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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/01

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Dumont (2p. 125-141).


I


Il en est des villes comme des hommes ; le hasard préside à leur fondation ou à leur naissance, et l’emplacement topographique où l’on bâtit les unes, la position sociale dans laquelle naissent les autres, influent en bien ou en mal sur toute leur existence : j’ai vu de nobles cités si fières, qu’elles avaient voulu dominer tout ce qui les entourait, si bien que quelques maisons à peine avaient osé s’établir au sommet de la montagne où elles avaient posé leurs fondemens : aussi restaient-elles toujours hautaines et pauvres, cachant dans les nuages leurs fronts crénelés et incessamment battus par les orages de l’été et par les tempêtes de l’hiver. On eût dit des reines exilées, suivies seulement de quelques courtisans de leur infortune, et trop dédaigneuses pour s’abaisser à venir demander à la plaine un peuple et un royaume. J’ai vu de petites villes si humbles qu’elles s’étaient réfugiées au fond d’une vallée, qu’elles y avaient bâti au bord d’un ruisseau leurs fermes, leurs moulins et leurs chaumières, qu’abritées par des collines, qui les garantissaient du chaud et du froid, elles y coulaient une vie ignorée et tranquille, pareille à celle de ces hommes sans ardeur et sans ambition, que tout bruit effraie, que toute lumière éblouit, et pour lesquels il n’est de bonheur que dans l’ombre et le silence. Il y en a d’autres qui ont commencé par être un chétif village au bord de la mer et qui petit à petit, voyant les navires succéder aux barques et les vaisseaux aux navires, ont changé leurs chaumières en maisons et leurs maisons en palais ; si bien qu’aujourd’hui l’or du Potose et les diamans de l’Inde affluent dans leur port, et qu’elles font sonner leurs ducats et étalent leurs parures, comme ces parvenus qui nous éclaboussent avec leurs équipages et nous font insulter par leurs valets. Enfin il y en a encore qui s’étaient richement élevées d’abord au milieu de prairies riantes, qui marchaient sur des tapis bariolés de fleurs, auxquelles on arrivait par des sentiers capricieux et pittoresques, à qui l’on eût prédit de longues et prospères destinées, et qui tout-à-coup ont vu leur existence menacée par une ville rivale, qui, surgissant au bord d’une grande route, attirait à elle commerçans et voyageurs, et laissait la pauvre isolée dépérir lentement comme une jeune fille dont un amour solitaire tarit les sources de la vie. Voilà pourquoi on se prend de sympathie ou de répugnance, d’amour ou de haine, pour telle ou telle ville comme pour telle ou telle personne ; voilà ce qui fait qu’on donne à des pierres froides et inanimées des épithètes qui n’appartiennent qu’à des êtres vivans et humains ; que l’on dit Messine la noble, Syracuse la fidèle, Girgenti la magnifique, Trapani l’invincible, Palerme l’heureuse.

En effet, s’il fut une ville prédestinée, c’est Palerme : située sous un ciel sans nuages, sur un sol fertile, au milieu de campagnes pittoresques, ouvrant son port à une mer qui roule des flots d’azur, protégée au nord par la colline de Sainte-Rosalie, à l’orient par le cap Naferano, encadrée de tous côtés par une chaîne de montagnes qui ceint la vaste plaine où elle est assise, jamais odalisque bysantine ou sultane égyptienne ne se mira avec plus d’abandon, de paresse et de volupté, dans les flots de la Cyrénaïque ou du Bosphore, que ne le fait, le visage tourné du côté de sa mère, l’antique fille de Chaldée. Aussi vainement a-t-elle changé de maîtres, ses maîtres ont disparu, et elle est restée ; et de ses dominateurs différens, séduits toujours par sa douceur et par sa beauté, l’esclave reine n’a gardé que des colliers pour toutes chaînes. C’est qu’aussi, les hommes et la nature se sont réunis pour la faire magnifique parmi les riches. Les Grecs lui ont laissé leurs temples, les Romains leurs aqueducs, les Sarrasins leurs châteaux, les Normands leurs basiliques, les Espagnols leurs églises, et comme la latitude où elle est située permet à toute plante d’y fleurir, à tout arbre de s’y développer, elle rassemble dans ses jardins splendides le laurier-rose de la Laconie, le palmier d’Égypte, la figue de l’Inde, l’aloès d’Afrique, le pin d’Italie, le cyprès d’Écosse et le chêne de France.

