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Discours sur la religion/Discours II

La bibliothèque libre.
Traduction par Isaac-Julien Rouge.
Aubier-Montaigne (p. 143-205).

DEUXIÈME DISCOURS

SUR L’ESSENCE DE LA RELIGION

[38] Vous savez sans doute comment le vieux Simonide rappela au calme, par une hésitation réitérée et prolongée sans fin, celui qui l’avait importuné[1] avec la question : « Que peuvent bien être les dieux ? » Sur La question bien plus vaste : « Qu’est la religion ? » je débuterais volontiers par une semblable hésitation.

Ce ne serait naturellement pas dans le dessein de garder le silence et de vous laisser dans la perplexité comme fit cet ancien, mais pour que, tenus en haleine par votre attente impatiente, vous fixiez un certain temps vos regards sur le point que nous cherchons, en écartant complètement toute autre pensée. La première exigence de ceux qui n’évoquent que des esprits ordinaires n’est-elle pas que le spectateur qui veut voir leur apparition et être initié à leurs secrets s’y prépare par l’abstention des choses terrestres et par un saint recueillement silencieux, puis, sans [39] se laisser distraire par des objets étrangers, concentré son regard et ses sens dans la direction du lieu où l’apparition doit se produire ? Combien plus ai-je le droit de réclamer une semblable disposition à me suivre, moi à qui incombe d’évoquer un esprit rare, qui ne daigne pas apparaître sous n’importe quel masque souvent vu, esprit que vous aurez à observer longtemps, avec une attention très appliquée, pour connaître ce qu’il est, et comprendre la signification profonde de ses traits. Il vous faut considérer les sphères du sacré[2] dans la disposition d’esprit sobre et lucide, exempte de tous préjugés, qui saisit clairement et exactement tous les contours d’un objet et, avide de comprendre du dedans, en s’inspirant de sa nature intime, celui qui lui est présenté, ne se laisse ni séduire par de vieux souvenirs, ni suborner par des pressentiments préconçus. C’est à cette condition seulement que je puis vous la présenter, cette religion que je veux vous faire apparaître[3], avec l’espoir de vous amener, sinon à l’aimer, du moins à tomber d’accord avec moi sur la signification de sa figure, et à y reconnaître un être céleste.

Je voudrais pouvoir vous la présenter sous une forme assez familière pour que vous eussiez le plaisir de retrouver aussitôt dans votre mémoire ses traits, son allure, ses façons d’être, et de vous écrier : « c’est ainsi que je l’ai vue ici ou là dans la vie » ! Mais ce serait vous induire en erreur. Car telle qu’elle apparaît, sans aucun vêtement, [40] à celui qui l’évoque, elle ne se rencontre pas parmi les humains, et ne s’est sans doute pas laissé voir depuis longtemps sous la forme qui lui est propre. Le caractère particulier des divers peuples civilisés, depuis que, par des relations de toute sorte, les rapports entre eux se sont multipliés et ont augmenté la masse de ce qui leur est commun, ne se marque plus aussi nettement et distinctement dans des actions isolées ; l’imagination seule est capable de reconstituer l’idée totale de ces caractères qui, dans les faits particuliers, n’apparaissent qu’épars et mêlés à beaucoup d’éléments étrangers. Il en est de même des choses de l’esprit, et entre autres de la religion. Vous savez comme tout est pénétré aujourd’hui d’une harmonie qui façonne toutes les formes ; elle a créé une sociabilité et une amitié telles au sein de l’Âme humaine qu’aucune des forces de celle-ci, si distincte et séparée des autres que nous nous plaisions à la voir en pensée, n’agit plus en fait isolément ; pour chacune d’elles, dans l’exercice de chacune de ses fonctions, l’amour prévenant et l’aide bienfaisante des autres prend les devants sur elle, et la fait dévier un peu de sa voie, de telle sorte que dans un monde à ce point civilisé, on cherche vainement à découvrir une action qui puisse être l’expression fidèle d’une des facultés [41] de l’esprit, que ce soit la sensibilité ou l’entendement, la moralité ou la religion.

C’est pourquoi, ne vous laissez pas aller à l’impatience, et ne voyez pas là une marque de mésestime à l’égard du temps présent, s’il m’arrive assez souvent, dans l’intérêt d’une vision intuitive des choses, de vous ramener à ces temps plus proches de l’enfance où, dans un état moins perfectionné, tout était encore plus séparé, plus isolé. Dès le début, et j’y reviendrai sans cesse par d’autres voies avec une diligence attentive, j’entends vous mettre en garde expressément contre toute confusion entre la religion et ce qui ici et là lui ressemble, avec quoi vous la trouverez partout mélangée.

Élevez-vous au point de vue le plus haut de la métaphysique et de la morale. Vous trouverez que toutes deux ont en commun avec la religion le même objet, à savoir l’Univers, et le rapport de l’homme avec cet Univers. Cette égalité entre les trois a été dès longtemps la cause de bien des erreurs. De là vient que métaphysique et morale ont pénétré en masse dans la religion, et maint élément qui ressortit à la religion s’est dissimulé, sous une forme non pertinente, dans la métaphysique ou la morale[4]. Mais cela vous portera-t-il à admettre que la première [42] soit identique à l’une des deux autres ? Je sais que votre instinct vous avertit du contraire, et cela ressort aussi de vos façons de penser. Vous n’accordez jamais en effet que la religion se présente à nous avec la ferme allure dont est capable la métaphysique, et vous ne négligez pas de noter soigneusement qu’il y a dans son histoire une quantité de très laides taches morales. Si donc elle doit se distinguer des deux autres, il faut que, en dépit de l’identité de leur matière, elle s’oppose à elles d’une manière quelconque. Il faut qu’elle traite tout autrement cette matière ; qu’elle soit l’expression, ou l’élaboration, d’un autre rapport entre l’homme et celle-ci ; qu’elle use d’autres procédés ou qu’elle ait un autre but. Car c’est ainsi seulement que ce qui se confond avec autre chose par la communauté de la matière peut se trouver investi d’une nature particulière et d’une existence propre.

Je vous demande donc : « Que fait votre métaphysique ou si vous ne voulez plus rien savoir de ce nom vieilli qui vous paraît trop historique que fait votre philosophie transcendantale ? Elle classifie l’univers et le divise en êtres de telle sorte et de telle autre ; elle cherche les raisons d’être de ce qui est, et établit par déduction la nécessité du réel ; elle tisse, en en extrayant d’elle-même la matière, la réalité du monde et ses lois[5]. La religion ne doit donc pas [43] s’immiscer dans ce domaine, elle ne doit pas tendre à poser des êtres et à déterminer des natures, à se perdre dans une infinité de raisons et de déductions, à chercher des causes premières et à énoncer des vérités éternelles.

Et d’autre part, que fait votre morale ? Elle développe, en partant de la nature de l’homme et de son rapport à l’égard de l’Univers, un système de devoirs ; elle ordonne et interdit des actions avec une autorité illimitée. Cela donc aussi, la religion ne doit pas s’y risquer ; elle ne doit pas se servir de l’Univers pour en extraire des devoirs, elle ne doit pas tenir lieu de récipient à un code de lois.

« Et cependant, ce qu’on appelle religion semble n’être qu’un composé de fragments pris dans ces divers domaines. » Sans doute, c’est l’idée qu’on s’en est fait communément. Je viens de vous suggérer un doute à son égard. Le moment est venu de la réduire à néant.

Dans le domaine de la religion, les théoriciens, qui ont en vue la connaissance de la nature de l’univers, et d’un Être suprême dont cet univers est l’œuvre, sont des métaphysiciens, assez aimables, il est vrai, pour ne pas dédaigner un peu de morale ; les praticiens, eux, pour lesquels l’essentiel est la volonté de Dieu, sont des moralistes, mais un peu dans le style de la métaphysique. Vous prenez l’idée du bien et l’introduisez dans la métaphysique, [44] en l’y posant comme loi naturelle d’un Être sans limites et sans besoins ; l’idée d’un Être primordial, vous l’extrayez de la métaphysique et l’introduisez dans la morale, afin que cette grande œuvre ne reste pas anonyme, qu’on puisse bien plutôt, en tête d’un code si magnifique, graver l’image du législateur. Mais agitez et mêlez tant que vous voudrez, ces éléments ne fusionnent pas ; vous jouez un jeu inconsistant avec des matières qui ne s’assimilent point les unes les autres : vous n’avez toujours devant vous que métaphysique et morale[6].

Ce mélange d’opinions sur l’Être suprême ou le monde, et de commandements pour une vie humaine (ou même pour deux), vous l’appelez religion ! Et l’instinct qui quête ces opinions, ainsi que les obscurs pressentiments qui sont la sanction suprême de ces commandements, vous appelez cela religiosité ! Mais comment en arrivez-vous à considérer ce qui n’est qu’une compilation, une chrestomathie pour débutants, à considérer cela comme une œuvre originale, comme un individu, ayant sa provenance propre et sa propre force ? Comment vous laissez-vous aller à en faire mention, quand bien même ce ne serait que, pour le réfuter ? Pourquoi ne l’avez-vous pas depuis longtemps dissous en ses parties, et n’avez-vous pas dénoncé ce honteux plagiat ? J’aurais envie de vous mettre à la question par quelques interrogations socratiques, pour vous amener [45] à l’aveu que, dans les choses les plus ordinaires, vous connaissez fort bien les principes d’après lesquels le semblable doit être assemblé et le particulier subordonné au général, et que si, dans ce seul domaine, vous ne voulez pas appliquer ces principes, c’est pour pouvoir échanger en société des plaisanteries sur un sujet sérieux.

Où donc est l’unité dans ce tout ? Où se trouve le principe de liaison pour cette matière hétérogène ? Si c’est une force d’attraction particulière, il vous faut avouer que la religion est ce qu’il y a de plus haut en philosophie, et que métaphysique et morale n’en sont que les parties subordonnées, car ce en quoi se confondent deux concepts distincts, antinomiques, ne peut être que le principe supérieur auquel ils ressortissent tous deux. Si ce principe de liaison gît dans la métaphysique, si, pour des raisons tirées de celle-ci, vous avez reconnu un Être suprême comme législateur moral, alors réduisez donc à néant la philosophie pratique, et avouez qu’elle n’est, et la religion avec elle, qu’un petit chapitre de la philosophie théorique. Si vous voulez soutenir le contraire, il faut que métaphysique et religion soient englouties par la morale ; il est vrai qu’à cette dernière plus rien ne doit être impossible après qu’elle a appris à croire, et que, sur ses vieux jours, elle a pris sur elle de ménager, [46] au plus intime de son sanctuaire, un petit emplacement tranquille pour les embrassements secrets de deux mondes qui s’aiment[6]. Ou bien voulez-vous peut-être dire que, dans la religion, le métaphysique ne dépend pas du moral, pas plus que celui-ci de celui-là, qu’il y a entre théorique et pratique un merveilleux parallélisme, et que la religion consiste précisément à percevoir et figurer ce parallélisme. En ce qui concerne ce dernier, assurément la solution ne peut pas être l’affaire de la philosophie pratique, qui n’en a nul souci, et pas davantage de la théorique, qui s’applique avec le plus grand zèle à le pourchasser et l’anéantir autant que faire se peut, comme le veut d’ailleurs sa fonction. Mais j’imagine que, poussés par ce besoin, vous êtes depuis un certain temps déjà à la recherche d’une philosophie suprême, dans laquelle ces deux genres s’unissent[7], et que vous êtes toujours sur le point de la trouver. Or, de cette philosophie, la religion serait si voisine ! Et la philosophie devrait réellement se réfugier en elle, ainsi que ses adversaires le soutiennent si volontiers ? Prenez bien garde à ce que vous dites là. Tout cela ou bien, vous donne une religion qui domine de haut la philosophie telle qu’elle est actuellement ; ou bien vous devez avoir la loyauté de restituer aux deux parties [47] ce qui appartient à chacune, et de reconnaître que, quant à la religion, d’elle vous ne savez rien encore. Je ne veux pas vous pousser dans le premier sens, car j’entends n’occuper aucune position où je ne puisse me maintenir ; mais vous vous plierez sans doute à la seconde solution.

Soyons sincères entre nous. Vous n’aimez pas la religion, c’est de là que nous sommes partis tout à l’heure mais, en lui faisant une guerre loyale, qui ne laisse tout de même pas d’exiger quelque effort, vous ne voulez cependant pas vous être battus contre une ombre comme celle avec laquelle nous avons bataillé jusqu’ici. La religion doit pourtant être quelque chose qui a sa réalité propre, qui a pu pénétrer dans le cœur des hommes, quelque chose de pensable, qui peut faire l’objet d’un concept, sur lequel on peut disserter et discuter. Je trouve très mal que, même vous, vous cousiez ensemble des éléments si disparates, pour en faire quelque chose qui ne peut pas tenir, que vous appeliez cela religion, et que vous y attachiez alors tant de vaine importance.

Vous nierez que vous ayez usé d’artifices, vous me sommerez de dérouler — puisque j’ai déjà rejeté les systèmes, les commentaires et les apologies —, de dérouler tous les documents primitifs de la religion, depuis les beaux poèmes des Grecs jusqu’aux saintes écritures [48] des chrétiens, et me demanderez si je n’y trouverai pas partout la nature des dieux et leur volonté, et la glorification comme sacré et saint de celui qui reconnaît leur nature et accomplit leur volonté. Mais c’est précisément ce que je vous ai dit : la religion n’apparaît nulle part à l’état pur ; tout ce dont vous parlez là, ce ne sont que des adhérences étrangères, dont notre tâche est précisément de la dégager. N’en est-il pas de même du monde des corps ? Il ne vous livre aucune substance élémentaire à l’état de produit pur de la nature — à moins que, comme cela vous est arrivé ici dans le domaine spirituel, vous ne teniez pour simples des choses non dégrossies ; c’est le but infini de l’art analytique d’arriver à dégager et présenter un tel élément original à l’état pur. Dans le domaine des choses de l’esprit de même, vous ne pouvez créer de l’originel que par une création originelle en vous-mêmes, et cela alors aussi uniquement pour l’instant où vous le créez. Je vous en prie, mettez-vous d’accord avec vous-mêmes à ce sujet, cela vous sera continuellement rappelé.

Quant aux documents originels, aux autographes de la religion, ce mélange de métaphysique et de morale n’y est pas simplement l’effet d’un destin inévitable, mais bien plutôt celui d’une condition essentielle, inséparable de son existence même[8]. Ce qui est donné comme premier et dernier dans une œuvre[9] n’est [49] pas toujours ce qu’elle contient de plus vrai et de plus haut. Si seulement vous saviez lire entre les lignes ! Toutes, les écritures saintes sont comme les modestes publications qui naguère étaient en usage dans notre modeste patrie, et qui sous un titre insignifiant, traitaient de choses importantes. Elles n’annoncent sans doute que métaphysique et morale, et reviennent volontiers à la fin à ce qu’elles ont annoncé. Mais on attend de vous que vous fendiez cette coque. Le diamant aussi est complètement enfermé dans une vilaine gangue, mais certes pas pour y rester caché, bien plutôt pour être plus sûrement trouvé. Transformer les incroyants en prosélytes, cela a son fondement dans la nature profonde de la religion ; celui qui communique la sienne ne peut pas avoir d’autre but. Ce n’est donc en réalité pas une pieuse duperie, mais une méthode pertinente de commencer, et de paraître préoccupé, par ce pour quoi le sens réceptif est déjà prêt, afin que s’y insinue à l’occasion, sans qu’il s’en rende compte, ce pour quoi il a besoin d’être d’abord éveillé. Comme toute communication de la religion participe nécessairement de la rhétorique, c’est une façon habile de gagner les auditeurs que de l’introduire en si bonne compagnie. Cependant, ce subterfuge n’a pas seulement atteint son but, [50] il l’a dépassé, puisque à vous-mêmes, sous ce masque, la nature propre de la religion vous est demeurée cachée. C’est pourquoi le moment est venu de prendre une fois la chose par l’autre bout, et de commencer par l’opposition tranchante dans laquelle la religion se trouve par rapport à la morale et à la métaphysique. C’est là ce que je voulais. Votre conception, celle du vulgaire, m’a arrêté et retenu. Elle est écartée, j’espère. Maintenant, ne m’interrompez plus[10].

La religion, pour entrer en possession de son bien propre, renonce à toute prétention sur tout ce qui appartient à la métaphysique et à la morale, et restitue tout ce qu’on lui a incorporé de force. Elle ne cherche pas à déterminer et expliquer l’univers d’après sa nature à lui comme fait la métaphysique ; elle ne cherche pas à le perfectionner et l’achever par le développement de la liberté et du divin libre-arbitre de l’homme ainsi que fait la morale. En son essence, elle n’est ni pensée ni action, mais contemplation intuitive et sentiment. Elle veut contempler intuitivement l’Univers ; elle veut l’épier pieusement dans les manifestations et les actes qui lui sont propres ; elle veut se laisser, dans une passivité d’enfant, saisir et envahir par ses influences directes. Ainsi donc elle est l’opposé de la métaphysique et de la morale dans tout ce qui constitue son essence [51] et dans tout ce qui caractérise ses effets. Les deux autres ne voient dans tout l’univers que l’homme comme centre de toutes les connexions, comme condition de toute existence et cause de tout devenir. Elle veut, elle, dans l’homme, non moins que dans tout autre être particulier et fini, voir l’Infini, le décalque, la représentation de l’Infini.

