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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4986

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 189-191).

4986. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, le 31 juillet.

Comment avez-vous pu imaginer, mon cher et illustre maître, que j’aie eu intention de vous comparer à Zoïle ? Je ne suis ni injuste ni sot à ce point-là ; j’ai seulement cru devoir vous représenter que vos ennemis, qui vous ont déjà dit tant d’autres injures plus graves et aussi peu méritées, ne vous épargneraient pas cette nouvelle qualification, pour peu que vous laissiez subsister, dans vos remarques sur Corneille, ce ton sévère qui se montre surtout dans celles sur Rodogune, et qui a paru blesser quelques-uns de nos confrères. Il pourrait nuire même à vos critiques les plus justes, et il ne faut pas donner cet avantage à vos ennemis. Il s’en faut de beaucoup, en mon particulier, que je trouve Rodogune une bonne pièce, soit pour le fond, soit pour le style ; mais si j’avais des coups de bâton à lui donner, ce serait comme Alcidas à Sganarelle dans le Mariage forcé[1], avec de grandes protestations de respect et de désespoir d’y être obligé. « On me fait haïr, dit Montaigne[2], les choses les plus évidentes quand on me les plante pour infaillibles. J’aime ces mots qui adoucissent la témérité de nos propositions : Il me semble, par adventure, il pourroit estre, etc. »

Vous trouvez si mauvais dans votre critique de Polyeucte qu’il aille briser à grands coups les autels et les idoles ; ne faites donc pas comme lui ; faites remarquer tout doucement au peuple que cette idole, qu’il croyait d’or pur, est farcie d’alliage : vous serez pour lors très-utile, sans vous nuire à vous-même. Les adoucissements que je vous propose sont d’ailleurs d’autant plus nécessaires qu’en matière de pièces de théâtre (vous le savez mieux que moi) l’opinion peut jouer un grand rôle. Telle critique qui sera trouvée excellente dans une pièce médiocre trouvera des contradicteurs dans une pièce consacrée (à tort ou à droit) par l’estime publique. Et que ne justifie-t-on pas quand on le veut ? combien y a-t-il dans Homère d’absurdités qui ne sont encore des absurdités que pour très-peu de gens ? Je suis convaincu que la plupart des pièces de Corneille n’auraient aujourd’hui qu’un médiocre succès ; qu’elles sont froides, boursouflées, peu théâtrales, et mal écrites ; mais je me garderai bien de le dire, et encore moins de l’imprimer, à moins que je ne veuille être banni à perpétuité du royaume, comme les prêtres de paroisse qui refusent les sacrements aux jansénistes. Le public est un animal à longues oreilles, qui se rassasie de chardons, qui s’en dégoûte peu à peu, mais qui brait quand on veut les lui ôter de force ; ses opinions moutonnières, et le respect qu’il veut qu’on leur porte, me paraissent dire aux auteurs : « Il se peut faire que je ne sois qu’un sot ; mais je ne veux pas qu’on me le dise. »

Voyez un peu ce pauvre diable de Jean-Jacques ; le voilà bien avancé de s’être brouillé avec les dieux, les prêtres, les rois, et les auteurs ! On dit qu’il est actuellement dans les États du roi de Prusse, près de Neuchâtel. Je ne voudrais pas répondre qu’il y restât, car le roi de Prusse, tout roi de Prusse qu’il est, n’est pas le maître à Neuchâtel comme à Berlin ; et les vénérables pasteurs de ce pays-là n’entendent point raillerie sur l’affaire de la religion : c’est une vieille … pour laquelle ils ont d’autant plus d’égards qu’ils s’en soucient moins.

On dit que son livre cause de la rumeur parmi le peuple à Genève ; que ce peuple trouve la religion de Jean-Jacques meilleure que celle qu’on lui prêche, et qu’il le dit assez haut pour embarrasser ses dignes pasteurs. La grande utilité ou commodité que le ministre Vernot trouve à la révélation est pourtant bien agréable. Il serait fâcheux d’être obligé de renoncer ainsi aux commodités de ce monde. On prétend que Rousseau fait actuellement trois partis dans la sérénissime république : les ministres, pour l’auteur et contre le livre ; le conseil, pour le livre et contre l’auteur ; et le peuple, pour le livre et pour l’auteur. Vous y ajouterez, sans doute, un quatrième parti, contre le livre et contre l’auteur, et j’avoue que ce parti-là peut avoir aussi ses raisons ; mais voilà encore ce qu’il ne faudrait pas dire trop haut, surtout à Paris, car Jean-Jacques y est un peu le roi des halles.

Vous nous reprochez de la tiédeur ; mais, je crois vous l’avoir déjà dit, la crainte des fagots est très-rafraîchissante. Vous voudriez que nous fissions imprimer le Testament de Jean Meslier, et que nous en distribuassions quatre ou cinq mille exemplaires ; l’infâme, puisque infâme il y a, n’y perdrait rien ou peu de chose, et nous serions traités de fous par ceux mêmes que nous aurions convertis. Le genre humain n’est aujourd’hui plus éclairé que parce qu’on a eu la précaution ou le bonheur de ne l’éclairer que peu à peu. Si le soleil se montrait tout à coup dans une cave, les habitants ne s’apercevraient que du mal qu’il leur ferait aux yeux ; l’excès de lumière ne serait bon qu’à les aveugler sans ressource. Ce que vous savez[3] doit être attaqué, comme Pierre Corneille, avec ménagement.

Ce qui n’en mérite point, c’est le parlement de Toulouse, si en effet, comme il y a toute apparence, les Calas sont innocents. Il est très-important que tout le public soit au fait de cette horrible aventure. Vous n’avez pas donné assez d’exemplaires des Pièces justificatives : à peine les connaît-on ici, et tout Paris devrait en être inondé. Je vous réponds bien de ne pas me taire, et de faire crier tous ceux qui m’écouteront ; jésuites, parlements, janspnistes, prédicants de Genève, franche canaille que tout cela, et, par malheur, canaille méchante et dangereuse. Enfin le 6 du mois prochain la canaille parlementaire nous délivrera de la canaille jésuitique[4] ; mais la raison en sera-t-elle mieux, et l’inf… plus mal ?

Mme du Deffant me charge de vous faire mille compliments, et de vous dire que si elle ne vous importune point de ses lettres, c’est par attention pour vous et par respect pour votre temps ; qu’elle a pris beaucoup de part au rétablissement de votre santé ; qu’elle est toujours de la bonne doctrine, et n’encense point les faux dieux ; c’est ce qu’elle m’a expressément recommandé de vous dire.

Adieu, mon cher et grand philosophe ; portez-vous bien ; moquez-vous de la sottise des hommes ; j’en fais autant que vous ; mais je n’ai pas la sottise de m’en moquer trop haut ni trop fort ; il ne faut point faire son tourment de ce qui ne doit servir qu’aux menus plaisirs.

  1. Comédie de Molière, scène xvi.
  2. Essais, III, ii.
  3. Leçon conforme à l’édition de Kehl. L’original porte : J.-C. doit être attaqué, etc.
  4. L’arrêt du parlement de Paris contre les jésuites est en effet du 6 août 1762 ; voyez tome XVI, page 100.