodé ? Ne vous en est-il point resté d’impression fâcheuse ? C’est apparemment le 10 d’août que cet accident est arrivé, car je vois par les nouvelles publiques qu’on a essuyé ce jour-là un violent orage à Berlin et que le tonnerre est tombé en plusieurs endroits de la ville.

Pour en venir à présent à moi, je suis un peu plus content de mon estomac, mais je le suis bien peu de ma tête, qui devient de jour en jour moins propre un travail suivi et profond. J’ai pourtant fait encore quelques recherches sur l’attraction des sphéroïdes et sur la figure de la Terre, mais elles ne méritent guère que je vous en entretienne. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour moi, c’est que la Géométrie est la seule occupation qui m’intéresse véritablement, sans qu’il me soit permis de m’y livrer. Tout ce que je fais de littérature, quoique très-bénignement accueilli (à ce qu’il me semble) dans nos séances publiques de l’Académie française, n’est pour moi que du remplissage et une espèce de pis-aller. On dit, à propos, que le grand comte de Buffon, que j’appelle le Balzac de la Philosophie, va donner un Volume où les géomètres sont bien maltraités. Il faudra voir.

Je suis très-fâché que vous ne nous ayez rien envoyé sur les comètes. Nous n’avons qu’une pièce, qui est d’Euler, et qui est toujours bien médiocre, malgré un supplément qu’il y a ajouté. Nous serons bien embarrassés, ou pour donner le prix, ou pour le remettre.

Je regarde, comme vous, M. Lambert comme un académicien d’un très-grand mérite, très-utile aux sciences et à votre Académie, et je vous prie de lui dire de ma part tout l’intérêt que je prends à son état.

Ce n’est pas la peine de reparler de mon Mémoire de 1748 sur les équations de la forme Je ne pensais pas alors, en effet, aux intégrales particulières ; mais il me semble que Clairaut, que vous avez cité, n’y pensait pas plus que moi en 1734, et que j’ai donné en 1748 (ce qu’il n’avait point fait en 1734) la méthode de trouver les équations qui s’intègrent à la fois par la différentiation et par l’intégration ordinaire.

À quoi pense votre Classe de Métaphysique de proposer des sujets aussi inintelligibles que celui du dernier programme[1] ? Je suis bien sûr que vous n’avez pas été consulté. Tout le monde se moque de ce programme, et l’Académie n’a pu s’empêcher d’en rire quand M. de Condorcet l’a lu.

Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse de tout mon cœur. Le marquis Caraccioli vous fait mille compliments. Nous parlons souvent de vous.

À Monsieur de la Grange, des Académies royales des Sciences
de France et de Prusse, à Berlin
.
(En note : Répondu le 29 janvier 1778.)

  1. Il serait difficile en effet, je crois, d’en trouver un pareil. Le voici tel qu’il est rapporté dans les Mémoires de l’Académie de Berlin, année 1777, p. 11 et 12 :

    « La Classe de Philosophie spéculative, à qui il appartient de proposer une nouvelle question, le fait de la manière suivante :

    » Dans toute la nature on observe des effets : il y a donc des forces.

    » Mais ces forces, pour agir, doivent être déterminées : cela suppose qu’il y a quelque chose de réel et de durable, susceptible d’être déterminé, et c’est ce réel et ce durable qu’on nomme force primitive et substantielle.

    » En conséquence, l’Académie demande :

    » Quelle est la notion distincte de cette force primitive et substantielle qui, lorsqu’elle est déterminée, produit l’effet, ou, en d’autres termes, quel est le fundamentum virium ?

    » Or, pour concevoir comment cette force peut être déterminée, il faut ou prouver qu’une substance agit sur l’autre ou démontrer que les forces primitives se déterminent elles-mêmes.

    » Dans le premier cas, on demande en outre :

    » Quelle est la notion distincte de la puissance passive primitive ? Comment une substance peut agir sur l’autre ? Et enfin comment celle-ci peut pâtir de la première ?

    » Dans le second cas, il faudra expliquer distinctement :

    » D’où viennent à ces forces les bornes qui limitent leur activité ? Et pourquoi la même force peut tantôt produire un effet et tantôt ne le peut pas ? Comment, par exemple, quelqu’un peut concevoir distinctement ce dont un autre l’instruit, et qu’il n’a pas pu l’inventer lui-même ? Pourquoi on ne peut pas reproduire dès qu’on le veut les idées qu’on a oubliées, quoiqu’on ait pu les produire autrefois, et que l’axiome subsiste toujours : que du pouvoir et du vouloir réunis l’action doit suivre ? Ou enfin, quelle différence réelle il y a, si la force primitive tire tout de son propre fonds, entre se représenter distinctement une musique savante d’un grand compositeur à laquelle on assiste, la solution d’un problème difficile trouvée par un géomètre du premier ordre, et être soi-même l’auteur de cette musique, de cette solution, ou du moins être capable de composer une musique, de résoudre un problème de la même force, dès qu’on le voudra bien sérieusement ?