La métaphysique part de la nature finie de l’homme ; tablant sur l’idée la plus simple qu’on peut se faire de celle-ci, et sur la portée de ses forces et de sa réceptivité, elle entend déterminer consciemment ce que l’univers peut être pour lui et comment il doit nécessairement le voir. La religion vit toute sa vie également dans la nature, mais dans la nature infinie de l’ensemble, de l’un et tout ; ce que, au sein de celle-ci, vaut tout ce qui est particularisé, et par conséquent aussi l’homme, et où peut se jouer leur rôle à tous, actif et passif, dans cette éternelle fermentation de formes et d’êtres particularisés, c’est là ce que la religion s’applique, en se donnant avec calme toute à cette tâche, à contempler et pressentir dans le détail du particularisé.

La morale part de la conscience de la liberté ; elle veut élargir à l’infini le domaine de celle-ci et tout lui subordonner. La religion respire là où la liberté elle-même est déjà redevenue nature ; elle prend l’homme par delà le jeu de ses forces particulières [52] et de sa personnalité, et le considère du point de vue où il faut qu’il soit ce qu’il est, qu’il le veuille ou non. Ainsi, elle ne peut prétendre à s’assurer un domaine et un caractère qui lui soient propres qu’en séparant complètement ceux-ci de ceux de la spéculation aussi bien que de la pratique, et c’est seulement par le fait qu’elle prend place à côté de ces deux-là, que le champ commun se trouve entièrement occupé, et que la nature humaine se trouve achevée de ce côté.

La religion se manifeste à vous comme le troisième élément, nécessaire et indispensable aux deux autres, comme leur contre-partie naturelle, et qui ne le cède en rien en dignité et magnificence à n’importe ce que vous voudrez de ces deux autres. Vouloir participer à la spéculation et à la pratique sans religion, c’est une présomption téméraire, c’est une insolente hostilité à l’égard des dieux, c’est l’esprit impie de Prométhée, qui déroba lâchement ce qu’il aurait pu exiger et attendre dans un état de tranquille sécurité. Le sentiment de son infinité et de sa parente avec le divin, l’homme ne l’a que pour l’avoir volé, et ce bien illégitime ne peut tourner à son profit que s’il prend conscience en même temps de ses limites, de ce qu’il y a d’adventice dans toute sa forme, du degré auquel toute son existence se perd et disparaît sans bruit dans l’incommensurable. Aussi les dieux ont-ils de tout temps châtié ce crime[11].

[53] La pratique est du domaine de l’art, la spéculation de celui de la science, la religion est sens et goût de l’Infini. Sans elle, comment la pratique peut-elle s’élever au-dessus du cercle de formes aventureuses et transmises par la tradition ? Comment la spéculation peut-elle devenir quelque chose de mieux qu’un squelette rigide et maigre ? Ou pourquoi, dans son effort pour agir au dehors et sur l’univers, votre activité pratique oublie-t-elle finalement toujours de former l’homme lui-même ? Cela vient de ce que vous l’avez opposé à l’Univers, et ne le recevez pas de la main de la religion, comme une partie de cet Univers, et comme quelque chose de sacré. Comment en est-elle réduite à cette misérable uniformité, qui ne connaît qu’un seul idéal et le pose partout comme base ? Parce que vous manquez du sentiment fondamental de la nature infinie et vivante, qui a pour symbole diversité et individualité. Tout ce qui est fini ne subsiste que par la détermination de ses limites, qui doivent être pour ainsi dire découpées de manière à se détacher de l’Infini. C’est ainsi seulement que le fini peut à l’intérieur même de ces limites être infini, et l’objet d’une formation qui lui soit propre ; sinon, vous perdez tout dans l’uniformité d’un concept général. Pourquoi la spéculation vous a-t-elle si longtemps donné des fantasmagories au lieu d’un système, et des mots en guise de pensées ? [54] Pourquoi n’était-elle que jeu vide avec des formules, qui reparaissaient toujours, sous des formes différentes, et auxquelles rien ne voulait jamais correspondre ? Parce que la religion lui faisait défaut, parce que le sentiment de l’Infini ne l’animait pas, que l’aspiration à l’Infini, le respect de l’Infini ne contraignait pas ses fines pensées vaporeuses à prendre une consistance plus ferme pour se maintenir contre la puissance de cette pression. C’est de l’intuition que tout doit partir, et celui à qui manque le désir de saisir intuitivement l’Infini, celui-là n’a pas de pierre de touche, et n’en a à vrai dire aucun besoin[12], pour savoir s’il a pensé à ce sujet quelque chose de sensé.

Et qu’adviendra-t-il du triomphe de la spéculation, de l’idéalisme achevé et arrondi, si la religion ne lui fait pas équilibre, et ne lui donne pas à pressentir un réalisme supérieur à celui qu’il se subordonne si hardiment et à si bon droit ? Il anéantira l’Univers en semblant le former[13] ; il l’abaissera au rang de simple allégorie, d’inexistante ombre portée de nos propres étroites limites. Sacrifiez avec moi respectueusement une boucle de nos cheveux aux mânes de Spinoza, le saint qui fut réprouvé ! Le haut Esprit du monde le pénétrait tout entier, l’Infini était son alpha [55] et son oméga, l’Univers était son unique et éternel amour ; il se reflétait dans le monde éternel, avec une sainte innocence et une profonde humilité, et s’en voyait lui-même le plus aimable miroir ; Il était plein de religion et plein de saint esprit ; et c’est aussi pourquoi Il reste là seul, à une hauteur où personne ne l’a atteint, maître dans son art, mais dominant de haut la gent profane, sans disciples, et sans droit de cité[14].

Intuition de l’Univers, familiarisez-vous dans un sentiment d’amitié, je vous le demande, avec cette notion ; elle est le pivot de tout mon discours, elle est la formule la plus générale et la plus haute de la religion, celle à partir de laquelle vous pouvez vous orienter en elle de tous les côtés, à partir de laquelle son être essentiel et ses limites se laissent déterminer de la façon la plus exacte[15]. Toute intuition part d’une influence de l’objet contemplé sur le contemplateur, d’une action originelle et indépendante exercée par le premier, et que le dernier accueille alors, condense et conçoit conformément à sa nature à lui. Si les irradiations de la lumière ne touchaient pas votre organe, — fait qui se produit sans aucune disposition prise par vous à cet égard, — si les plus petites parcelles des corps n’affectaient pas mécaniquement ou chimiquement les pointes de vos doigts, si la pression de la pesanteur ne vous révélait pas une résistance et [56] une limite de votre force, vous n’auriez l’intuition, la perception de rien, et ce dont vous avez ainsi l’intuition et la perception, ce n’est pas la nature des choses, mais leur action sur vous.

Ce que vous savez de ces choses, ou ce que vous croyez à leur sujet, est d’un domaine situé bien loin au delà de celui de l’intuition. Il en est de même de la religion. L’Univers est dans un état d’activité ininterrompue et se révèle à nous à chaque instant. Chaque forme qu’il produit, chaque être auquel, du fait de l’abondante plénitude de la vie, il confère une existence distincte, chaque circonstance qu’il fait jaillir de la richesse de son sein toujours fécond, est une action qu’il exerce sur nous. Par suite donc, prendre chaque chose particulière comme une partie du tout, chaque chose limitée comme une représentation[16] de l’Infini, c’est là la religion. Mais ce qui veut aller plus loin, ce qui veut pénétrer plus profondément dans la nature et la substance du tout, cela n’est plus de la religion, et, bien que cela veuille être considéré comme tel, cela retombera inévitablement dans la sphère d’une vaine mythologie[17]. Ainsi, c’était de la religion quand les Anciens, abolissant les limites du temps et de l’espace, considéraient chaque manifestation particulière de la vie, telle qu’elle se produit à travers le monde entier, comme l’œuvre et le domaine d’un être omniprésent : ils avaient eu l’intuition d’une façon particulière [57] d’agir de l’Univers, dans l’unité qui la distingue, et désignaient ainsi cette intuition. C’était de la religion quand, en toute circonstance secourable, où les lois éternelles du monde se manifestaient dans le fortuit d’une façon évidente, ils ajoutaient au dieu auquel elle se rapportait un autre nom particulier, et lui bâtissaient un temple à lui en propre consacré : ils avaient saisi un acte de l’Univers, et en désignaient ainsi l’individualité et le caractère. C’était de la religion quand ils s’élevaient au-dessus de l’âge du monde rêche, du siècle de fer, crevassé et rugueux, et cherchaient à retrouver l’âge d’or, dans l’Olympe, dans la vie joyeuse des dieux : ainsi ils contemplaient intuitivement l’activité toujours alerte, toujours vivante et heureuse du monde et de son esprit, par delà toutes les variations et tout le mal apparent, qui ne sont que le résultat du conflit de formes finies. Mais quand ils faisaient la chronique miraculeuse de la généalogie de ces dieux, ou quand une croyance ultérieure fait défiler devant nous une longue série d’émanations et de créations[18], cela est vaine mythologie. Représenter tous les faits qui se produisent dans le monde comme actions d’un dieu, cela est de la religion, cela exprime le rapport entre ces faits et un Tout infini ; mais se creuser l’esprit au sujet de l’existence de ce dieu avant le monde [58] ou en dehors du monde, cela peut être bon et nécessaire en métaphysique, dans la religion cela aussi tourne à la vaine mythologie, car cela conduit à une amplification de ce qui n’est qu’un moyen auxiliaire de présentation de la chose comme si c’en était l’essentiel, cela mène à une complète évasion hors du domaine de la religion proprement dite.

L’intuition est et demeure toujours quelque chose de particulier, de séparé et isolé, perception directe et rien de plus ; la relier à une connexion, l’intégrer dans un tout, n’est déjà plus l’affaire du sens, mais de la pensée abstraite. Il en est de même de la religion ; elle s’en tient aux expériences directes de l’existence et de l’activité de l’Univers, aux intuitions et aux sentiments particuliers ; chacune de ces dernières et chacun de ces derniers est une œuvre existant pour elle-même, sans rapport avec d’autres ou dépendance à leur égard ; de dérivation, d’enchaînement, elle ne sait rien ; parmi tout ce qui peut lui arriver, c’est ce à quoi sa nature répugne le plus. Non seulement un fait ou un acte particulier qu’on pourrait désigner comme étant en elle le fait ou l’acte originel et premier, non, tout, en elle, est immédiat et vrai pour soi.

Un système d’intuitions : pouvez-vous vous représenter vous-mêmes par la pensée quelque chose de plus bizarre ? Des manières de voir, et qui plus est, des manières de voir [59] l’Infini, se laissent-elles mettre en système ? Pouvez-vous dire : Il faut voir ceci comme cela parce qu’il a fallu voir cela ainsi ? Tout près derrière vous, ou à côté de vous peut se trouver quelqu’un à qui tout peut apparaître autrement. Ou bien les points de vue possibles auxquels un esprit peut se placer pour considérer le monde se disposent-ils peut-être à des distances mesurées, de telle sorte que vous puissiez en faire et en épuiser le compte, et déterminer exactement ce qui caractérise chacun d’eux ? Le nombre n’en est-il pas infini, et chacun d’eux est-il autre chose qu’une constante transition entre deux autres ? Je parle votre langage en posant cette question : ce serait là une tâche infinie, et vous n’êtes pas habitués à rattacher à l’expression « système » la notion de quelque chose d’infini, mais bien plutôt celle d’une chose limitée, et, dans ses limites, parfaite. Élevez-vous cependant une fois — pour la plupart d’entre vous il s’agit bien là en effet d’une élévation — à cet infini de l’intuition sensible qu’est le ciel étoilé qu’on admire et célèbre. Les théories astronomiques, qui font tourner des millions de soleils avec leurs systèmes planétaires autour d’un soleil commun, et pour celui-ci à son tour cherchent un système de mondes supérieurs qui puisse en être le centre, et ainsi de suite à l’infini dans la direction du dedans et dans celle du dehors, vous ne voudrez [60] pourtant pas désigner un tel système comme système d’intuitions en tant que tel ? La seule chose à laquelle vous pourriez donner ce nom serait le très ancien travail de ces esprits enfantins qui ont serti la masse infinie de ces phénomènes dans des images nettes, mais incomplètes, pauvres et inadéquates. Mais vous savez qu’il n’y a là aucune apparence de système, qu’entre ces images on découvre toujours de nouveaux astres, qu’à l’intérieur même de leurs limites tout est indéterminé et infini, et qu’ils restent eux-mêmes quelque chose de tout à fait arbitraire et au plus haut point mouvant. Quand vous avez persuadé quelqu’un d’inscrire avec vous sur le fond bleu des mondes l’image du Chariot, ne reste-t-il pas libre d’encercler les mondes les plus voisins dans de tout autres cadres que les vôtres ?

Ce chaos infini, dans lequel assurément chaque point représente un monde, est précisément comme tel, en fait, le symbole le plus approprié et le plus haut de la religion ; en elle comme en lui, le particulier seul est vrai et nécessaire. En elle, rien ne peut ni ne doit être démontré en partant d’autre chose, et toute généralité dans laquelle le particulier doit être intégré, toute combinaison ou liaison de ce genre, ou bien, si elle doit être rapportée à l’être intime et essentiel, a son siège dans un domaine étranger, [61] ou bien n’est qu’une œuvre du jeu de la fantaisie et du plus libre arbitraire.

Si des milliers d’entre vous pouvaient avoir les mêmes intuitions religieuses, chacun certainement tracerait d’autres cadres pour fixer l’ordre dans lequel il en a eu les visions, soit juxtaposées, soit successives ; et cela dépendrait non de la nature de son esprit, mais d’une disposition fortuite, d’un petit détail. Chacun peut avoir son agencement à lui, ses rubriques à lui ; le particulier[19], ne peut ni gagner, ni perdre par là, et quiconque se rend vraiment compte de sa religion et de ce qui en est l’essence subordonnera, à un degré très inférieur, toute cohérence apparente à l’élément particulier, et ne sacrifiera pas à la première la plus petite partie du dernier. C’est précisément en raison de cette indépendance du particulier que le domaine de l’intuition est si infini. Postez-vous au point le plus éloigné du monde des corps, de là, non seulement vous verrez les mêmes objets dans un autre ordre, de telle sorte que, si vous voulez vous en tenir à vos arbitraires tableaux imagés antérieurs, ne les retrouvant pas là où vous êtes à présent, vous serez complètement désorientés, mais de plus vous découvrirez, dans des régions nouvelles, des objets tout nouveaux. Vous ne pouvez pas dire que votre horizon, même le plus vaste, contient tout, et qu’au delà de lui il n’y ait plus rien à saisir intuitivement, [62] ou qu’à son intérieur rien n’échappe à votre œil, celui-ci serait-il le mieux armé : vous ne trouvez nulle part de limites, et votre pensée ne peut en concevoir aucune.

Cela vaut pour la religion en un sens encore bien supérieur. D’un point opposé, vous ne seriez pas seulement, dans de nouvelles régions, l’objet de nouvelles intuitions, non, dans l’ancien espace aussi, bien connu de vous, les éléments premiers se réuniraient en formant de nouvelles figures, et tout serait différent. La religion n’est pas infinie seulement parce que, même entre la même matière limitée et l’esprit, activité et passivité alternent sans fin — vous savez que là est l’unique infinitude de la spéculation, — elle n’est pas infinie seulement parce que, dans la direction de l’intérieur, elle est inachevable comme la morale. Non, elle est infinie dans toutes les directions, elle est un infini quant à la matière et quant à la forme, quant à l’être et à la vision et à la connaissance qu’on en a. Ce sentiment doit accompagner quiconque a vraiment de la religion. Chacun doit avoir conscience que la sienne n’est qu’une partie du tout, qu’à l’égard des mêmes objets qui l’affectent religieusement il y a des façons de voir tout aussi pieuses que les siennes et pourtant tout à fait différentes, et que, d’autres éléments de la [63] religion, découlent des intuitions et des sentiments pour lesquels le sens qu’il faut avoir lui fait peut-être complètement défaut. Vous voyez à quel point une belle modération, une affectueuse et accueillante tolérance jaillit directement du concept[20] de la religion, et comme elle en est inséparable.

Quelle injustice par conséquent dans votre attitude à l’égard de la religion, quand vous lui reprochez d’être animée d’un esprit de persécution et de haine, de disloquer la société, et de faire couler le sang comme de l’eau. Accusez de ces torts ceux qui corrompent la religion, la submergent sous la philosophie, veulent la jeter dans les chaînes d’un système. À quel sujet donc, en religion, s’est-on battu, a-t-on formé des partis, a-t-on allumé des guerres ? Au sujet de la morale parfois, et toujours au sujet de la métaphysique, or toutes deux n’en font pas partie intégrante. La philosophie, oui, tend à soumettre ceux qui veulent savoir à un savoir commun, vous en êtes chaque jour témoins, mais la religion ne tend pas à soumettre ceux qui croient et sentent à une même foi et à un même sentiment[21]. Sans doute elle tend à ouvrir les yeux de ceux qui ne sont pas encore capables de saisir intuitivement l’Univers, car tout voyant est un nouveau prêtre, un nouveau médiateur, un nouvel organe ; mais pour cette raison précisément elle fuit avec répugnance [64] la glabre uniformité qui détruirait de nouveau cette divine surabondance[22].

