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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/02

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Dumont (2p. 145-159).


II


Gemma retomba sur son fauteuil, et cette apparition et ces paroles furent suivies d’un moment de silence, pendant lequel elle eut le temps de jeter un coup d’œil rapide et craintif sur l’étranger qui venait de s’introduire dans sa chambre d’une manière si bizarre et si inusitée.

C’était un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, qui paraissait appartenir à la classe populaire : il portait le chapeau calabrais, entouré d’un large ruban qui retombait flottant sur son épaule, une veste de velours à boutons d’argent, une culotte de même étoffe et à ornemens pareils : sa taille était serrée par une de ces ceintures en soie rouge avec des broderies et des franges vertes, comme on en fabrique à Messine, en imitation de celles du Levant. Enfin des guêtres et des souliers de peau complétaient ce costume montagnard, qui ne manquait pas d’élégance, et qui semblait choisi pour faire ressortir les heureuses proportions de la taille de celui qui l’avait adopté. Quant à sa figure, elle était d’une beauté sauvage : c’étaient ces traits fortement accentués de l’homme du Midi, ses yeux hardis et fiers, ses cheveux et sa barbe noirs, son nez d’aigle et ses dents de chacal.

Sans doute que Gemma ne fut point rassurée par cet examen, car l’étranger lui vit étendre le bras du côté de la table, et devinant qu’elle y cherchait la sonnette d’argent qui y était placée :

— Ne m’avez-vous pas entendu, madame ? lui dit-il en donnant à sa voix cette expression de douceur infinie à laquelle se prête si facilement la langue sicilienne : je ne vous veux aucun mal, et, bien loin de là, si vous m’accordez la demande que je viens vous faire, je vous adorerai comme une madone : vous êtes déjà belle comme la mère de Dieu, soyez bonne aussi comme elle.

— Mais enfin que me voulez-vous ? dit Gemma d’une voix tremblante encore, et comment entrez-vous ainsi chez moi à cette heure ?

— Si je vous avais demandé une entrevue à vous, noble, riche et aimée d’un homme qui est presque un roi, est-il probable que vous me l’eussiez accordée, à moi, pauvre et inconnu ? dites-le-moi, madame : d’ailleurs, eussiez-vous eu cette bonté, vous pouviez tarder à me répondre, et je n’avais pas le temps d’attendre.

— Que puis-je donc pour vous ? dit Gemma se rassurant de plus en plus.

— Tout, madame ; car vous avez entre les mains mon désespoir ou mon bonheur, ma mort ou ma vie.

— Je ne vous comprends pas ; expliquez-vous.

— Vous avez à votre service une jeune fille de Bauso.

— Teresa.

— Oui, Teresa, continua le jeune homme d’une voix tremblante : or cette jeune fille va se marier à un valet de chambre du prince Carini, et cette jeune fille est ma fiancée.

— Ah ! c’est vous ?

— Oui, c’est moi qu’elle allait épouser au moment où elle reçut la lettre qui l’appelait auprès de vous. Elle promit de me rester fidèle, de vous parler pour moi, et, si vous refusiez sa demande, de venir me retrouver : je l’attendais donc ; mais trois ans se sont écoulés sans que je la revisse, et, comme elle ne revenait pas, c’est moi qui suis venu. En arrivant j’ai tout appris, alors j’ai pensé à venir me jeter à vos genoux et à vous demander Teresa.

— Teresa est une fille que j’aime et dont je ne veux pas me séparer. Gaëtano est le valet de chambre du prince, et en l’épousant elle restera près de moi.

— Si c’est une condition, j’entrerai chez le prince, dit le jeune homme se faisant une violence visible.

— Teresa m’avait dit que vous ne vouliez pas servir.

— C’est vrai ; mais, s’il le faut cependant, je ferai ce sacrifice pour elle, seulement si cela était possible, j’aimerais mieux être engagé dans ses campieri que de faire partie de ses domestiques.

— C’est bien, j’en parlerai au prince, et s’il y consent…

— Le prince voudra tout ce que vous voudrez, madame ; vous ne priez pas, vous ordonnez, je le sais.

— Mais qui me répondra de vous ?

— Ma reconnaissance éternelle, madame.

— Encore faut-il que je sache qui vous êtes.

— Je suis un homme dont vous pouvez faire le malheur ou la félicité, voilà tout.

— Le prince me demandera votre nom.

— Que lui importe mon nom ? le connaît-il ? Le nom d’un pauvre paysan de Bauso est-il jamais arrivé jusqu’au prince ?

— Mais moi, je suis du même pays que vous ; mon père était comte de Castlelnovo, et habitait une petite forteresse à un quart de lieue du village.

— Je le sais, madame, répondit le jeune homme d’une voix sourde.

— Eh bien ! je dois connaître votre nom, moi ! Dites-le-moi alors, et je verrai ce que j’ai à faire.

