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Discours sur la religion/Discours I

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Traduction par Isaac-Julien Rouge.
Aubier-Montaigne (p. 119-142).

PREMIER DISCOURS

APOLOGIE[1]

[1] C’est peut-être une entreprise inattendue, et dont vous pouvez à bon droit vous étonner, qu’un de ceux-là précisément qui se sont élevés au dessus du commun, et sont pénétrés de la sagesse du siècle, puisse réclamer leur audience pour un objet si complètement négligé par eux. Je reconnais que je n’ai rien à évoquer qui me prédise un résultat favorable, pas même celui de gagner votre approbation pour mes efforts, encore bien moins celui de vous communiquer ma façon de sentir et mon enthousiasme. De tout temps la foi n’a pas été l’affaire de tout le monde ; toujours bien peu d’hommes ont compris quelque chose à la religion, alors que des millions d’êtres s’amusaient à disposer de diverses façons [2] les voiles dont elle condescendait à se laisser de bon gré envelopper. De nos jours en particulier, la vie des hommes cultivés est éloignée de tout ce qui aurait ne fût-ce même qu’une ressemblance avec elle. Je sais qu’il ne vous arrive pas plus d’honorer la divinité dans un saint recueillement que de visiter les temples délaissés ; je sais que, dans vos demeures aménagées avec goût, il n’y a pas d’autres dieux domestiques que les maximes des sages et les chants des poètes ; je sais qu’humanité et patrie[2], art et science, car vous croyez pouvoir embrasser tout cela dans sa totalité, ont si complètement pris possession de votre esprit, qu’il ne reste plus rien pour l’Être éternel et saint qui est sis d’après vous par delà le monde, et que vous ne sentez rien ni pour lui ni avec lui. Vous avez réussi à faire de la vie terrestre une existence si riche et diverse que vous n’avez plus besoin de l’éternité et, vous étant créé vous-mêmes un univers, vous n’avez plus à penser à celui[3] qui vous a créés.

Vous êtes, je le sais, d’accord sur ce point que rien de nouveau, rien de pertinent ne peut plus être dit sur ce thème, qui a suffisamment été traité en tous sens par des philosophes et des prophètes, et je voudrais n’avoir pas à ajouter, par des railleurs et par des prêtres. [3] Il ne peut échapper à personne que ce sont ces derniers que vous êtes le moins disposés à écouter, jugeant qu’ils se sont depuis longtemps rendus indignes de votre confiance, par le fait qu’ils séjournent de préférence dans les ruines délabrées du sanctuaire, et là-même, ne peuvent vivre qu’en le dégradant et le détruisant davantage encore. Tout cela je le sais, et ne m’en sens pas moins pressé par une nécessité interne irrésistible, qui exerce sur moi une domination divine, de parler ; et je ne puis pas retirer l’invitation par laquelle je vous engage à m’écouter, vous précisément.

En ce qui concerne ce dernier point, je pourrais bien vous poser une question. Comment se fait-il que vous, qui sur n’importe quel sujet, important ou non, voulez être renseignés de préférence par ceux qui y ont consacré leur vie et les forces de leur esprit ; vous que votre soif de connaître conduit jusque dans la cabane des paysans et dans l’atelier des petits artisans ; comment se fait-il que dans les choses de la religion, dans celles-là seulement, vous teniez pour si suspect tout ce qui vient de ceux qui prétendent en être les virtuoses[4], et sont considérés comme tels par l’État et par le peuple. Vous ne pourrez certainement pas démontrer qu’ils ne le sont pas, et que ce qu’ils [4] ont et prêchent est tout plutôt que religion. Méprisant donc comme il est juste un jugement aussi peu justifié, je me reconnais devant vous membre de cet ordre[5], dussé-je courir le danger, si vous ne m’écoutez pas attentivement, d’être confondu sous une même dénomination avec la grande masse de ceux qui le composent.

Le moins qu’on puisse dire est que c’est là un libre aveu spontané, car mon langage ne m’aurait pas trahi, et tout aussi peu les éloges de mes collègues ; mon dessein est autant dire entièrement en dehors de la sphère des leurs, et ne saurait guère ressembler à ce qu’ils désirent voir et entendre. La plupart crient au secours en déplorant la décadence de la religion ; je ne fais pas chorus avec eux, car elle n’a été accueillie par aucune époque, que je sache, mieux que par l’actuelle ; je ne me mêle donc en rien aux lamentations barbares, inspirées d’une vieille foi primitive[6], par lesquelles leur voix voudrait faire ressurgir les murailles écroulées de leur Sion juive et ses piliers gothiques. Je suis pleinement conscient du fait que, dans tout ce que j’ai à vous dire, je renie complètement ma profession ; pourquoi, par conséquent, ne la ferais-je pas connaître comme n’importe quelle autre circonstance fortuite ? Les préjugés qui lui sont chers ne doivent pas être pour nous un obstacle, et les [5] bornes qu’elle pose comme des limites sacrées à toute interrogation et à toute communication n’existeront pas entre nous. C’est en tant qu’homme que je vous parle des saints mystères de l’humanité tels que je les considère, de ce qui était en moi alors que je cherchais encore l’inconnu, avec l’exaltation enthousiaste de la jeunesse, de ce qui, depuis que je pense et vis, est le ressort le plus intime de mon existence, et restera éternellement pour moi la chose suprême, en quelque sens que les oscillations du temps et de l’humanité puissent encore faire balancer mon esprit. Le fait que je parle ne résulte pas d’une décision raisonnée, et pas davantage d’un espoir ou d’une crainte ; il ne répond pas plus à un dessein prémédité qu’il n’est l’effet d’une cause arbitraire ou fortuite ; ce qui m’y pousse, c’est la nécessité intime, irrésistible de ma nature, c’est une vocation divine, c’est ce qui détermine ma place dans l’univers et fait de moi l’être que je suis. Il est possible qu’il ne soit ni convenable ni prudent de parler de la religion, mais ces considérations mesquines sont étouffées par la force céleste qui m’y pousse.

Vous savez que la Divinité s’est imposé à elle-même, par une loi immuable, la nécessité de dédoubler jusqu’à l’infini sa grande œuvre, de ne créer toute existence déterminée que par [6] la fusion de deux forces opposées, de ne réaliser chacune de ses pensées éternelles que dans deux figures jumelles hostiles l’une à l’autre, et n’existant cependant que l’une par l’autre, inséparables[7]. Tout ce monde corporel, dont le but suprême de vos investigations est de pénétrer l’intérieur, n’apparaît aux mieux informés et qui pensent le plus parmi vous que comme un jeu éternellement poursuivi de forces opposées. Toute vie n’est que le résultat d’une constante assimilation et élimination ; toute chose ne doit son existence déterminée qu’à sa façon particulière d’unir et de maintenir les deux forces originelles de la nature, l’attraction avide et la vive et vivante expansion.