L’esprit de système assurément repousse l’élément étranger, si admissible pour la pensée, si vrai soit-il, qui, en réclamant sa place, pourrait déranger les séries bien arrêtées de son groupement à lui, et en troubler le bel ensemble. C’est dans cet esprit de système qu’est le siège des contradictions ; il ne peut pas ne pas guerroyer et persécuter, car étant donné que l’objet particulier est rapporté à un autre objet particulier et fini, l’un des deux peut assurément, du fait de son existence, détruire l’autre. Mais dans l’infini, tous les objets finis coexistent côte à côte sans se gêner ; tout est un et tout est vrai. Aussi les esprits systématiques sont-ils les seuls auteurs de tout ce mal. La Rome nouvelle, impie mais conséquente, brandit des foudres d’excommunication et expulse des hérétiques ; la Rome antique, animée d’une vraie piété et d’une religion de haut style, était hospitalière à l’égard de n’importe quel dieu, et c’est ainsi qu’elle devint pleine de dieux. Les partisans de cette lettre morte, que la religion rejette, ont rempli le monde de criailleries et de vacarme. Les vrais contemplateurs de l’Éternel ont toujours été des âmes tranquilles, ou bien isolées dans leur intimité avec elles-mêmes et l’Infini, ou bien, quand elles regardaient autour d’elles, accordant volontiers, à quiconque était capable de comprendre cette grande maxime, le droit d’être lui-même. Mais la religion considère aussi [65] avec cette largeur de coup d’œil, et ce sens de l’Infini, ce qui se trouve en dehors de son domaine propre ; elle est apte à l’universalité la plus diversifiée dans la façon de juger et de considérer les choses, et cette aptitude[23], on ne saurait en fait la tirer d’ailleurs.

Que n’importe quoi d’autre — je n’exclus ni la morale ni la philosophie, et en appelle bien plutôt à leur égard à votre propre expérience — que n’importe quoi d’autre anime un homme : sa pensée et ses aspirations, quel que soit l’objet qu’elles visent, l’enferment dans un cercle étroit, à l’intérieur duquel est enserré ce qui est pour lui le bien suprême, et hors duquel tout lui paraît vulgaire et indigne. Celui qui ne veut que penser systématiquement, agir en fonction d’un principe et d’un dessein, exécuter dans le monde ceci ou cela, celui-là inévitablement se pose lui-même des bornes, et s’oppose toujours à lui-même, comme objet de sa répugnance, ce qui ne favorise pas son comportement. Seule, la tendance à la contemplation intuitive, quand elle est dirigée vers l’Infini, met l’esprit dans un état de liberté illimitée ; la religion seule le sauve des chaînes les plus déshonorantes de l’opinion et de la cupidité. Pour elle, tout ce qui est nécessaire, et tout ce qui peut être est une vraie et indispensable image de l’Infini ; l’important pour chacun est seulement de trouver [66] le point d’où peut être découvert son rapport avec cet Infini. Si condamnable que puisse être une chose, soit par rapport à d’autres, soit en elle-même, à cet égard elle est toujours digne d’exister et d’être conservée et observée. Pour un esprit pieux, la religion confère sainteté et valeur à tout, même à ce qui est profane, même à ce qui est vulgaire, à tout ce qu’il saisit et ne saisit pas, à ce qui rentre dans le système de ses propres pensées et s’accorde avec sa manière particulière d’agir ou n’y rentre pas et ne s’accorde pas avec elle ; la religion est l’unique ennemie, et l’ennemie jurée, de toute pédanterie et de toute étroitesse[24].

Enfin, pour achever le tableau général de la religion, rappelez-vous que toute intuition, en vertu de sa nature, est liée à un sentiment. Vos organes sont les intermédiaires qui établissent la connexion entre l’objet et vous ; l’influence exercée par lui ; qui vous révèle son existence, ne peut pas ne pas les affecter de diverses manières, et ne pas produire une modification dans votre état de conscience interne. Ce sentiment, souvent il est vrai vous vous en rendez à peine compte, mais dans d’autres cas il peut atteindre à une telle violence que vous en oubliez et l’objet et vous-même ; tout votre système nerveux peut en être si pénétré que la sensation longtemps y domine [67] seule, y prolonge son écho et résiste à l’action d’autres impressions. Mais le fait qu’un acte est produit en vous, que l’activité spontanée de votre esprit est mise en mouvement, vous n’allez pourtant pas l’attribuer aux influences d’objets extérieurs ? Vous avouerez pourtant que cela dépasse de beaucoup la puissance des sentiments même les plus forts et doit avoir en vous une tout autre source. Il en est de même de la religion. Les mêmes actes de l’Univers par lesquels il se révèle à vous dans le fini établissent aussi un nouveau rapport entre lui et votre esprit, votre état intérieur. Au moment où vous le contemplez intuitivement, vous devez nécessairement être saisi de divers sentiments. Avec cette différence seulement que, dans la religion, le rapport entre intuition et sentiment n’est pas le même, est plus solide, et que la première n’est jamais prépondérante au point que le second en soit presque effacé. C’est au contraire vraiment un miracle quand le monde éternel agit sur les organes de notre esprit comme le soleil sur notre œil, au moment où il nous aveugle au point que non seulement tout le reste dans l’instant disparaît, mais qu’en outre longtemps après encore, tous les objets que nous considérons en portent la marque et sont [68] inondés de son éclat. De même que la façon particulière dont l’Univers se présente dans vos intuitions détermine la particularité de votre religion individuelle, de même la force de ces sentiments détermine le degré de la religiosité. Plus le sens est sain, plus aiguë et nette sera sa manière de saisir chaque impression ; plus le besoin d’appréhender l’Infini est irrésistible, plus sera variée la façon dont l’esprit lui-même sera partout et constamment appréhendé par lui, plus complètement le pénétreront ces impressions, plus facilement elles se réveilleront toujours de nouveau, et garderont le dessus sur toutes les autres. Voilà jusqu’où s’étend de ce côté le domaine de la religion : les sentiments qui naissent d’elle doivent nous posséder, nous devons les exprimer, les garder solidement, les manifester ; mais si vous voulez aller au delà, si vous voulez qu’ils engagent à des actions proprement dites et poussent à des actes, alors vous vous trouverez dans un domaine étranger ; et si vous prenez néanmoins cela pour de la religion, si raisonnable et louable que paraisse votre comportement, vous êtes tombés dans une superstition qui n’a rien de religieux.

Toute activité proprement dite doit être morale et peut aussi l’être, mais les sentiments religieux doivent accompagner toutes les actions des hommes comme une sainte musique ; l’homme doit [69] tout faire avec religion, rien par religion[25]. Si vous ne comprenez pas cela, que toute activité[26] doit être morale, j’ajoute que cela vaut aussi pour tout le reste[27]. L’homme doit agir avec calme, et quoi qu’il entreprenne, que cela s’accomplisse dans un esprit réfléchi et avisé. Interrogez l’homme moral, le politique, l’artiste, tous diront que c’est là leur premier précepte. Mais le calme et la sagesse réfléchie s’évanouissent quand l’être humain se laisse pousser à l’action par les sentiments violents et bouleversants de la religion.

Il n’est d’ailleurs pas naturel qu’il en arrive ainsi, par les sentiments religieux, de par leur nature, paralysent l’énergie de l’homme, et invitent celui-ci à la passivité de la calme jouissance. C’est pourquoi aussi les hommes les plus religieux, à qui manquaient d’autres stimulants d’activité, et qui n’étaient que religieux, abandonnaient le monde, et s’adonnaient complètement à la contemplation oisive[28]. L’homme doit se contraindre lui-même, et contraindre ses sentiments pieux, pour qu’ils lui arrachent des actes, et je n’ai qu’à m’en référer à vous : c’est une des accusations que vous formulez, que tant d’actes dépourvus de sens et contraires à la nature aient été amenés de cette façon. Vous voyez que je n’abandonne pas à votre jugement ces actes-là seulement, mais aussi les [70] plus excellents et les plus louables. Que des usages insignifiants soient pratiqués ou que, de bonnes œuvres soient accomplies, que des êtres humains soient immolés sur des autels sanglants ou qu’ils soient comblés de bonheur par une main bienfaisante, que la vie se passe dans une morne oisiveté ou soumise aux lois d’un ordre lourdement oppressif et sans goût, ou encore dans l’exubérante légèreté des plaisirs des sens : ce sont là choses assurément aussi différentes que le ciel l’est de la terre si la question est posée sur le plan de la morale, ou de la vie, ou des relations terrestres ; mais si l’on entend que ces actes ressortissent à la religion et soient issus d’elle, tous sont égaux entre eux, les uns comme les autres ne sont que superstition servile.

Vous blâmez celui qui laisse déterminer son attitude à l’égard d’un homme par l’impression que celui-ci fait sur lui, vous ne voulez pas que le sentiment, même le plus juste, sur la réaction d’un être humain, nous induise à des actes pour lesquels nous n’avons pas de meilleure raison ; non moins blâmable est par conséquent celui dont les actes, qui devraient toujours être orientés en vue de l’ensemble, sont déterminés simplement par les sentiments que cet ensemble éveille en lui ; on note en lui un être qui renonce à sa dignité, non seulement du point de vue de la morale, parce qu’il laisse intervenir des motifs étrangers, [71] mais aussi du point de vue de la religion elle-même, parce qu’il cesse d’être ce que seul lui donne aux yeux de celle-ci une valeur particulière : une libre partie du tout, agissant par sa propre force. Ce total malentendu, d’après lequel la religion doit agir, ne peut pas ne pas être en même temps une terrible profanation, et ne pas finir, quelque direction que prenne l’activité, dans le malheur et le désarroi.

Mais au cours d’une activité tranquille, qui doit avoir sa source en elle-même, avoir l’âme pleine de religion : c’est là le but de l’homme pieux. Ce ne sont que des mauvais esprits et non des bons qui possèdent l’homme et le poussent à agir ; la légion d’anges que le Père céleste avait envoyés à son fils n’étaient pas en lui mais autour de lui ; ils ne l’aidaient pas non plus dans toute sa manière d’agir et d’être, et n’avaient pas à le faire, mais ils versaient une douce sérénité et le calme dans son âme épuisée à force d’agir et de penser ; il lui arrivait sans doute parfois de les perdre de vue, dans les instants où toute sa force était tendue vers l’action ; mais ils revenaient alors planer autour de lui en joyeuse cohorte et le servaient[29].

Avant de vous faire pénétrer dans le détail de ces intuitions et de ces sentiments, ce qui est assurément la tâche qui m’incombe en tout premier lieu à votre égard, permettez-moi de m’arrêter d’abord un [72] instant au regret que j’ai de ne pouvoir parler que séparément des premières et des secondes. Il résulte de là que je ne puis faire entrer dans mon discours ce qu’il y a de plus subtil dans l’esprit de la religion ; son secret le plus intime, je ne peux le dévoiler que par des propos hésitants et incertains. Cela vient de ce que ces intuitions sont séparées de ces sentiments par une réflexion qui est chose nécessaire, et comment donc pourrait-on parler sur n’importe quoi qui relève de la conscience psychologique, sans passer d’abord par ce médium. Ce n’est pas seulement quand nous communiquons un acte intérieur de l’esprit, c’est aussi quand nous voulons simplement faire de lui en nous-même un objet d’observation et l’attirer sur le plan de la conscience psychologique distincte, qu’immédiatement se produit cette inévitable séparation. Le fait qui survient se combine avec la conscience originelle de notre double activité : la dominante qui se projette au dehors, et celle qui ne fait que dessiner et copier, et semble plutôt asservie aux choses ; aussitôt, à ce contact, la matière la plus simple se décompose en deux éléments opposés : les uns s’assemblent pour former l’image d’un objet, les autres se frayent un passage jusqu’au centre de notre être ; là, mêlés à nos instincts primordiaux, ils entrent en effervescence et donnent naissance à un sentiment fugitif.

En ce qui concerne l’activité créatrice la plus intime du sens religieux aussi, nous ne pouvons échapper [73] à ce destin : nous ne pouvons appeler à la surface et communiquer les produits de cette activité que sous cette forme dissociée. Mais ne croyez pas — c’est là une des erreurs les plus dangereuses — qu’intuitions et sentiments religieux puissent être originairement aussi, dans l’acte primordial de l’esprit, séparés et distincts comme ils le sont tels que nous devons malheureusement les examiner ici. L’intuition sans le sentiment n’est rien et ne peut savoir ni l’origine ni, la force qu’elle devrait avoir ; le sentiment sans l’intuition lui aussi n’est rien : tous deux ne sont quelque chose que lorsque et parce que, originairement, ils sont unis et indistincts.

Ce premier instant mystérieux qui, dans chaque perception sensible, précède la dissociation de l’intuition et du sentiment, cet instant où le sens et son objet se sont pour ainsi dire confondus et sont devenus un avant que chacun d’eux retourne à sa place primitive je sais à quel point il est indescriptible, et avec quelle rapidité il passe, mais je voudrais que vous pussiez le retenir, et le reconnaître aussi dans l’activité supérieure et divine, l’activité religieuse de l’esprit. Oh ! Si seulement il pouvait m’être rendu possible et permis de l’exprimer, ou tout au moins d’en donner un pressentiment, sans le profaner ! Il est fugitif et transparent comme le [74] premier effluve parfumé que la rosée exhale pour en saluer les fleurs à leur réveil ; il est pudique et délicatement tendre comme un baiser virginal, sacré et fécond comme un embrassement nuptial ; non, il n’est pas comme eux, il est lui-même eux. Avec une rapidité qui tient du prodige, un phénomène, une circonstance grandit jusqu’à devenir une image de l’Univers. Tandis qu’elle prend forme, cette figure aimée et toujours cherchée, mon âme vole au devant d’elle, je l’étreins dans mes bras non comme une ombre, mais comme l’être saint lui-même. Je repose sur le sein du monde infini. Dans cet instant je suis son âme, car je sens ses forces et sa vie infinie comme miennes ; dans cet instant elle est mon corps, car je pénètre ses muscles et ses membres comme les miens, et ses nerfs les plus intimes se meuvent conformément à mon sens et à mon pressentiment comme les miens propres. Le plus petit ébranlement, et la sainte étreinte se dissout, et alors seulement l’intuition se présente à moi sous la forme d’une figure séparée ; je la mesure, et elle se reflète dans l’âme comme dans l’œil entr’ouvert du jeune homme l’image de l’aimée qui se dégage de son étreinte ; alors seulement le sentiment se fraye un passage du dedans au dehors, et se répand sur sa joue comme le rouge [75] de la pudeur et du plaisir. Ce moment est la floraison suprême de la religion. Si je pouvais vous le faire éprouver, je serais un dieu — veuille seulement le sacré destin me pardonner d’avoir dû dévoiler des mystères plus qu’éleusiniens[30].

Cette heure est celle de la naissance de tout ce qu’il y a de vivant dans la religion. Mais il en est d’elle comme de la première prise de conscience de l’homme, qui se replie dans l’obscurité d’une création primordiale et éternelle, et ne laisse après elle à l’être humain que ce qu’elle a produit. Je ne peux rendre présents à votre esprit que les intuitions et les sentiments qui se développent comme suite à de semblables moments. Mais laissez-moi vous le dire : si complètement que vous compreniez ces intuitions et sentiments[31] et quand bien même vous croiriez en avoir en vous la plus claire conscience, si vous ne savez pas et ne pouvez pas faire voir qu’ils et elles sont nés en vous de semblables instants, et ont été originellement un et inséparés, dans ce cas ne cherchez pas davantage à vous persuader et à me persuader : il n’en est pas ainsi ; votre âme n’a jamais conçu ; ce sont des enfants supposés, produits d’autres âmes, que vous avez adoptés dans le sentiment secret de votre propre faiblesse. Je vous signale comme impies et éloignés de toute vie divine ceux qui se pavanent ainsi [76] faisant étalage de religion.

En voici un qui a des intuitions du monde, et des formules qui doivent les exprimer ; en voilà un autre qui a des sentiments, et des expériences intimes dont il fait des preuves documentaires de ces sentiments. Le premier entrelace ses formules ; le second tisse ses expériences, de façon à en faire une ordonnance de salut ; et maintenant, on discute combien il faut prendre de concepts et d’explications, combien d’émotions et de sentiments, pour en composer une religion ayant les qualités requises, qui ne soit ni froide ni exaltée. Ô insensés ! Hommes au cœur mou ! Ne savez-vous pas que tous ces éléments ne sont que les produits d’une décomposition du sens religieux que votre réflexion aurait dû opérer elle-même, et si vous n’avez pas conscience maintenant d’avoir eu quelque chose qu’elle pouvait décomposer, d’où tenez-vous donc ces éléments ? Vous avez de la mémoire et une faculté d’imitation ; vous n’avez point de religion. Elles ne sont pas de vous, les intuitions dont vous savez les formules qui y correspondent ; ces formules sont apprises par cœur et conservées, et vos sentiments sont imitation mimique, autant dire, physionomies étrangères, et pour cette raison, caricatures.

Et c’est de ces parcelles mortes, en voie de corruption, que vous voulez composer une religion ? On peut bien décomposer les sucs d’un corps organique en ses [77] éléments les plus riches ; mais prenez à présent ces éléments disjoints, mélangez-les dans toutes les proportions, traitez-les par tous les procédés, pourrez-vous en refaire le sang qu’élabore le cœur ? Ce qui est mort pourra-t-il circuler de nouveau dans un corps vivant et s’unir à lui ? Reconstituer les produits de la nature vivante par la combinaison de leurs éléments dissociés, aucun art humain n’y peut parvenir, et vous n’y réussirez pas avec la religion, si parfaitement que vous vous en soyez incorporé et assimilé les éléments distincts pris du dehors ; c’est du dedans qu’elle doit naître et se développer.

La vie divine est comme une plante délicate, dont les fleurs se fécondent à l’intérieur du bouton déjà, et les saintes intuitions, les sentiments saints, que vous pouvez faire sécher et conserver, sont les beaux calices et les belles corolles qui s’ouvrent tout de suite après cette opération secrète, mais pour retomber aussi tout de suite après. Cependant, il en surgit toujours aussi de nouvelles, nées de l’abondante plénitude de la vie intérieure, car la plante divine crée autour d’elle un climat paradisiaque, qu’aucune saison n’altère, et les fleurs anciennes jonchent et parent, reconnaissantes, le sol qui recouvre les racines dont elles ont été nourries, et exhalent comme un souvenir aimable leur arôme [78] vers le tronc qui les a portées. De ces boutons et de ces corolles et calices je vais à présent tresser pour vous une sainte couronne.

