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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 163

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 358-360).

163.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 29 décembre 1780.

Enfin, mon cher et illustre ami, ma rapsodie géométrique, dont je vous ai menacé depuis, si longtemps, paraît depuis quelques jours. Elle en est d’autant plus honteuse, que cette rapsodie est en deux Volumes[1], et contient, je crois, bien des sottises. Ma tête est affaiblie au point que je n’ai pas eu la force de corriger moi-même les épreuves ; aussi le reviseur, d’ailleurs plein de bonne volonté, y a-t-il laissé bien des fautes d’impression, sans compter les miennes. Sérieusement, je crains beaucoup de me montrer à vous avec ces haillons de ma vieillesse et de ma décrépitude géométrique mais, heureusement pour vous et pour moi, ce seront les derniers sous lesquels vous me verrez. J’avais dans mon portefeuille toutes ces vilenies, dont j’ai voulu me défaire, et, au lieu de les brûler comme je l’aurais dû, je les ai fait imprimer, dans l’espérance au moins que les matières que j’y traite fourniraient à d’autres l’occasion de mieux faire. L’embarras, pour moi, est que cette dernière diatribe paraisse même digne d’un si mince honneur.

Ma tête s’affaiblit réellement tous les jours, au point de m’effrayer pour les suites de ce dépérissement moral. Je suis résolu de renoncer, au moins pour longtemps, à toute espèce de travail tant soit peu capable de me fatiguer. Je n’ai plus du tout de mémoire, après l’avoir eue excellente, et il m’est absolument impossible de suivre et de juger les idées des autres ; à peine puis-je mettre ensemble les miennes, encore faut-il qu’elles soient bien peu nombreuses et bien peu compliquées. Cette position est triste, sans doute ; mais heureusement je prends mon mal en patience, au moins tant que les douleurs physiques ne s’y joindront pas, car alors je ne réponds plus de ma frêle et chétive philosophie.

Cette inertie de mon âme est la cause pour laquelle je vous écris si peu et que pourrais-je vous dire qui vous intéressât ? Je vois pourtant toujours avec le même plaisir vos belles et profondes recherches, j’en félicite la Géométrie, mais mon état me permet à peine de les effleurer. C’est toujours une consolation pour moi que d’en apprendre le succès. Ainsi, mon cher ami, parlez-moi un peu de vos travaux, et recevez l’assurance de tous les sentiments tendres et inviolables que je vous ai voués jusqu’au tombeau, et les vœux que je fais pour votre santé et pour votre bonheur au commencement de l’année où nous allons entrer.

J’ai fait mettre aujourd’hui au carrosse de Strasbourg une caisse à l’adresse de M. Formey, contenant deux exemplaires de mon Ouvrage, un pour vous et l’autre pour l’Académie. Cette caisse est affranchie jusqu’à Strasbourg ; il m’est pas possible de l’affranchir plus loin mais j’imagine que les frais de port de Strasbourg à Berlin seront peu considérables et que votre Académie a des fonds pour ces petites dépenses. C’est pour cela, et pour vous épargner les frais du port, que j’ai adressé cette petite caisse à M. Formey. Je vous prie de lui en donner avis, en lui faisant mille compliments de ma part, et de lui dire que je n’ai pas l’honneur de lui adresser cet avis pour lui épargner les frais inutiles d’un port de lettre. Je vous prie l’un et l’autre de vouloir bien présenter à l’Académie l’exemplaire qui est destiné pour elle, et de faire en même temps agréer à cette illustre Compagnie l’hommage de mon dévouement et de mon respect. Adieu encore une fois, mon cher ami ; voilà un long verbiage pour bien peu de chose. Pardonnez-le-moi et aimez-moi comme je vous aime. Je vous embrasse de tout mon cœur.

(En note : J’ai écrit à M. d’Alembert le 1er janvier 1781, et je lui ai rendu compte de mes recherches sur la libration de la Lune. — Voir la Lettre suivante.)


  1. Ce sont les deux derniers Volumes des Opuscules mathématiques.