Cela me semble vrai des esprits aussi, comme si, dès qu’ils sont transplantés dans ce monde, ils devaient obéir à une telle loi. Toute âme humaine — ses actions passagères aussi bien que les particularités intimes de son existence nous conduisent à cette idée — n’est que le produit de deux instincts opposés. L’un de ces instincts est l’effort par lequel elle tend à attirer à elle tout ce qui l’entoure, à l’intriquer dans sa propre vie, et à l’absorber si possible entièrement en l’assimilant à son être le plus intime. L’autre est l’aspiration à développer toujours plus [7] son moi interne du dedans au dehors, à tout en pénétrer, à en communiquer à tout une part, sans être jamais épuisée elle-même. Le premier est dirigé vers la jouissance, il veut atteindre les objets particuliers qui se penchent vers lui, il est satisfait chaque fois qu’il en a saisi un, et n’agit toujours que mécaniquement sur ce qui lui est le plus proche. Le second méprise la jouissance, et ne vise qu’à une activité toujours croissante, toujours plus haute ; il néglige les choses et les phénomènes particuliers, précisément parce qu’il les pénètre ; il ne trouve partout que les forces et les entités contre lesquelles sa propre force se brise ; il veut tout pénétrer, remplir tout de raison et de liberté, il vise ainsi directement l’Infini, et ce qu’il cherche et fait éclore en tout c’est liberté et cohérence, puissance et loi, droit et convenance.

Mais de même qu’aucune des choses corporelles n’existe par l’effet d’une seule des deux forces de la nature matérielle, de même chaque âme participe des deux fonctions originelles de la nature spirituelle, et la perfection du monde intellectuel consiste en ceci que, entre les extrêmes opposés, ceux où ici l’une et là l’autre de ces fonctions domine presque exclusivement et ne laisse qu’une part infime à son antagoniste, qu’entre ces extrêmes dis-je [8] toutes les combinaisons possibles de ces deux forces soient non seulement réellement présentes dans l’humanité, mais soient de plus unies entre elles par le lien général de la conscience qui les embrasse toutes, de telle sorte que chaque individu, bien qu’il ne puisse être rien d’autre que ce qu’il faut qu’il soit, connaisse chacun des autres êtres aussi distinctement que lui-même, et comprenne à fond tous les représentants individuels de l’humanité. Ceux qui se trouvent aux extrémités de cette grande série sont des natures violentes, complètement repliées sur elles-mêmes, et qui s’isolent. Les uns sont dominés par une sensualité insatiable, qui leur fait assembler autour d’eux une masse toujours plus grande de choses terrestres, car elle est disposée à arracher volontiers ces dernières à l’interdépendance du tout afin de se les incorporer totalement à son seul profit ; dans l’éternelle alternance du désir et de la satisfaction, ceux-là ne s’élèvent jamais au-dessus des perceptions du particulier, et, toujours occupés de connexions égoïstes, la nature essentielle du reste de l’humanité leur demeure inconnue. Les autres sont poussés sans trêve ni repos de ci de là dans l’univers par un enthousiasme inculte, dont les envolées dépassent le but ; sans améliorer la forme et la figure d’aucune réalité, ils planent autour d’idéaux vides, et, consumant et consommant leur force sans utilité, [9] ils s’en reviennent sans avoir rien fait, épuisés, à leur point de départ.

Comment rapprocher ces deux extrémités de manière à faire de cette longue série le cercle fermé qui symbolise l’éternel et l’achevé ? Il y a sans doute un certain point où un équilibre presque parfait les réunit toutes deux, et cet équilibre, il vous arrive beaucoup plus souvent d’en exagérer que d’en déprécier la valeur, vu qu’il est ordinairement une œuvre magique de la nature jouant avec les idéaux de l’homme, et rarement le résultat d’une éducation de soi-même appliquée et menée à bien. Cependant, si tous ceux qui ne sont pas situés aux extrémités se trouvaient placés à ce même point, aucune liaison entre elles et le milieu ne serait possible, et le but final de la nature serait tout à fait manqué. Les mystères d’une combinaison ainsi figée dans l’immobilité ne peuvent être pénétrés que par le spécialiste qui est en même temps un penseur ; les éléments composants particuliers y sont entièrement cachés à l’œil du vulgaire, qui n’y distinguerait jamais ni ce qui lui est propre ni ce qui s’oppose à lui.

C’est pourquoi en tout temps la divinité envoie par-ci par-là quelques hommes chez qui les deux extrêmes se rencontrent en une union féconde ; elle les arme de dons merveilleux, [10] aplanit leur voie par un mot tout-puissant, et les institue interprètes de sa volonté et de ses œuvres, médiateurs de ce qui sans cela serait resté éternellement séparé[8]. Élevez vos regards vers ceux qui ont manifesté dans leur être, à un haut degré, cette force dont l’attraction s’empare activement des choses environnantes, mais qui en même temps aussi possèdent, assez pour le rendre visible dans les actions auxquelles il les pousse, l’instinct de compénétration qui vise à l’Infini, et fait pénétrer en tout l’esprit et la vie, ces êtres-là ne sauraient se contenter d’avaler en la détruisant en quelque sorte une masse brute de choses terrestres ; ils ont besoin de disposer devant eux quelque chose à aménager, à façonner, de manière à en faire un petit monde marqué à l’empreinte de leur esprit. Ainsi leur domination sur les choses est plus raisonnable, leur jouissance plus durable et plus humaine ; et c’est ainsi qu’ils deviennent des héros, des législateurs, des inventeurs, des dompteurs de la nature, de bons démons, qui créent et répandent en silencé une plus noble félicité.

De tels êtres attestent par leur seule existence leur qualité d’envoyés de Dieu et de médiateurs entre l’homme limité et l’humanité infinie. À l’idéaliste inactif, exclusivement spéculatif, qui disperse son être en pensées morcelées et vides, [11] ils rendent visible en action ce qui n’était en lui qu’à l’état de rêve, et, dans ce qu’il méprisait jusque-là, ils lui font voir la matière que son devoir propre est d’élaborer ; ils lui interprètent la voix méconnue de Dieu, ils le réconcilient avec la terre et avec la place qu’il y occupe. Mais ce sont bien plus encore les êtres tout terrestres et sensuels qui ont besoin de semblables médiateurs, pour apprendre d’eux à connaître la force originelle supérieure de l’humanité ; ces médiateurs la leur révèlent par le simple fait que, sans agir, et s’agiter comme eux, saisissant toutes choses par la contemplation lumineuse dont ils en font les objets, ils ne veulent pas connaître d’autres limites que cet univers qu’ils ont trouvé. Celui qui se meut sur cette voie, si Dieu, outre l’instinct qui le pousse à l’expansion et à la pénétration, lui donne cette sensualité mystique et créatrice qui tend à pourvoir toute intériorité d’une existence extérieure, il doit, après chacune de ses excursions dans l’Infini, extérioriser l’impression qu’il en rapporte, de façon à faire d’elle ainsi un objet communicable par l’image ou la parole, pour pouvoir en jouir lui-même de nouveau, transformée en une grandeur finie d’aspect différent, et il doit donc aussi, involontairement et pour ainsi dire dans l’état d’enthousiasme — car il le ferait même s’il était seul — figurer pour autrui ce qui lui est arrivé, sous une forme sensible, [12] en poète ou en voyant, en orateur ou en artiste[9].