Aussi n’est-il rien de plus beau que les jours de Palerme, si ce n’est ses nuits : nuits d’Orient, nuits transparentes et embaumées, où le murmure de la mer, le frémissement de la brise, la rumeur de la ville, semblent un concert universel d’amour, où chaque chose de la création, depuis la vague jusqu’à la plante, depuis la plante jusqu’à l’homme, jette un mystérieux soupir. Montez sur la plate-forme de la Zisa, ou sur la terrasse du Palazzo Reale, lorsque Palerme dort, et il vous semblera être assis au chevet d’une jeune fille qui rêve de volupté.

C’est l’heure à laquelle les pirates d’Alger et les corsaires de Tunis sortent de leurs repaires, mettent au vent les voiles triangulaires de leurs felouques barbaresques, et rôdent autour de l’île, comme autour d’un bercail les hiènes de Zahara et les lions de l’Atlas. Malheur alors aux villes imprudentes qui s’endorment sans fanaux et sans gardes au bord de la mer, car leurs habitans se réveillent aux lueurs de l’incendie et aux cris de leurs femmes et de leurs filles, et avant que les secours ne soient arrivés, les vautours d’Afrique se seront envolés avec leurs proies ; puis, quand le jour viendra, on verra les ailes de leurs vaisseaux blanchir à l’horizon et disparaître derrière les îles de Porri, de Favignana ou de Lampadouze.

Parfois aussi il arrive que la mer prend tout-à-coup une teinte livide, que la brise tombe, que la ville se tait : c’est que quelques nuages sanglans qui courent rapidement du midi au septentrion ont passé dans le ciel ; c’est que ces nuages annoncent le sirocco, ce khamsin tant redouté des Arabes, vapeur ardente qui prend naissance dans les sables de la Libye, et que les vents du sud-est poussent sur l’Europe : aussitôt tout se courbe, tout souffre, tout se plaint ; l’île entière gémit comme lorsque l’Etna menace ; les animaux et les hommes cherchent avec inquiétude un abri ; et lorsqu’ils l’ont trouvé, ils se couchent haletans, car ce vent abat tout courage, paralyse toute force, éteint toute faculté. Palerme alors râle pareille à une agonisante, et cela jusqu’au moment où un souffle plus pur, arrivant de la Calabre, rend la force à la moribonde qui tressaille à cet air vivifiant, se reprend à l’existence, respire avec le même bonheur que si elle sortait d’un évanouissement, et le lendemain recommence insoucieuse, sa vie de plaisir et de joie.

C’était un soir du mois de septembre 1803 ; il avait fait sirocco toute la journée ; mais au coucher du soleil le ciel s’était éclairci, la mer était redevenue azurée, et quelques bouffées d’une brise fraîche soufflaient de l’archipel lipariote. e changement atmosphérique exerçait, comme nous l’avons dit, son influence bienfaisante sur tous les êtres animés, qui sortaient peu à peu de leur torpeur ; on eût cru assister à une seconde création, d’autant plus, comme nous l’avons dit, que Palerme est un véritable Éden.

Parmi toutes les filles d’Ève, qui, dans ce paradis qu’elles habitent, font de l’amour leur principale occupation, il en est une qui jouera un rôle trop important dans le cours de cette histoire pour que nous n’arrêtions pas sur elle et sur le lieu qu’elle habite l’attention et les regards de nos lecteurs : qu’ils sortent donc avec nous de Palerme par la porte de San-Georgio ; qu’ils laissent à droite Castello-a-Mare, qu’ils gagnent directement le môle, qu’ils suivent quelque temps le rivage, et qu’ils fassent halte à cette délicieuse villa qui s’élève au bord de la mer, et dont les jardins enchantés s’étendent jusqu’au pied du mont Pellegrino ; c’est la villa du prince de Carini, vice-roi de Sicile pour Ferdinand IV, qui est retourné prendre possession de sa belle ville de Naples.

Au premier étage de cette élégante villa, dans une chambre tendue de satin bleu de ciel, dont les draperies sont relevées par des cordons de perles, et dont le plafond est peint à fresque, une femme vêtue d’un simple peignoir est couchée sur un sofa, les bras pendans, la tête renversée et les cheveux épars ; il n’y a qu’un instant encore qu’on aurait pu la prendre pour une statue de marbre ; mais un léger frémissement a couru par tout son corps, ses joues commencent à se colorer, ses yeux viennent de se rouvrir ; la statue merveilleuse s’anime, soupire, étend la main vers une petite sonnette d’argent posée sur une table de marbre de Sélinunte, l’agite paresseusement, et comme fatiguée de l’effort qu’elle a fait, se laisse retomber sur le sofa. Cependant le son argentin a été entendu, une porte s’ouvre, et une jeune et jolie camérière, dont la toilette en désordre annonce qu’elle a, comme sa maîtresse, subi l’influence du vent africain, paraît sur le seuil.

