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Histoire abrégée de l'île Bourbon/XXII

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Anonyme
Imprimerie de Gabriel & Gaston Lahuppe (p. 144-152).

SEPTIÈME ÉPOQUE — DE 1848 À 1880

L’émancipation modifie profondément la position des familles, tandis que la prospérité agricole continue de progresser jusqu’en 1863.

CHAPITRE XXII

Suite du gouvernement de Sarda. — Le 20 décembre — Fête annuelle — Indemnité — Syndicats — Offices — Pétition — Cyclones — Doret, gouverneur — Variole — M. Reydellet — Mgr Desprez — Plaines des Palmistes et des Cafres — Octroi — Créations.

1. Cependant le 20 décembre arriva. La liberté de 60, 000 esclaves fut proclamée ! Mais les instructions religieuses, l’ascendant du Commissaire, la sage conduite des propriétaires avaient produit des effets tels qu’on n’eut pas à déplorer le moindre trouble.

« À Saint-Denis, les noirs se rendirent de bonne heure à la Cathédrale pour entendre la messe. Le chant du Te Deum terminé, ils se transportèrent sur la place du Gouvernement, où M. Sarda reçut leurs remerciements. On dansa et ce fut tout.

« Chose plus remarquable encore, les cantines n’eurent pas de consommateurs ; à la chute du jour chacun était rentré chez soi, et, le lendemain, tout le monde travaillait comme de coutume. » [1]

2. Les malades et les infirmes, pour qui les représentants du peuple n’avaient rien prévu, continuèrent à recevoir de leurs anciens maîtres les mêmes soins qu’avant l’émancipation. Cet acte d’humanité fait honneur aux propriétaires dépossédés.

3. En 1849, M. Sarda institua la fête du travail, qui devait être célébrée tous les ans au jour anniversaire de la liberté. Un prix et des mentions honorables étaient destinés aux plus méritants. Le prix consistait en une bourse au Lycée : « le premier noir qui l’obtint (Marie Bureau), en fit don à son ancienne maîtresse, ruinée par l’émancipation. » [2]

À la même époque, M. Barbaroux, ancien procureur général, et Prosper de Greslan furent élus députés à la Représentation nationale. Les dernières élections, en 1790, avaient nommé M. Bellier de Villentroy qui refusa le mandat ; M. D’Etchévéry lui fut substitué, mais à l’expiration de son mandat, en 1798, le pays ne lui donna point de successeur et la Représentation coloniale subit une lacune de 51 ans.

4. Le 24 avril 1849, l’Assemblée nationale vota l’indemnité et décida qu’elle serait payée en rentes sur l’État. L’Administration locale créa aussitôt le Comptoir d’Escompte, qui délivrait un coupon par esclave sur ces rentes dont la valeur n’était pas déterminée. Soit la misère, la défiance ou le découragement, soit que l’on ne comprît pas la valeur des coupons, la plupart des habitants les cédèrent à vil prix, même pour quelques pintes de riz ! On apprit plus tard que les coupons représentaient une valeur de 733 francs.

5. Comme les engagements d’affranchis devaient se renouveler après l’expiration du bail, le Commissaire institua des syndicats spéciaux, chargés de délivrer les livrets, de contrôler les engagements, ou de les rompre suivant les circonstances. Il régla de plus l’heure des offices du dimanche, afin que tout le monde pût remplir ses devoirs religieux, sans nuire à la discipline des ateliers.

6. La Colonie, reconnaissante des immenses services rendus par le Commissaire de la République, signa une adresse au Ministre pour demander le maintien de M. Sarda, mais le nouveau pouvoir métropolitain, peu favorable aux gens du Gouvernement de 1848, avait déjà pourvu à son remplacement ; il avait pour successeur M. Doret.

Dès que M. Sarda connut la mesure qui le frappait, il remit ses pouvoirs entre les mains de M. le colonel Barolet de Puligny, commandant les troupes de la garnison ; puis, en attendant son rapatriement, il vint demander asile à l’honorable M. Élie Pajot, membre du Conseil général, qui s’empressa de lui accorder l’hospitalité. Plus tard, en 1860, la Colonie, mieux inspirée que la Métropole, offrit à M. Sarda une pension de 3, 600 francs.

Le 7 septembre 1850, s’éteignait à Paris à l’âge de 74 ans, le général Bailly, comte de Monthion[3], né à Saint-Denis, au mois de janvier 1776.

