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Histoire abrégée de l'île Bourbon/XX

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Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 134-139).

CHAPITRE XX

Graëb, gouverneur — Inquiétude — Rumeurs — Difficultés — Instruction religieuse des noirs — m. Monnet — Indemnité — Proclamation — Ateliers de discipline — Réunion — Assemblée.
Graëb — 1846 à 1848

47. La loi sur l’émancipation avait surexcité les esprits : les uns la considéraient comme le prélude d’une catastrophe dont les suites entraîneraient la ruine des colonies, les autres inspiraient des craintes sérieuses quant à l’abus d’une liberté dont ils ne comprenaient pas les avantages, encore moins les dangers. Quelques-uns, parmi ces derniers, firent cependant de sages réflexions sur l’avenir qui leur était offert ; mais ce nombre était trop restreint pour exercer une salutaire influence sur les masses.

Départ et d’autre, il circulait des rumeurs qui s’accentuaient de jour en jour : la classe aisée surtout se récriait avec indignation, et ses plaintes étaient fondées, car le Conseil d’État semblait méconnaître les intérêts des colons.[1]

Maintenir la paix par la modération des deux partis, sauvegarder les intérêts de tous, était le rôle qui s’imposait naturellement au Gouverneur. M. Graëb s’en acquitta pendant deux ans avec une habileté qui lui mérita l’estime et la reconnaissance générales ; malheureusement un acte de faiblesse, de précipitation peut-être, vint briser tout à coup cette administration si utile et si appréciée.

48. Tandis que M. Graëb s’efforçait d’aplanir au sein du Conseil colonial les difficultés que la crainte de l’émancipation faisait surgir, le clergé et les congrégations donnaient aux noirs l’instruction morale et religieuse ; c’était le vrai moyen de les préparer sagement à la liberté, aux sentiments de la famille et à la dignité d’honnêtes citoyens.

Cette œuvre, commencée en 1842, avait déjà opéré parmi eux une heureuse transformation en 1848 ; et, si Bourbon fut préservé du triste sort de la Guyane et des Antilles, c’est à la régénération des esclaves au catholicisme que la population dut sa tranquillité et son salut.

M. Graëb voyait avec satisfaction le bien réalisé par les missionnaires, « mais leur zèle ne fut pas également apprécié par ceux qui devaient en recueillir les principaux avantages. » [2] M. l’abbé Monnet, en particulier, était l’objet d’une haine que l’on ne se donnait pas la peine de dissimuler. On le considérait, non sans raison, comme un des plus ardents propagateurs du patronage établi en 1842, et, à ce titre, il fallait le traiter en ennemi dangereux. Cependant la métropole eut pour le père des noirs des sentiments plus équitables ; à son arrivée à Paris, en 1847, l’abbé Monnet obtint le grade de chevalier de la Légion d’Honneur et le titre de vice-préfet apostolique de Bourbon.

Sur ces entrefaites, une pétition, revêtue d’un grand nombre de signatures, même du haut clergé, demandait l’abolition de l’esclavage dans les colonies. M. Monnet la combattit en démontrant que l’émancipation immédiate causerait la ruine des blancs et le malheur des esclaves ; il ne fut pas écouté. Ses ennemis dénaturèrent le sens d’un acte qui plaidait si judicieusement la cause du pays ; ils répandirent le bruit que l’abbé Monnet avait signé la pétition.

Cette odieuse calomnie eut tout le succès qu’on en attendait ; les esprits, déjà indisposés, s’exaspérèrent, et M. Monnet n’eut pas plutôt débarqué, 1er septembre 1847, que la foule s’ameuta, demandant qu’il fut consigné en attendant son réembarquement d’office à la première occasion. Le zélé missionnaire protesta de son innocence et de son dévouement au bien du pays, mais le Gouverneur, cédant aux sollicitations de l’émeute, le renvoya en France.

Peu après son arrivée à Paris, M. Monnet se vengeait en noble soldat du Christ ; il soutint, pendant six heures, les intérêts des colonies en présence d’une commission hostile et étonnée. La force de ses arguments et la conviction avec laquelle il les produisit l’emportèrent enfin ; les colons reçurent une indemnité de 733 francs par esclave libéré.

49. « Bourbon venait de fêter la Saint-Philippe, lorsqu’on apprit la chute du Gouvernement. M. Graëb s’empressa de faire une proclamation ainsi conçue : « Dans les circonstances actuelles, le devoir de chacun est indiqué par l’intérêt de tous : veiller au maintien de l’ordre et de la tranquillité publique. » Le peuple s’abstint de toute manifestation, le travail même ne fut interrompu nulle part, et le Conseil colonial, rassemblé à la hâte, prit l’engagement de maintenir la paix. » [3]

50. Quelques bruits d’empoisonnement répandus parmi les noirs reçurent de l’Administration un démenti formel ; cette protestation énergique ramena le calme et la confiance. Au surplus, les esclaves, que les perturbateurs excitaient si imprudemment, sentaient à leur tour la nécessité de recourir aux blancs ; ils n’étaient pas sans inquiétude sur l’avenir : « Zaut va donne à nous la liberté, bon ! disaient-ils, mais qui va nourri à nous, not femme, not z’enfans, not vié papa ! » [3]

51. Une nouvelle création vint fort à propos justifier leurs craintes ! les ateliers de discipline firent comprendre à un certain nombre d’entre eux que la liberté ne promettait pas l’impunité. Ces établissements, bien vite peuplés de condamnés, fournirent des hommes pour les travaux publics, l’entretien des routes, des bâtiments, etc.

52. Le 19 juin, proclamation de la république ; L’île reprend le nom de Réunion.

53. 17 juillet, arrivée des décrets du Gouvernement sur l’émancipation immédiate, pure et simple. Le peuple se transporta en foule au théâtre pour en entendre la lecture ; à l’anxiété succéda la consternation, puis le tumulte.

54. Le 23, 120 membres furent élus pour composer la nouvelle assemblée ; le parti qui la dominait prit pour ligne d’action le maintien du travail et de la paix, puis l’envoi à l’Assemblée nationale d’une note explicative sur les intérêts généraux de la Colonie.

55. Pendant que les esprits s’agitaient à Saint-Denis, de nouveaux perturbateurs semaient la révolte à Saint-Louis. Ils accréditèrent le bruit que les livrets étaient une forme d’esclavage qui serait imposée aux petits habitants. Plus de 600 hommes du Gol et de l’Étang-Salé prirent les armes sous le commandement de Rivière Montfleury. Une députation du Gouverneur tenta vainement de les désabuser. M. Graëb dut se transporter sur les lieux, et c’est avec peine qu’il parvint à les apaiser et à leur faire comprendre la malveillance dont ils étaient victimes.

56. Telle était la situation du pays, lorsque M. Graëb reçut la dépêche ministérielle portant sa révocation, pour avoir compromis la force morale du Gouvernement, en cédant à une émeute. Le Gouverneur ne s’était point fait illusion sur le sort qui l’attendait ; M. Monnet était à peine embarqué qu’il dit avec un sourire amer : « Je viens de briser mon épée contre la soutane d’un prêtre. » [4]

Quelques années après, le sénateur Romain Desfossés obtint le rappel au service de M. Graëb, qui fut promu au grade de contre-amiral, et M. Monnet revint une seconde fois, avec le titre d’évêque de Madagascar.

  1. M. Guizot, ministre, fit voter à l’unanimité une loi réduisant de quatre à trois les assesseurs, toutes les fois que la justice aurait à juger les crimes des affranchis contre leurs anciens maîtres.
  2. Maillard.
  3. a et b Album.
  4. Album.