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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/07

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Dumont (2p. 241-259).


VII


On comprend facilement que le bruit de pareils exploits ne restait pas circonscrit dans la juridiction du village de Bauso. Aussi n’était-il question par toute la Sicile que du hardi brigand qui s’était emparé de la forteresse de Castelnuovo, et qui de là, comme un aigle de son aire, s’abattait sur la plaine, tantôt pour attaquer les grands, tantôt pour défendre les petits. Nos lecteurs ne s’étonneront donc pas d’entendre prononcer le nom de notre héros dans les salons du prince de Butera, qui donnait une fête dans son hôtel de la place de la Marine.

Avec le caractère que nous connaissons au prince, on comprend ce que devait être une fête donnée par lui. Celle-là surtout allait vraiment au-delà de tout ce que l’imagination peut rêver de plus splendide. C’était quelque chose comme un conte arabe ; aussi le souvenir s’en est-il perpétué à Palerme, quoique Palerme soit la ville des féeries.

Qu’on se figure des salons splendides, entièrement couverts de glaces depuis le plafond jusqu’au parquet, et conduisant, les uns à des allées de treillages parquetées, du sommet desquelles pendaient les plus beaux raisins de Syracuse et de Lipari ; les autres à des carrés formés par des orangers et des grenadiers en fleurs et en fruits ; les premiers servant à danser les gigues anglaises, les autres des contredanses de France. Quant aux valses, elles s’entrelaçaient autour de deux vastes bassins de marbre, de chacun desquels jaillissait une magnifique gerbe d’eau. De ces différentes salles de danse partaient des chemins sablés de poudre d’or. Ces chemins conduisaient à une petite colline entourée de fontaines d’argent, contenant tous les rafraîchissemens qu’on pouvait désirer, et ombragée par des arbres qui, au lieu de fruits naturels, portaient des fruits glacés. Enfin, au sommet de cette colline, faisant face aux chemins qui y conduisaient, était un buffet à quatre pans, constamment renouvelé au moyen d’un mécanisme intérieur. Quant aux musiciens, ils étaient invisibles, et le bruit seul des instrumens arrivait jusqu’aux convives ; on eût dit une fête donnée par les génies de l’air.

Maintenant que, pour animer cette décoration magique, on se représente les plus belles femmes et les plus riches cavaliers de Palerme, vêtus de costumes de caractères plus brillans ou plus bizarres les uns que les autres, le masque au visage ou à la main, respirant cet air embaumé, s’enivrant de cette mélodie invisible, rêvant ou parlant d’amour, et l’on sera encore loin de se faire de cette soirée un tableau pareil au souvenir qu’en avaient conservé, à mon passage à Palerme, c’est-à-dire trente-deux ans après l’événement, les personnes qui y avaient assisté.

Parmi les groupes qui circulaient dans ces allées et dans ces salons, il y en avait un surtout qui attirait plus particulièrement les regards de la foule ; c’était celui qui s’était formé à la suite de la belle comtesse Gemma, et qu’elle entraînait après elle comme un astre fait de ses satellites : elle venait d’arriver à l’instant même avec une société de cinq personnes, qui avait adopté, ainsi qu’elle, le costume des jeunes femmes et des jeunes seigneurs qui, dans la magnifique page écrite par le pinceau d’Orgagna sur les murs du Campo-Santo de Pise, chantent et se réjouissent pendant que la mort vient frapper à leur porte. Cet habit du treizième siècle, si naïf et si élégant à la fois, semblait choisi exprès pour faire ressortir l’exquise proportion de ses formes, et elle s’avançait au milieu d’un murmure d’admiration, conduite par le prince de Butera lui-même, qui, déguisé en mandarin, l’avait reçue à la porte d’entrée et la précédait pour la présenter, disait-il, à la fille de l’empereur de la Chine. Comme on présumait que c’était quelque surprise nouvelle ménagée par l’amphitryon, on suivait avec empressement le prince, et le cortège se grossissait à chaque pas. Il s’arrêta à l’entrée d’une pagode gardée par deux soldats chinois, qui, sur un signe, ouvrirent la porte d’un appartement entièrement décoré d’objets exotiques, et au milieu duquel, sur une estrade était assise, dans un costume magnifique de Chinoise, qui avait à lui seul coûté trente mille francs, la princesse de Butera, qui, dès qu’elle aperçut la comtesse, vint au-devant d’elle suivie de toute une cour d’officiers, de mandarins et de magots, plus brillans, plus rébarbatifs, ou plus bouffons les uns que les autres. Cette apparition avait quelque chose de si oriental et de si fantastique, que toute cette société, si habituée cependant au luxe et à la magnificence, se récria d’étonnement. On entourait la princesse, on touchait sa robe brodée de pierreries, on faisait sonneries clochettes d’or de son chapeau pointu, et un instant l’attention abandonna la belle Gemma pour se concentrer entièrement sur la maîtresse de la maison. Chacun la complimentait et l’admirait, et parmi les complimenteurs et les admirateurs les plus exagérés était le capitaine Altavilla, que le prince avait continué de recevoir à ses dîners, à la grande désolation de son maître-d’hôtel, et qui, comme déguisement sans doute, avait revêtu son grand uniforme

— Eh bien ! dit le prince de Butera à la princesse de Castelnuovo, que dites-vous de la fille de l’empereur de la Chine ?

— Je dis, répondit Gemma, qu’il est fort heureux pour sa majesté Ferdinand IV que le prince de Carini soit à Messine en ce moment, attendu qu’avec le cœur que je lui connais il pourrait bien, pour un regard de la fille, livrer la Sicile au père, ce qui nous forcerait de faire de nouvelles vêpres contre les Chinois.