Son nom se rattache par de glorieux faits d’armes à l’histoire du premier empire. Il se fit remarquer à Mayence, au Pas de Suze, dans les batailles de Marengo, Elchingen, Ulm, Hollabrun, à Austerlitz, où sa conduite lui mérita le grade de colonel, la croix d’officier de la Légion-d’Honneur et celle du Mérite de Bavière. On le vit ensuite concourir pour une grande part aux victoires de Nasielsk, Novemiasto, Golymin, Hoff, Eylau, Heilsberg et Friedland ; en récompense de sa bravoure, Napoléon le nomma Gouverneur de Tilsitt, et l’un des treize Commandeurs de la Légion-d’Honneur.

En Espagne, le général Bailly remplit les postes de Gouverneur du palais de Madrid et de la province du Guipuscoa. Dans la campagne contre l’Autriche en 1809, ses plans hâtèrent l’entrée de Napoléon à Vienne ; les journées de Rohr, d’Eckmülh, d’Essling et de Wagram lui valurent les titres de comte, de Grand’Croix de Hesse et de Commandeur de Wurtembery.

De son quartier général à Berlin, il se porta aux combats de Smolensk, Borodino, la Moskowa, Maïojaroslawtwtz, au passage de la Bérésina où l’empereur lui décerna le grade de général de division.

Le comte brilla de nouveau à Lutzen, Bautzen et Wurschen. Il fit la campagne de France en 1814 et s’illustra une dernière fois à Waterloo.

Les Bourbon le nommèrent lieutenant-général et pair de France.

La municipalité de Saint-Denis a donné son nom à l’une des rues de la ville, et son buste orne la place du Jardin colonial.

Doret — 1850 à 1852

7. Les cyclones des 27, 28 février et 31 mars 1851 avaient jeté un grand nombre d’habitants dans un dénuement complet ; pour venir en aide à leur détresse, M. de Barolet ouvrit un crédit de 35,000 francs, afin de satisfaire aux besoins les plus indispensables. Le 15 avril suivant, M. Doret venait prendre possession du Gouvernement. Son administration, ferme et intelligente, consolida l’œuvre de son prédécesseur ; il encouragea vivement le travail, surtout l’agriculture, que les affranchis paraissaient vouloir abandonner à des mains étrangères.

8. En 1851 la variole, introduite par l’imprudence d’un capitaine de navire, fit des ravages sérieux à Saint-Denis et dans les autres localités ; ils eussent été bien autrement considérables sans l’héroïque dévouement d’un chirurgien de marine, M. Reydellet. Ardent propagateur de la vaccine, il inocula le précieux antidote à une foule de personnes malades ou en santé. Son infatigable persévérance réussit à enrayer l’épidémie et à la taire disparaître. On estime que, durant sa carrière médicale, M. Reydellet a vacciné plus de 65,000 individus.

9. Depuis le 27 septembre 1850, le vicariat de Bourbon était érigé en évêché : Mgr Desprez, premier évêque de Saint-Denis, vint prendre possession du siège épiscopal le 25 mai 1851. Il fonda un collège diocésain, augmenta le nombre des églises et des écoles, et contribua de toute l’étendue de son zèle au développement moral et religieux de son diocèse.

En face d’un nouveau régime, diverses réformes se plaçaient naturellement en première ligne ; elles eurent lieu, en effet, en vertu de l’autorité qui appartient à la qualité d’évêque ; chose que M. Doret ne comprit pas de prime abord, et qui causa les difficultés si connues entre le Gouverneur et le Chef du pouvoir ecclésiastique. Au reste, il importait au bon ordre général que le Gouverneur n’eût plus l’occasion d’appliquer ces paroles de M. Lafitte du Courteil : « C’est moi qui suis l’évêque de Bourbon. »

10. Malgré ces luttes, M. Doret ne perdit pas de vue son but principal, l’agriculture. La culture des plantes vivrières et fourragères devait, selon lui, faire contre-poids à l’extension de la canne, et, à cette fin, il autorisa la colonisation des deux plaines des Palmistes et des Cafres. Mais la plupart des concessionnaires n’eurent pas lieu de s’en féliciter, d’abord parce qu’ils avaient affaire à un sol assez ingrat, et ensuite parce que la plupart d’entre eux arrivaient sur les concessions qu’ils avaient demandées et obtenues, complètement dépourvus des ressources suffisantes pour les défricher et exploiter dans de bonnes conditions.

