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Discours sur la religion/Discours IV

La bibliothèque libre.
Traduction par Isaac-Julien Rouge.
Aubier-Montaigne (p. 233-272).

QUATRIÈME DISCOURS

SUR L’ESPRIT DE SOCIÉTÉ DANS LA RELIGION[1]
OU
SUR L’ÉGLISE ET LA PRÊTRISE

[174] Certains d’entre vous, habitués à ne voir dans la religion qu’une maladie de l’esprit, ont coutume d’entretenir aussi l’idée qu’elle est un mal plus supportable, peut-être même plus maîtrisable, tant que quelques isolés seulement en sont atteints, mais que le danger commun est porté à son plus haut point et que tout est perdu, dès que, entre plusieurs malheureux de ce genre, existe une communauté trop étroite. Dans le premier cas on pourrait, par un traitement approprié, tel un régime résistant à l’inflammation, et par une atmosphère salubre, atténuer les paroxysmes, et sinon [175] vaincre complètement le virus de cette maladie, du moins le diluer jusqu’à le rendre inoffensif. Mais dans le second cas, il faudrait renoncer à tout espoir de salut ; le mal ferait beaucoup plus de ravages ; il s’accompagnerait des symptômes les plus dangereux quand le voisinage trop proche d’autres contaminés l’entretient et l’aiguise chez chacun ; un petit nombre empoisonnerait alors toute l’atmosphère, les corps les plus sains seraient aussi infectés, tous les canaux par lesquels doit passer le processus de la vie seraient détruits, toutes les sèves dissoutes, et, saisis d’une même folie fébrile, c’en serait fait irréparablement de générations entières et de peuples entiers. Voilà pourquoi votre répugnance à l’égard de l’Église, à l’égard de toute institution qui vise à communiquer la religion, est encore plus grande que celle à l’égard de la religion elle-même ; voilà pourquoi les prêtres, en tant que soutiens et membres proprement actifs de ces institutions, vous sont les plus odieux des hommes.

Mais ceux aussi parmi vous qui ont de la religion une idée un peu plus amène, et la tiennent pour une originalité plutôt que pour un détraquement de l’esprit, pour un phénomène insignifiant plutôt que dangereux, ceux-là également ont une opinion tout aussi défavorable à l’égard [176] de tout aménagement social institué en sa faveur. Le renoncement servile à l’originalité et à la liberté, un mécanisme d’où l’esprit est absent, et des usages vides, tels seraient à leur avis les effets inévitables de ces institutions, et telle serait la belle œuvre de ceux qui, avec un succès incroyable, se font un grand mérite de choses qui, ou bien ne sont rien, ou bien pourraient être tout aussi parfaitement accomplies par n’importe qui d’autre. Je ne vous aurais que très incomplètement déversé mon cœur au sujet de ce qui a pour moi tant d’importance, si je ne me donnais pas de la peine pour vous amener à cet égard aussi au point de vue juste. Je n’ai pas à rappeler combien des aspirations absurdes et des tristes destinées de l’humanité vous imputez aux sociétés religieuses : cela se lit dans mille pensées formulées par les plus estimés d’entre vous. Je ne veux pas non plus m’arrêter à réfuter une par une ces accusations et à rejeter le mal sur d’autres causes. Soumettons plutôt à un nouvel examen tout le concept de l’Église, et recréons-le, tel qu’il se développe à partir du centre de la chose même, sans nous soucier de ce qui en a été réalisé jusqu’ici, et de ce que nous livre l’expérience.

[177] Du moment que la religion existe, elle doit nécessairement obéir aux lois de l’esprit de société[2] ; cela ne résulte pas seulement de la nature de l’homme, mais très particulièrement de sa nature à elle. Il serait tout à fait contre nature, vous ne sauriez le contester, que ce qu’il a produit et élaboré en lui-même, l’homme voulût aussi le garder enfermé en lui. Dans la constante réciprocité d’action et réaction, non seulement pratique mais aussi intellectuelle, par laquelle il se trouve uni aux autres êtres de son espèce, il est tenu d’extérioriser et communiquer tout ce qui est en lui, et plus violemment une chose l’émeut, plus intimement elle pénètre son être, plus vigoureusement agira en lui le désir instinctif d’en voir la force se manifester chez d’autres aussi, pour se légitimer à ses propres yeux, en se prouvant qu’il ne lui est rien arrivé que d’humain. Vous voyez qu’il n’est pas du tout question ici de la tendance à rendre d’autres êtres semblables à nous ou à croire que tout ce qui est en nous est indispensable à tous ; il ne s’agit que de prendre conscience du rapport entre les événements qui se passent en nous et la nature de ce qui est commun à l’humanité.

Or l’objet le plus propre de ce besoin de communication[3] est incontestablement ce au sujet de quoi l’homme se sent originellement passif : ses intuitions et ses sentiments ; à leur sujet, il se sent pressé de savoir [178] si ce n’est pas à une puissance étrangère et indigne qu’il est contraint de céder[4]. C’est pourquoi nous le voyons occupé dès l’enfance à communiquer surtout ses intuitions et ses sentiments. Il laisse plus volontiers reposer sur eux-mêmes ses concepts, dont l’origine d’ailleurs ne peut soulever en lui aucun scrupule[5]. Mais ce qui pénètre en lui par ses sens, ce qui excite ses sentiments, pour cela il veut avoir des témoins, il veut avoir des coparticipants. Comment dès lors garderait-il pour lui ceux précisément des effets produits en lui par l’Univers qui lui apparaissent comme ce qu’il ressent de plus grand, de plus irrésistible ? Comment voudrait-il retenir en lui précisément ce qui le fait le plus sortir de lui-même, et l’imprègne plus que toute autre chose du sentiment qu’il ne peut pas apprendre à se connaître en ne tenant compte que de lui seul. Son premier élan est bien plutôt, quand une vue religieuse est devenue claire pour lui, ou quand un sentiment pieux pénètre son âme, de signaler cela à d’autres aussi, et de propager en eux les vibrations de son esprit[6]. L’homme religieux est donc dans la nécessité de parler, poussé par sa nature.

La même nature lui procure aussi des auditeurs. Aucun genre de pensée ou de sentiment ne donne à l’homme l’impression de sa complète impuissance à [179] jamais en épuiser l’objet, autant que le fait la religion. Son sens pour celle-ci n’est pas plus tôt éveillé qu’il sent son infini à elle, et ses limites à lui ; il a conscience de n’embrasser d’elle qu’une petite partie, et ce qu’il n’en peut pas atteindre directement, il veut du moins en avoir connaissance par un médium étranger. C’est pourquoi toute extériorisation de la religion l’intéresse, et, cherchant ce qui le compléterait lui-même, il est à l’écoute de tout accent dans lequel il reconnaît celui qui la distingue. C’est ainsi que s’organise une communication réciproque. C’est ainsi que parler et écouter est également indispensable à chacun. Mais la communication religieuse n’est pas à chercher dans des livres comme ce peut être le cas pour d’autres concepts et pour l’acquisition d’autres connaissances[7]. Trop de l’impression originelle se perd en effet en traversant ce médium, dans lequel disparaît, englouti, tout ce qui ne s’adapte pas à l’uniformité des signes, d’où l’originel a à ressurgir ; dans ce domaine, tout aurait besoin d’être exposé deux ou trois fois, vu que le premier exposé devrait faire l’objet d’un second et nouveau, et que malgré cela, en raison de sa grande unité, cette action exercée sur la nature entière de l’homme ne pourrait être que mal reproduite par la réflexion et ses opérations multipliées. C’est seulement si[8] elle est expulsée de la société des vivants que la religion est contrainte de cacher sa vie, sa multiple vie, dans la lettre [180] morte.

D’autre part, ce commerce avec ce qu’il y a de plus intime dans l’homme ne peut pas être pratiqué par le moyen de la conversation ordinaire. Beaucoup de ceux mêmes qui sont pleins de bonne volonté à l’égard de la religion vous[9] ont demandé, sur le ton du reproche, pourquoi donc tous les sujets importants sont traités entre vous[9] sur le ton des relations amicales, à la seule exception de Dieu et des choses divines. Je voudrais vous[9] défendre à cet égard en disant que, tout au moins, ce n’est pas là une marque ni de mépris ni d’indifférence, mais celle d’un heureux et très juste instinct.

Dans les domaines où la joie et le rire ont aussi droit de cité, où le sérieux lui-même doit se marier de bonne grâce à la plaisanterie et aux jeux de mots, il ne peut pas y avoir de place pour ce qui doit toujours être enveloppé d’une sainte pudeur et d’un saint respect. Idées religieuses, sentiments pieux, réflexions sérieuses sur ces sujets, ce sont là choses qu’on ne peut pas se jeter l’un à l’autre en petites miettes, comme les propos d’un entretien frivole : en parlant de sujets si sacrés, il y aurait sacrilège plutôt qu’adroite vivacité à avoir une réponse immédiate à toute question, une réplique prête à toute interrogation. Les choses divines ne se laissent pas traiter à la manière d’un léger et rapide échange de boutades à l’emporte-pièce ; [181] la communication sur le plan religieux doit se faire dans un style plus haut. De là doit naître un autre genre de société, qui soit voué en propre à la religion. Il convient de consacrer, à l’objet suprême que peut atteindre le langage, toute la plénitude aussi et la magnificence du discours humain. Non pas qu’il y ait un ornement quelconque dont la religion ne puisse se passer, mais parce qu’il serait d’un esprit profane et frivole de ne pas donner l’impression qu’on a recours à tout pour la présenter avec la force et la dignité appropriées. C’est pourquoi il est impossible d’exprimer et de communiquer la religion autrement que dans un langage éloquent, appliqué à mettre en œuvre toutes les ressources, tout l’art du discours, et en recourant volontiers de plus au service de tous les arts qui peuvent remédier à la fugacité et à la mobilité de la parole. C’est pourquoi aussi la bouche de celui dont elle remplit le cœur s’ouvre seulement devant une assemblée telle que puisse y exercer une action, multiple et variée, ce qui se présente vêtu d’une si magnifique parure.

