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Journal d’un voyage de Genève à Paris/Lundi

La bibliothèque libre.
Anonyme
J. E. Didier, imprimeur-libraire (p. 9-19).

JOURNAL
D’UN VOYAGE
DE
GENÈVE À PARIS.
Séparateur


Lundi.

Les momens d’un départ sont toujours intéressans, lorsque l’on quitte ses parens, ses amis, ses habitudes, une amie dont on est tendrement aimé, et qui a des droits sacrés à notre attachement.

Après avoir fait mes adieux à ma famille, je priai M. P**. et ses fils de vouloir bien m’accompagner jusques à quelque distance de Genève, où je devais joindre la Diligence. Nous partons, il est une heure après midi, et nous faisons halte à Sécheron, pour attendre la voiture qui devait me transporter à Paris : à peine y avait-il un quart-d’heure que nous attendions dans cet endroit qu’elle arriva. « Il faut nous séparer, dis-je à mes amis, conservez moi votre attachement ; donnez-moi de vos nouvelles. Allez consoler ma C***, dites-lui que j’ai pensé à elle en vous quittant, et ne l’abandonnez pas dans sa douleur. »

Je crois devoir faire la description de la voiture dans laquelle je viens de monter, et des gens qu’elle contenait : quant aux usages suivis dans les Diligences, j’en parlerai toutes les fois que l’occasion s’en présentera.

Peignez-vous une grande berline des plus solides, à six places, doublée en cuir, exactement fermée, sur le devant de laquelle est un cabriolet occupé par le conducteur. Six chevaux menés par deux postillons la tirent : les bagages et malles sont placées sur un chariot qui suit la voiture.

M. D**, mon ancien ami, M. B...., son épouse et moi, sont les individus oui aspirent au bonheur d’arriver au plutôt dans la capitale du royaume de la liberté.

Après quelques instans d’une conversation générale, l’on se demande réciproquement les motifs de son départ. Mon ami dit qu’il voyageait pour rétablir sa santé, M. et Mad. B.... nous apprirent qu’ils allaient à Paris recouvrer une succession.

Nous étions tristes, il était aisé de reconnaitre à nos yeux que nous avions versé des larmes ; nos dispositions étaient sentimentales, et tout ce que nous éprouvions nous le paraissait.

La voiture s’arrête à Versoix, petit village dont Choiseul s’est efforcé en vain de faire une ville. Suisses et Genevois, remerciez l’arbitre des destinées, de ce qu’il n’a pas favorisé les desseins du Ministre qui voulait vous nuire. Vous n’entendrez pas votre voisin faire du bruit lorsque vous reposerez en paix, et il ne vous enlèvera pas les ressources de votre industrie et de votre commerce.

Copet, petite ville habitée par des pêcheurs, n’est remarquable que par son château. Bayle l’habite quelque temps dans sa jeunesse, en qualité d’instituteur des enfans de M. de Normandie de Genève, qui était alors possesseur de la terre de Copet.

Le château et le parc qui sont très beaux, sont dans une des plus belles expositions des environs du lac de Genève.

M. Necker s’y est retiré lorsque ses peines et ses services furent dédaignés par une Nation généreuse mais légère, qui oublia les obligations qu’elle lui avait. Il a bien fait de choisir cette paisible retraite ; il pourra savourer les beaux fruits qu’il aura arrosés ; le plus beau des lacs lui fournira des mêts délicieux ; l’étude dissipera ses momens d’ennui s’il en éprouve, et ses lumières éclaireront ses concitoyens, ses partisans et ses ennemis.

La route de Genève à Nyon est belle et bien entretenue : d’un côté vous avez les rives du lac, et de l’autre, des vignobles bien cultivés. Je ne parlerai point des beautés des environs, de ces points de vue charmans que l’on découvre à chaque pas, et de ces milliers de maisonnettes blanches avec des contrevents verds répandus çà et là dans le plus vaste amphithéâtre, que Rousseau a si bien décrites dans son Émile ; mais je ne dois point passer sous silence les sensations qu’éprouve l’âme lorsqu’on se promène sur les bords du lac de Genève ; cette disposition à la mélancolie fait passer des momens délicieux : l’on m’a dit que quelques écrivains ont voulu définir les causes de cette disposition, je ne connais point leurs sentimens à cet égard ; mais voici ce que je crois qui produit au-dedans de nous cet effet mélancolique.