Un tel homme est un véritable prêtre du Très-Haut, qu’il rend plus accessible à ceux qui ne sont habitués à saisir que le fini et sa valeur minime ; il leur présente les choses célestes et éternelles comme des objets de jouissance et de communion, comme la seule source inépuisable de ce vers quoi tend toute leur aspiration supérieure. Il vise ainsi à éveiller le germe somnolent de la meilleure humanité, à allumer l’amour du Très-Haut, à transformer la vie ordinaire en une vie plus haute, à réconcilier les fils de la terre avec le ciel, qui leur appartient, et à contrebalancer l’attachement à la grossièreté de la matière qui alourdit notre époque. C’est ici la prêtrise supérieure, celle qui fait connaître l’âme intime de tous les mystères spirituels, et dont la voix descend des hauteurs du royaume de Dieu ; là est la source de toutes les visions et prophéties, de toutes les œuvres d’art respirant la sainteté et de tous les discours inspirés, répandues et répandus de par le monde au petit hasard, se demandant si quelque âme réceptive les accueillera pour les faire fructifier en elle.

Puisse arriver un moment où cette médiation-là cesserait, et où la prêtrise de l’humanité se verrait conférer une plus belle destination ! [13] Puisse venir le temps qu’une vieille prophétie décrit en disant : nul n’aura besoin qu’on l’instruise, parce que tous seront enseignés par Dieu[10]. Si le feu sacré brûlait partout, point ne serait besoin de prières ardentes pour supplier le ciel de l’en faire descendre ; la paisible douceur de saintes vierges suffirait pour l’entretenir ; il ne lui serait ainsi pas permis d’éclater en flammes redoutées ; il ne tendrait uniquement qu’à équilibrer chez tous l’ardeur intime et cachée.

Chacun éclairerait alors en silence de cette lumière soi-même et les autres, et la communication de pensées et de sentiments sacrés se ferait simplement par le jeu facile qui consisterait tantôt à unir les divers rayons de cette lumière pour ensuite les diviser de nouveau, tantôt à les disperser, pour la concentrer de nouveau sur des objets distincts. Le mot, le moins appuyé serait compris, alors qu’aujourd’hui les expressions les plus nettes ne sont pas à l’abri de malentendus. On pourrait pénétrer ensemble à l’intérieur du sanctuaire, alors qu’aujourd’hui, retenu dans les vestibules, on doit s’en tenir aux éléments. Échanger avec des amis, et des sympathisants, des idées parfaitement au point, combien c’est plus réjouissant que de [14] devoir jeter dans l’espace vide des esquisses à peine ébauchées. Mais à quelle distance se trouvent actuellement les uns des autres ceux entre qui semblable communication pourrait avoir lieu ? Ils sont clairsemés dans l’humanité, avec une aussi sage parcimonie que le sont dans l’espace interplanétaire les points cachés d’où se répand en tous sens l’élastique matière originelle, de telle sorte que seules les limites extrêmes de leur sphère d’activité se rencontrent — afin que rien ne soit tout à fait vide — mais qu’aucun d’eux jamais n’en joint un autre. Parcimonie sage, en vérité : il en résulte que toute la nostalgie de communion et de sociabilité se dirige d’autant plus vers ceux uniquement qui en ont le plus besoin, et tend d’autant plus irrésistiblement à se créer elle-même les compagnons qui lui manquent. Telle est précisément la force contraignante à laquelle je dois obéir, telle est la nature de ma vocation. Accordez-moi de parler de moi-même. Vous le savez, ce n’est jamais par orgueil qu’on parle religion, car la religion est toujours pleine d’humilité.

La religion a été le sein maternel dans l’obscurité sacrée duquel ma jeune vie a été nourrie et préparée au monde qui lui était encore fermé ; c’est en elle que mon esprit a respiré avant qu’il eût trouvé hors de lui ses objets extérieurs : l’expérience et la science ; c’est elle qui m’a secouru, quand je commençai à [15] filtrer la foi paternelle et à épurer mon cœur des détritus du passé ; elle m’est restée quand Dieu et l’immortalité[11] se dérobèrent à la vue de mes yeux pris de doute ; c’est elle qui m’a introduit dans la vie active ; c’est elle qui m’a appris à me considérer moi-même comme sacré, avec mes vertus et mes défauts, dans mon être indivisé[12] ; et c’est par elle seule que j’ai connu l’amitié et l’amour. Quand il est question d’autres mérites et qualités des hommes, je sais bien que devant votre tribunal, vous les sages et les intelligents parmi le peuple, c’est peu prouver que de pouvoir dire comment on les possède ; car celui qui le dit peut les connaître par des descriptions, des expériences d’autrui, ou, comme on connaît toutes les vertus, par la vieille légende communément répandue de leur existence. Mais en ce qui concerne la religion, les choses sont telles, elle-même est si rare, que quiconque en dit quelque chose doit nécessairement le tenir de lui-même, car il ne l’a entendu nulle part[13]. De tout ce que je célèbre et sens comme étant son œuvre, il se trouve sans doute bien peu de chose dans des livres saints, et pour quiconque n’en a pas fait lui-même l’expérience, comment cela ne serait-il pas un objet de scandale et une folie ?

Si ainsi pénétré d’elle je me sens contraint de m’exprimer enfin sur elle et de lui rendre témoignage, à qui d’autre dois-je m’adresser qu’à [16] vous[14] ? Où trouverais-je ailleurs des auditeurs pour mon discours ? Ce n’est pas une prédilection aveugle pour le sol de la patrie ou pour les coparticipants d’une même constitution et d’une même langue qui me fait parler ainsi : c’est la conviction intime que vous êtes les seuls capables de mettre à profit, et par conséquent aussi les seuls dignes qu’on éveille et stimule en eux le sens des choses saintes et divines.