Je voudrais pouvoir vous faire un tableau de la vie riche et débordante de cette cité de Dieu[10], quand ses citoyens se rassemblent, chacun plein de la force qui lui est propre et qui veut se déverser au dehors, plein aussi du saint désir de saisir et s’approprier tout [182] ce que les autres peuvent lui offrir. Quand un de ceux qui se trouvent réunis se détache des autres et leur fait face, ce n’est pas une fonction ni une entente concertée qui l’y autorise, ce n’est pas l’orgueil ou la fatuité qui lui inspire de la présomption : c’est un libre élan de son esprit ; c’est le sentiment de la plus cordiale union, chacun ne faisant qu’un avec tous ; c’est le sentiment aussi de la plus parfaite égalité, dans un commun anéantissement de tout « d’abord et en dernier lieu », de tout « avant et après », de tout classement terrestre[11]. Celui qui se détache des autres, c’est pour leur proposer sa propre intuition comme objet de leur participation méditative[12] afin de les conduire dans la zone de la religion où il est chez lui, et de leur inculquer ses propres sentiments sacrés : il exprime l’Univers[13], et la communauté suit, dans un silence sacré, son discours inspiré. Soit qu’il dévoile un miracle caché, ou relie l’avenir au présent dans un sentiment de confiance prophétique, qu’il fortifie d’anciennes impressions par de nouveaux exemples ou que, dans des visions sublimes, son ardente imagination le ravisse et le transporte dans d’autres parties du monde et un autre ordre de choses, le sens exercé de la communauté accompagne partout le sien, et quand il revient de ses pérégrinations à travers l’Univers[14] et rentre en lui-même, son cœur et celui de chacun des autres est le théâtre[15] commun du même sentiment. [183] À haute voix lui répond alors la profession de foi de l’accord de sa vision des choses avec ce qui est en eux[16], et ainsi sont trouvés, ainsi sont célébrés des mystères sacrés, qui ne sont pas seulement des emblèmes pleins de signification, mais à voir les choses telles qu’elles sont, les signes naturels indiquant un état de conscience déterminé, et des états affectifs déterminés : c’est comme un chœur de nature supérieure, répondant, en une langue sublime qui lui est propre, à la voix qui l’y a invité. Mais ce n’est pas là seulement une comparaison. De même qu’un semblable discours est musique, même sans chant et sans particulière intonation, de même aussi, parmi les saints, il est une musique qui devient discours sans mots, expression la plus déterminée et la plus compréhensible de l’intériorité la plus intérieure[17]. La muse de l’harmonie, dont la relation intime avec la religion est encore de l’ordre des mystères, a de tout temps offert à celle-ci sur ses autels les œuvres les plus magnifiques et les plus parfaites de ses disciples les plus sanctifiés. Dans des hymnes et des chœurs sacrés, auxquels les paroles des poètes ne sont rattachées que par une participation fluide et vaporeuse, s’exhale ce à quoi se refuse la précision du discours, et ainsi se soutiennent mutuellement et alternent les accents de la pensée et ceux du sentiment, jusqu’à ce que tout soit saturé et plein de ce qui est saint et infini. Telle est l’action qu’exercent les uns sur les autres [184] les hommes religieux, telle est la liaison naturelle et éternelle entre eux. Sachez ne pas leur en vouloir si ce lien céleste, le résultat le plus parfait de la sociabilité humaine, auquel cette dernière ne peut parvenir qu’à la condition d’être connue du point de vue le plus haut, dans son essence la plus intime, si ce lien a plus de valeur pour eux que votre lien politique terrestre, qui n’est que l’effet d’une contrainte, qu’une œuvre éphémère, intérimaire.

Où donc est dans tout cela cette opposition entre prêtres et laïques que vous avez l’habitude de dénoncer comme la source de tant de maux ? Une fausse apparence vous a aveuglés : il n’y a là aucune différence entre personnes, mais seulement une différence de dispositions et de comportement momentanés. Chacun est prêtre dans la mesure où il attire à lui les autres sur le terrain qu’il s’est approprié en particulier, et où il peut se présenter en virtuose[18] ; chacun est laïque dans la mesure où il se conforme à l’art et aux indications d’un autre, qu’il suit, dans le domaine de la religion, sur le terrain où il est lui-même un étranger. Il n’y a pas là cette aristocratie tyrannique que vous décrivez si haineusement[19] ; cette société est un peuple sacerdotal[20], une parfaite république, où chacun obéit à la même force chez l’autre qu’il sent aussi en lui-même, et [185] par laquelle il domine, lui aussi, les autres. Où donc est l’esprit de dissension et de scission que vous considérez comme la suite inévitable de toutes les associations religieuses ? Ce que je vois, c’est uniquement que tout est un, et que toutes les différences qui existent réellement dans la religion elle-même se fluidifient et fondent doucement l’une dans l’autre, précisément du fait de l’union par la sociabilité.

J’ai moi-même attiré votre attention sur divers degrés de la religiosité ; j’ai indiqué deux espèces différentes du sens, et diverses directions dans lesquelles l’imagination s’approprie, en l’individualisant à son usage, l’objet suprême de la religion[21]. Pensez-vous que de là doivent nécessairement sortir des sectes, et que cela doive entraver la liberté de l’esprit de société dans la religion ? Dans la considération des choses sur le plan des idées règne assurément la loi que tout ce qu’on dissocie, et range dans des catégories différentes, s’oppose aussi mutuellement et doit se contredire. Mais écartez cette loi quand vous contemplez intuitivement le réel. Là, tout conflue et se confond[22]. Sans doute ceux qui se ressemblent le plus en un de ces points s’attireront aussi réciproquement le plus, mais ils ne peuvent pourtant pas pour cela former un tout distinct et séparé, car les degrés de cette parenté augmentent et diminuent insensiblement et, [186] vu le nombre des transitions, il n’y a, même entre les éléments les plus éloignés les uns des autres, point de repoussement absolu, point de totale séparation. Prenez celle que vous voudrez de ces masses qui revêtent chimiquement[23] une forme distincte ; si vous ne l’isolez pas de force par une opération mécanique quelconque, aucune ne sera un individu ayant son individualité propre ; ses parties extrêmes seront en même temps en connexion avec d’autres, qui en réalité appartiennent déjà à une autre masse.

Si la liaison se fait plus étroite entre les êtres pieux qui se trouvent situés au même degré inférieur, il y en a aussi parmi eux quelques-uns qui ont un pressentiment de ce qui serait mieux, et quiconque est vraiment plus haut placé les comprend mieux qu’ils ne se comprennent eux-mêmes ; il a conscience du point de réunion qui leur reste caché. Si ceux-là se groupent ensemble chez lesquels règne une des deux espèces de sens[24], il y en aura cependant quelques-uns qui les comprennent toutes deux et ressortissent à toutes deux ; ainsi celui à qui il est naturel de personnifier l’Univers n’est pourtant pas du tout différent pour l’essentiel, en ce qui concerne la substance de la religion, de celui qui ne le fait pas, et il ne manquera jamais d’êtres qui peuvent facilement entrer par la pensée dans l’autre forme aussi[25]. Si l’universalité illimitée du sens est la primordiale et première condition [187] de la religion, et par conséquent aussi, comme il est naturel, son fruit le plus beau et le plus mûr, vous voyez bien qu’il ne peut en être autrement ; plus vous progressez dans la religion, plus le monde religieux tout entier doit vous apparaître comme un tout indivisible : ce n’est que dans les zones inférieures qu’on peut constater peut-être un certain penchant à la disjonction ; les esprits les plus hauts et les plus cultivés voient une communauté générale, et par le fait même qu’ils la voient, ils l’instituent aussi. Chacun n’est en contact qu’avec son plus proche voisin, mais il a un voisin de tous les côtés et dans toutes les directions ; par suite il est en fait inséparablement lié avec l’ensemble total. Mystiques et physiciens en religion, théistes et panthéistes, ceux qui se sont élevés à la vue systématique de l’Univers, et ceux qui ne le voient encore intuitivement que dans ses éléments ou dans un obscur chaos[26], tous doivent cependant ne former qu’une seule unité, un seul lien les enserre tous, et ce n’est que par la violence et l’arbitraire qu’ils peuvent être séparés. Toute communauté distincte n’est qu’une partie fluente et intégrante de l’ensemble, dans lequel elle se perd en contours imprécis, et c’est ainsi seulement qu’elle a connaissance de soi.

Où donc est l’effrénée manie tant décriée d’opérer des conversions pour amener à certaines formes déterminées [188] de la religion ? Où donc est-elle, la terrible maxime : hors de nous, pas de salut ? La société religieuse telle que je vous l’ai dépeinte, et telle que sa nature veut qu’elle soit, ne tend qu’à être un organe de mutuelle communication ; elle n’existe qu’entre hommes qui ont déjà de la religion, quelle que soit celle-ci. Comment par conséquent cela pourrait-il être leur affaire de retourner l’esprit de ceux qui en professent déjà une déterminée, ou d’amener et d’initier à la leur ceux qui en manquent encore complètement ? La religion de cette société, prise dans son ensemble, est la religion totale, infinie, qu’aucun individu ne peut embrasser tout entière, et à laquelle par conséquent aussi personne ne se laisse former et hausser. Si donc quelqu’un en a déjà choisi pour lui une partie, quelle qu’elle soit, ne serait-ce pas de la part de la société un procédé absurde si elle voulait lui arracher ce qui est conforme à sa nature, à lui, alors qu’elle doit nécessairement contenir en elle cette partie aussi, et que par conséquent un de ses membres doit nécessairement la posséder[27] ? Et à quoi devrait-elle vouloir former ceux à qui la religion, à la prendre dans le sens le plus général, est encore étrangère ? Elle ne peut pourtant pas, même elle, leur communiquer ce qui est le bien propre de la religion, le Tout infini. Ce qu’elle pourrait leur communiquer, ce serait donc comme qui dirait le général, l’indéterminé, qu’on obtiendrait peut-être comme résultat si l’on sélectionnait ce qui peut éventuellement [189] se rencontrer chez tous ses membres ? Mais vous le savez bien, rien ne peut nulle part être vraiment donné et communiqué sous la forme du général et de l’indéterminé ; c’est possible seulement en tant que particularité et sous une forme parfaitement déterminée, parce que sans cela ce ne serait pas quelque chose, en fait, cela ne serait rien du tout.

La société religieuse ne disposerait donc dans cette entreprise d’aucune unité de mesure, d’aucune règle. Et comment, à prendre les choses de plus haut, en viendraitelle à sortir d’elle-même, alors que le besoin d’où elle est née, le principe de l’esprit de société religieux, ne suggère rien de ce genre. Par conséquent, ce qui se produit de semblable dans la religion n’est jamais qu’affaire privée de l’individu, qui le concerne lui. Contraint de se retirer du cercle de la société religieuse où l’intuition de l’Univers qui dispense la jouissance la plus sublime, et où, pénétré de sentiments sacrés, son esprit plane sur la cime la plus haute de la vie, pour se replier dans les régions inférieures de l’existence, sa consolation est de pouvoir rapporter tout ce dont il doit s’occuper là à ce qui reste toujours pour son esprit le bien suprême. Quand il tombe ainsi parmi ceux qui se bornent à des visées et à une activité terrestres, il se croit facilement, et [190] vous devez le lui pardonner, déchu, du monde où l’on commerce avec les dieux et les muses, dans celui d’une race de barbares incultes. Il a le sentiment alors d’être un gérant de la religion parmi les incroyants, un missionnaire parmi les sauvages ; nouvel Orphée, il espère gagner quelques-uns de ceux-ci par des accents célestes, et se présente parmi eux comme un prêtre, manifestant avec une lumineuse clarté dans tous ses actes et tout son être la supériorité de son sens. Si alors l’impression du sacré et du divin éveille chez ceux à qui il la donne quelque chose de semblable, combien volontiers il travaille à développer dans une âme nouvelle les premiers pressentiments de la religion : beau témoignage selon lui du fructueux développement de celle-ci même sous un climat étranger et rude ; dans quel sentiment de triomphe il entraîne avec lui le novice jusqu’à la hauteur atteinte par l’éminente assemblée. Ce soin qu’il donne à la propagation de la religion n’est que la pieuse nostalgie du sol natal chez l’exilé en terre étrangère, un effort pour porter avec soi sa patrie et pour en contempler partout les lois et les mœurs, éléments de sa vie plus haute et plus belle ; la patrie elle-même, qui jouit de la parfaite félicité et se suffit complètement à elle-même, cette aspiration et cet effort ne la connaît pas non plus[28].