Avant 1800 la Plaine des Palmistes appartenait à M. Chabrier, habitant de Saint-Louis ; elle devint, par voie d’échange, la propriété de M, Hubert Montfleury, qui fit graver sur la pierre une inscription commémorative avec le millésime de 1801[4].

En 1830, un ancien militaire, du nom de Fleury, sa compagne Alexandrine et un noir de M. Hubert Montfleury, allèrent s’installer à l’extrémité sud de la Plaine, sur le chemin de Saint-Benoit à Saint-Pierre.

En 1831, le 7 juillet, quatre colons de Sainte-Rose, François Collet, Rochetaing, Bayonne et Montvert Gazet, quittèrent le littoral pour former, avec l’agrément de M. Hubert Montfleury, des établissements à la Plaine. Vers le même temps arrivaient Volgan, la famille Guérin et quelques autres qui suivirent l’exemple des premiers.

En 1853, le Gouverneur Hubert-Delisle, si dévoué à la prospérité du pays, fit exécuter l’arrêté du 4 novembre 1851, réglementant la colonisation de la Plaine, en livrant à la concession les terres de M. Hubert Montfleury, dont il était lui-même un des héritiers. Mais la générosité de M. Delisle lésait ses co-héritiers dans leurs droits, c’est pourquoi il fit insérer cette clause : « sauf les droits des tiers » qui figure sur quelques actes de vente.

Un poste militaire colonisateur y fut placé sous les ordres du capitaine Textor de Ravisi, pour la création d’une ferme modèle ; mais soit défaut d’une bonne direction, soit tout autre cause, l’entreprise ne réussit pas.

C’est à cette époque que remontent les concessions Gauvin, Richard, Beaulieu Delisle, Honoré Manès, Laisné Delisle, de Villeneuve, Laperrière, Mahé, Patu de Rosemont, etc.

L’Église fut bâtie en 1856 ; la paroisse érigée en 1857, et l’agence municipale en 1859.

Revenons à l’histoire générale de la Colonie.

11. 1851. Imposition des droits d’octroi sur les marchandises de consommation. Cet impôt supprimé en 1846 produisait annuellement la somme de 400,000 francs, secours précieux pour les communes obérées.

12. En 1852, création de la Banque coloniale sur les fonds affectés à l’indemnité pour l’émancipation des esclaves.

13. Institution des salles d’asile destinées à recueillir les enfants pauvres dont les mères étaient obligées au travail de la journée.

14. Fondation du noviciat des Frères des Écoles chrétiennes, lequel fut supprimé par le Conseil général en 1871.

15. Établissement d’une léproserie à Saint-Denis, qui fut ensuite transférée à la Montagne, où les malades reçoivent les soins dévoués d’un médecin, d’un aumônier et des Filles de Marie.

16. On doit de plus à M. Doret le quai du Barachois, avec les constructions de commerce qui en font l’ornement ; les règlements sur les clubs et les attroupements, etc. etc.

17. Un dévouement si soutenu attira promptement l’attention, la sympathie des habitants et la bienveillance de la Métropole. L’empire venait d’être proclamé ; M. Doret s’en montra naturellement le partisan fidèle ; aussi quelques mois étaient à peine écoulés depuis l’événement, que Napoléon III l’éleva à la dignité de sénateur.

M. Doret emporta de la Colonie des regrets unanimes : « après deux années d’administration,

il sut ne laisser que des amis et des cœurs reconnaissants[5]. »

Le 19 décembre 1852, la ville Saint-Paul eut à regretter la mort de son poëte Eugène Dayot. Maladif et presque aveugle dès l’âge de 20 ans, il consacra ses 22 dernières années à pleurer sur sa triste destinée. Son chant le Mutilé est un chef-d’œuvre de sentiment.

  1. Focard.
  2. Album.
  3. Il ne faut pas confondre notre compatriote avec le célèbre fondateur des prix de vertu décernés annuellement par l’Académie française, le baron de Montyon. Ce dernier était né en 1753 à Paris où il est mort en 1820.
  4. Cette inscription se voit dans le lit de la Ravine Sèche, entre les propriétés de MM. Cornu et Richard.
  5. Album.