Ces orgueilleux insulaires, pour lesquels beaucoup d’entre vous ont une vénération si excessive, n’ont d’autre mot d’ordre que gain et jouissance ; leur zèle pour les sciences, pour la sagesse dans la vie et la sainte liberté, n’est que vaine joute spectaculaire. Les plus enthousiastes champions de ces biens parmi eux ne font que défendre furieusement l’orthodoxie nationale, et faire miroiter aux yeux du peuple des miracles, afin de maintenir l’attachement superstitieux à de vieux usages ; dans cette disposition, ils ne prennent plus rien au sérieux de tout ce qui dépasse le domaine du sensible et du directement utilisable tout proche. C’est dans un tel esprit qu’ils vont à la quête de connaissances, c’est ainsi que leur sagesse n’est dirigée que dans le sens d’un misérable empirisme, et par suite, la religion ne peut être pour eux que lettre morte, article sacro-saint de la constitution, sans rien de réel en elle[15].

Pour [17] d’autres raisons je me détourne des Francs, dont celui qui respecte la religion supporte à peine la vue, parce qu’ils foulent aux pieds ses lois les plus saintes à chacun presque de leurs actes ou de leurs propos. La frivole indifférence avec laquelle des millions de gens du peuple, la légèreté spirituelle avec laquelle certaines intelligences brillantes considèrent la plus sublime péripétie de l’histoire universelle, qui non seulement se déroule sous leurs yeux, mais les entraîne tous et détermine chaque mouvement de leur vie, prouve suffisamment combien peu capables ils sont d’un saint respect et d’une vraie adoration. Qu’est-ce que la religion a plus en horreur que le présomption effrénée avec laquelle les dominateurs du peuple bravent les lois éternelles du monde ? Que recommande-t-elle plus expressément que la modération réfléchie et humble, dont il ne semble pas y avoir en eux le moindre sentiment qui leur fasse entendre ses appels. Qu’y a-t-il de plus sacré pour elle que la haute Némésis[16] dont, en proie au vertige de leur aveuglement, ils ne comprennent pas les interventions les plus terrifiantes. Dans le pays où les châtiments alternants qui, pour remplir des peuples entiers du respect et de la crainte que doit inspirer l’Être céleste, et pour vouer des siècles durant les œuvres des poètes à la mise en lumière de l’éternel destin, ne pouvaient autrefois frapper que des familles isolées, dans le pays où ces sanctions se renouvellent en vain sous mille formes [18] diverses, quel serait là le sort ridicule d’une voix solitaire qui se perdrait sans avoir été le moins du monde remarquée ou même entendue ?

C’est ici, dans notre patrie, que règne le climat favorisé sous lequel aucun fruit ne se refuse complètement à mûrir ; ici, vous trouvez épandu tout ce qui est pour l’humanité une parure ; ici tout ce qui est de nature à prospérer prend quelque part, dans des manifestations partielles tout au moins, une forme capable d’atteindre à sa beauté suprême ; ici ne manquent ni la sage modération ni la contemplation recueillie. C’est donc ici que la religion doit trouver un abri sûr contre la lourde barbarie et l’esprit froidement terrestre de notre époque.

Mais ne me rejetez pas sans m’entendre au rang de ceux que vous regardez de haut, les jugeant grossiers et incultes, comme si le sens du sacré avait passé, tel une mise démodée, à la classe inférieure du peuple, à qui seule il conviendrait encore de se laisser, dans un sentiment de respect craintif et de foi, saisir et entraîner par l’invisible. À l’égard de cette classe de nos frères vous êtes très amicalement disposés, et vous trouvez bon qu’on leur parle aussi de choses d’un autre ordre, plus haut, de moralité, de droit, de liberté, et qu’ainsi, par moments tout au moins, leur aspiration intime soit relevée et orientée dans le sens d’un bien supérieur, que soit éveillée en eux une impression de ce qui fait la dignité de l’homme.

Donc, qu’avec eux aussi on s’entretienne de la [19] religion, qu’on transperce parfois tout leur être jusqu’à ce qu’on ait atteint le point où gît caché cet instinct sacré ; que de cet instinct sacré on fasse jaillir quelques éclairs dont ils seront ravis ; qu’on leur ouvre, du centre le plus intime de leur étroite limitation, une perspective sur l’Infini, et que pour un instant on les élève de leur sensualité bestiale à la haute conscience de ce qu’est une volonté humaine, une existence humaine. Ce sera toujours beaucoup de gagné.

Mais, je vous le demande, est-ce à eux que vous vous adressez quand vous voulez découvrir les rapports réciproques les plus intérieurs et le principe le plus haut de ces biens sacrés de l’humanité ? Quand vous voulez poursuivre jusqu’à leur source commune le concept et le sentiment, la loi et l’action, et présenter le réel comme éternel et fondé nécessairement dans l’essence même de l’humanité ? Ne suffirait-il pas vraiment que vos sages fussent alors compris des meilleurs seulement parmi vous ? Eh bien, c’est là ce que précisément je me propose ici au sujet de la religion. Je ne veux pas faire ressentir des impressions particulières qui peut-être sont de son domaine ; je ne veux pas justifier ou combattre des façons de voir particulières. Ce que je voudrais, c’est vous conduire jusqu’au sein des plus intimes profondeurs d’où jaillit la voix qui est son premier [20] appel à l’âme, c’est vous montrer de quelles dispositions fondamentales de l’homme elle sort, et comment elle fait partie de ce que vous tenez pour les biens les plus hauts et les plus précieux[17] ; je voudrais vous mener au faîte du temple, afin que vous puissiez dominer du regard le sanctuaire tout entier, et découvrir ses secrets les plus intimes. Pouvez-vous sérieusement supposer chez moi la croyance que ceux qui se donnent quotidiennement le plus de peine et de mal pour les choses terrestres soient les plus particulièrement qualifiés pour atteindre à une telle intimité avec celles du ciel ? Que ceux qui couvent d’un œil craintif l’instant le plus proche, et sont solidement enchaînés aux objets les plus proches, soient capables de s’élever à la vision la plus vaste de l’Univers ? Et que celui qui, dans les monotones alternances d’une activité professionnelle sans vie, ne s’est pas encore trouvé lui-même, découvrira, éclairée des rayons les plus lumineux, la divinité vivante ? Vous êtes donc les seuls que je puisse appeler à moi, vous qui êtes capables de vous élever au-dessus du point de vue ordinaire de l’humanité, et ne craignez pas de vous engager sur la voie difficile qui conduit à l’intérieur de l’homme, pour trouver le fondement de son activité et de sa pensée.