Après tout cela vous direz peut-être que je parais être tout à fait d’accord avec vous : [191] j’ai construit l’Église selon ce que comporte le concept correspondant à son but, et lui contestant tous les caractères qui la distinguent actuellement[29] j’ai désapprouvé sa figure présente tout aussi sévèrement que vous. Mais je vous assure que ce dont j’ai parlé, ce n’est pas ce qui doit être : j’ai parlé de ce qui est, qui est vraiment, pour peu que vous ne vouliez pas nier qu’existe déjà réellement ce que seules des limitations de l’espace empêchent d’apparaître aussi au regard moins pénétrant. L’Église véritable a en fait toujours été ainsi, elle est encore ainsi, et si vous ne la voyez pas ainsi, la faute en est à proprement parler à vous, et vient d’un malentendu assez facile à constater. Tenez seulement compte, je vous prie, du fait que, pour me servir d’une expression vieille mais très pleine de sens j’ai parlé non de l’Église militante, mais de l’Église triomphante, non de celle qui lutte encore contre tous les obstacles à la culture religieuse que dresse sur son chemin notre époque et l’état de l’humanité, mais de celle qui a déjà surmonté tout ce qui s’opposait à elle, et s’est constituée. Je vous ai décrit une société d’hommes qui sont arrivés à prendre conscience de leur religion et pour lesquels [192] la conception religieuse de la vie est devenue une de celles qui prédominent en eux. Or, j’espère vous avoir convaincus que ce doivent être là des hommes d’une certaine culture et d’une grande énergie, que par conséquent ils ne peuvent jamais être que très peu nombreux. Vous n’avez donc sûrement pas à chercher leur groupement dans les lieux où des centaines sont assemblés dans de grands temples, et où leur chant frappe de loin déjà votre oreille. Vous le savez bien, des hommes de cette espèce ne se trouvent pas si proches les uns des autres. Peut-être même n’est-ce que dans de petites communautés isolées, pour ainsi dire exclues de la grande Église, que l’on peut trouver quelque chose de semblable, resserré en un espace déterminé. Mais ce qui est certain, c’est que tous les hommes vraiment religieux, pour autant qu’il y en a jamais eu, ont porté en eux non seulement la croyance mais le sentiment vivant d’un semblable groupement et y ont vraiment vécu, et que tous ont su estimer ce qu’on appelle communément l’Église à sa valeur, c’est-à-dire particulièrement haut[30].

Cette grande communauté que visent à proprement parler vos dures inculpations, il faut savoir que, loin d’être une société d’hommes religieux, elle n’est bien plutôt qu’une [193] association d’êtres qui en sont encore à chercher la religion, et c’est pourquoi je trouve très naturel qu’elle soit opposée presque en tous points à celle formée d’hommes déjà religieux. Pour vous rendre la chose aussi distincte qu’elle l’est à mes yeux, je devrai malheureusement descendre dans une foule de détails des choses de ce monde terrestre, et me frayer un chemin à travers un labyrinthe des erreurs les plus étranges. Je ne le fais qu’à contre-cœur, mais, soit, il faut pourtant que vous tombiez d’accord avec moi. Peut-être la forme tout à fait différente de la sociabilité religieuse dans l’une et l’autre société suffira-t-elle, quand j’aurai attiré sur elle votre attention, pour vous faire partager mon opinion dans l’essentiel.

J’espère que, en conséquence de ce qui précède, vous êtes d’accord avec moi sur le fait que, dans la véritable sociabilité religieuse, toute communication est réciproque : le principe qui nous pousse à exprimer ce qui nous est propre est intimement apparenté avec celui qui nous incline à nous rattacher à l’élément étranger, et ainsi action et réaction sont liées de la façon la plus inséparable. Ici au contraire[31] vous trouvez de prime abord un genre tout à fait différent : tous veulent recevoir, alors qu’un seul doit donner ; tous laissent agir sur eux de la même manière par le moyen de tous les organes, dans une complète passivité, dans laquelle leur contribution est tout au plus une participation venant de leur intérieur, pour autant qu’ils ont de pouvoir sur eux-mêmes, [194] ils n’ont même pas l’idée de réagir sur autrui. Cela ne montre-t-il pas avec une suffisante netteté que le principe aussi de leur esprit de société doit être tout différent ? Il ne peut sans doute pas être question chez eux qu’ils ne veuillent que compléter leur religion par celle d’autrui, car s’il y avait effectivement de la religion en eux, elle s’attesterait en exerçant d’une manière quelconque, parce que c’est dans sa nature, une action sur d’autres. Ils ne réagissent pas parce qu’ils ne sont pas capables de réaction, et la seule raison pour laquelle ils en sont incapables est qu’il ne se trouve pas en eux de religion. Si vous permettez que je me serve d’une image prise dans la science à laquelle j’emprunte le plus volontiers les expressions pour les choses de la religion[32], je dirai : ils sont religieux négativement, et par suite se pressent en grandes masses vers les rares points où ils pressentent la présence du principe positif de la religion pour s’unir à celui-ci. Mais quand ils l’ont accueilli en eux, ce qui alors leur fait défaut, c’est la capacité de retenir et conserver le nouveau produit. La matière subtile que ne pouvait pour ainsi dire que flotter autour de leur atmosphère, fuit et leur échappe, et ils cheminent de nouveau quelque temps en proie à un certain sentiment de vide, jusqu’à ce qu’ils se soient de nouveau saturés négativement.

Telle [195] est, en peu de mots, l’histoire de leur vie religieuse, et tel est le caractère de la tendance à la sociabilité qui en fait partie intégrante. Non pas de la religion, seulement un peu de sens pour elle, et un effort pénible, piteusement infructueux, pour s’élever jusqu’à elle : voilà tout ce qu’on peut reconnaître aux meilleurs mêmes d’entre eux, à ceux qui agissent à cet égard avec intelligence et avec zèle. Au cours de leur vie familiale et civile, sur la scène plus vaste sur laquelle se déroulent les événements qu’ils voient en spectateurs défiler devant eux, il arrive naturellement bien des choses qui doivent affecter le sens religieux, si minime soit-il. Mais cela reste simplement un obscur pressentiment, faible impression sur une masse trop molle, dont les contours ont tôt fait de se diluer dans l’indéterminé ; tout est bientôt emporté par les flots de la vie pratique dans la région des souvenirs la moins visitée, pour être là aussi bientôt complètement enseveli sous des choses de ce monde. Cependant, de la répétition assez fréquente de cette petite stimulation naît finalement un besoin ; le phénomène obscur qui se produit dans l’esprit reparaissant toujours, à la fin veut être clarifié. Le meilleur moyen pour cela, devrait-on sans doute penser, serait que ces gens prissent la peine d’examiner calmement et exactement ce qui [196] agit ainsi sur eux ; mais ce qui agit ainsi, c’est l’Univers ; or dans celui-ci sont contenues entre autres aussi toutes les choses particulières auxquelles ils ont à penser et dont ils ont à s’occuper sur les autres plans de leur vie. Par vieille habitude, leur sens se dirigerait involontairement vers ces dernières, et le sublime et l’infini se fragmenterait de nouveau sous leurs yeux et se morcellerait en ce qui ne serait que choses distinctes et minimes. Ils sentent cela. C’est pourquoi ils n’ont pas confiance en eux-mêmes, et cherchent une aide étrangère : ils veulent contempler dans le miroir d’une représentation étrangère ce qu’ils ne feraient qu’adultérer dans leur perception directe.

Ainsi ils cherchent à parvenir à la religion, mais finalement ils comprennent mal tout l’effort né de cette aspiration. Car, quand les manifestations extérieures de la religion intérieure d’un homme ont réveillé en eux tous ces souvenirs, et que, affectés plus fortement par la convergence de ces impressions, ils continuent leur chemin, ils pensent avoir apaisé leur besoin, satisfait à la suggestion de la nature, et posséder à présent en eux-mêmes la religion. Celle-ci, pourtant, tout comme auparavant mais un plus haut degré encore, n’a été chez eux qu’un phénomène fugitif, d’origine extérieure. Ils restent toujours sous l’empire de cette illusion, parce qu’ils n’ont de la religion vraie et vivante [197] ni un concept ni une intuition, et dans le vain espoir de réussir enfin à faire ce qui convient, ils répètent mille fois la même opération, et restent cependant toujours là où, et ce que toujours ils ont été[33].

S’ils progressaient, et si sur cette voie la religion germait en eux, spontanément active et vivante, ils abandonneraient bientôt celle dont l’étroitesse et la passivité ne conviendraient alors plus à l’état dans lequel ils se trouveraient, et qu’ils ne pourraient plus supporter. Ils se chercheraient tout au moins à côté d’elle un autre cercle, où leur religion pourrait aussi se montrer active et agir au dehors, et qui ne pourrait pas ne pas devenir bientôt leur œuvre principale et l’objet de leur amour exclusif. C’est ainsi que l’Église devient, en fait, d’autant plus indifférente aux hommes qu’ils grandissent davantage en religion, et les plus pieux se séparent d’elle fièrement et froidement. En réalité, rien ne peut être plus évident : on ne fait partie de cette société, on n’y reste, qu’aussi longtemps qu’on n’a pas de religion[34].

Le même fait ressort de la façon dont les membres de l’Église eux-mêmes traitent pratiquement la religion. Car, en admettant même qu’une communication unilatérale et un état de volontaire passivité et aliénation de soi-même soient possibles entre hommes vraiment religieux, [198] dans l’activité qu’ils exercent en commun règne toujours au surplus la plus grande insanité et la plus grande ignorance de la chose. Si les membres de l’Église s’entendaient à la religion, l’essentiel ne serait-il pas à leurs yeux que celui dont ils ont fait l’organe de la religion pour eux leur communiquât ses intuitions et ses sentiments les plus individuels les plus clairs ? Mais ce n’est pas là ce qu’ils désirent. Tout au contraire, ils posent de tous les côtés des bornes aux manifestations de son individualité, et demandent qu’il leur mette en lumière surtout des concepts, des opinions, des dogmes, en un mot, au lieu des véritables éléments de la religion, les abstractions qu’on en dégage. S’ils s’entendaient à la religion, ils sauraient, leur propre sentiment le leur disant, que ces actes symboliques, dont j’ai dit qu’ils sont essentiels au véritable esprit de société religieux, ne peuvent, en raison de leur nature, être que des signes de l’égalité du résultat produit chez tous, que des indices du retour au centre commun, que le chœur final le plus unanime après tout ce que des isolés ont communiqué purement et avec art ; mais de cela ils ne savent rien, ces actes sont pour eux choses qui existent en soi et pour soi, et qui se passent à des moments déterminés[35].

Qu’est-ce qui ressort de cela, [199] sinon le fait que l’activité qu’ils exercent en commun n’a rien en elle de ce caractère de haut et libre enthousiasme qui est absolument le propre de la religion, qu’elle est quelque chose de scolaire, de mécanique. Et qu’est-ce que ce fait indique à son tour, sinon qu’ils voudraient recevoir une religion qui leur serait transmise du dehors. C’est ce qu’ils essaient de toutes les manières. C’est pourquoi ils s’attachent tant aux concepts morts, aux résultats de la réflexion sur la religion ; ils s’en imprègnent avec avidité, dans l’espoir que ces résultats feront en eux le chemin inverse de leur propre genèse, et se retransformeront en intuitions et sentiments vivants, comme ceux dont ils ont originairement été dégagés. C’est pourquoi ils emploient les actes symboliques qui, d’après leur nature, viennent en dernier lieu parmi les moyens de communication, comme excitants, pour susciter ce qui en réalité devrait les précéder.