— Croyez-moi, madame la comtesse, il vaut mieux que vous l’ignoriez ; qu’importe mon nom ? Je suis honnête homme, je rendrai Teresa heureuse, et, s’il le faut, je me ferai tuer pour le prince et pour vous.

— Votre entêtement est étrange ; et je tiens d’autant plus à savoir votre nom que je l’ai déjà demandé à Teresa, et que, comme vous, elle a refusé de me le dire. Je vous préviens cependant que je ne ferai rien qu’à cette condition.

— Vous le voulez, madame ?

— Je l’exige.

— Eh bien ! une dernière fois, je vous en supplie.

— Ou nommez-vous, ou sortez ! dit Gemma avec un geste impératif.

— Je m’appelle Pascal Bruno, répondit le jeune homme d’une voix si calme qu’on eût pu croire que toute émotion avait disparu, si en le voyant si pâle on n’eût facilement deviné ce qu’il souffrait intérieurement.

— Pascal Bruno ! s’écria Gemma, reculant avec son fauteuil, Pascal Bruno ! seriez-vous le fils d’Antonino Bruno, dont la tête est dans une cage de fer au château de Bauso.

— Je suis son fils.

— Eh bien ! savez-vous pourquoi la tête de votre père est là, dites ? Pascal garda le silence. — Eh bien ! continua Gemma, c’est que votre père a voulu assassiner le mien.

— Je sais tout cela, madame, et je sais encore que lorsqu’on vous promenait enfant dans le village, vos femmes de chambre et vos valets vous montraient cette tête en vous disant que c’était celle de mon père qui avait voulu assassiner le vôtre ; mais ce qu’on ne vous disait pas, madame, c’est que votre père avait déshonoré le mien.

— Vous mentez !

— Que Dieu me punisse si je ne dis pas la vérité, madame : manière était belle et sage, le comte l’aima, et ma mère résista à toutes les propositions, à toutes les promesses, à toutes les menaces ; mais un jour que mon père était allé à Taormine, il la fit enlever par quatre hommes, transporter dans une petite maison qui lui appartenait, entre Limero et Furnari, et qui est maintenant une auberge… Et là !… là, madame ! il la viola.

— Le comte était seigneur et maître du village de Bauso : ses habitans lui appartenaient, corps et biens, et c’était beaucoup d’honneur qu’il faisait à votre mère que de l’aimer !…

— Mon père ne pensa pas ainsi, à ce qu’il paraît, dit Pascal en fronçant le sourcil, et cela sans doute parce qu’il était né à Strilla, sur les terres du prince de Moncada-Paterno, ce qui fit qu’il frappa le comte ; la blessure ne fut pas mortelle, tant mieux, je l’ai longtemps regretté ; mais aujourd’hui, à ma honte, je m’en félicite.

— Si j’ai bonne mémoire, votre père, non seulement n’a pas été mis à mort comme meurtrier, mais encore vos oncles sont au bagne.

— Ils avaient donné asile à l’assassin, ils l’avaient défendu lorsque les sbires étaient venus pour l’arrêter ; ils furent considérés comme complices, et envoyés, mon oncle Placido à Favignana, mon oncle Pietro à Lipari, et mon oncle Pépé à Vulcano. Quant à moi, j’étais trop jeune, et quoique l’on m’eût arrêté avec eux, on me rendit à ma mère.

— Et qu’est-elle devenue, votre mère ?

— Elle est morte.

— Où cela ?

— Dans la montagne, entre Pizzo de Goto et Nisi.

— Pourquoi avait-elle quitté Bauso ?

— Pour que nous ne vissions pas, chaque fois que nous passions devant le château, elle, la tête de son mari, moi, la tête de mon père. Oui, elle est morte là, sans médecin, sans prêtre ; elle a été enterrée hors de la terre sainte, et c’est moi qui ai été son seul fossoyeur… Alors, madame, vous me pardonnerez, je l’espère, sur la terre fraîchement retournée, j’avais fait le serment de venger toute ma famille, à laquelle je survivais seul, car je ne compte plus mes oncles comme de ce monde, sur vous, qui restez seule de la famille du comte. Mais, que voulez-vous ? je devins amoureux de Teresa ; je quittai mes montagnes pour ne plus voir la tombe à laquelle je sentais que je devenais parjure ; je descendis dans la plaine, je me rapprochai de Bauso, et je fis plus encore ; lorsque je sus que Teresa quittait le village pour entrer à votre service je songeai à entrer à celui du comte. Je reculai long-temps devant cette pensée, enfin je m’y habituai. Je pris sur moi de vous voir : je vous ai vue, et me voilà, sans armes et en suppliant, en face de vous, madame, devant qui je ne devais paraître qu’en ennemi.

— Vous comprenez, répondit Gemma, qu’il est impossible que le prince prenne à son service un homme dont le père a été pendu et dont les oncles sont aux galères.