La nature extérieure, tenue par un si grand nombre pour le premier et plus noble temple de la divinité, pour le plus intime sanctuaire de la religion, je ne vous conduis à elle que comme à son parvis le plus extérieur[32]. Ni la crainte à l’égard des forces matérielles que vous voyez travailler activement sur cette terre, ni le plaisir que l’on prend aux beautés de la nature corporelle, ne doivent et ne peuvent vous donner la première intuition du monde et de son esprit. Ce n’est pas dans la foudre du ciel ou dans les flots terrifiants de la mer que vous devez apprendre à connaître l’Être tout puissant, ni dans l’émail des fleurs ou dans l’éclat du rouge couchant l’Être aimable et plein de bonté. Il est possible que cette crainte et cette heureuse jouissance aient toutes deux préparé d’abord les fils plus frustes de la terre à la religion ; mais ces formes d’affectivité ne sont en elles-mêmes pas la religion. Tous les pressentiments de l’invisible qui sont venus à l’homme par cette voie étaient non pas religieux mais philosophiques ; ce n’étaient pas des intuitions de ce monde et de son esprit, — car ce ne sont que des aperçus sur ce qui est particularisé, incompréhensible et incommensurable, — c’était une recherche et une investigation de la cause et [79] de la force primordiale.

Il en est de ces débuts incultes dans la religion comme de tout ce qui s’accorde avec la simplicité primitive de la nature. Tout cela n’a la force d’émouvoir ainsi l’esprit et l’âme qu’aussi longtemps que cette simplicité existe encore ; peut-être cela atteindra-t-il de nouveau, transfiguré par l’art et par le libre exercice de la volonté, au sommet de la perfection, mais c’est là un sommet que nous n’avons pas encore atteint ; sur la voie qui y conduit par la culture, tout cela s’estompe et s’évanouit inévitablement, et heureusement, car cela ne ferait qu’entraver le cheminement de cette culture. C’est la voie sur laquelle nous nous trouvons engagés, et par conséquent aucune religion ne peut nous venir par ces émotions : de l’esprit et de l’âme. Le grand but de tout le zèle avec lequel nous nous appliquons à faire la culture[33] de la terre n’est-il pas que la domination des forces de la nature sur l’homme soit anéantie, et que cesse toute crainte à leur égard ? Comment pouvons-nous par conséquent contempler intuitivement l’Univers dans ce que nous tendons à subjuguer et avons en partie déjà subjugué ? Les foudres de Jupiter ne nous effraient plus depuis que Vulcain nous a confectionné un bouclier contre elles ; Vesta abrite ce qu’elle a obtenu subrepticement de Neptune contre les coups les plus furieux de son trident, et les fils de Mars s’unissent à ceux d’Esculape pour nous garantir contre les traits les plus promptement mortels d’Apollon. C’est ainsi que [80] ces dieux, dans la mesure où c’est la crainte qui leur avait donné corps, s’anéantissent l’un l’autre, et depuis que Prométhée nous a enseigné à soudoyer tantôt l’un tantôt l’autre, l’homme domine, souriant en vainqueur, la mêlée de leur guerre générale.

Aimer l’Esprit du monde et contempler joyeusement son activité, voilà le but de notre religion, et il n’entre pas de crainte dans l’amour. Il n’en est pas autrement des beautés de ce globe terrestre, que l’homme encore enfant entoure d’un si fervent amour. Qu’est ce jeu délicat des couleurs qui réjouit votre œil dans tous les aspects du firmament, et tient votre regard attaché avec tant de complaisance sur les aimables produits de la nature végétale ? Qu’est-il, non dans votre œil, mais dans et pour l’Univers ? Car c’est ainsi que vous devriez poser la question si vous voulez qu’il soit quelque chose pour votre religion. Il disparaît, apparence fortuite, sitôt que vous pensez à la matière partout répandue dont il accompagne les développements. Réfléchissez que vous pouvez dans une cave obscure dépouiller la plante de toutes ses beautés, sans détruire sa nature ; réfléchissez que ce magnifique éclat, dans les pampres duquel toute votre âme vit en communion, consiste uniquement en ceci que les mêmes torrents de lumière se réfractent autrement dans une plus vaste [81] mer de vapeurs terrestres ; réfléchissez que les mêmes rayons du milieu du jour, dont vous ne supportez pas l’aveuglant éclat, apparaissent déjà aux hommes de l’orient comme le rougeoiement papillotant du couchant, — et vous devez pourtant tenir compte de ces faits si vous voulez considérer ces choses dans la totalité de l’ensemble, — vous trouverez alors que ces phénomènes, si fortement qu’ils vous émeuvent, ne sont cependant pas propres à ouvrir des vues intuitives sur le monde.

Peut-être un jour, élevés à un degré supérieur, trouverons-nous répandu et dominant dans toute l’étendue du monde, ce qu’ici sur terre nous avons le devoir de nous soumettre, et un saint frisson nous saisira-t-il alors tout entiers devant l’unité de la force corporelle aussi et son omniprésence ; peut-être découvrirons-nous un jour avec surprise dans cette apparence aussi le même esprit qui anime le tout ; mais ce sera autre chose, et plus haute, que cette crainte et cet amour, et maintenant les héros de la raison parmi vous n’ont pas matière à moquerie comme si l’on voulait les conduire à la religion par l’abaissement sous la matière morte et par une poésie vide ; d’autre part, les âmes sensibles ne doivent pas croire qu’il soit, si facile d’y atteindre. Assurément il y a quelque chose de plus essentiel que cela à contempler intuitivement dans la nature corporelle. L’infini de celle-ci, les masses énormes [82] éparses dans cet espace hors de proportion avec la portée de notre regard, et qui parcourent des orbites échappant à nos mesures, cela sans doute jette l’homme à genoux dans le respect qu’inspirent la pensée et la vue du monde. Seulement, je vous en prie, les sentiments que vous éprouvez alors, ne les faites pas rentrer dans la religion. L’espace et la masse ne constituent pas le monde, et ne sont pas la substance de la religion ; chercher là l’Infini, c’est une façon de penser enfantine. Quand on n’avait pas encore découvert la moitié de ces mondes, alors qu’on ne savait même pas du tout encore que des points lumineux étaient des mondes, l’univers n’était pourtant pas moins magnifique à contempler qu’à présent, et le contempteur de la religion n’avait pas davantage d’excuses. Le corps le plus limité n’est-il pas à cet égard aussi infini que ces mondes ? L’incapacité de vos sens ne peut pas faire l’orgueil de votre esprit, et quel cas l’esprit fait-il de nombres et de grandeurs, alors qu’il peut en résumer tout l’infini en petites formules et fonder là-dessus des calculs comme sur les données les plus insignifiantes ? Ce qui en fait parle à l’esprit religieux dans le monde extérieur, ce n’en sont pas les proportions de grandeur, mais les lois.

Élevez-vous, élevez vos regards jusqu’au point d’où vous pouvez saisir comment ces lois embrassent tout, de la plus grande chose à la plus petite, [83] les systèmes mondiaux stellaires et le grain de poussière qui flotte vagabond de-ci de-là dans l’air, et dites alors si vous ne voyez pas intuitivement l’unité divine et l’éternelle immuabilité du monde ?

Cependant, ce que l’œil ordinaire saisit d’abord de ces lois, l’ordre dans lequel tous les mouvements se répètent au ciel et sur la terre, la révolution déterminée des astres et le circuit régulier de toutes les forces organiques, la constante infaillibilité dans la règle du mécanisme et l’éternelle uniformité dans l’élan créateur de la nature plastique : ce n’est là que le moins important dans cette vision intuitive de l’Univers. Cette affirmation ne doit pas vous étonner[34]. En effet, si vous ne considérez d’une grande œuvre d’art qu’un fragment particulier, et si dans les parties de ce fragment à leur tour vous percevez des beautés de contours et de proportions qui paraissent être là pour elles-mêmes, contenues tout entières dans ce fragment, de telle sorte qu’on trouve entièrement en lui, sans avoir à chercher au dehors, le principe de la loi qui les règle, ce fragment ne vous semblera-t-il pas alors être une œuvre en soi et pour soi plutôt qu’une partie d’une œuvre ? Ne jugerez-vous pas que le tout, s’il était rigoureusement traité dans le même style, manquerait sans doute d’élan, de hardiesse et de tout ce qui fait pressentir un grand esprit ? Pour que vous ayez le sentiment d’une haute unité, d’un enchaînement [84] correspondant à une grande pensée, il faut nécessairement qu’à la tendance générale à l’ordre et à l’harmonie s’ajoutent, dans les parties, des rapports dont l’explication ne se trouve pas complètement en elles.

Le monde est lui aussi une œuvre dont vous ne dominez du regard qu’une partie, et si celle-ci était en elle-même complètement ordonnée et parfaite, vous n’auriez pas de l’ensemble une idée haute[35].

Vous voyez que l’irrégularité[36], qu’on veut souvent faire servir à la réfutation de la religion, a au contraire pour celle-ci, dans l’intuition du monde, une plus grande valeur que l’ordre qui s’offre d’abord à nos regards, et qui peut se déduire de la vue d’une plus petite partie. C’est pourquoi dans la religion des anciens, ce n’étaient que des divinités inférieures, des vierges du rang de servantes, qui exerçaient le contrôle sur ce qui se répète uniformément et dont la règle était déjà trouvée ; mais les exceptions que l’on ne comprenait pas, les révolutions pour lesquelles il n’y avait pas de lois, c’est cela qui était l’œuvre du père des Dieux. Les perturbations dans le cours des astres suggèrent l’idée d’une unité plus haute, d’une corrélation plus hardie, que celles que suffit à nous faire percevoir la régularité de leurs orbites, et les anomalies, les jeux sans but de la nature plastique nous contraignent à voir qu’elle traite ses formes les plus strictement déterminées avec un arbitraire, et pour ainsi dire avec une fantaisie, [85] dont nous ne pourrions découvrir la règle que d’un point de vue supérieur. Que nous sommes loin encore de celui qui serait le point de vue suprême, et combien incomplète reste par conséquent pour nous cette vue intuitive du monde ! Considérez la loi conformément à laquelle partout dans le monde, aussi loin que s’en étend votre vision, ce qui est vivant se comporte à l’égard de ce qui, par rapport à lui, est à tenir pour mort ; voyez comme tout s’alimente, et incorpore de force dans sa vie la substance morte ; voyez comme de tous côtés se pressent de notre rencontre les provisions accumulées pour tout ce qui vit, lesquelles ne sont pas substance morte, mais substance elle-même vivante et qui partout se reproduit de nouveau ; voyez comme, en dépit de la diversité des formes de la vie et de la masse énorme de matière que chacune consomme par alternances, chacune a cependant ce qui lui suffit pour parcourir le cycle de son existence, et ne succombe qu’à un destin interne, non à une insuffisance extérieure. Quelle profusion infinie se révèle ici, quelle richesse surabondante ! De quelle émotion nous saisit l’impression que nous font et cette prévoyance maternelle, et l’enfantine confiance en une douce vie à mener jusqu’au bout sans souci, comme un jeu, dans ce monde de riche plénitude ! Voyez les lys des champs, ils ne sèment ni ne moissonnent, et votre [86] Père céleste les nourrit pourtant[37], c’est pourquoi ne vous faites pas de souci. Mais cette vision joyeuse, cet esprit serein et léger, c’est aussi ce qu’un des plus grands héros de la religion a recueilli de plus haut, et même tout ce qu’il a recueilli pour la sienne, de l’intuition de la nature ; c’est dire à quel point il doit n’avoir fait place à celle-ci que dans le parvis de sa religion[38].

Sans doute cette nature nous accorde-t-elle une plus large moisson, à nous à qui une époque plus riche a bien voulu permettre de pénétrer plus profondément dans son intimité ; ses forces chimiques, les lois éternelles d’après lesquelles les corps eux-mêmes sont formés et détruits, c’est en elles que nous avons l’intuition la plus claire et la plus sainte de l’Univers. Voyez comme inclination et répulsion déterminent tout et sont partout à l’œuvre sans interruption[39] ; comme toute différence et toute opposition ne sont jamais qu’apparentes et relatives, et toute individualité se réduit à n’être qu’un nom vide[40] ; voyez comme tout ce qui est semblable tend à se dissimuler et à se répartir dissocié en milliers de figures différentes, et que vous ne trouvez nulle part quelque chose de simple, mais tout ingénieusement composé et entrelacé ; c’est là l’Esprit du monde, qui se révèle aussi parfaitement et visiblement dans les plus petites choses que dans les plus grandes ; c’est là une intuition de l’Univers qui naît et s’alimente de tout, et saisit l’âme, et [87] seul celui qui l’aperçoit réellement partout, qui non seulement dans toutes les modifications, mais dans toute existence même, ne trouve qu’une œuvre de cet esprit, une manifestation et, un accomplissement de ces lois, pour celui-là seul, tout ce qui est visible est vraiment monde, monde formé, pénétré et plein de la divinité, et un. Complètement dépourvus de toutes les connaissances qui magnifient notre siècle, cette vue de l’Univers ne manquait cependant déjà pas aux plus vieux sages de la Grèce : preuve évidente du degré auquel tout ce qui est religion dédaigne toute aide extérieure et s’en passe facilement. Si cette façon de voir s’était étendue des sages au peuple, qui sait quelle grandiose allure aurait prise sa religion ?

Mais qu’est l’amour et qu’est la répugnance ? Qu’est l’individualité et qu’est l’unité ? Ces notions, et ce n’est que par elles que la nature devient pour vous à proprement parler intuition du monde, les tenez-vous de la nature ? N’ont-elles pas leur origine à l’intérieur de l’âme[41] et n’est-ce pas en partant de là qu’elles sont interprétées relativement à la nature[42] ? C’est pourquoi aussi c’est vers l’âme que regarde en réalité la religion, et c’est de là qu’elle tire des intuitions du monde ; l’Univers se reflète dans la vie intérieure, ce n’est que par l’intérieur que [88] l’extérieur[43]. devient compréhensible. Mais l’âme aussi doit, si l’on veut qu’elle produise et nourrisse de la religion, être vue intuitivement dans un monde[44]. Laissez-moi vous découvrir un secret qui gît caché[45] dans un des documents les plus anciens de la poésie et de la religion[46].

Aussi longtemps que le premier homme fut seul avec lui-même et la nature, sans doute la divinité régnait au-dessus de lui et lui parlait de diverses façons, mais il ne la comprenait pas, car il ne lui répondait pas ; son paradis était beau, et d’un beau ciel descendait sur lui l’éclat des étoiles, mais le sens nécessaire pour comprendre le monde ne s’ouvrait pas en lui et ne jaillissait pas non plus de l’intérieur de son âme ; cependant la nostalgie d’un monde émouvait son esprit, et il assembla devant lui la création animale, cherchant si peut-être un monde s’en formerait. Alors la Divinité reconnut que son monde n’était rien tant que l’homme serait seul ; elle lui créa sa compagne, et à partir de là seulement des accents vivants et pleins d’âme retentirent en lui, alors seulement le monde prit à ses yeux forme et sens. Dans cette chair de sa chair, dans cet os de ses os, il découvrit l’humanité, et dans l’humanité le monde ; dès cet instant il fut capable d’entendre [89] la voix divine et de lui répondre, et la plus criminelle transgression des lois de cette Divinité ne l’exclut dès lors plus du commerce avec l’Être éternel[47]. Notre histoire à tous est racontée dans cette sainte légende. Pour celui qui se pose lui-même en solitaire, c’est en vain que tout est là, présent à ses yeux, car pour avoir une vue intuitive du monde et pour avoir de la religion, il faut que l’homme ait d’abord trouvé l’humanité, et il ne la trouve que dans l’amour et par l’amour. Voilà pourquoi ces deux états sont si étroitement et indissolublement unis. C’est l’aspiration à la religion[48] qui aide l’homme à parvenir à l’heureuse possession de la religion. Celui que chacun embrasse avec le plus d’ardeur, c’est celui en qui le monde se reflète le plus clairement et le plus purement ; celui que chacun aime avec le plus de tendresse, c’est celui en qui il croit trouver ramassé tout ce qui lui manque à lui-même pour réaliser en lui l’humanité. Donc, allons à l’humanité, c’est là que nous trouverons de la substance pour la religion.

Et là vous vous trouvez aussi au sein de ce qui est le plus réellement votre patrie la plus chère ; là, votre vie la plus intime s’ouvre à vous, vous voyez devant vous le but de tous vos efforts et de toute votre activité, vous sentez en même temps la poussée intérieure de vos forces, qui vous dirige constamment vers ce but. Pour vous, c’est l’humanité qui est à proprement parler l’Univers, et tout le reste vous ne le faites entrer [90] en lui que dans la mesure où cela se rapporte à elle ou l’environne. Je ne veux pas, moi non plus, vous induire à dépasser ce point de vue. Mais j’ai souvent ressenti avec une souffrance intime que, quel que soit votre amour de l’humanité et votre zèle pour elle, vos rapports avec elle soient toujours compliqués et discordants. Vous vous donnez du mal, chacun à sa manière, pour coopérer à son amélioration et à sa formation, et finalement vous laissez en plan, découragés, ce qui n’aboutit à rien. Je peux dire que cela aussi vient de votre manque de religion. Vous voulez agir sur l’humanité, et vous considérez les hommes individuellement. Ces individus vous déplaisent grandement, et parmi les mille causes que cela peut avoir, la plus belle incontestablement, et qui ne joue un rôle que chez les êtres supérieurs, est que vous êtes par trop moraux, à votre manière. Vous prenez les hommes isolément, et vous avez ainsi un idéal de l’individu, mais auquel ils ne correspondent pas[49]. Tout cela n’est qu’entreprise absurde et vous vous trouverez bien mieux sur le plan de la religion. Je voudrais vous voir seulement essayer d’opérer un échange entre les objets de votre activité et ceux de votre contemplation. Sur les individus isolés, agissez, mais dans votre contemplation, élevez-vous, sur les ailes de la religion, plus haut, jusqu’à l’humanité infinie, [91] indivisée ; que ce soit celle-là que vous cherchiez dans chaque individu : considérez comme une révélation de celle-là, à vous adressée, l’existence de chaque individu, et il ne pourra pas rester trace de tout ce qui a présent pèse sur vous. En ce qui me concerne du moins, je me vante aussi d’une certaine disposition morale, je sais apprécier, la perfection humaine, et la vulgarité, considérée en elle-même, peut presque faire déborder en moi le sentiment désagréable de la mésestime. Mais de tout cela, la religion me donne une vue grande et magnifique.