Si, comparant cette communauté plus vaste, et largement étendue, avec celle, plus parfaite, qui est à mon idée la seule véritable Église, je n’ai parlé de la première qu’en termes très dépréciateurs, et comme d’une chose vulgaire et basse, cela a sa, raison assurément dans la nature de cette réalité, et je ne pouvais pas dissimuler ma pensée à ce sujet. Mais je proteste à l’avance [200] de la façon la plus solennelle contre tout soupçon m’imputant de m’associer, comme vous pourriez bien croire que c’est le cas, au vœu, qui va se généralisant, de détruire plutôt complètement cette institution. Non. La véritable Église ne sera jamais ouverte qu’à ceux qui sont déjà en possession de la religion ; mais il faut pourtant qu’existe un moyen de liaison entre ceux-ci et ceux qui en sont encore à la chercher. Or c’est là ce que doit être cette institution, car, en raison de sa nature, elle doit toujours tirer de la véritable Église ses guides et ses prêtres. La religion devrait-elle donc être la seule des affaires humaines dans laquelle il n’y aurait point d’organisation à l’usage des écoliers et des apprentis ? Non sans doute, mais assurément toute la structure de cette institution devrait être autre qu’elle n’est, et son rapport à l’égard de l’Église véritable devrait prendre un tout autre aspect. Il ne m’est pas permis de me taire là-dessus. Ces souhaits et ces vues sont en relation si étroite avec la nature de l’esprit de société religieux, et le meilleur état de choses que j’imagine contribuerait[36] tellement à sa magnification, que je n’ai pas le droit d’enfermer en moi-même ce que je pressens.

La différence tranchante que nous avons constatée entre les deux Églises nous a valu tout au moins cet avantage, que nous pouvons réfléchir ensemble, très calmement et en bonne intelligence, [201] sur tous les abus qui règnent dans la société ecclésiastique, et sur leurs causes. Car vous devez avouer que la religion, puisqu’elle n’a pas suscité une telle Église, doit être jusqu’à nouvel ordre absoute de toute responsabilité à l’égard de tout malheur que celle-ci[37] est censée avoir occasionné, et à l’égard de l’état digne de réprobation dans lequel on peut estimer qu’elle se trouve ; l’absolution doit être si complète qu’on ne peut même pas lui adresser le reproche de pouvoir tourner à quelque chose de si dégénéré, car, là où elle n’a jamais encore existé, il n’est pas non plus possible qu’elle ait dégénéré.

J’accorde qu’il y a dans cette société un pernicieux esprit de secte, et qu’il doit nécessairement s’y trouver. Là où les opinions religieuses sont utilisées pour ainsi dire comme méthode pour parvenir à la religion, elles doivent sans doute être amenées à former un tout déterminé, car une méthode doit absolument être quelque chose de déterminé et aussi de fini[38] ; et là où elle ne peut être qu’un don venant du dehors, et accepté en raison de l’autorité du donateur, là, quiconque pense autrement doit être considéré comme un perturbateur du progrès paisible et sûr, parce que par sa seule existence et les prétentions qui y sont liées, il affaiblit cette autorité. J’avoue même que, [202] dans l’ancien polythéisme, où l’ensemble de la religion n’était pas de lui-même condensé en une unité, et où elle se prêtait plus volontiers à n’importe quelle division et séparation, cet esprit de secte était beaucoup plus modéré et plus humain ; que c’est seulement aux époques, à d’autres égards meilleures, de la religion systématique, qu’il s’est organisé et montré dans toute sa force, car là où chacun se croit en possession de tout un système et d’un centre de ce système, la valeur attribuée à chaque particularité doit être beaucoup plus grande. Je reconnais l’un et l’autre fait. Mais vous m’accorderez que le premier ne peut pas du tout être l’objet d’un reproche à l’égard de la religion, et que le second ne peut en rien prouver que la manière de voir l’Univers comme système ne soit pas le degré le plus haut de la religion. Je reconnais que, dans cette société, on tient davantage à la compréhension par l’entendement, ou à la foi, à l’activité et à l’observation de certains usages, qu’à la contemplation intuitive et à la sensibilité, que par suite, si éclairée que soit sa doctrine, elle se meut toujours à la limite de la superstition, et dans la dépendance d’une mythologie quelconque. Mais vous avouerez qu’elle n’en est que plus éloignée de la vraie religion. J’accorde que cette société ne peut pas exister et durer sans une différence permanente entre prêtres [203] et laïques, car celui de ces derniers qui parviendrait à pouvoir être lui-même prêtre, c’est-à-dire, à avoir en soi la vraie religion, ne pourrait absolument pas rester laïque et continuer à se comporter comme s’il n’en avait point ; il aurait bien plutôt la liberté et l’obligation de quitter cette société et de chercher la vraie Église. Cependant une chose reste certaine, c’est que cette séparation, avec tout ce qu’elle comporte de contraire à la dignité et toutes les fâcheuses conséquences qu’elle peut entraîner, ne procède pas de la religion ; elle est bien plutôt elle-même quelque chose de tout à fait irréligieux.

Mais ici précisément je vous entends soulever une nouvelle objection, qui semble faire retomber de nouveau tous ces reproches sur la religion. Vous me rappellerez que j’ai moi-même dit que la grande société ecclésiastique, celle que je conçois comme institution pour les apprentis en religion, doit, ainsi le veut la nature des choses, prendre ses guides, ses prêtres, uniquement parmi les membres de l’Église véritable, parce qu’elle n’a pas en elle-même le vrai principe de la religion[39]. S’il en est ainsi, direz-vous, comment donc les virtuoses[40] de la religion peuvent-ils, là où ils ont à dominer, où tout écoute leur voix, où ils ne devraient eux-mêmes écouter que la voix de la religion, comment peuvent-ils supporter tant de choses qui doivent être tout à fait contraires à l’esprit de la religion, et plus que les supporter, les produire eux-mêmes[41], [204] car à qui l’Église doit-elle toute son organisation, sinon aux prêtres ? Ou bien, s’il n’en est pas ainsi, comme cela devrait être, s’ils se sont laissé arracher peut-être le gouvernement de la société leur fille, où se trouve alors l’esprit haut que nous cherchions à bon droit chez eux ? Pourquoi ont-ils si mal administré leur importante province ? Pourquoi ont-ils supporté que des passions basses fissent tourner à un fléau de l’humanité ce qui, entre les mains de la religion, serait resté une bénédiction ? Eux, pour chacun desquels, comme tu l’avoues toi-même, la direction donnée à ceux qui ont si besoin de leur aide doit être leur occupation la plus réjouissante en même temps que la plus sainte. C’est qu’il n’en est par malheur pas comme j’ai affirmé que cela doit être. Qui pourrait bien dire que tous ceux, ou que seulement même la plus grande partie de ceux, ou que, après la création d’une hiérarchie, les premiers et les plus distingués seulement parmi ceux qui ont gouverné la grande société ecclésiastique[42], aient été des virtuoses[43] de la religion, ou simplement des membres de la véritable Église ?

Maintenant, je vous en prie, ne prenez pas pour une rétorsion artificieuse ce que je dois dire pour les excuser. Quand vous parlez contre [205] la religion, vous le faites en général au nom de la philosophie ; quand vous faites des reproches à l’Église, vous parlez au nom de l’État ; vous voulez défendre les artistes politiques de tous les temps en soutenant que c’est par suite d’interventions de l’Église que leur œuvre d’art est entachée de tant d’imperfections et de défectuosités. Si à présent j’attribue à l’État et aux artistes de l’État la responsabilité du fait que les virtuoses[44] de la religion, au nom et en faveur de qui je parle, n’ont pas pu remplir leur emploi avec plus de succès, ne me soupçonnerez-vous pas d’user de ce même procédé artificieux ? Cependant, j’espère que vous ne pourrez pas me refuser mon droit, si vous m’écoutez au sujet de la véritable origine de tous ces maux.

Toute nouvelle doctrine et révélation, toute nouvelle façon de voir l’Univers qui éveille le sens de celui-ci vu d’un côté où il n’avait pas encore été saisi, gagne aussi à la religion quelques esprits pour lesquels ce point précisément était le seul par lequel ils pouvaient être introduits dans ce monde nouveau et infini, et, pour la plupart d’entre ceux-là, cette intuition précisément reste naturellement le centre de leur religion ; ils forment autour de leur maître une école à part, un fragment [206] distinct de l’Église véritable et générale, qui se développe d’abord tranquillement et lentement, en vue de sa réunion en esprit avec le grand ensemble de cette Église. Mais avant que cette réunion s’effectue, il arrive habituellement qu’une fois que leur esprit est entièrement pénétré et saturé de ces nouveaux sentiments, un violent besoin les saisit d’exprimer ce qui est en eux, pour ne pas être consumés par leur feu intérieur. Ainsi chacun d’eux proclame, où et comme il peut, le nouveau salut qui lui a été révélé ; à partir de n’importe quel objet ils trouvent la transition qui mène à l’Infini nouvellement découvert par eux ; chaque discours se transforme en un tableau de leur vue religieuse particulière, chaque conseil, chaque souhait, chaque parole amicale, en un éloge enthousiaste de la seule voie qu’ils connaissent conduisant à la félicité céleste[45]. Celui qui sait comment la religion agit trouve naturel qu’ils parlent tous : ils craindraient que sinon les pierres ne les prévinssent. Et celui qui sait comment agit un nouvel enthousiasme trouve naturel que ce feu vivant gagne violemment du terrain autour de lui, qu’il en consume quelques-uns, qu’il en réchauffe beaucoup, et communique à des milliers la fausse et superficielle apparence d’une flamme intérieure.

Or ces milliers sont précisément la cause de la perdition, car la juvénile ardeur des nouveaux [207] saints prend ces milliers aussi pour de vrais frères ; leur sainteté n’est que trop prompte à prononcer : « Qu’est-ce qui empêche que ceux-là aussi reçoivent l’esprit saint ? » Et les milliers se prennent pour tels, et se laissent introduire en joyeux triomphe dans le sein de la pieuse société. Mais quand la griserie du premier enthousiasme est tombée, quand la surface enflammée a fini de brûler, alors l’apparaît que ces nouveaux venus[46] ne peuvent ni supporter ni partager l’état dans lequel se trouvent ceux qui les ont appelés ; ces derniers[46] s’abaissent charitablement au diapason des nouveaux venus, et renoncent à leur propre jouissance plus haute et plus intérieure pour leur venir en aide : c’est ainsi que tout prend cette figure imparfaite. Et de la même façon, sans cause extérieure, par suite naturelle de la corruption commune à toutes les choses humaines, conformément à la loi éternelle d’après laquelle c’est précisément la vie la plus ardente et la plus active qui est le plus vite atteinte par cette corruption, autour de chaque partie de la vraie Église qui surgit quelque part dans le monde à l’état isolé, se forme, non pas séparée de celle-ci mais en elle et avec elle, une Église fausse et dégénérée. Ainsi en a-t-il été en tout temps, chez tous les peuples et dans chaque religion particulière.