La nature n’est peut-être nulle part plus belle que dans la Suisse ; les contrastes de la lumière, les grandes scènes que l’on a sous les yeux, la pureté de l’air, ces oppositions que l’on rencontre à chaque instant : ici, à travers les arbres, vous appercevez un clocher ; le cri des pâtres, les bêlemens des troupeaux vous annoncent une habitation ; là une immense nappe d’eau argentée, couverte de barques et de batelets, contraste avec le verd des campagnes ; du côté de la Savoie, un riche coteau, qui récompense les soins du laboureur, est surmonté d’une énorme masse de glace, dont l’extrémité s’élève au-dessus des nuages. La paix, la tranquillité, qui accompagnent ces sublimes aspects, vous font éprouver une espèce d’émotion : l’âme la plus forte ne peut saisir, embrasser les immenses et magnifiques tableaux qui lui sont présentés, elle recherche alors les détails ; les premières dispositions qui subsistent encore, la suivent dans cette recherche ; l’examen d’un objet la conduit à un autre, et la quantité dont elle ne peut se pénétrer, la plonge dans une rêverie mélancolique, qui a ses charmes pour les heureux habitans du pays de Vaud : l’étranger éprouve ces sensations, mais d’une manière moins forte. Le Genevois, en regardant son lac, se rappelle les plaisirs de son enfance, les fêtes patriotiques dont il a été le témoin ou l’acteur ; il voit l’habitation de son ami, de son bienfaiteur ; son œil fixe avec plaisir le toit sous lequel repose la famille laborieuse qui s’occupe d’agriculture ou de pêche.

Ce fut au milieu de ces réflexions que nous arrivâmes à Nyon. Il faisait nuit : cette petite ville contient, dit-on, beaucoup d’antiquités dont je n’ai jamais eu connaissance.

Nous passâmes une partie de la soirée auprès du feu sans presque dire un mot ; enfin l’on servit le souper, le vin du pays nous procura un instant de gaieté tranquille ; sur la fin du repas nous bûmes à la santé de ce qui nous était cher, et que nous laissions à Genève. Mad. B… avec une très-jolie voix chanta une romance qui nous fit grand plaisir. Mais en voyage, comme lorsqu’on est arrivé, l’homme termine toutes les journées par le sommeil ; nous suivîmes la meilleure et la plus commune des habitudes.

À peine étions-nous au lit que nous fûmes régalés de la sérénade la plus discordante que j’aie ouï de ma vie. Si je ne me trompe, l’orchestre était com posé de deux violons qui faisaient la même partie en re, de deux clarinettes en si, et de deux flageolets en je ne sais quel ton : pour donner de l’ensemble et de l’aplomb à cette infernale musique, un tambourin humide et sans son, battait la mesure à faux, et sans le vouloir, je pense, concourait à rendre cette symphonie complètement ridicule.

Je ne dirai rien des airs qui furent joués ; j’aurais mieux aimé entendre le ran des vaches, cet air sentimental ; que l’on défendit de jouer dans les camps, parce que, rappelant aux Suisses les plaisirs de leur enfance, le toit paternel, le bonheur dont ils jouissaient dans leur patrie, ils désertaient ou mouraient de langueur.

« Entends-tu, dis-je à mon ami, ces bonnes gens avec leur musique ? ils me rappellent ces vers de Vadé :

Soudain, il sort d’un violon,
Qui, par sa forme singulière,
Avait l’air d’une souricière,
Des sons, que les plus fermes rats
Auraient pris pour des cris de chats.

— Tais-toi, écoutons ce que disent les musiciens. “C’est pour Mlle. Jeanneton N…” Ah ! en vérité ces MM. sont charmans ; apprenez, amans ou musiciens de Nyon, que lorsqu’on veut donner une sérénade à sa maîtresse, on l’instruit seule de son projet ; le soir choisi, l’amant arrive avec ses virtuoses, et sa belle feint d’ignorer que cette musique est pour elle.

Mais ce n’est qu’en Suisse que les amoureux, après avoir éveillé les gens par le plus affreux sabbat, terminent leur charivari par annoncer qu’il est dédié à Mlle une telle. Ô ! Italiens ! oh ! Espagnols ! est-ce de cette manière que vous donnez des sérénades à vos belles ?