— Pourquoi pas, madame, si cet homme consent à oublier que c’est injustement que ces choses ont été faites ?

— Vous êtes fou !

— Madame la comtesse, vous savez ce que c’est qu’un serment pour un montagnard ? Eh bien ! je fausserai mon serment. Vous savez ce que c’est que la vengeance pour un Sicilien ? eh bien » ! je renoncerai à ma vengeance… Je ne demande pas mieux que de tout oublier, ne me forcez pas de me souvenir.

— Et dans ce cas, que feriez-vous ?

— Je ne veux pas y penser.

— C’est bien ! nous prendrons nos mesures en conséquence.

— Je vous en supplie, madame la comtesse, soyez bonne pour moi ; vous voyez que je fais ce que je peux pour rester honnête homme. Une fois engagé chez le prince, une fois le mari de Teresa, je réponds de moi… D’ailleurs je ne retournerai pas à Bauso.

— Cela est impossible.

— Madame la comtesse, vous avez aimé ! Gemma sourit dédaigneusement. Vous devez alors savoir ce que c’est que la jalousie ; vous devez savoir ce qu’on souffre et comment on se sent devenir fou. Eh bien ! j’aime Teresa, je suis jaloux d’elle, je sens que je perdrai l’esprit si ce mariage se fait ; et alors…

— Et alors ?

— Alors !… gare que je ne me souvienne de la cage où est la tête de mon père, des bagnes où vivent mes oncles, et de la tombe où dort ma mère.

En ce moment un cri étrange, qui semblait être un signal, se fit entendre au bas de la fenêtre, presque aussitôt le bruit d’une sonnette retentit.

— Voilà le prince, s’écria Gemma.

— Oui, oui, je le sais, murmura Pascal d’une voix sourde ; mais avant qu’il ne soit arrivé à cette porte, vous avez encore le temps de me dire oui. Je vous en supplie, madame, accordez-moi ce que je vous demande, donnez-moi Teresa, placez-moi au service du prince.

— Laissez-moi passer, dit impérieusement Gemma, s’avançant vers la porte ; mais, loin d’obéir à cet ordre, Bruno s’élança vers le verrou qu’il poussa. — Oseriez-vous m’arrêter ? continua Gemma, saisissant le cordon d’une sonnette. — À moi ! au secours ! au secours !

— N’appelez pas, madame, dit Bruno se contenant encore, car je vous ai dit que je ne voulais pas vous faire de mal. Un second cri pareil au premier se fit entendre au bas de la fenêtre. — C’est bien, c’est bien, Ali, tu veilles fidèlement, mon enfant, dit Bruno. Oui, je sais que le comte arrive, j’entends ses pas dans le corridor. Madame, madame, il vous reste encore un instant, une seconde, et tous les malheurs que je prévois n’auront pas lieu…

— Au secours ! Rodolfo, au secours ! cria Gemma.

— Vous n’avez donc ni cœur, ni âme, ni pitié, ni pour vous ni pour les autres, dit Bruno enfonçant ses mains dans ses cheveux et regardant la porte qu’on secouait avec force.

— Je suis enfermée, continua la comtesse, se rassurant de l’aide qui lui arrivait, — enfermée avec un homme qui me menace. À moi ! Rodolfo, à moi ! au secours !

— Je ne menace pas, je prie… je prie encore… mais puisque vous le voulez !…

Bruno poussa un rugissement de tigre, et s’élança vers Gemma pour l’étouffer entre ses mains sans doute, car, ainsi qu’il l’avait dit, il n’avait pas d’armes. Au même instant une porte cachée au fond de l’alcôve s’ouvrit, un coup de pistolet se fit entendre, la chambre s’emplit de fumée, et Gemma s’évanouit.

Lorsqu’elle revint à elle, elle était entre les bras de son amant ; ses yeux cherchèrent avec effroi autour de la chambre, et aussitôt qu’elle put articuler une parole :

— Qu’est devenu cet homme ? dit-elle.

— Je ne sais. Il faut que je l’aie manqué, répondit le prince, car tandis que j’enjambais par-dessus le lit, il a sauté par la fenêtre ; et comme je vous voyais sans connaissance, je ne me suis pas inquiété de lui, mais de vous. Il faut que je l’aie manqué, répéta-t-il en jetant les yeux autour de la chambre ; et cependant c’est bizarre, je ne vois pas la balle dans la tenture.

— Faites courir après lui, s’écria Gemma, et point de grâce, point de pitié pour cet homme, monseigneur, car cet homme, c’est un bandit qui voulait m’assassiner.

On chercha toute la nuit dans la villa, par les jardins et sur le rivage, mais inutilement ; Pascal Bruno avait disparu.

Le lendemain on découvrit une trace de sang, qui commençait au bas de la fenêtre et qui se perdait à la mer.