Cependant, si on laissait toutes choses suivre tranquillement leur propre cours, il serait impossible que cette situation eût n’importe où duré [208] longtemps. En effet, versez des matières de poids et de densité différentes, et de peu de force d’attraction réciproque, dans un récipient, mêlez-les ensemble en les agitant de la façon la plus violente, de telle sorte que tout paraisse n’être qu’une seule masse ; si vous la laissez reposer, vous verrez comme tout peu à peu se sépare de nouveau, et comme seulement ce qui se ressemble s’assemble. Il en aurait été de même ici, car c’est le cours naturel des choses. La véritable Église se serait silencieusement de nouveau séparée, pour jouir de la sociabilité plus intime et plus haute dont les autres n’étaient pas capables ; le lien unissant ces dernières entre elles aurait alors été autant dire dénoué, et leur passivité naturelle aurait dû attendre n’importe quoi venant du dehors pour déterminer ce qui devait advenir d’eux. Mais ils ne seraient pas restés abandonnés par les membres de la véritable Église : qui, en dehors de ceux-ci, aurait eu le moindre intérêt à s’occuper d’eux ? Quel attrait leur état aurait-il bien pu exercer qui orientât vers eux les desseins d’autres hommes ? Quel gain, ou quelle gloire auraient-ils donné l’occasion d’acquérir ? Par conséquent, les membres de la véritable Église seraient restés au milieu d’eux, maîtres de reprendre parmi eux leur fonction sacerdotale sous une forme nouvelle et mieux adaptée. [209] Chacun aurait rassemblé autour de la ceux précisément qui le comprennent le mieux, sur lesquels sa manière d’agir pouvait avoir le plus d’action, et au lieu de la monstrueuse communauté, dont l’existence vous fait soupirer aujourd’hui, serait née une grande quantité de sociétés plus petites et de contours peu définis dans lesquelles les hommes se seraient tantôt ici, tantôt là, examinés et éprouvés de toutes sortes de façons en ce qui concerne la religion, et où le séjour n’aurait été qu’un état passager, état de préparation pour celui dont le sens pour la religion se serait ouvert, état décisif pour celui qui se serait trouvé incapable d’en être saisi d’une façon quelconque[47]. Ô âge d’or de la religion, quand les révolutions des choses humaines t’amèneront-elles par artifice, n’ayant pas été atteint par la voie simple de la nature ? Salut à ceux qui seront appelés alors ! Les dieux leur seront favorables, et une riche bénédiction accompagnera leurs efforts dans la mission qu’ils poursuivront d’aider les débutants, et d’aplanir pour ceux qui sont encore mineurs la voie qui conduit au temple de l’Éternel, efforts qui nous rapportent à nous, hommes d’aujourd’hui, aux prises avec les circonstances les plus défavorables, de si pauvres fruits. Vœu profane, sans doute, mais que je peux à peine m’interdire[48].

Combien il serait souhaitable que [210] même le plus lointain pressentiment de la religion fût resté à jamais étranger à tous les chefs d’État, à tous les virtuoses[49] et artistes de la politique ! Combien il serait souhaitable qu’aucun d’eux n’eût jamais été entraîné par la violence de cet enthousiasme épidémique, du moment qu’ils ne savaient pas séparer leur individualité de leur profession et de leur caractère public. Car cela est devenu pour nous la source de toute corruption. Pourquoi a-t-il fallu qu’ils apportassent dans l’assemblée des saints la mesquine vanité et l’étrange fatuité par suite desquelles les avantages qu’ils sont à même de dispenser sont partout et sans distinction choses d’importance ? Pourquoi a-t-il fallu qu’ils rapportassent de là dans leurs palais et leurs tribunaux le respect éprouvé pour les serviteurs du sanctuaire ? Vous avez raison de souhaiter que jamais la frange d’un vêtement sacerdotal n’eût frôlé le sol d’une demeure royale. Mais souhaitons aussi que jamais la pourpre n’eût baisé la poussière devant l’autel ! Si ceci n’était pas arrivé, cela ne s’en serait pas suivi. Oui, combien il serait à souhaiter qu’on n’eût jamais laissé un prince pénétrer dans un temple sans qu’il eût auparavant déposé à la porte le plus bel ornement de sa royauté : la riche corne d’abondance de toutes ses faveurs et décorations ! Mais [211] ils l’ont prise avec eux ; ils se sont imaginé pouvoir parer la simple grandeur de l’édifice céleste en le décorant de pièces et morceaux détachés de leur magnificence terrestre, et, au lieu d’un cœur consacré, ce qu’ils ont laissé derrière eux comme offrandes à l’être suprême, ce sont des dons terrestres.

Toutes les fois qu’un prince a conféré à une Église le caractère de corporation, de communauté dotée de privilèges particuliers, la qualité de personne de distinction dans la société civile — or cela n’est jamais arrivé que quand déjà s’était produite cette situation malheureuse dans laquelle la communauté des croyants et celle des aspirants à la croyance, le vrai et le faux, tout ce qui bientôt se serait séparé de nouveau à jamais, était déjà amalgamé, car jamais avant cela une société religieuse n’était assez grande pour attirer l’attention des souverains — aussi souvent, dis-je, qu’un prince s’est laissé entraîner à cet acte, le plus dangereux et pernicieux de tous, la corruption et la perte de cette Église était irrévocablement décidée et commencée. Un tel acte, constitutif d’existence politique, agit sur la société religieuse comme la terrible tête de la Méduse : à son apparition, tout se pétrifie. Tout ce qui, n’étant pas de même nature, n’était lié que pour un instant, se trouve dès lors enchaîné indissolublement ; [212] tout l’adventice, qui aurait facilement pu être éliminé, est maintenant fixé à jamais ; le vêtement ne fait plus qu’un avec le corps, et chaque pli malséant est là comme pour l’éternité. La majorité de la société, ceux qui ne devraient pas en faire partie, ne se laisse plus séparer de la minorité, sa partie supérieure, comme elle devrait pourtant en être séparée ; elle ne se laisse plus diviser ni dissoudre ; elle ne peut plus changer ni sa forme ni ses articles de foi ; ses façons de voir, ses usages, tout est condamné à rester opiniâtrement dans l’état ou cela se trouvait être à ce moment.

Mais ce n’est pas encore tout. Les membres de la véritable Église, qui font partie avec les autres de la société religieuse générale, sont dès lors autant dire exclus par force de toute participation à la direction de celle-ci, et mis hors d’état de faire pour elle le peu qui pourrait encore être fait. Car il y a maintenant plus à diriger qu’ils ne peuvent et veulent le faire : il y a des choses terrestres à régler dont il faut s’occuper, et si même ils s’y entendent dans leurs affaires familiales et civiles, ils ne peuvent pourtant pas les traiter comme objets de leur fonction sacerdotale. Il y a là une contradiction qui ne leur entre pas dans l’esprit et dont ils ne peuvent jamais prendre leur parti ; cela ne s’accorde [213] pas avec leur haute et pure conception de la religion et de l’esprit de société religieux. Ni pour la véritable Église à laquelle ils appartiennent, ni pour la société plus grande qu’ils ont à diriger, ils ne peuvent comprendre ce qu’ils doivent faire des maisons et des champs qu’ils ont acquis et des richesses qu’ils peuvent posséder, et en quoi cela doit aider à atteindre le but qu’ils se proposent. Cet état de choses contre nature les met hors d’eux-mêmes, les trouble. Si maintenant il arrive de plus qu’une telle situation attire tous ceux qui, sans cela, seraient toujours restés en dehors de cette société, si c’est maintenant devenu l’intérêt de tous les orgueilleux, les ambitieux, des cupides et intrigants, de forcer l’entrée de l’Église, dans la communauté de laquelle ils n’auraient ressenti sans cela que le plus amer ennui ; si alors ces gens-là se mettent à feindre hypocritement de s’intéresser aux choses saintes et de les connaître, à seule fin d’en récolter le salaire terrestre, comment ne triompheraient-ils pas des autres ? Qui, par conséquent, est responsable, si des indignes usurpent la place des virtuoses de la sainteté[50] et si sous leur contrôle peut s’insinuer et s’implanter tout ce qui est le plus contraire à l’esprit de la religion ? Qui, sinon l’État avec sa générosité [214] mal comprise ?

Mais l’État est de façon plus directe encore cause que le lien entre la véritable Église et la société religieuse extérieure s’est relâché. Car après avoir imparti à la dernière ce funeste bienfait, il s’imagina avoir un droit à sa reconnaissance active, et l’investit de trois missions de la plus haute importance au service de son intérêt à lui. Il a plus ou moins, transmis à l’Église, le soin et le contrôle de l’éducation, il veut que ce soit sous les auspices de la religion, dans le cadre que forme une communauté religieuse, que le peuple soit instruit des devoirs qui ne ressortissent pas aux lois civiles, et endoctriné en vue d’adopter des sentiments nouveaux ; il exige de la force de la religion, et des enseignements de l’Église, qu’elle lui forme des citoyens, véridiques dans leurs déclarations[51]. Et en récompense de ces services qu’il réclame, il la spolie — il en est ainsi dans toutes les parties presque du monde civilisé où il y a un État et une Église — de sa liberté, il la traite comme une institution qu’il a établie et inventée, et il est bien vrai que les fautes et les abus en sont presque tous de son invention à lui ; lui seul s’arroge le droit, de décider qui est apte à jouer dans cette société le rôle de modèle et de prêtre de la religion. [215] Et malgré tout cela, si ces derniers ne sont pas tous de saintes âmes, c’est à la religion que vous voulez en demander compte ?

Mais je ne suis pas encore au bout de mes accusations. L’État fait intervenir son intérêt jusque dans les mystères les plus intimes de l’esprit de société religieux, et le salit. Quand l’Église, dans un esprit de recueillement prophétique, voue les nouveau-nés à la divinité et à l’aspiration vers ce qu’il y a de plus haut, il veut du même coup les recevoir, lui, de ses mains à elle, pour les inscrire sur la liste de ses pupilles à lui ; quand elle donne aux adolescents, au moment où pour la première fois leur regard pénètre dans les sanctuaires de la religion, le premier baiser fraternel, il veut que ce soit pour lui aussi le certificat du premier degré de leur indépendance civile ; quand, avec de pieux souhaits réciproques, elle consacre la fusion de deux personnes qui deviennent par là des instruments de l’Univers créateur, il veut que ce soit en même temps la sanction qu’il donne à leur union civile[52] ; et même le fait qu’un être humain a disparu du théâtre de ce monde, il ne veut pas y croire avant d’avoir reçu d’elle l’assurance que cet être a rendu son âme à l’Infini et enseveli sa poussière au sein de la sainte terre. Il y a sans doute un témoignage de respect pour la religion, et [216] la marque d’un effort pour rester toujours conscient de ses propres limites, dans le fait que l’État s’incline ainsi toujours devant elle et ceux qui la vénèrent quand il reçoit quelque chose des mains de l’Infini ou le leur restitue ; mais on voit très clairement comment tout cela aussi n’agit que de façon à corrompre et perdre la société religieuse. Dans toutes les institutions de cette dernière il n’y a plus rien qui se rapporte exclusivement à la religion, ou en quoi simplement celle-ci soit la chose principale : dans les saints discours et enseignements aussi bien que dans les actes mystérieux et symboliques, tout est plein de choses ayant trait à la morale et à la politique, tout est détourné de son but et de son concept primitifs. C’est pourquoi parmi ses chefs il y en a beaucoup qui n’entendent rien à la religion, et parmi ses membres il y en a beaucoup à qui il ne vient pas à l’esprit de vouloir la chercher.