Depuis que je me suis fait cet aveu, je me suis trouvé longtemps dans la disposition d’esprit hésitante de celui qui, regrettant la disparition d’un joyau qui lui est cher, [21] ne se déciderait pas à oser explorer le dernier endroit où cet objet pourrait être caché. Il y a eu des temps où vous considériez encore comme la preuve d’un particulier courage de vous détacher partiellement de la religion ; où vous lisiez et écoutiez volontiers ce qui était de nature à extirper une notion traditionnelle ; où il vous plaisait de voir se présenter aux regards une religion svelte et parée d’éloquence, parce que vous étiez disposés à maintenir, dans le sexe aimable tout au moins, un certain sentiment pour ce qui est sacré. Tout cela n’est plus. Il ne doit plus être du tout question de la piété, et l’on veut que les grâces elles-mêmes, avec une dureté qui n’a rien de féminin, détruisent la fleur la plus délicate de la fantaisie humaine. L’intérêt que j’exige de vous, je ne peux donc le rattacher à rien d’autre qu’à votre mépris lui-même. Je ne veux vous demander que d’apporter dans ce mépris un haut degré de culture et de perfection.

Cherchons, je vous prie, quel en a été le point de départ exact. Provient-il de particularités, ou du tout ? De divers genres ou aspects de la religion tels qu’ils ont existé dans le monde, ou du concept lui-même ? Sans doute quelques-uns se déclareront mus par cette dernière raison, et ceux-là sont en général toujours les contempteurs qui, [22] ardents sans raison au combat, y vont de leur propre impulsion, et ne se sont pas donné la peine d’acquérir une connaissance exacte de la chose telle qu’elle est.

Vous pensez que les pivots de toute religion sont la crainte à l’égard d’un Être éternel d’une part, et d’autre part le calcul fondé sur la croyance en un autre monde ; et cela vous est d’une façon générale odieux. Mais dites-moi donc, très chers amis, d’où tenez-vous ces notions de la religion qui sont l’objet de votre mépris ? Toute expression, toute œuvre de l’esprit humain peut être considérée et connue d’un double point de vue. Si on la considère en partant de son centre à elle, d’après sa nature intime, c’est un produit de la nature humaine, fondé sur ce qu’a de nécessaire un des modes d’activité de celle-ci, ou un de ses instincts, appelez cela comme vous voudrez, je ne veux pas en ce moment me prononcer sur votre terminologie. Si on considère cette manifestation de l’esprit humain du dehors, d’après l’allure et la figure déterminées qui ont été les siennes ici et là, c’est un produit de l’époque et de l’histoire[18].

Et maintenant dites-moi, de quel côté avez-vous considéré ce grand phénomène spirituel, pour en venir aux notions que vous donnez comme la teneur commune de tout ce qu’on a, à travers tous les temps, [23] appelé du nom de religion ? Il vous sera difficile de dire que cela ait été un examen de la première sorte, car dans ce cas, mes bons, vous devriez convenir qu’il y a dans ces idées quelque chose au moins qui appartient à la nature humaine. Et quand bien même vous voudriez dire que, telle qu’on les rencontre aujourd’hui, elles ne sont issues que d’interprétations erronées ou de fausses conséquences tirées d’une aspiration nécessaire de l’humanité, il conviendrait tout de même que vous vous missiez d’accord avec nous pour chercher à discerner en elles ce qu’elles ont de vrai et d’éternel, et pour réparer le tort qu’on fait à la nature humaine toutes les fois qu’on méconnaît quelque chose en elle, ou qu’on en fait dévier le sens. Au nom de tout ce qui vous est sacré — et d’après cet aveu il doit y avoir quelque chose de sacré pour vous — je vous en conjure, ne négligez pas et n’ajournez pas ce que vous avez à faire à cet égard, afin de ne pas légitimer contre vous le courroux, pleinement justifié, de l’humanité que vous honorez avec nous, et qui vous reprocherait à bon droit de l’avoir abandonnée dans une affaire importante.

Et si, après ce que vous allez entendre de moi[19], vous estimez que ce qui était à faire est dès à présent fait, je peux du moins compter sur votre reconnaissance et votre approbation. Mais vous direz probablement que vos idées sur le contenu de la religion sont celles auxquelles on est conduit du second des points de vue définis tout à l’heure sur cette [24] manifestation de l’esprit, et que la raison pour laquelle cette dernière est vide, et l’objet de votre mépris, c’est que ce qui se trouve à son centre lui est tout à fait hétérogène et ne peut pas du tout être appelé religion ; que par suite la religion ne peut pas du tout être sortie de là, et ne peut être en tout lieu qu’une apparence vide et fausse, qui est venue envelopper une partie de la vérité comme d’une atmosphère trouble et pesante[20]. Telle est sûrement votre vraie opinion à proprement parler. Mais si vous tenez les deux points indiqués plus haut pour le contenu de la religion au sein de toutes les formes sous lesquelles elle est apparue dans l’histoire, il doit m’être accordé de demander si vous en avez bien observé toutes les manifestations, et si vous avez bien saisi le contenu qui leur est commun ? Votre conception, si elle s’est formée de cette manière, vous devez la justifier par le détail, et si quelqu’un vous dit qu’elle est inexacte et passe à côté, s’il vous indique dans la religion autre chose qui n’est pas creux mais qui a son centre comme tout autre objet, il vous faut écouter, et juger, avant de vous permettre de persister dans votre mépris.

Ne vous refusez donc pas à écouter ce que je veux dire à présent à ceux qui, dès le début, partant du particulier, ont raisonné [25] d’une façon plus juste mais aussi plus laborieuse.

Vous connaissez sans aucun doute l’histoire des folies humaines, et vous avez parcouru les diverses constructions édifiées par la religion, depuis les fables insanes de nations incultes jusqu’au déisme le plus raffiné, depuis la superstition grossière de notre peuple jusqu’à ces fragments mal cousus ensemble de métaphysique et de morale qu’on appelle christianisme rationnel[21] ; vous avez trouvé tout cela contraire au bon sens et à la raison. Je suis très éloigné de vouloir vous contredire en cela. Et même bien plutôt, si c’est votre avis sincère que les systèmes religieux les plus évolués ne sont pas moins affectés de ces défauts que les plus grossiers, et pour peu que vous vous rendiez compte que le Divin ne peut pas se trouver situé à l’intérieur d’une série dont les deux extrémités seraient choses vulgaires et méprisables, je vous dispenserai volontiers de la peine d’apprécier de plus près tous les degrés intermédiaires : ils apparaissent tous comme des transitions qui vont se rapprochant du dernier d’entre eux ; chacun sort de la main de son époque un peu mieux poli, jusqu’à ce qu’enfin l’art se soit élevé à la perfection, qui est atteinte dans le jouet dont notre siècle a fait si longtemps son passe-temps. Mais ce perfectionnement est tout plutôt que progression [26] qui rapprocherait de la religion.

