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Histoire abrégée de l'île Bourbon/XXI

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Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 139-144).

CHAPITRE XXI

Sarda-Garriga, commissaire — Conjectures — Mémoire — Attitude de Sarda — MM. Massot et Achille Bédier — Règlement de travail — Tournée — Allocutions — Rentrée à Saint-Denis.
Sarda-Garriga, Commissaire-Général de la République — Octobre 1848 à 1850

57. La dépêche ministérielle qui portait la révocation de M. Graëb annonçait en même temps l’arrivée prochaine du Commissaire-général, chargé de l’exécution des décrets. On eût préféré le voir en personne ; car le temps qui s’écoula depuis ce moment jusqu’à son débarquement fut plein d’anxiétés. Chacun se livrait à des conjectures bizarres qui aboutissaient à la défiance, au découragement et à la stagnation des affaires.

58. La Colonie n’était pas républicaine, et elle allait recevoir un homme que l’on supposait partager les intentions hostiles du Comité révolutionnaire qui l’envoyait. L’Assemblée manifestait les mêmes craintes, et pour essayer de conjurer les ruines dont elle croyait que le Commissaire allait couvrir le pays, elle rédigea un mémoire où étaient exposés les inconvénients de l’émancipation et l’urgence de proroger le statu quo. « Dans ce mémoire, on n’avait rien omis, excepté les moyens qui eussent pu aider M. Sarda à accomplir son œuvre sans occasionner de désordre, ni la cessation du travail[1]. »

59. M. Sarcla mit pied à terre un vendredi, 13 octobre, au milieu d’une foule immense de curieux. La coïncidence du vendredi et du treize était pour les esprits faibles la confirmation des malheurs attendus. On se pressa autour du nouveau débarqué, on le toisa des pieds à la tête, comme on eût fait d’un homme mal intentionné, et qui paraissait plus étrange encore dans ses allures que le singulier costume dont il était revêtu ; en un mot, on n’était pas éloigné de voir en lui le Burnel de la Réunion.

M. le Commissaire fit tomber ces puérils préjugés par une allocution énergique qu’il adressa à la foule ; les idées de pacification qu’il exprima produisirent le meilleur effet, mais il refusa, par ordre, la demande de prorogation, même jusqu’à fin de la récolte.

60. Le 18, M. Sarda enregistra ses pouvoirs, publia le décret d’émancipation rendu exécutoire le 20 décembre, et ne voulut point reconnaître l’Assemblée dont l’existence n’était pas légale ; celle-ci rejeta sur le Commissaire toute la responsabilité de l’acte qui allait s’accomplir, puis les membres se séparèrent sans vouloir se dissoudre.

Mais les moyens et les conseils que le Commissaire aurait dû recevoir de l’Assemblée, il les rencontra auprès de deux hommes également recommandables par leur intelligence et leur dévouement au pays ; ce furent MM. Massot, procureur général, et Achille Bédier, commissaire-ordonnateur, devenu plus tard Gouverneur général des Indes. Tous deux accompagnèrent M. Sarda dans sa tournée, et partout leurs conseils, dictés par une haute sagesse, contribuèrent pour une large part au succès prodigieux qui vint couronner l’œuvre du Commissaire de la République.

Il est vrai que bien des circonstances favorisaient cette transformation si redoutée ; M. Sarda ne rencontra que des autorités bienveillantes, des propriétaires silencieux, soumis, résignés au coup qui les frappait ; des noirs heureux sans doute de sortir de l’esclavage, mais que la religion avait préparés à ne point abuser de leur liberté.

61. Du 17 octobre au 16 novembre, M. le Commissaire et ses fidèles conseillers élaborèrent un règlement pour le maintien du travail et de la discipline. « Ce règlement qui instituait les livrets, les gardes-champêtres, etc. était un acte de haute prévoyance pour ceux qui ne prévoyaient pas. » [2]

62. Au début de sa tournée, le Commissaire eut à dissiper les préjugés répandus contre le livret. Les noirs de Saint-Paul refusèrent d’abord de l’accepter, mais, convaincus par la parole du Chef de la colonie, ils avouèrent naïvement qu’on les avait trompés ; leur empressement à s’engager fut tel que les bureaux ne désemplissaient pas, même durant la nuit.

Dans chaque localité, M. Sarda visitait d’abord les principaux établissements, afin de rassurer les uns, encourager les autres, témoignant ainsi ua égal intérêt à tous, puis il s’installait sur la place de l’église pour haranguer les noirs, leur faire comprendre la nécessité du travail, la fidélité à leurs maîtres et l’utilité des livrets. Aux paroles d’encouragement, il joignait la menace contre l’oisiveté, le vagabondage et les vices qui en sont les suites, affirmant sa résolution de punir sévèrement les fauteurs de désordre. Un religieux respect dominait cette foule, avide d’entendre le Commissaire qu’elle appelait son père. Après l’avoir entendu, tous promettaient obéissance et fidélité à leurs patrons, tous s’empressaient de prendre l’engagement et le livret.

Au départ, les noirs, massés en avant et en arrière de sa voiture, escortaient M. Sarda jusqu’à l’entrée du quartier voisin ; ils luttaient de vitesse avec les chevaux en chantant sur tous les tons les refrains qui leur semblaient propres à exprimer leur joie. Des qu’on atteignait les premières maisons, le Commissaire les exhortait à retourner chez leurs maîtres et prenait congé d’eux. Ces hommes, exaltés par leurs cris et une marche forcée, devenaient tout à coup calmes et silencieux ; ils rebroussaient chemin sans différer ; le lendemain, ils reprenaient paisiblement leurs travaux de l’avant-veille. C’est ainsi que, sur un signe, un mot, M. Sarda commandait à des attroupements de 4 à 5,000 hommes, qui mettaient leur honneur à obéir de la manière la plus absolue.

63. La rentrée du Commissaire à Saint-Denis, le 7 décembre, fut une véritable ovation. Le conseil municipal voulut lui offrir un témoignage de satisfaction au nom de la Colonie reconnaissante. À cet effet, M. Gustave Manès, maire de la ville, accompagné de toutes les autorités, vint complimenter M. Sarda au pont du Butor. La garde d’honneur qu’on lui avait préparée avec la troupe et la milice s’échelonnait sur un parcours de près d’un kilomètre, et l’on estime que plus de 20,000 personnes prirent part à cette manifestation.

Les noirs se réunirent de toutes les parties de la ville sur la place du Gouvernement, où ils avait précédé le chef de la colonie. Là, M. Sarda les harangua comme il avait fait pour leurs frères des quartiers ; son discours eut, comme les précédents, un succès complet. On vit à Saint-Denis le même respect, la même soumission et un égal empressement à prendre le livret de travail.

64. M. Sarda était parti de Saint-Denis le 15 novembre dans le but d’étudier la disposition des esprits ; mais, au lieu d’un rapide examen, il accomplit avec un rare bonheur la plus grande transformation sociale qui figure dans l’histoire des colonies, et cela au milieu des félicitations de toutes les autorités, des exclamations de la population entière, accompagné de 60, 000 individus, qui formèrent pendant son trajet la garde la plus fidèle et la plus dévouée qu’on ait jamais vue.

  1. Focard.
  2. Focard.