Une société religieuse à laquelle choses semblables peuvent arriver, qui reçoit avec une vaniteuse humilité des bienfaits qui ne lui servent à rien, et assume avec un empressement rampant des charges qui la précipitent dans la ruine ; qui laisse abuser d’elle une puissance étrangère ; qui abandonne pour un vide apparat la liberté et l’indépendance qui lui sont pourtant innées ; qui renonce à son but [217] haut et sublime pour s’en laisser détourner par des choses tout à fait extérieures à ses fins : une telle société ne peut pas, je pense que cela saute aux yeux, être une société d’hommes ayant une aspiration déterminée et sachant exactement ce qu’ils veulent. Ce court aperçu sur l’histoire de la société ecclésiastique est, je pense, la meilleure preuve qu’elle n’est pas la vraie société des hommes religieux et que tout au plus des particules de cette dernière se sont trouvées mêlées à la première, submergées par des éléments étrangers ; il prouve aussi, je pense, qu’il fallait que le tout, pour laisser pénétrer en lui le premier germe de cette incommensurable corruption, fût déjà dans un état de fermentation maladive, qui anéantit bientôt complètement les quelques rares parties saines. Si elle avait été remplie d’un saint orgueil, la véritable Église aurait refusé des dons qu’elle ne pouvait pas utiliser, sachant bien que ceux qui ont trouvé la Divinité et jouissent d’elle en commun, animés qu’ils sont d’un esprit de société pur dans lequel ils ne veulent qu’extérioriser et exprimer leur existence la plus intime, ne possèdent à proprement parler rien en commun dont la propriété dût leur être garantie par une puissance de ce monde, car ils n’ont besoin sur terre, et ne peuvent avoir besoin, que d’un [218] langage pour se comprendre et d’un espace où se réunir, choses pour lesquelles ils n’ont nullement à recourir à des princes et à des faveurs princières.

Si néanmoins s’impose une institution intermédiaire, par l’entremise de laquelle la véritable Église ait un certain contact avec le monde profane, avec lequel elle n’a[53] directement rien à faire, et s’il lui faut comme qui dirait une atmosphère par laquelle elle se purifie à la fois et attire et forme aussi une nouvelle matière, quelle forme cette société doit-elle donc revêtir, et comment pourrait-on lui faire éliminer le principe de corruption dont elle s’est imbibée ? Laissons au temps le soin de répondre à cette dernière question : il y a mille chemins différents qui mènent à tout ce qui doit un jour quelconque arriver, et pour toutes les maladies de l’humanité il y a des médications variées : chacune sera essayée en son lieu, et conduira au but. Mais ce but du moins, qu’il me soit permis de vous l’indiquer, pour vous faire voir d’autant plus clairement qu’ici aussi ce n’est pas la religion et son aspiration sur lesquelles votre colère aurait dû[54] se jeter. L’essentiel dans la conception d’un tel institut auxiliaire[55], n’est-il pas que, à ceux qui ont à un certain degré le sens de la religion, mais qui, parce que celle-ci n’est pas encore arrivée chez eux au degré de sentiment [219] déclaré et conscient, ne sont pas encore aptes à être incorporés à la véritable Église, qu’à ceux-là assez de religion soit présentée avec intention, pour que par là leur inclination à son égard doive nécessairement se trouver développée. Cherchons à voir ce qui, exactement, empêche que cela puisse arriver dans l’état présent des choses.

Je ne rappellerai pas une fois de plus que c’est l’État qui choisit actuellement ceux qui, dans cette société, remplissent la fonction de chefs et de personnel enseignant[56], — je ne me sers qu’à regret, et faute d’un autre terme, de ce mot qui ne convient pas pour cette activité — l’État, dis-je, les choisit en raison de ce qu’il souhaite, lui, et qui tend plutôt à favoriser le progrès des autres affaires qu’il a rattachées à cette institution. Je ne rappellerai pas qu’on peut être un pédagogue des plus intelligents, un très pur et excellent moraliste, sans entendre quoi que ce soit à la religion, et que par suite il arrive facilement que manquent tout à fait de celle-ci beaucoup de ceux que l’État compte au nombre de ses plus dignes serviteurs dans cette institution.

Mais admettons, j’y consens, que tous ceux qu’il y investit d’une fonction soient vraiment des virtuoses en religion[57]. Vous accorderez tout de même qu’aucun artiste ne peut communiquer avec quelque succès son art à une école s’il n’y a pas entre les apprentis une certaine égalité de notions préliminaires ; et encore cette égalité est-elle [220] moins nécessaire dans tout art où l’élève progresse par suite de ses exercices, et où l’enseignement est utile surtout par la critique qu’il exerce, qu’elle ne l’est dans la religion, où tout ce que le maître enseignant peut faire, c’est montrer et rendre manifeste. Ici, tout son travail doit rester vain si les mêmes choses ne sont pas pour tous non seulement compréhensibles, mais adaptées et salutaires. Ce n’est donc pas dans l’ordre et le rang dans lesquels ils lui ont été attribués conformément à quelque ancienne répartition, ou selon le voisinage de leurs maisons, ou selon leur inscription sur les listes de la police, que l’orateur sacré doit se voir impartis ses auditeurs, mais en raison d’une certaine analogie des aptitudes et de la façon de sentir et penser[58]. Admettons cependant que ne se réunissent autour d’un maître que des êtres également proches de la religion : ils ne le sont tout de même pas de la même manière, et il est tout à fait absurde de vouloir imposer à n’importe quel apprenti un maître déterminé, car il ne peut pas y avoir, sur le plan religieux, un virtuose[59] capable, par sa façon de présenter les choses et par sa parole, de faire surgir aux yeux de quiconque vient à lui le germe caché de la religion. Le domaine de celle-ci est en effet trop vaste.

Rappelez-vous la diversité des voies par lesquelles l’homme passe de l’intuition [221] du fini à celle de l’infini, et que c’est par là que sa religion revêt un caractère propre et déterminé ; pensez aux diverses modifications des formes sous lesquelles l’Univers peut être saisi intuitivement, aux centaines d’intuitions distinctes, et aux diverses façons dont celles-ci peuvent être combinées pour s’éclairer réciproquement ; réfléchissez qu’il faut que quiconque cherche la religion la trouve sous la forme déterminée appropriée à sa prédisposition et à son point de vue, si l’on veut que sa religion à lui soit réellement stimulée. Vous trouverez alors qu’il doit être impossible à tout maître de devenir tout pour tous, et pour chacun ce dont chacun a particulièrement besoin, parce qu’il est impossible que le même homme soit à la fois un mystique, un théologien, un physicien et un saint artiste, à la fois un déiste et un panthéiste, un maître à la fois dans le domaine[60] des prophéties, des visions et des prières, dans celui de la mise en forme plastique des données de l’histoire et de la sensibilité, et dans bien d’autres encore : il n’est malheureusement pas possible d’énumérer tous les magnifiques rameaux entre lesquels l’arbre céleste de l’art sacerdotal répartit la couronne de sa frondaison. Il faut que maîtres et disciples puissent se choisir mutuellement en pleine liberté, sinon, l’un est perdu pour l’autre ; [222] chacun doit avoir le droit de chercher ce qui lui est bon, et nul ne doit être contraint de donner plus qu’il n’a et ne comprend.

Mais si même chacun ne doit enseigner que ce qu’il comprend, cela même il ne le peut pas si en même temps, je veux dire tout en exerçant cette activité, il doit faire encore autre chose. Assurément il n’est pas douteux qu’un homme, prêtre de nature, ne puisse présenter sa religion avec zèle et avec art, comme il convient, et remplir en même temps n’importe quelle autre fonction civile fidèlement et avec une grande perfection ; pourquoi dès lors celui qui est prêtre professionnellement ne pourrait-il pas, si cela se rencontre ainsi, être en même temps moraliste, au service de l’État ? Rien ne s’y oppose, c’est vrai. Seulement, il faut qu’il soit les deux êtres parallèlement et non intriqués l’un dans l’autre ; il faut qu’il ne revête pas les deux natures en même temps, et ne remplisse pas les deux fonctions dans l’accomplissement du même acte. Que l’État se contente d’une morale religieuse si cela lui paraît bon ; la religion, elle, renie tout prophète et tout prêtre qui moralise[61] ; celui qui veut la prêcher, elle, qu’il le fasse à l’exclusion de toute autre chose[62]. Il serait contraire à tout sentiment de l’honneur chez un virtuose[63], qu’un vrai prêtre s’accommodât de conditions aussi indignes et [223] aussi inconséquentes[64] à l’égard de l’État.

Quand celui-ci prend à sa solde des artistes d’autres spécialités, que ce soit pour mieux entretenir et développer leurs talents ou pour attirer des élèves, il écarte d’eux toute autre occupation, et leur fait un devoir de s’en abstenir ; il leur recommande de s’appliquer de préférence à la partie spéciale de leur art dans laquelle ils croient pouvoir réussir le mieux, et laisse en cela à leur génie pleine liberté. À l’égard des seuls artistes de la religion il fait exactement le contraire. Il veut que ceux-ci occupent tout le domaine de ce qui leur est départi, leur prescrit de plus à quelle école ils doivent se rattacher, et leur impose en outre des fardeaux déplacés. Or, de deux choses l’une : ou bien que l’État leur laisse aussi du loisir pour se perfectionner particulièrement dans la partie de la religion pour laquelle ils croient être le mieux faits, et les affranchisse de tout le reste ; ou bien, après avoir organisé son institut moral pour lui-même[65] ; ce qu’il doit d’ailleurs faire également dans le premier cas, qu’il les laisse eux aussi vivre selon leur nature pour eux-mêmes, et ne s’occupe en rien des œuvres de prêtrise qui s’accomplissent dans son domaine, étant donné que d’ailleurs il ne les fait servir ni à sa magnificence ni à un avantage d’utilité, comme il lui arrive de faire avec d’autres arts et d’autres sciences.

[224] Arrière donc toute liaison de ce genre entre l’Église et l’État[66] ! Ceci restera mon conseil catonique jusqu’à la fin, ou jusqu’à ce que je voie cette union réellement brisée. Arrière tout ce qui ne fait même que ressembler à une association fermée des laïques et des prêtres, groupés soit entre membres de la même catégorie, soit entre membres des deux[67]. Les apprentis ne doivent au surplus pas former de corporations : on voit dans les métiers mécaniques, et chez les disciples des Muses, combien peu cela sert ! Mais les prêtres aussi ne doivent à mon avis pas, en tant que tels, instituer de confrérie entre eux ; ils ne doivent se communiquer professionnellement ni les affaires qui les occupent, ni leurs informations. Sans se soucier les uns des autres, et sans être liés dans telle ou telle circonstance plus étroitement avec l’un qu’avec l’autre, que chacun fasse ce qui le concerne. Qu’entre membre enseignant et paroisse aussi, il n’y ait point de lien rigide. D’après les principes de la véritable Église, la mission d’un prêtre dans le monde est une affaire privée ; qu’un domicile privé aussi soit le temple où sa voix s’élève pour exprimer la religion ; qu’il ait devant lui une réunion, et non une paroisse ; qu’il soit un orateur pour tous ceux qui veulent l’entendre, et non le berger d’un troupeau déterminé. Ce n’est qu’à ces conditions que des âmes vraiment sacerdotales [225] peuvent seconder ceux qui cherchent la religion ; ce n’est qu’ainsi que cette société préparatoire peut vraiment conduire à la religion, et se rendre digne d’être considérée comme une annexe de la véritable Église et son vestibule ; car c’est ainsi seulement que disparaît tout ce qui dans sa forme actuelle est profane et irréligieux.