Je ne peux pas parler de ces choses sans colère, car quiconque a le sens de ce qui jaillit de l’intérieur de l’âme, quiconque tient sérieusement à ce que chaque face de l’homme atteigne à sa forme modelée et représentative, ne peut pas voir sans désolation combien est éloignée de l’accomplissement de sa mission celle qui est la Haute, la Noble ; comme elle a perdu sa liberté, et se trouve tenue en ignominieux esclavage par l’esprit scolastique et métaphysique de temps barbares et frigides. Là où elle est et agit vraiment, elle doit se révéler par la façon particulière dont elle émeut l’esprit, mêle toutes les fonctions de l’âme humaine, ou plutôt les éloigne[22], et résout toute activité en une intuition étonnée de l’Infini[23]. Est-ce là ce que vous ressentez en présence des systèmes de la théologie, des théories sur l’origine et la fin du monde, des analyses portant sur la nature d’un être incompréhensible, où tout aboutit à une froide argumentation, et ne peut être traité que sur le ton d’une vulgaire discussion académique ?

Dans tous ces systèmes que vous méprisez vous n’avez donc pas trouvé, et ne pouviez-vous pas trouver la religion, parce qu’elle n’y est pas, et si l’on vous montrait qu’elle soit ailleurs, vous [27] seriez toujours encore capables de la trouver et de l’honorer. Mais pourquoi n’êtes-vous pas descendus davantage dans le détail ? J’admire votre ignorance librement consentie, ô chercheurs bonifaces, et la constance par trop paisible avec laquelle vous vous en tenez à ce qui est, là, présent, et vous est vanté. Ce que vous n’avez pas trouvé dans ces systèmes, il aurait fallu que vous le vissiez dans les éléments de ces systèmes ; non pas de l’un ou l’autre seulement, mais en vérité, de tous. Dans tous se trouve combiné quelque chose de cette substance spirituelle, car sans elle ils n’auraient pas du tout pu naître[24] ; mais celui qui ne sait pas la dégager de ces systèmes, en si fines parcelles qu’il les décompose, si exactement qu’il examine tout, ne garde jamais dans la main que la masse morte et froide. La prescription d’avoir à chercher dans les premiers éléments, en apparence informes, la réalité vraie que vous ne trouvez pas dans la grande masse, ce conseil ne peut pas vous paraître étrange, à vous qui tous faites plus ou moins sa place à la philosophie dans vos préoccupations, et qui êtes familiarisés avec ses destinées. Ayez donc présent à la mémoire combien peu de ceux qui sont descendus à l’intérieur de la nature humaine et du monde par leur propre voie particulière, et ont vu et présenté [28] le rapport réciproque et l’harmonie entre les deux dans une lumière à eux personnelle, considérez combien peu de ceux-là, dis-je, ont créé un système philosophique qui leur fût propre, et s’ils n’ont pas tous communiqué leurs découvertes sous une forme plus délicate — dût-elle être plus fragile.

Mais n’a-t-on pas des systèmes de toutes les écoles ? Qui sans doute, des écoles qui ne sont autre chose que le siège et la pépinière de la lettre morte, car l’esprit ne se laisse ni retenir ni figer dans des Académies, ni déverser à la file dans des têtes disposées à l’absorber ; en général, au passage de la première bouche à la première oreille, il se volatilise. Si vous aviez à faire à quelqu’un qui prendrait ces confectionneurs de grandes constructions philosophiques pour les philosophes eux-mêmes, et voudrait trouver dans celles-ci l’esprit de la science, ne l’interpelleriez-vous pas pour corriger son erreur ? Non pas, mon bon ami, diriez-vous ! Dans tous les ordres d’activité, ceux qui ne font que venir à la suite, opérer des amalgames, et s’en tiennent à ce qu’un autre a donné, ne possèdent pas l’esprit de la chose ; ce dernier n’est l’apanage que des inventeurs, et c’est à ceux-là qu’il te faut aller. Or vous devrez avouer qu’il en est d’autant plus ainsi de la religion que, par essence, elle est éloignée de toute systématisation autant que la philosophie y incline par sa nature.

[29] Considérez de qui proviennent ces édifices artificiels dont l’instabilité est pour vous objet de raillerie, dont le manque d’équilibre vous blesse, dont la disproportion avec la petitesse de leur tendance est si ridicule à vos yeux. Seraient-ils par hasard l’œuvre des héros de la religion ? Nommez-moi parmi tous ceux qui ont fait descendre au milieu de nous une nouvelle révélation quelconque, nommez-m’en un seul, à les prendre depuis celui qui, le premier, a pensé à une divinité unique et universelle — assurément la pensée la plus systématique de tout le domaine de la religion — jusqu’au mystique le plus récent, chez lequel brille peut-être encore un rayon originel de la lumière intérieure (vous ne me blâmerez pas de ne pas mentionner les théologiens attachés à la lettre, qui croient trouver le salut du monde et la lumière de la sagesse dans un nouveau costume de leurs formules ou dans de nouvelles dispositions des figures de leurs démonstrations imagées) : nommez-m’en parmi tous un seul qui ait jugé qu’il valût la peine de s’imposer ce travail de Sisyphe.

Ce ne sont que quelques sublimes pensées isolées qui font tressaillir leur âme embrasée à l’ardeur d’un feu éthéré, et le coup de tonnerre prodigieux d’un discours magique accompagna la haute apparition et annonça aux mortels prosternés dans l’adoration que la divinité avait [30] parlé. Un atome fécondé par une force supraterrestre tomba dans leur âme, rendit semblable à lui-même tout ce qui se trouvait en elle, l’agrandit peu à peu, et elle éclata alors comme sous le coup d’un destin divin, dans un monde dont l’atmosphère lui opposait trop peu de résistance ; et à sa dernière heure elle projeta encore un de ces météores célestes, de ces signes révélateurs de leur époque, dont personne ne méconnaît l’origine, et qui remplissent de respect toutes les créatures terrestres. Il vous faut rechercher ces étincelles célestes qui jaillissent quand une âme sainte ressent l’attouchement de l’Univers. Il vous faut les épier à l’instant incompréhensible où elles se sont formées. Sinon il vous arrive comme à celui qui rapproche trop tard l’élément combustible du feu arraché par la pierre à l’acier : il ne trouve plus qu’une parcelle insignifiante et froide de grossier métal, et ne peut plus rien y enflammer.

Je réclame donc que, détournant votre regard de tout ce que d’autre part on appelle religion, vous le dirigiez uniquement sur ces émotions intimes[25] et ces dispositions d’esprit que vous trouverez, à l’état isolé et épars, dans toutes les manifestations extérieures et dans toutes les nobles actions d’hommes animés de l’enthousiasme divin. Si, même sous ces aspects particuliers, [31] vous ne découvrez rien de nouveau et de péremptoire, — et dans l’intérêt confiant que je porte à la bonne cause, j’espère pourtant que, malgré votre science érudite et vos connaissances, il n’en sera pas ainsi —, si alors votre conception étroite, qui n’est le produit que d’une observation superficielle, ne s’élargit pas et ne se transforme pas ; si vous pouvez même alors mépriser encore cette direction de l’âme orientée vers l’éternel ; s’il peut encore vous sembler ridicule de voir considérer de ce point de vue aussi tout ce qui est important pour l’homme : s’il en est ainsi, je veux croire que votre mépris de la religion est conforme à votre nature, et je n’ai plus rien à vous dire.