— Est-ce vous, Teresa ? dit languissamment sa maîtresse en tournant la tête de son côté. Ô mon Dieu ! c’est pour en mourir ; est-ce que ce sirocco soufflera toujours ?

— Non, signora, il est tout-à-fait tombé, et l’on commence à respirer.

— Apportez-moi des fruits et des glaces, et donnez-moi de l’air.

Teresa accomplit ces deux ordres avec autant de promptitude que le lui permettait un reste de langueur et de malaise. Elle déposa les rafraîchissemens sur la table, et alla ouvrir la fenêtre qui donnait sur la mer.

— Voyez, madame la comtesse, dit-elle, nous aurons demain une magnifique journée, et l’air est si pur que l’on voit parfaitement l’île d’Alicudi, quoique le jour commence à baisser.

— Oui, oui, cet air fait du bien. Donne-moi le bras, Teresa, je vais essayer de me traîner jusqu’à cette fenêtre.

La camérière s’approcha de sa maîtresse, qui reposa sur la table le sorbet que ses lèvres avaient effleuré à peine, et qui, s’appuyant sur son épaule, marcha languissamment jusqu’au balcon.

— Ah ! dit-elle en aspirant l’air du soir, comme on renaît à cette douce brise ! Approche-moi ce fauteuil, et ouvre encore la fenêtre qui donne sur le jardin. Bien ! Le prince est-il revenu de Montréal ?

— Pas encore.

— Tant mieux : je ne voudrais pas qu’il me vît pale et défaite ainsi. Je dois être affreuse.

— Madame la comtesse n’a jamais été plus belle ; et je suis sûre que dans toute cette ville, que nous découvrons d’ici, il n’y a pas une femme qui ne soit jalouse de la signora.

— Même la marquise de Rudini ? même la princesse de Butera ?

— Je n’excepte personne.

— Le prince vous paie pour me flatter, Teresa.

— Je jure à madame que je ne lui dis que ce que je pense.

— Oh ! qu’il fait doux à vivre à Palerme ! dit la comtesse respirant à pleine poitrine.

— Surtout lorsqu’on a vingt-deux ans, qu’on est riche et qu’on est belle, continua en souriant Teresa.

— Tu achèves ma pensée : aussi je veux voir tout le monde heureux autour de moi. À quand ton mariage, hein ?

Teresa ne répondit point.

— N’était-ce pas dimanche prochain le jour fixé ? continua la comtesse.

— Oui, signora, répondit la camérière en soupirant.

— Qu’est-ce donc ? n’es-tu plus décidée ?

— Si fait, toujours.

— As-tu de la répugnance pour Gaëtano.

— Non ; je crois que c’est un honnête garçon, et qui me rendra heureuse. D’ailleurs ce mariage est un moyen de rester toujours près de madame la comtesse, et c’est ce que je désire.

— Pourquoi soupires-tu, alors ?

— Que la signora me pardonne ; c’est un souvenir de notre pays.

— De notre pays ?

— Oui. Quand madame la comtesse se souvint à Palerme qu’elle avait laissé une sœur de lait au village dont son père était le seigneur, et qu’elle m’écrivit de la venir rejoindre, j’étais près d’épouser un jeune garçon de Bauso.

— Pourquoi ne m’as-tu point parlé de cela ? le prince, à ma recommandation, l’aurait pris dans sa maison.

— Oh ! il n’aurait pas voulu être domestique ; il est trop fier pour cela.

— Vraiment ?

— Oui. Il avait déjà refusé une place dans les campieri du prince de Goto.

— C’était donc un seigneur que ce jeune homme ?

— Non, madame la comtesse ; c’était un simple montagnard.

— Comment s’appelait-il ?

— Oh ! je ne crois pas que la signora le connaisse, dit vivement Teresa.

— Et le regrettes-tu ?