La liberté générale du choix, de l’acceptation[68] et du jugement, adoucit la différence trop rigoureuse et trop tranchante entre ecclésiastiques et laïques ; jusqu’à ce que les meilleurs parmi ces derniers en viennent au point où ils sont en même temps ce que sont les premiers. Tout ce qui a été maintenu uni par les liens funestes des symboles[69] est disjoint et séparé quand il n’y a plus du tout de point de réunion de cette espèce, quand personne n’offre, à ceux qui cherchent, une religion systématisée, mais chacun une partie seulement ; et cela est le seul moyen d’en finir une bonne fois avec ce choquant illogisme. Ce n’est qu’un mauvais expédient des âges précédents de couper en deux l’Église — pour employer ce mot dans la pire aussi de ses acceptions — l’Église a une nature de polype, de chacun de ses fragments pousse à nouveau un tout, et si le concept est en contradiction avec l’esprit de la religion, il n’y a aucun avantage à ce que ce concept soit représenté par des Églises individualisées en plus grand nombre plutôt qu’en [226] plus petit. La société religieuse extérieure ne se trouve rapprochée de la liberté générale et de la majestueuse unité de la véritable Église que par le fait de devenir une masse fluide, où il n’y a pas de contours arrêtés, où chaque partie se trouve tantôt ici tantôt là, où tout s’entremêle paisiblement. L’odieux esprit de secte et de prosélytisme, qui éloigne toujours plus de l’essentiel de la religion, n’est anéanti que lorsque personne ne peut plus avoir le sentiment qu’il appartient à un cercle déterminé, tandis que le croyant d’une autre foi ressortit à un autre cercle.

Vous voyez qu’à l’égard de cette société nos vœux sont tout à fait les mêmes : ce qui vous choque est pour nous aussi pierre d’achoppement. Seulement, — permettez-moi toujours de le dire — si l’on nous avait laissés agir seuls dans ce qui était pourtant notre œuvre à nous, ce qui nous choque comme vous ne serait jamais arrivé ! Que cela soit rejeté, c’est notre intérêt commun. Comment ce fait se produira-t-il parmi nous[70] ? Sera-ce à la suite d’un grand ébranlement, comme dans le pays voisin[71]. Ou l’État, par un accord à l’amiable, et sans que les deux parties aient dû au préalable mourir pour ressusciter, rompra-t-il son mariage manqué avec l’Église ? Ou [227] supportera-t-il simplement qu’une autre Église, plus virginale, apparaisse à côté de celle qui, en fait, est vendue à lui[72]. Je ne sais. Mais, jusqu’à ce qu’arrive quelque chose de ce genre, elles resteront ployées sous un dur destin toutes les âmes saintes qui, enflammées de l’ardeur de la religion, voudraient, dans le cercle plus étendu du monde profane aussi, manifester ce qu’elles ont de plus saint, et obtenir par là certains résultats.

Je ne veux pas induire ceux qui sont admis dans l’ordre[73] ecclésiastique favorisé par l’État à compter beaucoup, pour la réalisation du vœu le plus intime de leur cœur, sur les résultats que, à l’égard de cette situation, ils pourraient obtenir par la parole. Ils ont à se garder de parler toujours, ou même de parler souvent religion : ils doivent ne jamais parler religion pure qu’à des occasions solennelles, pour éviter d’être infidèles à la mission morale[74] à laquelle ils sont préposés. Mais il est une chose qu’on ne pourra pas ne pas leur laisser : ils peuvent prêcher et propager l’esprit de la religion par une vie sacerdotale. Que cela soit leur réconfort et leur plus belle récompense. Dans une personnalité sainte, tout a une signification importante ; chez un prêtre de la religion reconnu comme tel, tout a un sens canonique.

Que ces hommes donc fassent d’eux-mêmes des représentants de la religion dans tous les mouvements qu’ils exécutent ; que, même dans les occurrences ordinaires de la vie, [228] tout en eux soit l’expression d’une âme pieuse ; que la sainte ferveur avec laquelle ils traitent toutes choses montre que, même dans les détails pardessus lesquels un esprit profane passe légèrement, en eux résonne la musique de sentiments sublimes ; que le calme majestueux avec lequel ils posent comme égales les choses grandes et petites prouve qu’ils rapportent tout à l’immuable, et aperçoivent la divinité également en tout ; que la gaîté souriante avec laquelle ils côtoient et dépassent tout ce qui est éphémère manifeste à chacun à quelle hauteur ils vivent au-dessus du temps et du monde ; que l’abnégation de soi la plus aisée révèle ce qu’ils ont déjà anéanti des limites de la personnalité[75], et que leur sens toujours éveillé, toujours ouvert, auquel rien n’échappe, ni de ce qui est le plus rare ni de ce qui est le plus vulgaire, montre avec quel zèle infatigable ils cherchent l’Univers et en épient les manifestations. Si de la sorte toute leur vie, et chaque mouvement de leur figure intérieure et extérieure, est une œuvre d’art sacerdotale, ce langage muet ouvrira peut-être chez plusieurs le sens pour ce qui habite en eux.

Mais, non contents d’exprimer l’essence de la religion, il faut aussi qu’ils en anéantissent la fausse manifestation ; ils le peuvent si, avec une ingénuité [229] d’enfant, et dans la haute simplicité d’une complète inconscience qui, ne voyant aucun danger, ne croit nullement avoir besoin de courage, ils foulent aux pieds tout ce que des préjugés grossiers et une superstition raffinée ont auréolé d’une pseudo-gloire de divinité, et laissent siffler autour d’eux, insoucieux comme le jeune Hercule, les serpents de la sainte[76] calomnie, qu’ils peuvent avec le même calme et la même tranquillité écraser en un instant. Qu’ils se vouent à ce service sacré jusqu’à des temps meilleurs, et je pense que vous-mêmes, vous éprouverez du respect, devant cette dignité sans prétention, et prédirez de bons effets de son action sur les hommes.

Mais que dirai-je à ceux à qui, parce qu’ils n’ont pas parcouru d’une manière déterminée un cycle déterminé de vaines sciences, vous refusez le vêtement sacerdotal ? Quelle direction dois-je les engager à prendre, avec l’instinctive sociabilité de leur religion, du moment que cet esprit de société est orienté non seulement vers l’Église supérieure, mais aussi vers le dehors, vers le monde ? Comme ils ne disposent pas d’une scène plus vaste, où ils pourraient jouer leur rôle avec distinction, il convient qu’ils se contentent de servir sacerdotalement leurs dieux domestiques. Une famille peut être l’élément le plus parfaitement développé et l’image la plus fidèle de [230] l’Univers : quand tout y interfère avec une paisible puissance, toutes les forces qui animent l’Infini sont en elle agissantes ; quand tout y progresse doucement et sûrement, le sublime esprit du monde règne en elle comme là-haut ; quand les accents de l’amour y accompagnent tous les mouvements, elle repose sur la musique des sphères. Qu’ils perfectionnent ce sanctuaire, qu’ils l’organisent et l’entretiennent, qu’ils rendent clairement et distinctement visible ce qu’il y a là de force morale[77], qu’ils le rendent sensible avec amour et avec esprit il s’en suivra que plus d’un parmi eux et entre eux[78] apprendra à saisir intuitivement l’Univers dans ce petit domicile caché, qui deviendra un sanctuaire sacro-saint, ou plus d’un reçoit le sacrement de la religion. Ce sacerdoce a été le premier, à l’âge saintement enfantin du monde primitif ; il sera le dernier, quand plus ne sera besoin d’un autre.

Oui, nous attendons, à la fin de notre civilisation artificielle, une époque où il ne sera pas besoin pour la religion d’une autre société préparatoire que la vie de famille pieuse. À l’heure présente, des milliers d’êtres humains des deux sexes et de toutes classes soupirent sous le poids oppressif de travaux mécaniques et indignes. La vieille génération succombe sans courage, et, avec une inertie excusable, elle abandonne la jeune au hasard [231] presque en toutes choses, sauf en ceci, que cette jeunesse doit tout de suite imiter et apprendre le même abaissement, c’est la raison pour laquelle cette dernière n’acquiert pas le regard libre et ouvert qui permet seul de trouver l’Univers.

Le plus grand obstacle de la religion est que nous sommes astreints à être nos propres esclaves, car, est esclave quiconque est astreint d’exécuter quelque chose qui devrait pouvoir être fait par des forces mortes. Nous attendons du perfectionnement des sciences et des arts qu’il mettra ces forces mortes à notre service, qu’il transformera le monde corporel, et tout ce qui se laisse gouverner du spirituel, en un palais de fées, où le dieu de la terre n’a qu’un mot magique à prononcer, qu’à faire agir un ressort, pour qu’arrive ce qu’il ordonne. C’est alors seulement que tout homme sera un être né libre, que toute vie sera pratique et contemplative à la fois ; sur personne ne se lèvera le bâton du contremaître[79] et chacun jouira du calme et des loisirs nécessaires pour contempler en lui-même le monde. C’est seulement pour les malheureux à qui cela manquait, dont les organes étaient privés des forces que leurs muscles devaient constamment employer au service du maître, qu’il était nécessaire que quelques heureux sortissent isolément du rang, et les assemblassent [232] autour d’eux, pour être leur œil, et leur communiquer en peu de minutes fugitives les intuitions d’une vie. À l’époque heureuse où chacun pourra exercer et employer librement son sens, dès le premier éveil des forces supérieures, dans la sainte jeunesse élevée par les soins d’une sagesse paternelle, quiconque est apte à la religion sera mis à même d’y participer ; toute communication unilatérale cessera alors, et le père récompensé conduira son fils devenu fort non seulement dans un monde plus joyeux et au sein d’une vie plus facile, mais aussi, directement, dans la société sainte, maintenant plus nombreuse et plus agissante, des adorateurs de l’Éternel.

Dans le sentiment reconnaissant que, si ce temps meilleur vient un jour, si loin qu’il puisse être encore, les efforts auxquels vous consacrez vos jours auront quelque peu contribué à l’amener, permettez-moi d’attirer une fois encore votre attention sur le beau fruit de votre travail à vous aussi : laissez-vous conduire une fois encore à la haute communauté d’esprits vraiment religieux, qui a vrai dire est actuellement dispersée et presque invisible, dont l’esprit cependant exerce son action partout où, même quelques-uns seulement, sont réunis au nom de la Divinité[80]. Qu’y a-t-il là qui puisse ne pas vous remplir [233] d’admiration et d’estime, vous, amis et respectueux admirateurs de tout ce qui est beau et bon ! Ils forment entre eux une académie de prêtres. La religion, qui est pour eux ce qu’il y a de plus haut, chacun d’entre eux la pratique ainsi qu’on traite un art et un objet d’étude ; en vue de quoi elle impartit à chacun un lot personnel qu’elle tire de sa richesse infinie.