Représentez-vous en pensée le génie de l’humanité comme l’artiste le plus parfait et le plus universel[50]. Il ne peut rien faire qui n’ait son existence propre et particulière. Même là où il ne semble que préparer ses couleurs et affiner la pointe de son pinceau, naissent des traits vivants et riches de signification. Il pense ainsi en lui-même d’innombrables figures, et il leur donne forme. Des millions d’entre elles portent le costume de leur époque, et sont de fidèles images des besoins et du goût de celle-ci ; dans d’autres se montrent des souvenirs du monde antérieur ou des pressentiments d’un lointain avenir ; quelques-unes sont le moulage le plus noble et le plus exact de ce qu’il y a de plus beau et de plus divin ; d’autres sont les produits grotesques des caprices les plus originaux et les plus fugitifs d’un virtuose[51]. C’est une conception irréligieuse de croire qu’il façonne des vases [92] de l’honneur et des vases du déshonneur[52]. Ne considérez rien isolément, réjouissez-vous bien plutôt de l’existence de tout être à la place où il se trouve. Tout ce qui peut être perçu en même temps, comme si cela figurait sur une seule et même toile, fait partie d’un grand tableau historique, qui représente un moment de l’Univers. Voulez-vous mépriser ce qui rehausse les groupes principaux et donne à l’ensemble vie et plénitude ? Se refuse-t-on à ce que les figures célestes individuelles soient magnifiées par le fait que mille autres s’inclinent devant elles, et qu’on voit comme tout regarde à elles et se rapporte à elles ? Il y a en réalité dans cette façon de présenter les choses plus qu’une plate comparaison. L’humanité éternelle est infatigablement occupée à se créer elle-même, et prendre forme, sous les figures les plus variées, dans l’éphémère manifestation de la vie finie. Que pourrait bien être la répétition uniforme d’un idéal suprême, dans laquelle, abstraction faite du temps et des circonstances, les êtres humains seraient en réalité tous les mêmes, formule identique affectée seulement de coefficients différents ? Que serait-ce en regard de cette infinie variété de figures humaines[53] ?

Prenez n’importe lequel vous voudrez des éléments de l’humanité : vous trouverez chacun d’eux représenté en elle dans tous les états possibles, depuis celui de sa pureté absolue [93] presque — presque, car celle-ci ne doit se trouver nulle part absolue — à travers ceux de tous les mélanges possibles avec chacun des autres, jusqu’à celui de la saturation de tous les autres presque complète — presque, car cela aussi est un extrême qui ne saurait être atteint — et ces mélanges se présentent effectués de toutes les manières, réalisant toutes les variétés et n’omettant aucune combinaison rare. Et si vous pouvez vous imaginer encore des alliages que vous ne voyez pas réalisés, cette lacune aussi est une révélation, une révélation négative de l’Univers, une indication que, à la température actuelle du monde, cette combinaison n’est pas possible au degré requis, et ce qu’imagine à ce sujet votre fantaisie est une vision, projetée dans l’au-delà des limites actuelles du monde, une véritable inspiration divine, une prédiction prophétique, involontaire et inconsciente, de ce qui sera, un jour, dans l’avenir. Mais, de même que ce qui semble faire défaut à la diversité infinie requise n’est pas en réalité un pas assez, de même aussi ce qui, de votre point de vue, vous paraît un trop, n’en est pas un. Cette surabondance, si souvent jugée regrettable, des formes les plus communes de l’humanité, qui reviennent, toujours identiques, en mille exemplaires, la religion les déclare apparence vide. La raison[54] éternelle ordonne, et la raison finie aussi peut reconnaître que les figures [94] dans lesquelles il est le plus difficile de distinguer ce qu’elles ont de particulier sont celles dont la masse doit être la plus compacte ; chacune a pourtant quelque chose qui lui est propre ; aucun être humain n’est identiquement semblable à l’autre, et dans la vie de chacun il y a un moment quelconque, comme la fulguration de métaux moins nobles que l’argent, où, que ce soit l’effet de l’approche d’un être supérieur ou par suite de n’importe quelle secousse électrique, il peut être soulevé pour ainsi dire hors de lui-même, et se trouve porté à la cime la plus haute de ce qu’il peut être. C’est pour cet instant qu’il a été créé, c’est à cet instant qu’il a rempli sa destinée, et après, sa force vitale épuisée retombe. C’est un plaisir particulier d’aider de petites âmes à s’élever à ce moment, ou de les considérer à ce moment ; mais sans doute, toute leur existence doit nécessairement paraître superflue et méprisable à celui à qui de telles jouissances n’ont pas été dispensées.

Ainsi l’existence de chacun a par rapport à l’ensemble une signification double. Si je suspends en pensée le cours de ce mouvement d’engrenage sans répit par lequel tous les facteurs de l’humanité s’interpénètrent et sont rendus dépendants les uns des autres, chaque individu est, de par son être intime[55], un complément nécessaire de la vision intuitive totale du monde. L’un me montre comment chaque particule [95] disjointe de cette dernière, pourvu que puisse continuer à agir tranquillement en elle la poussée intérieure de création plastique qui est l’âme du tout, prend figure en formes délicates et régulières. Cet autre fait voir comment, faute de chaleur animatrice et purificatrice, la dureté de la matière terrestre[56] ne peut pas être vaincue, ou bien comment, dans une atmosphère trop violemment agitée, l’esprit le plus intérieur est entravé en son activité, de telle sorte que tout se présente sous l’aspect de l’insignifiant et de l’indiscernable. L’un apparaît comme la partie brute et animale de l’humanité, mue seulement par les premières et gauches impulsions humaines ; l’autre comme l’esprit à l’état parfaitement pur et déphlegmatisé[57] qui, séparé de tout ce qui est bas et indigne, ne fait que planer d’un pied léger au-dessus de la terre ; et tous sont là pour montrer par leur existence comment ces diverses parties de la nature humaine agissent séparées les unes des autres et en petit. N’est-il pas suffisant que, parmi cette foule innombrable, il y en ait toujours quelques-uns qui, en qualité de représentants excellents et supérieurs de l’humanité, fassent vibrer, celui-ci l’un, celui-là un autre de ces accords mélodieux qui n’ont besoin d’aucun accompagnement étranger et d’aucune résolution ultérieure, mais par leur harmonie interne ravissent et contentent l’âme entière par l’enchantement d’un seul et même son.

Que si par contre j’observe les [96] rouages éternels de l’humanité dans leur mouvement, le jeu de cet engrenage dans lequel aucun élément mobile n’est mû uniquement par lui-même, aucun élément moteur ne meut que lui-même, cet enchaînement à perte de vue ne peut que me tranquilliser puissamment au sujet de la plainte que vous formulez quand vous déplorez que raison et âme, sensualité et moralité, entendement et force aveugle, se manifestent en masses[58] si séparées. Pourquoi voyez-vous isolé tout ce qui pourtant n’agit pas isolément et pour soi ? La raison des uns et l’âme des autres s’affectent mutuellement d’une façon qui ne pourrait pas être plus pénétrante dans un seul et même sujet. La moralité qui correspond à telle sensualité déterminée est posée en dehors de celle-là ; sa domination s’en trouve-t-elle plus limitée ? Et croyez-vous que la seconde serait mieux gouvernée si la première était impartie à chaque individu en portions à peine perceptibles ? La force aveugle qui est impartie à la grande masse n’est, dans les effets qu’elle exerce sur le tout, pas abandonnée à elle-même et à un hasard brut : souvent, sans le savoir, elle est conduite par cette intelligence que vous voyez en d’autres points concentrée en si grosse masse, et la suit tout aussi inconsciemment, tenue par des liens invisibles.

Ainsi s’effacent pour moi, de mon point de vue, les contours de la personnalité qui vous semblent si nettement arrêtés ; [97] le cercle magique d’opinions régnantes et de sentiments épidémiques entoure tout du jeu de son réseau comme une atmosphère saturée de forces dissolvantes et magnétiques, elle fond l’un dans l’autre et unit tout, par la propagation la plus vivante elle met en contact agissant les objets même les plus éloignés, et les effluences de ceux en qui lumière et vérité ont leur siège indépendant, elle les transporte diligemment de côté et d’autre, de façon qu’elles pénètrent certains, et chez d’autres, illuminent leur surface d’un éclat qui fait illusion.

Voilà quelle est l’harmonie de l’Univers, la merveilleuse et grande unité dans son œuvre d’art, cette œuvre éternelle. Or vous, vous blasphémez cette magnificence, avec vos réclamations tendant à une déplorable particularisation, et cela parce que, arrêtés dans le premier vestibule de la morale, et même à l’égard de celle-ci vous en tenant encore aux éléments, vous méconnaissez la religion haute. Votre besoin se marque assez distinctement, puissiez-vous seulement vous en bien rendre compte et le contenter ! Cherchez, parmi tous les faits dans lesquels se reflète cet ordre céleste, s’il ne s’en trouve pas un qui se dévoilera à vous comme un signe divin. Faites complaisamment accueil à une vieille notion depuis longtemps rejetée, et cherchez, parmi tous les hommes saints dans lesquels l’humanité se révèle plus immédiatement, à en trouver un qui puisse être [98] le médiateur entre votre façon de penser bornée et les limites éternelles du monde ; et quand vous l’aurez trouvé, parcourez alors toute l’humanité, et laissez éclairer du reflet de cette nouvelle lumière tout ce qui jusque-là vous paraissait différent.

De ces pérégrinations à travers tout le domaine de l’humanité, la religion revient avec un sens plus aiguisé et un jugement plus formé, rentre dans son propre moi, et trouve finalement en elle-même tout ce dont elle a cherché l’assemblage tiré des régions les plus éloignées. En vous-mêmes, vous ne trouverez alors pas seulement les éléments de ce que vous avez perçu de plus beau et de plus bas, de plus noble et de plus méprisable chez d’autres comme aspects isolés de l’humanité ; en vous, vous ne découvrirez pas seulement, à des époques différentes, tous les degrés les plus divers des forces humaines. Alors, tous les innombrables mélanges d’aptitudes différentes que vous avez observés dans le caractère d’autres personnes ne vous apparaîtront plus que comme des moments stabilisés de votre propre vie. Il y a eu des instants où vous pensiez ainsi, sentiez ainsi, agissiez ainsi, où vous étiez vraiment cet homme-ci ou celui-là, malgré toutes les différences de sexe, de culture et d’entourage [99] extérieur. Vous avez vraiment revêtu successivement, dans l’ordre qui vous est propre, toutes ces figures ; vous êtes vous-mêmes un compendium de l’humanité ; votre personnalité embrasse en un certain sens toute la nature humaine, et celle-ci, dans toutes les formes qu’elle prend, n’est que votre moi propre, multiplié, plus distinctement diversifié, et pérennisé dans toutes ses modifications. Celui chez qui la religion s’est ainsi frayé la voie du retour en elle-même, et qui là aussi a trouvé l’Infini, pour celui-là, elle est à présent complète à cet égard ; il n’a plus besoin de médiateur pour n’importe quelle intuition de l’humanité, et peut en être un lui-même pour beaucoup.

Mais vous ne devez pas contempler l’humanité dans son être seulement, vous devez la contempler aussi dans son devenir ; elle aussi a une plus vaste carrière, qu’elle parcourt non pas régressivement, mais progressivement ; elle aussi est conduite par ses changements internes à un état supérieur et plus parfait. Ces progrès, la religion ne veut pas, comme on pourrait l’imaginer, les hâter ou les diriger ; elle prend son parti que le fini ne puisse agir que sur le fini ; elle ne veut que les observer, et y voir une des plus grandes activités de l’Univers.

Relier [100] les uns aux autres les divers moments de l’humanité, et deviner, en le dégageant de leur succession, l’esprit qui dirige le tout, c’est là sa tâche la plus haute. L’histoire, au sens le plus propre du mot, est l’objet le plus haut de la religion ; celle-ci commence avec l’histoire et finit avec elle, — car à ses yeux la prophétie est aussi de l’histoire, et les deux ne sont pas à distinguer l’une de l’autre — et même, toute véritable histoire a eu d’abord partout un but religieux, et est partie d’idées religieuses. C’est aussi dans son domaine qu’ont leur siège les intuitions les plus hautes et les plus sublimes de la religion. Ici vous voyez la pérégrination des esprits et des âmes, qui ailleurs semble n’être qu’une délicate fiction poétique, vous apparaître en plus d’un sens comme un merveilleux moyen ménagé par l’Univers en vue de la comparaison des diverses époques de l’humanité à la mesure d’un étalon sûr. Tantôt, après un long intervalle de temps, pendant lequel la nature n’a rien pu produire de semblable, reparaît n’importe quel individu excellent, exactement le même ; mais seuls les voyants le reconnaissent, et seuls ils jugeront, d’après les effets de ce qu’il produit alors, la manifestation des différences entre des époques diverses. Tantôt un moment particulier de l’humanité revient, tel tout à fait [101] qu’un passé lointain vous a laissé son image, et les causes différentes qui l’ont amené maintenant doivent vous faire connaître la marche de l’Univers[59] et la formule de sa loi. Tantôt le génie d’une quelconque aptitude humaine particulière, qui, après son cours ascendant, puis descendant, avait déjà achevé sa carrière, se réveille de son sommeil et, en un autre lieu, dans d’autres circonstances, reparaît, vivant une nouvelle vie, et sa maturation plus rapide, son action plus profonde, sa figure plus belle, plus vigoureuse, doivent permettre d’apprécier de combien le climat de l’humanité s’est amélioré et le sol est devenu plus apte à nourrir des plantes nobles. Ici, peuples et générations des mortels vous apparaissent de la même façon que nous sont apparus, de notre point de vue précédent, les hommes isolés. Quelques-uns dignes de respect et pleins d’intelligence, exercent avec force une action qui se prolonge à l’infini, sans considération d’espace et de temps. D’autres, quelconques et insignifiants, destinés seulement à nuancer d’une façon particulière une forme déterminée de la vie ou de l’enchaînement[60], n’ayant de vie réelle et digne d’être remarquée qu’un court moment, uniquement pour représenter une pensée, pour créer une notion, et courant après cela à la destruction, leur seule fin étant que le résultat de leur plus belle floraison puisse être enté [102] sur un autre être. De même que, grâce au dépérissement d’espèces entières, et en utilisant les ruines de générations de plantes, la nature végétale en produit et en nourrit de nouvelles, vous voyez ici la nature spirituelle aussi faire surgir des ruines d’un monde humain magnifique et beau un monde nouveau qui, des éléments décomposés et merveilleusement transformés du précédent, tire le lait nourricier de sa première force vitale.

Si ici, dans la contemplation intuitive d’une connexion générale, votre regard est si souvent conduit de façon à passer sans intermédiaire du plus petit au plus grand et, de nouveau, de celui-ci à celui-là, s’il se meut entre les deux en oscillations vivantes, jusqu’au moment où, pris de vertige, il ne peut plus discerner ni grand ni petit, ni cause ni effet, ni conservation ni destruction, alors, à ce moment, vous apparaît la figure d’un destin éternel, dont les traits portent toute l’empreinte de cet état, surprenant mélange d’entêtement rigide et de profonde sagesse, de violence brutale dépourvue de cœur, et de fervent amour qui, tantôt l’un tantôt l’autre, vous saisissent à tour de rôle, et vous invitent tantôt à un esprit de bravade impuissant, tantôt à un don de soi-même semblable à celui de l’enfant. Si vous comparez alors l’aspiration particulière, distincte, de l’individu, née de ces vues antagonistes, avec la [103] marche tranquille et uniforme du tout, vous voyez comme le haut Esprit du monde passe en souriant par-dessus tout ce qui s’oppose bruyamment à lui ; vous voyez comment sur la trace de ses pas l’auguste Némésis[61] parcourt inlassablement la terre, comme elle répartit corrections et châtiments parmi les outrecuidants qui dressent leur volonté contre celle des dieux[62], et de quelle main de fer elle fauche aussi le plus vaillant, le plus parfait qui, peut-être avec une constance louable et digne d’admiration, n’a pas voulu s’incliner sous la douceur du souffle du grand Esprit. Et si enfin vous voulez saisir le vrai caractère de tous les changements et de tous les progrès de l’humanité, la religion[63] vous fait voir comment les dieux vivants n’ont qu’une haine, celle de la mort, comment rien d’autre ne doit être poursuivi et aboli qu’elle, première et dernière ennemie de l’humanité[64]. Ce qui est brut, barbare, informe, doit être englouti et transmué en formation organique. Rien ne doit être masse morte, mue seulement par le choc mort[65] et ne résistant que par une friction inconsciente : tout doit être vie, vie ayant sa nature propre, vie composite, entremêlée au sein d’elle-même et surélevée au-dessus d’elle-même de bien des façons diverses. L’instinct aveugle, l’habitude dépourvue de toute pensée, l’obéissance morte, tout ce qui est paresse et passivité, tous ces tristes [104] symptômes de l’asphyxie de la liberté et de l’humanité doivent être anéantis. C’est dans ce sens qu’est orientée et qu’oriente la tâche de l’instant et des siècles ; c’est ici la grande œuvre de salut, incessamment poursuivie par l’éternel amour.

