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Journal d’un voyage de Genève à Paris/Mercredi

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Anonyme
J. E. Didier, imprimeur-libraire (p. 41-53).
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Mercredi.

Je dormais profondément tandis que mes compagnons de voyage étaient dans la voiture prêts à partir : il était quatre heures et demie. Blaque remplissait l’auberge de ses cris, ils parvinrent jusques à moi ; je me levai à la hâte, et nous partîmes.

Je n’ai pas besoin de vous dire que la première chose que je fis, fut de m’endormir de nouveau : je ne m’éveillai que lorsqu’il fut jour ; la pluie commençait à tomber sur une neige de cinq à six pieds de hauteur : la route était une suite continuelle de collines et de vallons.

Je dois vous apprendre que dans les voyages de la diligence, lorsque la neige, le mauvais temps, ou quelqu’autre cause, obligent d’augmenter le nombre des chevaux, les paysans les font payer ce qu’ils veulent, et ils viennent eux-mêmes en grand nombre, sous le prétexte de retenir la voiture et de conduire leurs chevaux. À chaque village on paie ces gens-là, et le conducteur fait dresser un procès-verbal chez un officier-municipal, qu’il fait signer par tous les assistans, afin de se faire rembourser de ses frais par la régie.

Une quinzaine de paysans, pour louer leurs chevaux et gagner quelque chose eux-mêmes, firent croire à Blaque qu’il était impossible d’aller plus loin avec si peu de bêtes de trait, qu’il devait en augmenter le nombre, et placer la voiture sur un grand traîneau bien ferré, etc. Ce bon homme fit ce qu’on lui conseillait : sans avoir besoin de descendre, l’on nous place sur ce traîneau tant vanté ; les roues, attachées sur un autre, partent les premières, et nous suivons notre route. Au bout d’un quart-d’heure, les cordes qui attachaient les harnois pourris des chevaux au train de la voiture, se cassent, et nous restons au milieu de la neige, au bas d’une montée, et par une abondante pluie mêlée de givre.

L’on aura de la peine à croire que les efforts de vingt hommes et de seize chevaux n’ont pu, dans l’espace d’une heure et demie, la montre à la main, enlever le traîneau dont les fers s’étaient attachés à la glace. Ces pauvres paysans n’ont cessé de travailler pendant tout ce temps ; j’avais pitié d’eux en les voyant mouillés comme des poissons, se trémousser, crier, fouetter, ôter la neige, soulever la voiture avec des barres de fer, de bois, un crique, etc. ; mais ce que j’ai trouvé de fort plaisant de la part de ces bons Francomtois, c’est qu’il n’y en avait qu’un parmi eux qui pût jurer après les chevaux ; ce privilégié s’appelait Dioset, et lorsqu’ils exerçaient leurs forces pour nous tirer de là, nous les entendions répéter à chaque instant ces mots : Dioset, dieura, dieura una mitta.

Dioset avait beau jurer, la pluie n’en tombait pas moins abondamment, et nous n’avancions pas le moins du monde ; il fallut se résoudre à envoyer un homme chercher les roues, et les replacer à la voiture ; ce qui ne fut fait qu’au bout d’une demi-heure.

Enfin les efforts des chevaux nous ont entraînés, et après bien des peines, nous nous arrêtons à Combefroide.

Il serait difficile de décrire le plaisir que ressentirent nos pauvres paysans, lorsqu’ils se virent à l’abri de la pluie, dans une chambre chaude, auprès d’un poële brûlant, et autour d’une table couverte de bouteilles et de jambons.

La cuisine de l’auberge est une vaste cheminée de forme pyramidale, de vingt pieds quarrés à sa base, sur une hauteur à-peu-près pareille : l’extrémité s’ouvre et se ferme à volonté, au moyen d’une bascule. L’intérieur de cette cuisine cheminée, vraiment singulière, est tapissé de pièces de lard, exposées à la fumée pour se conserver plus aisément.

Nous avions déjeûné, lorsque furetant dans un coin, je trouvai une galette[1]. Ah ! mêts délicieux de mon pays, tu excites ma gourmandise. Je l’achetai, et nous le mangeâmes dans la voiture.

Je ne crois pas nécessaire de vous dire que toute la matinée fut employée à nous tirer de la neige ; nous faisions cent pas, puis nous restions demi-heure sans avancer le moins du monde. L’intrépide Blaque avait beau se donner à tous les diables, crier, tempêter, se calmer, prier, supplier, Dioset faire la petite bouche lorsqu’il jurait ; ils ne purent nous empêcher de nous dégoûter de cette manière de voyager ; placés toujours au milieu du plus affreux vacarme, avec l’alternative que nous serions jetés tôt ou tard dans quelque creux couvert de neige. Mon ami et moi, nous prîmes la résolution de faire à pied la route jusqu’à St. Laurent.

Quoique au milieu de la neige, le chemin est charmant, il tourne autour de la montagne, et vous offre à chaque instant les plus délicieux points de vue. À votre droite, des rochers rouges et noirs suspendus sur votre tête, vous font faire des réflexions sur la faiblesse de votre existence : si un seul caillou, qui ne tient que par une branche de lierre, vient à se détacher, il peut entraîner une masse énorme, capable de vous réduire en poudre. À votre gauche est un torrent, derrière lequel la montagne s’élève en amphithéâtre ; des brouillards coloriés par le soleil la font paraître tantôt verte, tantôt violette, puis bleue.