Au sens général qui s’adapte à tout ce qui rentre dans le domaine sacré de la religion chacun joint, comme il convient à des artistes, l’aspiration à parvenir à la perfection dans une de ses sections particulières ; une noble émulation règne, et le désir de produire quelque chose de digne d’une telle assemblée engage chacun à s’assimiler loyalement et avec zèle tout ce qui rentre dans son domaine délimité. Cela, un cœur pur le conserve, un esprit recueilli le dispose en ordre, un art divin le pare et le parfait, et ainsi, de toutes les manières et jaillissant de toutes les sources, retentit la louange et la prise de conscience de l’Infini, chacun apportant d’un cœur joyeux les fruits les plus mûrs de ce qu’il médite et voit, saisit et sent.

Ils sont entre eux un chœur d’amis. Chacun sait qu’il est, lui aussi, une partie et une œuvre de l’Univers, dont l’activité et la vie divines se manifestent en lui aussi. [234] Il se considère donc comme un digne objet de contemplation intuitive pour autrui. Ce qu’il perçoit en lui-même des connexions de l’Univers, ce qui des éléments de l’humanité prend en lui une forme particulière, tout est mis à nu avec une sainte pudeur, mais avec une sincérité largement ouverte, de telle sorte que chacun puisse entrer et contempler[81]. Pourquoi se cacheraient-ils réciproquement quelque chose ? Tout ce qui est humain est saint, car tout est divin[82]. Ils sont entre eux une union de frères — ou bien avez-vous une expression de plus intime tendresse pour la fusion complète de leurs natures, en vue non de l’être et de la volonté, mais du sens et de l’intelligence compréhensive ? Plus chacun se rapproche de l’Univers, plus chacun se communique à l’autre, plus parfaitement ils deviennent un. Aucun n’a plus un état de conscience à part pour soi, chacun a en même temps celui de l’autre ; ils ne sont plus seulement des hommes, ils sont aussi humanité, et, sortant d’eux-mêmes, triomphant d’eux-mêmes, ils sont sur la voie de l’immortalité et de l’éternité vraies.

Si vous avez trouvé dans un autre domaine de la vie humaine, ou dans une autre école de sagesse, quelque chose de plus sublime, faites-m’en part. Quant à moi, je vous ai, donné ce qui est mien.


  1. Das Gesellige ne me paraît pas tout à fait identique à die Geselligkeit : dans la signification qu’a tout le long de ce discours cet adjectif substantivé, il se mêle au sociable plus de social que dans notre « sociabilité » ; aussi le rendrai-je parfois, comme ici, par « esprit de société ».

    D’autre part, le protestant très libéral va employer le mot Gesellschaft dans des sens auxquels parfois « association » ou même « communauté » correspondraient mieux que « société ». Mais il convient de respecter l’unité de la terminologie, et je traduirai le plus souvent par « société », le mot qui est le plus généralement le mieux approprié.

  2. Gesellig sein, cf. note 1.
  3. Ce déterminatif est une adjonction de C.
  4. B : si ce n’est pas une puissance… qui les a fait naître en lui.
  5. Bedenken.
  6. Gemüt.
  7. Dans la longue note no 1 de 1821, Schleiermacher donne son avis sur la valeur relative de la transmission par écrit et de la communication orale directe en matière religieuse.
  8. Ou : « quand » wenn.
  9. a, b et c À ce « vous », C substitue « nous ».
  10. Schleiermacher s’inspire dans tout ce passage de ses souvenirs des libres conciliabules des frères moraves.
  11. Le commentaire 4 de 1821 nuance un peu cet égalitarisme, en tenant compte des nécessités d’une organisation ecclésiastique.
  12. Cette détermination de « objet » est une adjonction de C.
  13. C : le Divin.
  14. B : le royaume de Dieu.
  15. C : siège.
  16. Il s’agit naturellement de ces « autres », ses auditeurs, ses frères.
  17. Ce passage nous fait entendre un Schleiermacher aussi capable que ses frères en romantisme, plus esthètes et esthéticiens que lui, de parler, dès la fin du xviiie siècle, d’une poésie toute et purement musicale.
  18. B : en maître.
  19. Ou : « si haineuse ».
  20. Dans le commentaire 5 de 1821, l’auteur invoque à l’appui de cette affirmation l’exhortation que l’apôtre Pierre adresse, fait remarquer le théologien, à tous les chrétiens ; il s’agit des versets 5 à 10 du chapitre I de sa 1re épître.
  21. Voir les distinctions établies p. 165-70.
  22. Application de la distinction que l’auteur et ses amis romantiques font souvent entre les oppositions nettes stipulées par la raison sur le plan de l’abstraction, et l’universelle compénétration qui règne dans la réalité vivante.
  23. B : organiquement.
  24. Cf. p. 185, note 21.
  25. Sur l’attitude de l’auteur à l’égard du problème de la personnalité de Dieu, cf. en particulier 124-30, 256-8, 274-5.
  26. Sur cette distinction, cf. 126-7, 129-30, 240, 255.
  27. Toujours l’idée de la nécessité d’un nombre aussi grand que possible de représentations diverses finies de l’Infini, dans l’intérêt d’une approximation aussi proche que possible de son impossible représentation totale.
  28. Ou : « ne la connaît par suite pas » ; la phrase est ambiguë.
  29. On ne voit pas bien le lien logique entre cette phrase : indem ich ihr alle die Eigenschaften welche sie jetzt auszeichnen abgesprochen, et la précédente et la suivante.
  30. On voit ressortir ici avec une particulière netteté une des contradictions dont l’auteur concilie mal les termes dans ces Discours : fidèle à son culte pour les conventicules moraves, tout en reconnaissant l’impossibilité pour les véritables Églises de vivre sur ce modèle, il ne peut cependant pas se retenir de leur en vouloir de ne pas être conformes à cet idéal.
  31. Transition maladroite pour passer de l’Église idéale à la réelle, qu’il va faire voir bien différente de cet idéal.
  32. Schleiermacher est en effet particulièrement intéressé par les analogies entre électricité et magnétisme et les forces spirituelles.
  33. La note no 10 de 1821 reconnaît ce que ce jugement a d’excessif dans sa sévérité.
  34. Dans le commentaire no 11 de 1821, Schleiermacher note que ce passage est celui où se formule le plus nettement la distinction qu’il fait entre l’Église véritable telle qu’il la conçoit et les Églises réelles. Il juge donc nécessaire de préciser assez longuement son opinion à ce sujet. Le plus intéressant me semble qu’il reconnaît que cette Église véritable ne peut être réalisée dans aucune Église positive : elle ne pourrait l’être que dans la paisible union cosmopolite de toutes les Églises existantes. Cette utopie me paraît de nature à confirmer l’observation formulée p. 192, note 30.
  35. Le commentaire no 12 de 1821 précise qu’il s’agit de la cène et de la profession de foi ; cf. p. 225, note 69.
  36. Je corrige ici la négligence du texte qui dit « trop étroite », et « contribue ».
  37. Le dieses de l’édition Pünjer est une faute d’impression, il faut lire diese.
  38. D’après la note 14 du commentaire de 1821 il s’agit ici en particulier de la dogmatique, complément naturel de toute religion évoluée, mais qui ne doit être du ressort que des professionnels spécialisés.
  39. Cf. p. 200.
  40. B : ceux qui en religion sont parfaits.
  41. Adjonction de B sans laquelle le plus que les supporter » n’est pas expliqué.
  42. Il faut sans doute entendre par là l’Église chrétienne en général.
  43. B : parfaits en religion.
  44. B : supprime ce « virtuoses ».
  45. Texte de B ; A disait : « au Temple de la religion ».
  46. a et b Il m’a paru nécessaire de remédier, par l’adjonction de ces deux précisions, au vague extrême de l’expression.
  47. Dans le commentaire no 15 de 1821, l’auteur ne juge pas inutile de reconnaître que ni la notion du passager ni celle du décisif ne doivent être prises ici au pied de la lettre.
  48. B : m’interdire de l’exprimer.
  49. Il n’est pas sans intérêt de constater qu’ici, où il est question de politique, Schleiermacher a maintenu le mot qu’il remplace treize fois sur quatorze par un autre quand il s’agit de religion.
  50. B : de ceux qui sont mûrs en sainteté.
  51. La note 18 de 1821 discute assez longuement, dans un esprit un peu plus disposé à observer certaines nuances, mais toujours très restrictif à l’égard de l’État, le problème des rapports entre celui-ci et l’Église, dans les trois, domaines de l’instruction scolaire, de l’éducation civique, et du serment.
  52. Même observation que ci-dessus au sujet de la note 19 de 1821, qui porte sur le baptême, la confirmation et le mariage.
  53. C : n’aurait.
  54. A dit « a dû », c’est seulement C qui a corrigé cette inadvertance.
  55. Cette détermination de « conception » est une adjonction de C.
  56. Lehrer.
  57. B : soient vraiment pénétrés et animés de piété.
  58. Le commentaire no 21 de 1821 reconnaît que c’est seulement dans les Églises à nombreux adhérents des grandes villes qu’il serait possible, et non sans bien des difficultés, de tabler sur des différences notables entre de telles analogies.
  59. B : un être assez universellement réceptif et cultivé.
  60. B : impossible que le même homme soit à la fois un mystique, un physicien, et un maître dans tout art sacré par lequel la religion s’exprime, initié à la fois dans le domaine…
  61. Aucune modification du texte, aucun commentaire ne vient en 1806 ni en 1821 tempérer ou motiver cette affirmation, une de celles où l’auteur pousse le plus loin la séparation de la religion et de la morale.
  62. Der tue es rein.
  63. B : maître en son domaine.
  64. B : inexécutables.
  65. Ici encore l’auteur éprouve en 1821 le besoin de discuter de plus près, note 22, le problème des rapports entre l’Église et l’État, sur le plan de l’enseignement à ses divers degrés.
  66. Dans son commentaire 23, l’auteur déclara que tel est toujours encore son sentiment, confirmé par les expériences qu’il a faites dans l’intervalle.
  67. Sur ce point au contraire, l’auteur reconnaît, commentaire 24, que les expériences faites l’ont encouragé dans l’activité qu’il a déployée en faveur des réunions synodales.
  68. Anerkennung, dont le sens n’est précisé par aucun déterminatif.
  69. Dans sa note 25, en 1821, le théologien explique que ce qu’il condamne toujours encore aussi sévèrement c’est l’importance attachée à la lettre dans les formules de professions de foi ; cf. p. 198, note 35.
  70. C ajoute : Allemands.
  71. Cf. ce qui a été dit de la Révolution française, p. 17-18 et 136-8.
  72. Welche einmal an ihn verkauft ist.
  73. Der Orden ; cf. p. 4, note 5.
  74. C : politique.
  75. Cf. p. 131.
  76. Heilig, style ironique rare chez l’auteur.
  77. C : ce qu’il y a là de piété.
  78. Manche von ihnen und unter ihnen.
  79. Treiber, substantif auquel se rapporte, dans la phrase suivante, le possessif sein qui détermine « service », et qu’il faut interpréter, la traduction littérale donnerait un texte incompréhensible. Au sujet du sentiment exprimé ici, cf. p. 79.
  80. S’inspire de Matthieu XVIII, 20.
  81. Cf. p. 237.
  82. Le Schleiermacher de 1821 n’a pas éprouvé le besoin de nuance, ce qu’une formule si absolue peut avoir de dangereux ; cf. p. 66, note 24.