Je n’ai fait qu’esquisser en traits légers quelques-unes des intuitions de la religion les plus saillantes dans le domaine de la nature et de l’humanité ; ici cependant je vous ai conduits jusqu’à la limite extrême de votre horizon. C’est ici la fin[66] de la religion pour ceux pour qui humanité et Univers s’équivalent ; à partir d’ici, je ne pourrais que vous ramener à des détails particuliers, et plus minimes. Mais n’allez pas croire que ce soit ici en même temps la limite de la religion. Bien au contraire, elle ne peut à proprement parler vraiment pas rester ici stationnaire, et c’est seulement à partir de l’autre côté de ce point qu’elle peut étendre vraiment son regard au loin dans l’Infini.

Si l’humanité elle-même est quelque chose de mouvant et de plastique, si elle ne se borne pas à se présenter seulement de façons différentes dans des particularisations distinctes, s’il arrive ici et là qu’elle devient vraiment différente, ne sentez-vous pas que, dans ce cas, il est impossible qu’elle soit elle-même l’Univers. Elle est bien plutôt, à l’égard de celui-ci, dans le même rapport que les hommes isolés à son égard à elle ; elle n’est qu’une forme particulière de l’Univers, représentation d’une seule modification de ses éléments ; il doit y avoir d’autres [105] formes analogues, par lesquelles celle-ci est limitée, auxquelles par conséquent elle se trouve opposée ; elle n’est qu’un membre intermédiaire entre le particulier isolé et l’Un indifférencié, un reposoir sur la voie qui conduit à l’Infini, et il faudrait trouver dans l’homme encore un autre caractère, supérieur à son humanité, pour le rapporter, lui et ce qu’il manifeste, directement à l’Univers. Toute religion tend à de semblables pressentiments de quelque chose d’extérieur et de supérieur à l’humanité, pour être saisie et entraînée par ce qu’elles ont toutes deux en commun de supérieur ; mais c’est aussi le point où ses contours s’effacent aux yeux du vulgaire, où elle-même s’éloigne toujours plus des objets particuliers sur lesquels elle pouvait se guider pour se maintenir sur sa voie, et où l’aspiration à ce qu’il y a en elle[67] de plus haut est le plus considéré comme folie.

Qu’il suffise de cette allusion à ce qui est si infiniment loin de vous ; chaque mot de plus sur ce sujet serait un discours incompréhensible, dont vous ne sauriez ni d’où il pourrait bien venir, ni à quoi il pourrait tendre. Si seulement vous en étiez à avoir au moins la religion que vous pouvez avoir, et si vous aviez au moins conscience de celle que vous avez réellement déjà ! Car effectivement, si vous considérez seulement le peu d’intuitions[68] religieuses [106] que je viens d’esquisser à grands traits, vous trouverez qu’elles sont loin de vous être toutes étrangères. Il est sans doute bien plutôt vrai que quelque chose de ce genre a pénétré dans votre esprit. Mais je ne sais pas quel est le plus grand malheur, d’en être tout à fait privé, ou de ne pas les comprendre ; car, dans ce dernier cas aussi, elles manquent complètement leur effet dans l’âme, et ainsi vous êtes alors dupés aussi par vous-mêmes. La sanction qui atteint tout ce qui veut s’opposer à l’esprit du tout, la haine partout agissante à l’égard de tout ce qui est outrecuidant et insolent, la constante progression de toutes choses humaines vers un but, progression si certaine que même chaque pensée, chaque projet qui semble rapprocher le tout de ce but, nous les voyons réussir tout de même finalement après beaucoup de tentatives qui ont échoué : ce sont là des intuitions qui sautent aux yeux de telle sorte qu’elles peuvent être considérées comme une cause occasionnelle plutôt que comme un résultat de l’observation du monde. Beaucoup d’entre vous en ont aussi conscience, quelques-uns les appellent aussi religion, mais ils veulent que cela seul soit religion, et par là ils veulent exclure tous les autres éléments qui proviennent pourtant de la même façon d’agir [107] de l’esprit et tout à fait de la même manière.

Comment donc en êtes-vous[69] venus à ces fragments disjoints ? Je veux vous le dire. Vous ne considérez pas du tout cela comme de la religion, que vous méprisez également ; vous y voyez de la morale, et ne voulez, par cette substitution de nom, que donner à la religion — à ce qu’ensemble nous prenons à présent pour elle, — le dernier coup, le coup de mort. À ceux qui ne veulent pas le reconnaître, demandez-leur donc pourquoi, avec la plus étrange étroitesse, ils ne trouvent tout cela que dans le domaine de la moralité. La religion ne sait rien d’une préférence aussi partiale ; pour elle, le monde moral n’est pas non plus l’Univers, et ce qui ne vaudrait que pour le premier ne serait pas pour elle intuition de l’Univers. Dans tout ce qui relève de l’activité humaine, dans le jeu comme dans le sérieux, sur le plan de l’extrêmement petit comme de l’extrêmement grand, elle sait découvrir et suivre à la trace les actions de l’Esprit du monde ; ce qu’elle doit percevoir, il faut qu’elle puisse le percevoir partout, car c’est par là seulement que cela devient sien ; et ainsi elle trouve une Némésis[70] divine précisément dans le fait aussi que ceux-là justement qui, parce que, en eux-mêmes, seuls le moral ou le juridique domine, ne veulent faire de la religion qu’une annexe sans importance de la morale, et ne veulent prendre de la première que ce qui se prête à [108] être modelé de façon à prendre la figure de la seconde, dans le fait, dis-je, que par là même ceux-là corrompent irréparablement leur morale et sèment le germe de nouvelles erreurs. Il est très beau de déclarer : si l’on succombe en agissant moralement, c’est la volonté de l’Être éternel, et ce qui n’est pas fait par nous se réalisera une autre fois[71] ; mais cette noble consolation aussi n’est pas du ressort de la moralité ; pas une goutte de religion ne peut être mêlée à celle-ci sans la phlogistiquer[72] pour ainsi dire, et lui faire perdre sa pureté.

Là où se manifeste le plus distinctement cette complète inintelligence de ce qui concerne la religion, c’est dans les sentiments qui s’y rapportent, et qui sont encore le plus largement répandus parmi vous[73]. Si intimement qu’ils soient liés à ces intuitions, si nécessairement qu’ils en découlent, et si évidemment qu’ils ne soient explicables que par elles, ils n’en sont pas moins l’objet d’un radical malentendu. Quand l’Esprit du monde s’est révélé à nous majestueusement, quand nous sommes parvenus à surprendre le secret de l’activité qu’il exerce, en se conformant à des lois si grandement conçues et si magnifiques, quoi de plus naturel que d’être pénétré d’un intime respect pour l’Éternel et Invisible ? Et quand nous avons contemplé intuitivement l’Univers, et que de lui nous revenons à considérer notre moi, en comparaison [109] avec lui d’une petitesse infiniment évanescente, qu’est-ce qui peut être plus naturel à l’homme mortel qu’une vraie et sincère humilité ? Quand, dans l’intuition du monde, nous percevons aussi nos frères, et voyons clairement comme chacun d’eux est de ce point de vue, sans distinction, exactement ce que nous sommes, une représentation particulière de l’humanité, et comment l’existence de chacun d’eux est indispensable pour que nous ne soyons pas privés de la connaissance intuitive de l’humanité, quoi de plus normal que de les serrer dans nos bras tous indifféremment, sans tenir compte des différences même entre les opinions et la force de l’esprit, avec un amour et une sympathie jaillis du fond du cœur ? Et si, de leur connexion avec le tout, notre regard se reporte à leur influence sur les événements qui nous sont personnels, et qu’alors se présentent à nos yeux les êtres qui se sont relâchés dans leurs efforts pour élargir et isoler leur propre existence éphémère, et cela dans l’intérêt de la nôtre pour la maintenir, comment pourrons-nous ne pas nous sentir particulièrement apparentés avec ceux dont l’activité a un jour été une activité de combat pour notre existence, et a mené celle-ci à bien au prix de dangers pour eux-mêmes ? Sentiment de reconnaissance, qui nous pousse à honorer en eux des êtres qui se sont déjà unis au Tout, et ont conscience de vivre dans le Tout.

Si au contraire [110] nous considérons l’habituelle conduite des hommes qui ne savent rien de cette dépendance[74], que voyons-nous ? Nous les voyons saisir et retenir et cette chose-ci et cette chose-là, en vue de retrancher leur moi derrière maint rempart extérieur, afin de pouvoir mener leur vie à part, dirigée à leur propre gré, sans que l’éternel courant du monde y détraque rien ; nous voyons comment alors, nécessairement, le destin balaie tout cela de son flot, et les blesse eux-mêmes, les tourmente de mille façons ; quoi de plus naturel alors que la pitié la plus cordiale pour toute la souffrance et les douleurs qui naissent de ce combat inégal, et pour tous les coups que la redoutable Némésis distribue de tous côtés ? Et quand nous sommes arrivés à discerner ce qui, dans la marche de l’humanité, est toujours maintenu et favorisé de façon á progresser, et ce qui doit inévitablement, tôt ou tard, être vaincu et détruit, au cas où cela ne se prête pas à la transformation et au changement, si alors, détournant notre regard de cette loi, nous le portons sur notre propre activité dans le monde, quoi de plus naturel qu’un bourrelant repentir de tout ce qui en nous est hostile au génie de l’humanité, que l’humble vœu de se concilier la divinité, que l’ardent désir de faire demi-tour[75], [111] et de nous réfugier, avec tout ce qui nous appartient, dans ce domaine saint, le seul où il y ait sécurité à l’égard de la mort et de la destruction. Tous ces sentiments sont religion, et de même tous ceux aussi dans lesquels d’une part l’Univers et d’autre part, d’une façon quelconque, votre propre moi, sont les deux points entre lesquels l’âme oscille. Les anciens le savaient bien : ils appelaient tous ces sentiments piété, et les rapportaient directement à la religion, dont c’était là pour eux la partie la plus noble[76].

Vous aussi, vous les connaissez. Mais quand il vous arrive de ressentir quelque chose de ce genre, vous voulez vous persuader que cela ressortit à la morale, et c’est dans la morale que vous voulez faire leur place à ces sentiments. Or, la morale n’est pas disposée à les accueillir et ne les tolère pas. Elle n’admet dans sa sphère aucun amour, aucune inclination, mais seulement l’activité, une activité dont le mobile est tout intérieur, et qui n’est pas produite par la considération de son objet extérieur. Elle ne connaît de respect qu’à l’égard de sa propre loi ; elle condamne comme impur et entaché d’intérêt personnel ce qui peut être un effet de la pitié ou de la reconnaissance ; elle humilie, et même méprise l’humilité, et si vous parlez de repentir, elle parlera de perte de temps que vous augmentez inutilement. Votre sentiment le plus intime doit d’ailleurs lui donner raison, en ceci que toutes ces affections de la sensibilité n’ont pas [112] en vue l’activité ; elles surviennent pour elles-mêmes et finissent en elles-mêmes, fonctions de votre propre vie la plus intime et la plus haute[77]. Pourquoi, par conséquent, vous débattez-vous et demandez-vous grâce pour elles là où ce n’est pas leur place ? Consentez plutôt à reconnaître qu’elles sont religion, vous n’aurez ainsi plus rien d’autre à réclamer pour elles que leur propre droit strict, et vous ne vous duperez plus vous-mêmes avec des prétentions sans fondement que vous êtes disposés à élever en leur nom. Que ce soit dans la morale ou n’importe où ailleurs que vous trouviez de semblables sentiments, ils n’y sont qu’usurpés ; faites-les rentrer dans la religion, c’est à elle seule qu’appartient ce trésor, et en tant que leur propriétaire, elle est à l’égard de la moralité, comme de tout ce qui est objet de l’activité humaine, non pas servante, mais indispensable amie, porte-parole et médiatrice pleinement qualifiée auprès de l’humanité. Tel est le niveau où se situe la religion, et en particulier ce qu’il y a en elle d’activité spontanée : ses sentiments.

J’ai déjà fait allusion une fois au fait qu’elle seule donne à l’homme l’universalité ; je peux à présent m’expliquer mieux à ce sujet. Dans toute activité et tout effort pour produire un effet, une action, que ce soit sur le plan moral, philosophique ou artistique, l’homme doit tendre à la virtuosité[78], et toute virtuosité impose des limites, et rend froid, étroit [113] et dur. Elle dirige l’esprit de l’homme sur un point avant tout, et ce point est toujours quelque chose de fini. L’homme peut-il, en progressant ainsi d’une œuvre limitée à une autre, également limitée, user vraiment toute sa force infinie ? La plus grande partie n’en restera-t-elle pas bien plutôt inutilisée, et né se retournera-t-elle par suite pas contre lui-même et le consumera ? Combien d’entre vous sombrent uniquement parce qu’ils sont trop grands pour eux-mêmes : une surabondance de force et d’élan créateur, qui ne les laisse pas même aborder une œuvre, parce qu’aucune n’y serait proportionnée, les pousse inconstants de-ci de-là et cause leur perte[79]. Voulez-vous peut-être parer à ce mal aussi, en statuant de nouveau que celui pour qui un de ces trois objets de l’effort humain, l’art, la science, et la vie[80] est trop grand, doit les réunir tous trois ou, si vous en connaissez d’autres encore, les réunir aussi avec ceux-là ? Cela répondrait sans doute à votre vieux désir toujours renaissant d’avoir partout l’humanité tout d’une pièce. Si seulement c’était possible ! Si seulement ces objets, sitôt que l’un d’eux frappe l’œil isolément, ne stimulaient pas l’esprit de la même façon, et ne visaient pas à dominer ! Chaque tendance veut exécuter des œuvres, chacune a un idéal auquel elle tend, et [114] une totalité à laquelle elle veut atteindre, et cette rivalité finit inévitablement par la victoire de l’une d’elle qui refoule l’autre.

À quoi par conséquent l’homme doit-il employer la force que lui laisse toute application réglée et méthodique de son besoin de création plastique ? Il ne doit pas l’employer à vouloir de nouveau former quelque chose d’autre, en travaillant à un autre objet fini, mais à se laisser impressionner par l’Infini, sans exercer d’activité déterminée, et à manifester dans tous les genres de sentiments religieux sa réaction à l’égard de cette action. Quel que soit celui de ces objets que vous ayez choisi pour votre activité, soit libre soit méthodique, en partant de n’importe lequel, il suffit de peu de sens pour trouver l’Univers, et dans ce dernier vous découvrez alors tous les autres comme son injonction, sa suggestion, ou sa révélation ; les contempler et les considérer ainsi dans l’ensemble total, et non comme quelque chose de distinct et ayant sa détermination en soi, c’est la seule manière dont vous puissiez, après avoir choisi une direction pour votre esprit, vous approprier aussi ce qui se trouve en dehors d’elle, et cela non pas de nouveau par caprice[81], en tant qu’art, mais par instinct pour l’Univers, en tant que religion. Sous la forme religieuse aussi, ces objets rivalisent de nouveau entre eux, et par suite, [115] la religion aussi apparaît morcelée comme poésie de la nature, philosophie de la nature, ou morale naturelle, plus souvent que complète et réunissant tout dans la totalité de la forme qu’elle peut revêtir.

Ainsi l’homme adjoint au fini, vers lequel le pousse le caprice de sa volonté, un infini ; à sa tendance orientée vers la concentration, en vue d’un objet déterminé et complet, il adjoint l’extensivité du flottement dans l’indéterminé et l’inépuisable. C’est ainsi qu’il procure au superflu de sa force un débouché infini, et rétablit l’équilibre et l’harmonie de son être, irréparablement perdus s’il s’abandonne à une direction particulière sans avoir en même temps de la religion. La virtuosité[82] d’un homme n’est pour ainsi dire que la mélodie de sa vie, et reste réduite à quelques sons discontinus s’il n’y ajoute pas la religion. Celle-ci accompagne cette mélodie de variations infiniment riches dans tous les tons qui ne lui sont pas complètement contraires, et transforme ainsi le simple chant de la vie en une magnifiquement polyphonique harmonie.

Si ce que j’ai indiqué, d’une façon j’espère suffisamment compréhensible pour vous tous, constitue à proprement parler l’essence de la religion, il n’est pas difficile de répondre à la question qui se pose : où donc doivent prendre place [116] ces thèses doctrinales, ces dogmes, dans lesquels on fait communément voir la teneur de la religion ? Quelques-uns ne sont que des expressions abstraites d’intuitions religieuses, d’autres sont libres réflexions sur les opérations[83] originelles du sens religieux, résultats d’une comparaison entre la vision religieuse et la vulgaire. Prendre le contenu d’une réflexion pour l’essence de l’action sur laquelle on réfléchit, c’est là une erreur si habituelle que vous ne serez sans doute pas surpris de la rencontrer ici aussi. Miracles, inspirations, révélations, sensations ou sentiments surnaturels, on peut avoir beaucoup de religion sans s’être jamais heurté à l’une quelconque de ces notions[84] ; mais quiconque réfléchit sur sa religion dans un esprit de comparaison, les trouve inévitablement sur son chemin et ne peut absolument pas les tourner. Prises en ce sens, toutes ces notions rentrent assurément dans le domaine de la religion, et cela d’une façon inconditionnée, sans qu’on ait le droit de déterminer en rien les limites de leur application. Les discussions sur ces problèmes : quelle circonstance est à proprement parler un miracle et en quoi consiste à proprement parler son caractère distinctif ? combien peut-il bien y avoir de révélations, et dans quelle mesure et pourquoi peut-on y croire [117] vraiment ? et la tendance manifeste à écarter tout cela par la négation autant que le permettent les convenances et les égards, dans la folle idée qu’on rend par là service à la philosophie et à la raison : tout cela n’est qu’une des opérations enfantines des métaphysiciens et des moralistes sur le plan de la religion. Ils embrouillent tous les points de vue, et font à la religion la mauvaise réputation de prétendre, elle, à la valeur universelle[85] des jugements scientifiques et physiques. Je vous en prie, ne vous laissez pas troubler, au détriment de la religion, par leurs disputes sophistiques, et l’hypocrisie de faux dévots avec laquelle ils cachent ce qu’ils voudraient si volontiers publier. La religion vous laisse, si hautement qu’elle revendique toutes ces notions décriées, votre physique et, Dieu voulant, votre psychologie aussi, intactes.