Mais n’allez pas craindre que, finalement, je veuille recourir tout de même à ces moyens de persuasion vulgaires qui consisteraient à vous représenter comme elle est nécessaire, soit pour maintenir le droit et l’ordre dans le monde, soit pour obvier à la myopie des vues humaines et à l’étroitesse des limites du pouvoir de l’homme, par le rappel à un œil omnivoyant et à une puissance infinie, ou bien encore à vous représenter quelle fidèle amie et salutaire assistante elle est pour la moralité, facilitant puissamment, grâce à la sainteté de ses sentiments et au brillant éclat de ses perspectives, à l’homme faible la lutte contre soi-même et l’accomplissement du bien[26]. Ainsi parlent [32] sans doute ceux qui prétendent être les meilleurs amis et les plus zélés défenseurs de la religion. Mais je ne veux pas, moi, décider ce qui, dans une telle façon dépenser, est le plus méprisable : le droit et la moralité, qui sont présentés comme ayant besoin d’un appui, ou la religion, qui doit leur procurer cet appui, ou vous-mêmes, à qui l’on tient ce langage. De quel front pourrais-je bien attendre de vous, en admettant que ce sage conseil vous soit donné à vous, que vous jouiez un vain jeu avec vous-mêmes à l’intérieur de votre moi, et vous laissiez pousser, par quelque chose que vous n’auriez d’autre part aucune raison d’estimer et d’aimer, à une autre chose que vous honorez déjà sans cela, et à laquelle vous vous appliquez ? Ou encore, si ces discours ne doivent que vous dire à l’oreille ce que vous avez à faire par amour pour le peuple, comment pourriez-vous, vous qui êtes appelés à former les autres par la culture et à les rendre semblables à vous, comment pourriez-vous commencer par les tromper, et leur présenter comme saint et efficace[27], ce qui vous est à vous-même des plus indifférent, et qu’ils rejetteraient, eux, sitôt qu’ils se seraient élevés au même niveau que vous ?

Je ne peux pas, moi, engager à cette façon d’agir ; [33] elle implique la plus pernicieuse hypocrisie à l’égard du monde et de vous-mêmes. Celui qui s’y prend de cette manière pour recommander la religion ne peut qu’augmenter le mépris sous lequel elle succombe déjà. Admettons que nos institutions civiles gémissent encore sous un haut degré d’imperfection, et qu’elles n’ont encore prouvé que peu de force pour parer à l’injustice ou pour l’extirper quel coupable abandon d’une chose importante, quelle hésitante et craintive incrédulité à l’égard d’une amélioration ne serait-ce pas, si c’était pour cette raison qu’on dût faire appel à la religion !

Le statut de votre existence se trouverait-il exister en droit, du fait qu’il reposerait sur la piété ? Tout le concept que vous considérez cependant comme si sacré ne vous est-il pas arraché des mains du moment que vous partez d’un tel point de vue ? Si la situation vous paraît si mauvaise, attaquez-la directement ; améliorez les lois, brassez et entremêlez les constitutions, donnez à l’État un bras de fer, donnez-lui cent yeux s’il ne les a pas encore, mais ceux qu’il se trouve avoir, ne les endormez pas au chant d’une lyre captieuse. N’intercalez pas une fonction comme celle-ci dans une autre, sinon, vous ne l’avez pas du tout exercée ; ne faites pas voir, à la honte de l’humanité, dans la plus sublime de ses [34] œuvres d’art, une plante parasite, qui ne peut vivre que de sèves étrangères[28].

Même le droit ne doit pas avoir besoin de la moralité, qui lui est cependant beaucoup plus proche, pour s’assurer la domination la plus illimitée dans son domaine ; il doit avoir son existence propre par et pour lui-même. Le législateur doit pouvoir l’instituer partout, et quiconque soutient que cela n’est possible que par adjonction de religion[29] — en admettant que se laisse adjoindre arbitrairement ce qui n’existe qu’en tant que jailli de l’âme — celui-là soutient du même coup que seuls devraient légiférer ceux qui s’entendent à verser dans l’âme humaine l’esprit de la religion, et dans quelle sombre barbarie d’âges impies cela ne nous ferait-il pas retomber[30] ! Or la moralité doit avoir tout aussi peu à partager avec la religion. Celui qui fait une différence entre ce monde-ci et celui d’au delà se dupe lui-même ; tous ceux du moins qui ont de la religion ne croient qu’à un seul monde[31].

Si donc l’aspiration au bien-être est chose étrangère à la moralité, cela doit valoir pour ce qui viendra plus tard comme pour ce qui a précédé, le respect craintif à l’égard de l’Éternel ne doit pas compter plus que celui à l’égard d’un homme sage. Si [35] par chaque adjonction qu’on lui fait la moralité perd son éclat et sa solidité, combien sera-ce davantage le cas par celle d’un élément qui ne peut jamais renier sa couleur de haut ton et d’origine étrangère. Mais vous avez suffisamment entendu parler ainsi les défenseurs de l’indépendance et de la toute puissance des lois morales. Ce que j’ajoute, moi, c’est que c’est aussi faire preuve du plus grand mépris à l’égard de la religion que de vouloir la transplanter dans un autre domaine, pour qu’elle y serve et y travaille. Elle ne voudrait d’ailleurs pas davantage dominer dans un empire étranger, car elle n’est pas assez avide de conquêtes pour vouloir agrandir le sien.

La puissance qui lui revient, et qu’elle mérite et s’acquiert à chaque instant de nouveau, lui suffit, et pour elle, qui considère tout comme sacré, bien plus sacré encore que tout le reste est ce qui a le droit d’occuper le même rang qu’elle dans la nature humaine[32]. Mais ces gens-là veulent qu’elle serve, au sens propre du mot, qu’elle ait un but, qu’elle se montre utile. Quel abaissement ! Et ses défenseurs devraient chercher avidement à l’y faire tomber ? Ceux qui visent tant à l’utilité, et aux yeux de qui pourtant moralité et droit aussi ont finalement leur raison d’être dans un avantage extérieur à eux, que ne préfèrent-ils sombrer eux-mêmes dans ce cycle éternel d’universelle [36] utilité dans lequel ils laissent sombrer tout ce qui est bien, et dont aucun être humain, qui veut être quelque chose pour lui-même et en lui-même, ne comprend un traître mot, plutôt que de vouloir s’ériger en défenseurs de la religion, dont ils sont précisément les plus malhabiles à soutenir la cause ? Belle gloire pour la Céleste, si elle pouvait comme cela gérer passablement les affaires terrestres ! Beaucoup d’honneur pour la Libre, l’Exempte de souci, si elle pouvait être quelque chose de plus vigilant et stimulant que la conscience morale ! Ce n’est pas encore pour cela qu’elle vous descendra du ciel. Ce qui n’est aimé et estimé qu’en raison d’un avantage extérieur à soi peut bien avoir sa nécessité, mais n’est pas nécessaire en soi, peut toujours rester à l’état de pieux désir, et ne point passer à celui d’existence ; un homme raisonnable n’y attache aucune valeur extraordinaire, mais seulement le prix qui convient à la chose. Et pour la religion ce prix serait assez minime. Moi du moins je n’offrirais qu’une pauvre somme, car je dois l’avouer, je ne crois pas qu’il y ait à faire si grand état soit des mauvaises actions qu’on veut qu’elle ait empêchées, soit des bonnes qu’on veut qu’elle ait produites[33].