— Je ne pourrais dire. — Ce que je sais seulement, c’est que, si je devenais sa femme, au lieu d’être celle de Gaëtano, il me faudrait travailler pour vivre, et que cela me serait bien pénible, surtout en sortant du service de madame la comtesse, qui est si facile et si doux.

— On m’accuse cependant de violence et d’orgueil ; est-ce vrai, Teresa ?

— Madame est excellente pour moi ; voilà tout ce que je puis dire.

— C’est cette noblesse palermitaine qui dit cela, parce que les comtes de Castelnovo ont été anoblis par Charles V, tandis que les Ventimille et les Partanna descendent, à ce qu’ils prétendent, de Tancréde et de Roger. Mais ce n’est pas pour cela que les femmes m’en veulent : elles cachent leur haine sous le dédain, et elles me haïssent parce que Rodolfo m’aime et qu’elles sont jalouses de l’amour du vice-roi. Aussi font-elles tout ce qu’elles peuvent pour me l’enlever ; mais elles n’y parviendront pas ; je suis plus belle qu’elles ; Carini me le dit tous les jours, et toi aussi, menteuse.

— Il y a ici quelqu’un plus flatteur encore que son excellence et que moi.

— Et qui cela ?

— Le miroir de madame la comtesse.

— Folle ! Allume les bougies de la psyché. — La camérière obéit. — Maintenant, ferme cette fenêtre et laisse-moi : celle du jardin donnera assez d’air.

Teresa obéit et s’éloigna ; à peine la comtesse l’eut-elle vue disparaître, qu’elle vint s’asseoir devant la psyché, se regarda dans la glace et se mit à sourire.

C’est qu’aussi c’était une merveilleuse créature que cette comtesse Emma, ou plutôt Gemma ; car dès son enfance ses parens avaient ajouté un G à son nom de baptême ; de sorte que, grâce à cette adjonction, elle s’appelait Diamant. Certes, c’était à tort qu’elle s’était bornée à faire remonter sa noblesse à une signature de Charles-Quint ; car, à sa taille mince et flexible, on reconnaissait l’Ionienne, à ses yeux noirs et veloutés la descendante des Arabes, à son teint blanc et vermeil la fille des Gaules. Elle pouvait donc également se vanter de descendre d’un archonte d’Athènes, d’un émir sarrasin ou d’un capitaine normand ; c’était une de ces beautés comme on en trouve en Sicile d’abord, puis dans une seule ville du monde, à Arles, où le même mélange de sang, le même croisement de races réunit parfois dans une seule personne ces trois types si différens. Aussi, au lieu d’appeler à son secours, ainsi qu’elle en avait d’abord eu l’intention, l’artifice de la toilette, Gemma se trouva si charmante dans son demi-désordre, qu’elle se regarda quelque temps avec une admiration naïve, et comme doit se regarder une fleur qui se penche vers un ruisseau ; et cette admiration, ce n’était point de l’orgueil, c’était une adoration pour le Seigneur, qui veut et qui peut créer de si belles choses. Elle resta donc ainsi qu’elle était. En effet, quelle coiffure pouvait mieux faire valoir ses cheveux que cet abandon qui leur permettait de flotter dans leur magnifique étendue ? Quel pinceau aurait pu ajouter une ligne à l’arc régulier de ses sourcils de velours ? et quel carmin aurait osé rivaliser avec le corail de ses lèvres humides, vif comme le fruit de la grenade ? Elle commença en échange et comme nous l’avons dit, à se regarder sans autre pensée que celle de se voir, et peu à peu elle tomba dans une rêverie profonde et pleine d’extase ; car, en même temps que son visage, et comme un fond à cette tête d’ange, la glace qui était placée devant la fenêtre restée ouverte réfléchissait le ciel : et Gemma, sans but, sans motif, se berçant dans un bonheur vague et infini, s’amusait à compter dans cette glace les étoiles qui apparaissaient chacune à son tour, et à leur donner des noms au fur et à mesure qu’elles pointaient dans l’éther. Tout-à-coup il lui sembla qu’une ombre surgissante se plaçait devant ces étoiles, et qu’une figure se dessinait derrière elle : elle se retourna vivement, un homme était debout sur sa fenêtre. Gemma se leva et ouvrit la bouche pour jeter un cri ; mais l’inconnu, s’élançant dans la chambre, joignit les deux mains, et d’une voix suppliante : — Au nom du ciel, lui dit-il, n’appelez pas, madame, car, sur mon honneur, vous n’avez rien à craindre, et je ne veux pas vous faire de mal !…