Qu’est-ce qu’un miracle ? Dites-moi donc dans quelle langue — je ne parle naturellement pas de celles qui, comme la nôtre, sont nées après le déclin de toute religion — dans quelle langue cela signifie autre chose qu’un signe, une indication allusive[86] ? Et ainsi toutes ces expressions ne désignent rien d’autre que le rapport immédiat d’un phénomène avec l’Infini, avec l’Univers. Mais cela exclut-il l’existence [118] d’un rapport tout aussi immédiat avec le fini et la nature ? Miracle n’est que le nom religieux pour événement[87]. Tout événement, quel qu’il soit, même le plus naturel et le plus habituel, dès qu’il se prête à ce que la façon religieuse de le considérer puisse être la dominante, est un miracle. Pour moi, tout est miracle, et au sens qui est le vôtre, cela seul est à mes yeux un miracle, à savoir quelque chose d’inexplicable et d’étranger, qui n’en est pas un au sens qui est le mien. Plus vous seriez religieux, plus vous verriez partout des miracles, et toute discussion qui se poursuit, entre avis opposés, sur la question de savoir si tel événement particulier mérite d’être appelé de ce nom, ne me donne que l’impression douloureuse de la pauvreté, de la déficience du sens religieux des disputeurs. Les uns prouvent cette misère en protestant partout contre le miracle, les autres par l’importance qu’ils attachent à telle ou telle circonstance particulière, et par le fait qu’un phénomène doit avoir un aspect étrange et merveilleux pour être à leurs yeux un miracle.

Qu’appelle-t-on révélation ? Toute intuition de l’Univers originale et nouvelle en est une, et chacun doit savoir mieux que quiconque ce qui est pour lui original et nouveau, et si quelque chose de ce qui, en lui, était spontanément original, est pour vous encore nouveau, sa révélation en est une pour vous aussi, et je vous conseille de l’examiner [119] avec soin.

Que signifie le mot inspiration ? Ce n’est que le nom religieux donné à la liberté. Toute action libre qui devient un acte religieux, toute communication d’une intuition religieuse, toute expression d’un sentiment religieux qui se communique réellement, de telle sorte que cette intuition de l’Univers passe aussi à d’autres, tout cela était la suite d’une inspiration, car c’était une action de l’Univers, exercée par un individu sur d’autres.

Toute anticipation de la seconde moitié d’un événement religieux, quand la première est donnée, est un oracle, et il était très religieux de la part des anciens Hébreux de mesurer la divinité d’un prophète, non à la difficulté de la prédiction, mais tout simplement d’après l’issue, car on ne peut pas savoir si un homme s’entend à la religion avant de voir s’il a exactement saisi l’aspect religieux de cet objet précis qui l’affectait.

Que sont les grâces divines[88] ? Tous les sentiments religieux sont surnaturels, car ils ne sont religieux que dans la mesure où ils sont effet immédiat de l’Univers, et n’est-ce pas celui qui les éprouve qui doit le mieux juger s’ils ont ce caractère ?

Toutes ces notions — si l’on admet que la religion doit avoir des notions — sont les premières et les plus essentielles ; [120] elles caractérisent de la façon la plus particulière la conscience qu’un homme a de sa religion. Elles sont d’autant plus importantes qu’elles ne désignent pas seulement quelque chose qui peut être général dans la religion, mais précisément ce qui en elle doit être général. Je vais jusqu’à dire : celui qui ne voit pas des miracles lui apparaître, qui en sont pour lui en particulier, du point de vue d’où il considère le monde ; celui dans l’intérieur de qui ne montent pas des révélations qui lui sont propres, quand son âme aspire à s’imprégner de la beauté du monde et à être pénétré de son esprit ; celui qui ne sent pas ici et là, avec la conviction la plus vivante, qu’un esprit divin le poussé, et qu’il parle et agit mû par une inspiration sainte ; celui qui n’a pas tout au moins, — car c’est là en fait le degré le plus bas, — conscience de ses sentiments comme effets d’une action immédiate exercée en lui par l’Univers, et ne discerne pas d’autre part en eux quelque chose qui leur est propre, et ne saurait être imité, et atteste qu’ils n’ont qu’en lui toute leur origine : celui-là n’a pas de religion.

Croire, ce qu’on appelle communément ainsi, admettre ce qu’un autre a fait, vouloir, penser et sentir à la suite ce qu’un autre a pensé et senti, c’est là un asservissement dur et indigne, au lieu d’être ce qu’il y a de plus haut [121] dans la religion comme on le croit ; cela doit être déposé au préalable par quiconque veut pénétrer dans son sanctuaire. Vouloir posséder et conserver cette croyance, prouve qu’on est inapte à la religion ; l’exiger d’autrui, montre qu’on ne la comprend pas. Vous, vous voulez marcher partout sur vos propres jambes et suivre votre propre voie ; que cette volonté digne de respect ne soit pas pour vous un motif de crainte qui vous détourne de la religion. Elle n’est pas un esclavage ni une captivité. Ici aussi vous devez vous appartenir à vous-mêmes, et c’est même la seule condition requise pour que vous puissiez en devenir participants.

Tout homme, à part quelques rares élus, a besoin sans doute d’un médiateur, d’un guide qui éveille du premier sommeil son sens pour la religion, et lui donne une première direction, mais ce ne doit être là qu’un état passager ; chacun doit ensuite voir par ses propres yeux, et produire lui-même la contribution qu’il ajoute aux trésors de la religion ; sinon il ne mérite aucune place dans son domaine, et n’en obtient non plus aucune. Vous avez raison de mépriser les indigents qui ne savent que prier à la suite, qui tirent toute leur religion d’un autre, ou la suspendent à un livre mort, sur lequel ils jurent et d’où ils démontrent. Toute écriture sainte n’est qu’un [122] mausolée de la religion, un monument attestant qu’un grand esprit a été là, qui n’y est plus. Car s’il était encore vivant et agissant, comment attribuerait-on une aussi grande valeur à la lettre morte, qui ne peut être de lui qu’un faible décalque. Ce n’est pas celui qui croit à une sainte écriture qui a de la religion, mais seulement celui qui n’en a pas besoin, et même serait capable d’en produire une lui-même[89]. Et précisément ce mépris que vous témoignez à l’égard des indigents et inermes sectateurs de la religion chez lesquels, faute de nourriture, elle est morte avant de naître, précisément ce dédain me prouve qu’il y a en vous-mêmes une aptitude à la religion, et l’estime que vous avez toujours témoignée à l’égard de tous ses vrais héros me confirme dans cette opinion, quelle que soit votre révolte contre la façon dont on a abusé d’elle, et l’a déshonorée par un culte idolâtre.

Je vous ai montré ce qu’est à proprement parler la religion. Avez-vous trouvé là n’importe quoi qui fût indigne de votre culture et de la plus haute culture humaine ? N’êtes-vous pas contraints, de par les lois éternelles de la nature spirituelle, d’aspirer d’autant plus anxieusement à l’Univers, et à une union avec lui opérée par vous-mêmes, que vous êtes en lui plus à part et isolés [123] par la formation et l’individualité les plus déterminées ? Et n’avez-vous pas souvent ressenti cette sainte aspiration comme quelque chose d’inconnu ? Prenez donc conscience, je vous en conjure, de cet appel de votre nature la plus intime, et suivez-le. Bannissez la fausse pudeur à l’égard d’un siècle qui doit non pas vous déterminer mais être déterminé et façonné par vous ! Revenez à ce qui vous importe tant, à vous particulièrement, et dont vous ne pouvez pas être violemment séparés sans que cela détruise inévitablement la plus belle partie de votre existence.

Mais il me semble probable que beaucoup d’entre vous ne croient pas que je puisse avoir achevé ma tâche présente en m’arrêtant, ici, et que vous êtes tout de même d’avis qu’on ne peut pas avoir parlé à fond de la religion quand on n’a rien dit de l’immortalité, et autant dire rien de la Divinité. Rappelez-vous, je vous prie, comme je me suis dès le début élevé là-contre, déclarant que ce ne sont pas là ni le point ni les éléments principaux de la religion[90], rappelez-vous également que, quand j’ai esquissé les contours de celle-ci, j’ai aussi indiqué la voie sur laquelle on peut trouver la Divinité ; qu’est-ce donc qui vous manque encore et pourquoi devrais-je accorder une [124] des sortes d’intuitions religieuses plus qu’aux autres ?

Mais je ne veux pas que vous pensiez que j’ai peur de dire un mot pertinent sur la divinité, retenu par l’idée qu’il est dangereux d’en parler avant qu’une définition de Dieu et de l’existence ayant force de loi devant les tribunaux ait vu le jour, et ait été sanctionnée dans l’Empire allemand. Je ne veux pas d’autre part que vous croyiez que je joue le jeu d’une pieuse duperie et que j’aie le dessein, pour me faire tout à tous, de déprécier, avec une feinte indifférence, ce qui doit avoir pour moi une beaucoup plus grande importance que je ne veux l’avouer. Je vais donc m’expliquer un instant encore avec vous, et chercher à vous faire comprendre distinctement que, pour moi, la Divinité ne peut être autre chose qu’un genre particulier d’intuition religieuse, dont les autres sont indépendantes comme elles le sont de toutes, et que de mon point de vue et d’après mes idées que vous connaissez, la profession de foi « pas de Dieu, pas de religion », est sans aucun fondement. Sur l’immortalité aussi je vous dirai mon opinion sans détour.

Tout d’abord, dites-moi, qu’entendez-vous par la Divinité, et que voulez-vous entendre par là[91] ? Car cette définition ayant force de loi dont je parlais tout à l’heure, elle n’existe pourtant pas, et il est évident [125] que les plus grandes différences se donnent cours à ce sujet. Pour la plupart, Dieu n’est manifestement pas autre chose que le génie de l’humanité[92]. L’homme est le prototype de leur Dieu, l’humanité est tout pour eux, et c’est d’après ce qu’ils considèrent comme les événements et les directives de l’humanité qu’ils déterminent les manières de penser et sentir et l’essence de leur Dieu. Or, je vous l’ai dit assez distinctement, l’humanité n’est pas mon tout ; ma religion est aspiration à un Univers dont l’humanité, avec tout ce qui y ressortit, n’est qu’une infiniment petite partie, qu’une forme particulière, éphémère[93], dès lors, un Dieu qui ne serait que le génie de l’humanité peut-il être la cime suprême de la religion ? Il peut y avoir des esprits plus poétiques, et, je l’avoue, je crois que ceux-là occupent un degré supérieur, pour lesquels Dieu est un individu tout à fait différent de l’humanité, exemplaire unique d’une espèce, particulière, et s’ils me montrent les révélations par lesquelles ils connaissent un tel Dieu, — un ou plusieurs, je ne méprise rien tant en religion que le nombre —, ce sera pour moi une découverte très bienvenue, et certainement de cette révélation en sortiront et se développeront en moi plusieurs autres ; mais j’aspire à plus qu’une espèce[94] en dehors [126] et au-dessus de l’humanité[95], et chaque espèce, avec son individu, est subordonnée à l’Univers : par suite, Dieu, pris dans ce sens, peut-il être pour moi autre chose qu’une intuition parmi d’autres ? Cependant, tout cela peut n’être que des concepts incomplets de Dieu. Allons tout de suite au plus haut d’entre eux, à celui d’un Être suprême, d’un Esprit de l’Univers, qui le gouverne avec liberté et intelligence[96], de cette idée encore, la religion n’est pourtant pas dépendante. Avoir de la religion, c’est saisir intuitivement l’Univers[97], et c’est sur la manière dont vous le saisissez, sur le principe que vous trouvez à la base de ses actions, que repose la valeur de votre religion. Si vous ne pouvez pas nier que l’idée de Dieu s’accommode de n’importe quelle intuition de l’Univers, vous devez accorder aussi qu’une religion sans Dieu peut être meilleure qu’une autre avec Dieu.

Pour l’homme inculte, qui n’a qu’une idée confuse du Tout et de l’Infini, et n’est doué que d’un instinct obscur, l’Univers dans ses actes se présente comme une unité dans laquelle il n’y a à distinguer aucune diversité, comme un chaos uniforme dans la confusion, sans division en parties, sans ordre ni [127] loi, dont rien ne peut être disjoint de manière à former quelque chose de distinct, sinon en le découpant arbitrairement[98] dans le temps et l’espace. Si un tel homme n’éprouve pas le besoin d’animer cet Univers, un destin aveugle représente pour lui le caractère du Tout ; s’il éprouve ce besoin, son Dieu devient un être sans qualités déterminées, une idole, un fétiche, et s’il en admet plusieurs, ils ne peuvent être distingués les uns des autres que par les limites arbitrairement tracées de leurs domaines. À un autre degré de la culture, l’Univers se présente comme une pluralité sans unité, comme une diversité indéterminée d’éléments et de forces hétérogènes, dont la lutte constante et éternelle détermine les manifestations. Ce n’est pas un destin aveugle qui le caractérise, mais une nécessité motivée, qui implique la tâche de rechercher la cause fondamentale et les connexions, avec la claire conscience de ne jamais pouvoir les trouver. Si l’idée d’un Dieu est mise en rapport avec cet Univers, elle se décompose naturellement en une infinité de parties ; chacune de ces forces, chacun de ces éléments dans lesquels il n’y a aucune unité, reçoit son âme à part ; des dieux naissent en nombre infini, qui peuvent être distingués les uns des autres par des objets différents de leur activité, par des inclinations et des façons de penser ou de sentir différentes. Vous ne [128] pouvez pas ne pas accorder que cette intuition de l’Univers est infiniment supérieure en dignité à la précédente ; ne devrez-vous pas convenir aussi que celui qui s’est élevé jusqu’à elle, mais s’incline devant la nécessité éternelle et inaccessible sans avoir l’idée de dieux, a pourtant plus de religion que le grossier adorateur d’un fétiche ?

Eh bien, montons plus haut encore, là où tous les antagonismes se réconcilient dans l’unité retrouvée, où l’Univers se présente comme totalité, comme unité dans la pluralité, comme système, et ainsi mérite le nom auquel il n’a pas droit jusque-là. Celui qui le saisit intuitivement ainsi comme un et tout, ne devrait-on pas, même s’il n’a pas l’idée d’un dieu, lui reconnaître plus de religion qu’au polythéiste le plus cultivé ? La place de Spinoza[99] n’est-elle pas au-dessus de celle d’un pieux Romain autant que celle de Lucrèce au-dessus de celle d’un adorateur de fétiches ? Mais c’est la vieille inconséquence, c’est le signe irrécusable de l’inculture, de rejeter le plus loin qu’on peut ceux qui ont place au même échelon que soi, pour peu que ce soit en un autre point de cet échelon !

Laquelle de ces intuitions de l’Univers un être humain s’approprie, cela dépend de son sens pour l’Univers, et là est la vraie mesure de sa religiosité ; qu’il ait ou non un dieu pour son intuition, cela dépend du sens où s’oriente [129] son imagination créatrice[100]. Dans la religion, l’Univers est saisi intuitivement, il est posé comme primordialement agissant sur l’homme. Si votre imagination est liée à la conscience de votre liberté au point de ne pas pouvoir penser ce qu’elle est obligée de penser comme agissant primordialement sous une autre forme que celle d’un être libre, soit, l’esprit de l’Univers, elle le personnifiera alors, et vous aurez un dieu. Si elle est liée à l’intelligence de telle sorte qu’il est toujours clair à vos yeux que la liberté n’a de sens que dans le particulier et pour le particulier, soit, vous aurez alors un monde, et pas de dieu.

Quant à vous, j’espère que vous ne considérerez pas comme un blasphème que la foi en Dieu dépende de l’orientation de l’imagination ; vous n’êtes pas sans savoir que l’imagination créatrice est-ce qu’il y a de plus haut et de plus spontané dans l’homme, et qu’en dehors d’elle, tout n’est que réflexion sur elle[101] ; vous n’êtes pas sans savoir que c’est cette imagination qui crée pour vous le monde, et que vous ne pouvez avoir de dieu sans monde[102]. J’ajoute que ce qui vient d’être dit ne rendra personne moins certain de l’existence de Dieu, et que nul ne se soustraira plus facilement à la quasi inéluctable nécessité de l’admettre parce qu’il n’ignore pas d’où lui vient cette nécessité. [130] Ainsi donc, dans la religion, l’idée de Dieu n’a pas une place aussi haute que vous le pensez.

