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Esprit des lois (1777)/L31/C25

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CHAPITRE XXV.

Cause principale de l’affoiblissement de la seconde race.
Changement dans les aleux.


Charlemagne, dans le partage[1] dont j’ai parlé au chapitre précédent, régla qu’après sa mort les hommes de chaque roi recevroient des bénéfices dans le royaume de leur roi, & non dans le royaume d’un autre[2] ; au lieu qu’on conserveroit ses aleux dans quelque royaume que ce fût. Mais il ajoute[3] que tout homme libre pourroit, après la mort de son seigneur, se recommander pour un fief dans les trois royaumes, à qui il voudroit, de même que celui qui n’avoit jamais eu de seigneur. On trouve les mêmes dispositions dans le partage[4] que fit Louis le débonnaire à ses enfans, l’an 817.

Mais, quoique les hommes libres se recommandassent pour un fief, la milice du comte n’en étoit point affoiblie : il falloit toujours que l’homme libre contribuât pour son aleu, & préparât des gens qui en fissent le service, à raison d’un homme pour quatre manoirs ; ou bien qu’il préparât un homme qui servît pour lui le fief : & quelques abus s’étant introduits là-dessus, ils furent corrigés, comme il paroît par les constitutions de Charlemagne[5], & par celle de Pépin[6] roi d’Italie, qui s’expliquent l’une & l’autre.

Ce que les historiens ont dit, que la bataille de Fontenay causa la ruine de la monarchie, est très-vrai : mais qu’il me soit permis de jeter un coup d’œil sur les funestes conséquences de cette journée.

Quelque temps après cette bataille, les trois freres, Lothaire, Louis & Charles, firent un traité[7] dans lequel je trouve des clauses qui durent changer tout l’état politique chez les François.

Dans l’annonciation[8] que Charles fit au peuple de la partie de ce traité qui le concernoit, il dit que[9] tout homme libre pourroit choisir pour seigneur qui il voudroit, du roi ou des autres seigneurs. Avant ce traité, l’homme libre pouvoit se recommander pour un fief : mais son aleu restoit toujours sous la puissance immédiate du roi, c’est-à-dire, sous la juridiction du comte, & il ne dépendoit du seigneur, auquel il s’étoit recommandé, qu’à raison du fief qu’il en avoit obtenu. Depuis ce traité, tout homme libre put soumettre son aleu au roi, ou à un autre seigneur, à son choix. Il n’est point question de ceux qui se recommandoient pour un fief, mais de ceux qui changeoient leur aleu en fief, & sortoient, pour ainsi dire, de la juridiction civile, pour entrer dans la puissance du roi, ou du seigneur qu’ils vouloient choisir.

Ainsi ceux qui étoient autrefois nuement sous la puissance du roi, en qualité d’hommes libres sous le comte, devinrent insensiblement vassaux les uns des autres ; puisque chaque homme libre pouvoit choisir pour seigneur qui il vouloit, ou du roi, ou des autres seigneurs.

2°. Qu’un homme changeant en fief une terre qu’il possédoit à perpétuité, ces nouveaux fiefs ne pouvoient plus être à vie. Aussi voyons-nous un moment après, une loi générale[10] pour donner les fiefs aux enfans du possesseur : elle est de Charles le chauve, un des trois princes qui contracterent.

Ce que j’ai dit de la liberté qu’eurent tous les hommes de la monarchie, depuis le traité des trois freres, de choisir pour seigneur qui ils vouloient, du roi ou des autres seigneurs, se confirme par les actes passés depuis ce temps-là.

Du temps de Charlemagne[11], lorsqu’un vassal avoit reçu d’un seigneur une chose, ne valût-elle qu’un sou, il ne pouvoit plus le quitter. Mais, sous Charles le chauve les vassaux[12] purent impunément suivre leurs intérêts ou leur caprice : & ce prince s’exprime si fortement là-dessus, qu’il semble plutôt les inviter à jouir de cette liberté, qu’à la restreindre. Du temps de Charlemagne, les bénéfices étoient plus personnels que réels ; dans la suite ils devinrent plus réels que personnels.


  1. De l’an 806, entre Charles, Pépin & Louis. Il est rapportées par Goldaste & par Baluze, tom. I, p. 439.
  2. Art. 9, p. 443. Ce qui est conforme au traité d’Andely, dans Grégoire de Tours, liv. IX.
  3. Art. 10. Et il n’est point parlé de ceci dans le traité d’Andely.
  4. Dans Baluze, tome I, page 174. Licentiam habeat unusquisque liber homo qui seniorem non habuerit, cuicumque ex his tribus fratribus voluerit, se commendandi, art. 9. Voyez aussi le partage que fit le même empereur, l’an 837, art. 6, édit. de Baluze, page 686.
  5. De l’an 811, édit. de Baluze, tome I. p. 486, art. 7 & 8 ; & celle de l’an 812, ibid. page 490, art. 2. Ut omnis liber homo qui quatuor mansos vestitos de proprio suo, sive de alicujus beneficio, habet, ipse se præparet, & ipse in hostem pergat, sive cum seniore suo, &c. Voyez aussi le capit. de l’an 807, édit. de Baluze, tome I, page 458.
  6. De l’an 793, inséré dans la loi des Lombards, liv. III, tit. 9, ch. ix.
  7. En l’an 847, rapporté par Aubert le Mire & Baluze, tome II, page 42, conventus apud Marsnam.
  8. Adnuntiatio.
  9. Ut unusquisque liber homo in nostro regno seniorem quem voluerit, in nobis & in nostris fidelibus, accipiat, art. 2 de l’annonciation de Charles.
  10. Capitulaire de l’an 877, tit. 53, art. 9 & 10, apud Carisiacum : Similiter & de nostris vassalis faciendum est, &c. Ce capitulaire se rapporter à un autre de la même année & du même lieu, art. 3.
  11. Capitulaire d’Aix-la-Chapelle, de l’an 813, art. 16. Quòd nullus seniorem suum dimistat, postquàm ab eo acceperit valente solidum unum. Et le capitulaire de Pepin, de l’an 783, art. 5.
  12. Voyez le capitulaire de Carisiaco, de l’an 856, art. 10 & 13, édit. de Baluze, tome II, p. 83, dans lequel le roi & les seigneurs ecclésiastiques & laïques convinrent de ceci : Et si aliquis de vobis sit cui suus senioratus non placet, & illi simulas ad alium seniorem meliùs quàm ad illum acaptare possit, veniat ad illum, & ipse tranquillè & pacifico animo donat illi commeatum… & qui Deus illi cupierit ad alium seniorem acaptare potuerit, pacificè habeat.