Le sapin est presque le seul arbre que l’on trouve dans ce canton ; il semble être le roi de ces forêts, comme il l’est de celles de la Suisse : je n’en ai cependant pas vu un seul d’une grosseur un peu remarquable.

Nous voici enfin dans la plaine ; la neige commençait à fondre, le chemin était affreux ; après une marche assez longue, nous arrivons à St. Laurent, petit village situé agréablement : c’était un jour de marché, le bled s’y vendait 13 liv. 10 sols de France la coupe.

La maison de l’auberge était découverte, la neige chassée par le vent avait pénétré dans tous les appartemens, et en se fondant, inondait les meubles, les gens et les mêts.

Il est des individus dans les villages qui sont toujours au cabaret ; ils regardent, la bouche béante, les étrangers qui leur font amitié à coups de coude : l’auberge de St. Laurent était remplie de pareils gens qui ne disaient rien, ne faisaient rien, absolument rien, et d’autres qui ne cessaient de demander avec la plus désagréable importunité ce qu’on ne leur donnait pas.

Les paysans Francomtois sont presque tous voituriers ; on rencontre leurs frêles voitures chargées de marchandises sur toutes les routes de France ; ils sont polis et affables, leur langage est doux et agréable ; leur habillement de voyage est une chemise, de grosse toile qui leur sert de surtout.

La neige, qui nous suivait en quelque sorte, disparut entièrement à la Maison-neuve, petit hameau placé au pied d’une haute montagne. Si j’entreprenais de décrire tous les sublimes tableaux que l’on a sous les yeux, il me faudrait faire des volumes : ici une magnifique cascade, après avoir parcouru une étendue considérable, se verse dans un grand bassin, à l’extrémité duquel est placé un moulin de la forme la plus pittoresque ; là un pont d’une seule arche dans la situation la plus agréable ; plus loin, un chemin tortueux, un bois couvert de hauts sapins, une rivière bouillonnante, des rochers rouges et noirs : telles sont les beautés que vous offrent ces lieux et que le pinceau seul peut tracer. Un monument, qui m’a singulièrement surpris par sa hardiesse, est une niche, taillée à cent pieds de hauteur contre la montagne qui est perpendiculaire au chemin. Les habitans du hameau, pour préserver leurs demeures de la chûte de quelques rochers, ont imaginé de se mettre sous la protection de la bienheureuse Marie, et de placer son image contre la montagne ; mais comment sont-ils parvenus à gravir un rocher coupé à pic, à une hauteur aussi considérable[2] ?

La route étant une suite de montées, je suivais tranquillement à pied la marche lente de la voiture, lorsque la pluie et le vent le plus violent m’obligèrent à remonter ; le jour venait de mettre son bonnet de nuit, cette dernière commençait à envelopper la terre de ses ombres ; il fallait absolument arriver à Champagnole, où les relais nous attendaient. Le mauvais temps nous obligea à fermer les glaces de bois de la voiture, et ainsi renfermés, nous fîmes des almanachs, et mille souhaits d’arriver au plus vite à Champagnole.

Il était sept heures et demie, lorsque nous entrâmes dans la cour de l’auberge : les relais, ennuyés d’attendre depuis midi, étaient retournés à Poligni. Blaque jura Dieu et diable après celui qui les conduisait ; il fallut prendre son parti ; au lieu d’aller chercher notre souper quatre lieues plus loin, nous le trouvâmes assez bon auprès d’un poële ; et après une courte conversation, notre quatuor se sépara.

En entrant dans ma chambre, je vis l’horizon en feu, et un bruit épouvantable frappa mes oreilles. Que vois-je là, demandai-je à la soubrette qui portait la bassinoire, le village est en flammes ? Oh ! que non, me répondit-elle, c’est une forge. Je n’en avais pas vu jusqu’à ce moment, et je vous avoue que de la manière dont celle-ci me fut présentée, je crois à l’extrême violence du feu que l’on emploie pour réduire en fusion la mine de fer ; j’ai même eu en petit l’image d’un volcan au milieu de la nuit la plus noire.

La fatigue, l’ennui, le froid, un mal-aise insupportable que m’avait procuré cette manière de vivre, et les marches forcées que j’avais faites dans la neige, ne m’empêchèrent pas de prendre un moment pour écrire quelques lignes brûlantes à mon amie ; Je lui souhaitai le bon soir et m’endormis en pensant à elle.

  1. Gâteau au beurre.
  2. Il existe près de là un passage extrêmement dangereux ; le précipice qui est à gauche est d’une profondeur affreuse. M. *****. faisant cette route avant qu’elle ait été réparée, y fut précipité par la mal-adresse de son postillon. Croirait-on que cette chûte, de près de 350 pieds, sur des rochers pointus, se fit sans accident ? Les personnes qui étaient dans la voiture, les chevaux, ceux qui les conduisaient, n’eurent pas une contusion, pas une égratignure ! Je conseille à tout voyageur prudent de faire à pied ce court trajet, il sera bien payé de sa peine par le magnifique spectacle que lui offre la montagne.