Si donc là était tout ce qui peut lui procurer [37] le respect, je ne veux rien avoir à faire avec sa cause. Même pour se contenter de la recommander en passant, c’est trop insignifiant. Une gloire présomptueuse, qui disparaît quand on la considère de plus près, ne peut pas être un adjuvant pour celle qui fait valoir des prétentions plus hautes. Qu’elle jaillit nécessairement et spontanément de l’intimité de toute âme[34] de qualité ; qu’elle a dans le cœur[35] une province qui lui appartient en propre, dans laquelle elle règne sans restriction ; qu’elle est digne, par sa force la plus intérieure, d’animer les esprits les plus nobles et les plus excellents, et d’être connue par eux selon sa nature la plus intime : voilà ce que j’affirme, et ce que je voudrais bien lui assurer.

À vous de décider maintenant si ce sera la peine de m’écouter avant que vous vous soyez encore davantage confirmés dans votre mépris.


  1. Le terme Apologie est remplacé en 1821 par le mot allemand correspondant Rechtfertigung, justification. Les substitutions de cette nature sont nombreuses dans ces Discours.
  2. B. : humanité et sociabilité, cf. Introduction, p. 24-25.
  3. « Celui » se rapporte à « univers ».
  4. B. : les spécialistes expérimentés.
  5. Orden, au sens de « ordre religieux », employé ici pour « clergé », cf. discours IV, note 73.
  6. Altgläubig, allusion aux mouvements tendant à son retour à la foi primitive.
  7. Esquisse d’une philosophie de la polarité qui s’inspire très probablement surtout de Schelling, Von der Weltseele, 1798, et dont presque rien n’est conservé dans B, où les pages 6 à 41 sont très modifiées ; cf. p. 27. D’autre part, un des passages où le plus nettement, sans paraître s’en douter, l’auteur attribue à sa Divinité une sorte de volonté personnelle.
  8. Première ébauche de la théorie de la médiation et du médiateur.
  9. Premier rapprochement entre le médiateur religieux et l’artiste.
  10. Jean, VI, 45, dit simplement : Jésus répondit « il est écrit dans les prophètes : ils seront tous enseignés par Dieu ».
  11. B atténue cette déclaration en disant : Le Dieu et l’immortalité de l’âge enfantin.
  12. Première et très caractéristique consécration de l’individualisme.
  13. Ceci ne vaut que pour la foi véritable, personnelle, vivante ; de la religion passivement acceptée par esprit traditionaliste l’auteur dira plus loin le contraire.
  14. B ajoute : fils de l’Allemagne…
  15. Ainsi le « Morave » ne tient aucun compte du rôle si important joué au xviiie siècle en Angleterre par le Méthodisme ; John Wesley est mort il y a huit ans seulement, en 1791.
  16. L’auteur reproche donc aux Français de ne pas savoir interpréter les péripéties de leur Révolution comme les tragiques grecs ont su interpréter la destinée légendaire des Atrides ; c’est beaucoup demander des contemporains immédiats d’une telle tragédie. En 1821, aucune adjonction mentionnant Chateaubriand et son Génie du christianisme, 1802.
  17. Résumé exact de ce que l’auteur entend faire, et fera.
  18. La différence posée ici entre la vie de l’âme instinctive, spontanée, intérieure, et ses manifestations extérieures, conditionnées par les conjonctures spéciales et les circonstances accidentelles du moment, de l’histoire, cette différence est de la même nature que celle entre le virtuel et ses réalisations nécessairement incomplètes, entre l’infini et ses manifestations finies nécessairement imparfaites ; cette différence jouera un grand rôle dans l’opposition statuée plus loin par Schleiermacher, et constamment sous-jacente dans ces Discours, entre la religion pure d’une part, la religion dite naturelle et les religions positives d’autre part.
  19. Cette subordonnée de temps explicative est une adjonction nécessaire de B.
  20. B dit plus simplement et plus clairement que les amis en question jugent sans doute la religion sur ce qu’elle apparaît vue du dehors, dans ses manifestations extérieures.
  21. Première attaque contre la religion rationnelle, ou naturelle, qui sera souvent prise à partie dans la suite.
  22. Il n’y a rien dans la rédaction modifiée de B qui rende plus explicite l’opposition ainsi formulée.
  23. Premier emploi de la formule qui va être le thème central des Discours.
  24. Première affirmation du spiritualisme foncier de Schleiermacher.
  25. Texte de B. A disait : Andeutungen.
  26. À partir d’ici et jusqu’à la fin de ce Discours, l’auteur combat la thèse, indigne à son avis de la vraie religion, de ceux qui la défendent, en raison de l’appui qu’elle donne à la moralité et au droit.
  27. C : essentiellement nécessaire.
  28. Témoignage notable d’intérêt pour le bon fonctionnement de l’État, organe de justice politique et sociale, cf. 231. Observer que l’État est conçu comme une œuvre d’art ; de même que ses amis, l’auteur est porté à assimiler aux œuvres d’art toutes les grandes créations de l’esprit humain ; cf. Monologues, p. 84.
  29. Indem Religion mitgeteilt wird.
  30. Dans la note 5 de 1821 l’auteur explique qu’il entend par là la théocratie, condamnée à son avis par le christianisme, dont une tendance essentielle d’après lui va à la séparation de l’Église et de l’État. Il ne manque pas une occasion de manifester en faveur de cette séparation.
  31. Affirmation bien abrupte du monisme de Schleiermacher.
  32. C’est-à-dire la moralité et le droit. La note 6 de 1821 précise les idées de l’auteur sur le rapport hiérarchique entre ces facteurs humains et la religion.
  33. Le jugement le plus dépréciatif énoncé dans ces Discours sur le rôle moral de la religion.
  34. Seele.
  35. Im Gemüte.