Aussi bien, parmi les hommes vraiment religieux, n’y a-t-il jamais eu de zélateurs, d’exaltés ou de mystiques passionnés pour l’existence de Dieu ; ils ont vu à côté d’eux avec un grand calme ce qu’on appelle athéisme, et il y a toujours eu quelque chose qui leur paraissait plus irréligieux que cela. Dieu aussi ne peut pas intervenir dans la religion autrement qu’agissant, et personne encore n’a nié une vie et une activité divines de l’Univers[103], et la religion n’a rien à faire avec le dieu existant et imposant sa volonté, de même que le dieu de la religion n’est utile en rien aux physiciens et aux moralistes, dont ce sont là et seront toujours les tristes malentendus. Le dieu agissant de la religion ne peut pas garantir notre félicité, car un être libre ne peut pas vouloir agir sur un être libre autrement qu’en se faisant connaître de lui, que ce soit par la douleur ou par le plaisir, peu importe. Cet être ne peut pas non plus nous inciter à la moralité, car il n’est pas considéré autrement qu’agissant ; or sur notre moralité, rien ne peut agir, on ne peut concevoir aucune action exercée sur elle.

Quant à ce qui concerne l’immortalité, je ne poux cacher que la façon de [131] la comprendre et d’y aspirer est[104] chez la plupart des hommes tout à fait irréligieuse, tout à fait contraire à l’esprit de la religion ; leur souhait d’être immortel n’a d’autre raison que l’aversion à l’égard de ce qui est le but de la religion. Rappelez-vous comme tout dans celle-ci tend à ce que les contours nettement découpés de notre personnalité se prêtent à plus d’extension, de manière à se perdre peu à peu dans l’infini, tend à ce que par la vision intuitive de l’Infini nous devenions autant que possible un avec lui ; ces désireux d’immortalité au contraire regimbent contre l’Infini ; ils ne veulent pas sortir de la limitation à laquelle ils sont habitués[105], ils ne veulent rien être qu’eux-mêmes et sont anxieusement soucieux de leur individualité[106]. Rappelez-vous comme le but suprême de la religion était de découvrir un Univers au delà et au-dessus de l’humanité, et comme son unique plainte était qu’on n’y réussisse pas bien dans ce monde ; mais ces gens-là ne veulent pas même saisir la seule occasion qui s’offre de dépasser l’humanité, celle qui leur est offerte par la mort[107] ; ils se demandent avec inquiétude comment ils prendront l’humanité avec eux de l’autre côté de ce monde, et aspirent tout au plus à avoir des yeux portant plus loin et de meilleurs membres. Mais l’Univers[108] leur parle comme il est écrit : celui qui perd sa vie pour l’amour de moi la conservera, et celui qui veut la conserver [132] la perdra[109]. La vie qu’ils veulent conserver est une vie misérable, car si ce qui leur importe c’est l’éternité de leur personne, pourquoi ne se soucient-ils pas tout aussi anxieusement de ce qu’ils ont été que de ce qu’ils seront, et que leur sert le « en avant » si le « en arrière » ne leur est tout de même pas possible ? La recherche monomane d’une immortalité qui n’en est pas une, et dont ils ne sont pas les maîtres, leur fait perdre celle qu’ils pourraient avoir ; elle leur fait perdre de plus la vie terrestre, consumée en pensées qui les angoissent et les tourmentent vainement. Essayez donc de renoncer à votre vie par amour pour l’Univers. Efforcez-vous d’anéantir ici déjà votre individualité[110] pour vivre dans l’Un et Tout ; efforcez-vous d’être plus que vous-mêmes, afin que vous perdiez peu quand vous vous perdrez ; et quand vous serez ainsi confondus avec l’Univers, pour autant que vous trouvez de celui-ci ici-bas, quand une plus grande et plus sainte aspiration sera née en vous, alors nous reprendrons et pousserons plus loin l’entretien sur les espérances que nous donne la mort, et sur l’Infini vers lequel infailliblement par elle nous prenons notre essor[111].

Telle est ma façon de penser sur ces sujets. Dieu n’est pas tout dans la religion ; [133] il y est un des éléments[112], et l’Univers est davantage ; de plus, vous ne pouvez pas croire en lui arbitrairement, ou parce que vous voulez l’utiliser comme moyen de consolation et de secours, mais parce que vous y êtes contraints. Il n’est pas permis à l’immortalité d’être un désir si elle n’a d’abord été un problème imposé, que vous avez résolu. Au sein même du fini devenir un avec l’Infini, être éternel dans un instant[113], voilà l’immortalité de la religion.


  1. Hiéron, roi de Syracuse 478-467.
  2. Die heiligen Kreise. D’ici aux premières lignes de la p. 47 le texte est très modifié dans B.
  3. Texte de B ; A disait, très obscurément : meine Erscheinung.
  4. Dans les p. 41 à 50, Schleiermacher va donc s’efforcer de dissocier la religion d’avec la métaphysique et la morale ; cette dissociation a une très grande importance à ses yeux pour l’intelligence de ce qu’est la religion pure, la véritable religion.
  5. Nettement dirigé contre la subjectivité de l’idéalisme fichtéen, cf. p. 54.
  6. a et b Vise sans doute surtout la Critique de la Raison pratique.
  7. D’après ce qui précède : théorique et pratique, ou métaphysique et morale.
  8. Version B ; A disait : « d’une disposition concertée et d’un dessein supérieur ».
  9. Ces trois mots ajoutés dans C.
  10. Ce qui suit, jusqu’à la p. 82, est presque complètement remanié dans B.
  11. Le jugement sur ce qui est présenté ici comme une criminelle présomption est très abrégé et atténué dans B, et l’évocation de Prométhée n’y figure plus ; sur ce dernier, cf. p. 80, et aussi 102.
  12. Évidemment ironique : parce que le problème ne se pose même pas pour lui.
  13. B : en semblant vouloir le former. Cf. p. 42, note 5.
  14. Sur Spinoza, cf. p. 128 et Introduction, p. 15.
  15. Les p. 55 à 63 vont être consacrées principalement à préciser cette notion centrale des Discours, dont l’expression sera sensiblement modifiée et plus développée dans B.
  16. Darstellung.
  17. Dans la note 6 de 1821, Schleiermacher explique qu’il appelle mythologique la présentation d’un objet purement idéal sous forme historique et qu’ainsi, par analogie avec le polythéisme, il peut y avoir aussi une mythologie monothéiste et chrétienne.
  18. Vise sans doute les mystiques du néoplatonisme et du gnosticisme et leurs éons.
  19. B : l’essentiel.
  20. B : de la nature essentielle.
  21. Ne pas oublier que l’auteur a en vue non les religions positives, mais la religion en soi, la religion pure, à laquelle il attribue une absolue tolérance.
  22. La note 9 de 1821 explique que l’esprit de système visé ici est une dégénérescence maladive du besoin de la systématisation dogmatique, laquelle est légitime, et nécessaire pour l’établissement et le maintien de la foi, comme la lettre à la fixation de l’esprit.
  23. Ou : cette universalité.
  24. Ce qu’il y a d’optimiste dans son monisme mystique entraîne Schleiermacher à cette profession de foi d’un « tout est pur pour les purs » dont bien des dévergondages individuels et collectifs ont montré les dangers. On pourrait voir là une raison d’estimer que ce danger est inhérent au monisme, porté par nature à considérer que tout est également nécessaire, et par suite à atténuer la différence entre le bien et le mal. Cf. p. 234, note 82.
  25. Dans la rédaction très modifiée de ces pages en 1806, cette pensée est maintenue, avec renversement dans l’ordre et la hiérarchie des deux termes : rien ne doit être fait par religion, mais tout doit être fait avec religion.
  26. Ou « action », Handeln.
  27. Rien dans les rééditions ne précise le sens de cette remarque.
  28. Comme ses contemporains en général, Schleiermacher ne tient pas compte de la tendance et de l’aptitude à de hautes activités pratiques qui ont distingué et illustré de grands et de grandes mystiques.
  29. Libre interprétation, semble-t-il, de Matthieu IV, 11, Luc IV, 10-11 et XXII, 43.
  30. B laisse complètement tomber cette description d’un ton si romantique et littérairement si bien venue de l’intuition extatique et y substitue une comparaison en quelques lignes, exempte de tout érotisme, avec le moment de la fructification végétale.
  31. A disait plus vaguement : « ceux-ci », et B précise : « ces principes et ces concepts ».
  32. À partir d’ici et jusqu’à la p. 89 il sera traité du monde physique considéré comme manifestation de l’Univers.
  33. Bildung, il s’agit donc d’une sorte de culture morale, d’éducation de la terre ; à rapprocher du souhait exprimé p. 231, de voir les progrès du machinisme affranchir l’homme de certaines de ses servitudes matérielles et lui ménager ainsi plus de temps pour la vie spirituelle.
  34. Phrase et terme de liaison explicative introduits dans C.
  35. B dit plus justement : vous n’auriez qu’une idée limitée de la grandeur de l’ensemble.
  36. B substitue cette précision à l’indéterminé « ce » de A.
  37. Matthieu VI, 28-29.
  38. Malgré ce qu’a de surprenant, pour ne pas dire choquant, de la part d’un pasteur, cette définition « un des plus grands héros de la religion », il faut bien admettre que Schleiermacher entend désigner par là celui qui a prononcé les mots qu’il vient de rappeler. Cette définition est maintenue dans les rééditions. Cf. p. 300, note 71.
  39. Cf. la théorie de la polarité ébauchée, p. 7.
  40. B explique : tout fini ne peut se targuer qu’en apparence d’une existence tout à fait distincte et séparée.
  41. Gemüt.
  42. Ou « à l’Univers » ; c’est ainsi je pense qu’il faut interpréter le auf jenes, qui ne pourrait avoir comme antécédent grammatical que das Innere des Gemüts, auquel la logique de la pensée ne permet pas de le rapporter.
  43. B remplace « intérieur » et « extérieur » par « nature spirituelle » et « corporelle ».
  44. B : agir sur nous en tant que monde et dans un monde.
  45. B ajoute ici « presque » caché.
  46. Je n’ai pas su trouver où le protestant romantique a pris cette légende, et aucun des commentateurs que j’ai pu consulter ne donne ce renseignement ; intéressante serait la comparaison avec l’interprétation donnée par Baader de la création de la femme ; cf. Susini, Franz von Baader et le romantisme mystique, II, 358-63.
  47. La note 14 de 1821 ne dit pas davantage où l’auteur a pris ce qu’il appelle là « ce récit » ; il insinue que l’application qu’il en a faite n’est pas de lui.
  48. G. Brandès dira : la religion romantique, c’est l’aspiration à la religion. Mais ici, B substitue à l’aspiration à la religion celle à l’amour.

    À partir d’ici et jusqu’à la page 104 l’auteur parlera de l’humanité, grande manifestation consciente de l’Univers.

  49. C : personne ne correspond.
  50. Der Genius der Menschheit ; l’auteur n’explique pas pourquoi il le distingue ainsi de l’artiste créateur de l’Univers ; dans ce qu’il en dit, il semble s’inspirer de la conception d’après laquelle, dans le logos, pensée et création se confondent.
  51. B : d’un maître.
  52. Seconde à Timothée, II, 20-21.
  53. Ce dédain pour une uniformité qui pourrait être l’état de sainteté, cette préférence décidée pour une diversité qui comporte nécessairement des degrés très divers de bien et de mal, sont caractéristiques du romantisme de Schleiermacher. Il a déjà exprimé plus haut sa répulsion à l’égard de l’uniformité, p. 64 ; et il l’exprimera plusieurs fois encore.
  54. Der Verstand.
  55. Der innere Bildungstrieb.
  56. B : de la matière humaine.
  57. Assez usuel alors pour : purger de toute humeur et, par généralisation, de toute impureté.
  58. Le in Maszen de l’édition Pünjer qui signifierait « en mesures » est très probablement une faute d’impression, la plupart des éditions critiques impriment Massen.
  59. C : de l’évolution.
  60. Vereinigung.
  61. Aussi évoquée p. 17, 107 et 110.
  62. Sur l’esprit prométhéen, cf. p. 52.
  63. B : votre sentiment reposant sur l’histoire.
  64. C : de l’esprit.
  65. C : extérieur.
  66. B ajoute : et le sommet.
  67. Grammaticalement, cet « en elle » peut être rapporté soit à « de plus haut » soit à « le plus considéré ».
  68. B : de perceptions et de sentiments.
  69. Ici comme en bien des endroits, B substitue la 2e personne du pluriel à la 3e, dans ces six lignes je me conforme au texte de B.
  70. Cf. p. 103, note 61.
  71. C ajoute : par d’autres.
  72. Le phlogistique : fluide que le médecin et chimiste allemand Stahl, 1660-1734, avait imaginé pour expliquer la combustion, très généralement admis au xviiie siècle, et dont Lavoisier a démontré l’inexistence.
  73. Les pages 108 à 112 définissent comme religieux des sentiments moraux qu’il est normal de considérer comme tels.
  74. Il convient de noter ici l’emploi du terme qui prendra plus tard une si grande importance dans la dogmatique de Schleiermacher ; dans les Discours, je crois bien qu’il ne figure que là, il n’est en tout cas pas du tout mis en relief.
  75. L’auteur dit umkehren, et non sich bekehren, se convertir ; tout son langage est ici plus laïque que chrétien.
  76. On s’explique mal pourquoi l’auteur a réduit à trois lignes en 1806, ces trois pages, dans lesquelles il définit les sentiments par lesquels la religion telle qu’il la conçoit ici se rapproche le plus du christianisme.
  77. Comme il le fera observer dans sa note 15 de 1821, l’auteur s’inspire ici de la morale de Fichte et surtout de Kant, rigoureusement exclusive de tout ce qui est du domaine du sentiment.
  78. B : à la maîtrise.
  79. Explication intéressante, par l’excès même de son indulgence, de ce qu’il y a parfois d’infructueux, parce que désordonné, dans l’activité spirituelle agitée de ses amis romantiques.
  80. Ces trois précisions sont données par B.
  81. Aus Willkür.
  82. B : la vocation déterminée.
  83. Ou « fonctions », Verrichtungen.
  84. Begriffe ; ici et dans les pages suivantes, « notions » me semble convenir mieux que « concepts ».
  85. Version de B ; A disait : à la totalité.
  86. Andeutung.
  87. Begebenheit. Le commentaire 16 de 1821 cherche à définir ce qu’il entre d’objectivité et de subjectivité dans la mise en rapport d’un fait quelconque soit avec les lois de la nature, soit directement avec la volonté divine. Schleiermacher se montre là soucieux d’affirmer l’accord, à ce sujet, de ce Discours avec sa Doctrine de la foi de 1821.
  88. Gnadenwirkungen. Le commentaire 17 de 1821 note la difficulté qu’il y a à donner de cette notion, si spécifiquement chrétienne, un définition qui vaille aussi pour ce qu’on peut discerner d’analogue dans la religion en soi.
  89. Assagi dans B en : « seulement celui qui la comprend d’une façon vivante et directe, et pourrait par suite se passer d’elle le plus facilement ». Sur l’idée de la confection d’une Bible, cf. p. 262, note 27.
  90. Cf. p. 15, note 11.
  91. D’ici à la page 131 l’auteur va exposer ce qu’il croit pouvoir dire de la Divinité et de Dieu, ce sera en grande partie remanié plutôt que modifié dans B. Cf. p. 186, 256-8, 274-5.
  92. Cf. p. 91.
  93. Cf. p. 89-90, 105.
  94. Ce mot n’est pas déterminé ; il doit s’agir de révélations ou intuitions, ou de leurs objets.
  95. Pünjer dans son édition intercale entre Anschauung et auszei les deux mots die Anhänger, qui n’ont aucun rapport ni grammatical ni de sens avec le contexte, ils doivent constituer une faute d’impression, et ne figurent pas dans l’édition critique de Otto.
  96. Verstand.
  97. Formule abstraite nette de l’idée centrale des Discours.
  98. Indem es willkürlich abgeschnitten wird in Zeit und Raum ; le « arbitrairement » peut surprendre, même en tenant compte du degré de réalité reconnu par l’auteur au temps et à l’espace.
  99. Sur Spinoza, cf. p. 54-6.
  100. Phantasie.
  101. Cette romantique apologie de la Phantasie sera maintenant dans B et C. On voudrait pouvoir employer ici par anticipation le terme créé par Bergson : la fonction fabulatrice.
  102. Cf. Hegel : « Sans monde, Dieu n’est pas Dieu ». Une telle pensée est indiquée ou explicitée dans bien des doctrines. Ici elle peut correspondre à l’idée que, sans ses « représentations » finies, l’Infini n’est que virtuel. Mais l’opposition entre virtuel et actuel est très peu apparente dans ces Discours. Cette pensée semble donc y rester en l’air.
  103. Ces singulières affirmations sont à peine adoucies, et tout aussi peu appuyées par des faits ou des arguments dans B et C.
  104. C : m’apparaît comme.

    À partir d’ici jusqu’à la fin de ce discours, p. 133, l’auteur s’explique sur l’idée de l’immortalité.

  105. Cette subordonnée déterminative est une adjonction de B.
  106. Individualität, remplacé dans B par Persönlichkeit.
  107. Cf. p. 154.
  108. B : Dieu.
  109. La citation n’est pas tout à fait exacte. Matthieu X, 39 et XVI, 25, et Luc IX, 24, sont d’accord pour dire : Celui qui conservera sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie à cause de moi la retrouvera.
  110. B : personnalité.
  111. La note 21 de 1821 commente longuement ces deux pages de 1799 sur l’immortalité. Elle vise à établir qu’il y a lieu de distinguer entre les formes si diverses de la croyance à l’immortalité qui se rencontrent dans l’ensemble des religions, et de ne reconnaître de valeur morale et vraiment religieuse qu’à celles pratiquées avec une piété qui ne réclame l’éternité que pour la vie vraiment supérieure, sans aucune arrière-pensée de récompense promise à la vertu.
  112. Nicht Alles… sondern Eins.
  113. B : à chaque instant ; cf. Monologues, p. 26 ; cf. Goethe : Der Augenblick ist Ewigkeit.