En ce moment le prince de Moncada-Paterno, vêtu en brigand calabrais, s’approcha de la princesse.

— Sa hautesse me permettra-t-elle, en ma qualité de connaisseur, d’examiner son magnifique costume ?

— Sublime fille du Soleil, dit le capitaine Altavilla désignant le prince, prenez garde à vos clochettes d’or, car je vous préviens que vous avez affaire à Pascal Bruno.

— La princesse serait peut-être plus en sûreté près de Pascal Bruno, dit une voix, que près de certain Santafedé de ma connaissance. Pascal Bruno est un meurtrier et non un filou, un bandit et non un coupeur de bourses.

— Bien répondu, dit le prince de Butera. Le capitaine se mordit les lèvres.

— À propos, continua le prince de la Cattolica, savez-vous sa dernière prouesse ?

— À qui ?

— À Pascal Bruno.

— Non ; qu’a-t-il fait ?

— Il a arrêté le convoi d’argent que le prince de Carini envoyait à Palerme.

— Ma rançon ! dit le prince de Paterno.

— Oh ! mon Dieu, oui ; excellence, vous êtes voué aux infidèles.

— Diable ! pourvu que le roi n’exige pas que je lui en tienne compte une seconde fois ! reprit Moncada.

— Que votre excellence se rassure, dit la même voix qui avait déjà répondu à Altavilla : Pascal Bruno, n’a pris que deux mille onces.

— Et comment savez-vous cela, seigneur Albanais ? dit le prince de la Cattolica, qui se trouvait près de celui qui avait parlé, lequel était un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, portant le costume de Vina[1].

— Je l’ai entendu dire, répondit négligemment le Grec en jouant avec son yatagan ; d’ailleurs, si votre excellence désire des rénseignemens plus positifs, voici un homme qui peut lui en donner.

Celui qu’on désignait ainsi à la curiosité publique n’était autre que notre ancienne connaissance, Paolo Tommasi, qui, esclave de sa consigne, s’était fait conduire, aussitôt son arrivée, chez la comtesse de Castelnuovo, et qui, ne la trouvant pas chez elle, et la sachant à la fête, s’était servi de sa qualité d’envoyé du vice-roi pour pénétrer dans les jardins du prince de Butera ; en un instant il se trouva le centre d’un immense cercle et l’objet de mille questions. Mais Paolo Tommasi était, comme nous l’avons vu, un brave qui ne s’effarouchait pas facilement ; il commença donc par remettre la lettre du prince à la comtesse.

— Prince, dit Gemma après avoir lu la missive qu’elle venait de recevoir, vous ne vous doutez pas que vous me donniez une fête d’adieu ; le vice-roi m’ordonne de me rendre à Messine, et, en fidèle sujette que je suis, je me mettrai en route dès demain. Merci, mon ami, continua-t-elle en donnant sa bourse à Paolo Tommasi ; maintenant vous pouvez vous retirer.

Tommasi essaya de profiter de la permission de la comtesse ; mais il était trop bien entouré pour battre facilement en retraite. Il lui fallut se rendre à discrétion, et la condition de sa liberté fut le récit exact de sa rencontre avec Pascal Bruno.

Il la raconta, il faut lui rendre justice, avec toute la simple naïveté du vrai courage ; il dit, sans rien ajouter à ses auditeurs, comment il avait été fait prisonnier, comment il avait été conduit à la forteresse de Castelnuovo, comment il avait tiré, sans résultat, sur le bandit, et comment enfin celui-ci l’avait renvoyé en lui faisant cadeau d’un magnifique cheval en remplacement de celui qu’il avait perdu : tout le monde écouta ce récit, empreint de vérité, avec le silence de l’attention et de la foi, à l’exception du capitaine Altavilla, qui éleva quelques doutes sur la véracité de l’honnête brigadier ; mais heureusement pour Paolo Tommasi, le prince de Butera lui-même vint à son secours.

— Je parierais, dit-il, que rien n’est plus vrai que ce que vient de dire cet homme, car tous ces détails me paraissent être parfaitement dans le caractère de Pascal Bruno.

— Vous le connaissez donc ? dit le prince de Moncada Paterno.

— J’ai passé une nuit avec lui, répondit le prince de Butera.

— Et où cela ?

— Sur vos terres.

Alors ce fut le tour du prince ; il raconta comment Pascal et lui s’étaient rencontrés au châtaignier des cent chevaux ; comment lui, le prince de Butera, avait offert du service qu’il avait refusé, et comment enfin il lui avait prêté trois cents onces. À ce dernier trait, Altavilla ne put retenir son hilarité.

— Et vous croyez qu’il vous les rendra, monseigneur ? lui dit-il.

— J’en suis sûr, répondit le prince.

— Pendant que nous y sommes, interrompit la princesse de Butera, y a-t-il quelqu’un encore dans la société qui ait vu Pascal Bruno, et qui lui ait parlé ? j’adore les histoires de brigands, elles me font mourir de peur.

— Il y a encore la comtesse Gemma de Castelnuovo, dit l’Albanais.

Gemma tressaillit ; tous les regards se tournèrent vers elle comme pour l’interroger.

— Serait-ce vrai ? s’écria le prince.

— Oui, répondit en tressaillant Gemma, mais je l’avais oublié.

— Il s’en souvient, lui, murmura le jeune homme.

On se pressa autour de la comtesse, qui voulut en vain s’en défendre ; il lui fallut, à son tour, raconter la scène par laquelle nous avons ouvert ce récit, dire comment Bruno avait pénétré dans sa chambre, comment le prince avait tiré sur lui, et comment celui-ci, pour se venger, avait pénétré dans la villa, le jour de la noce, et tué le mari de Teresa ; cette histoire était la plus terrible de toutes, aussi laissa-t-elle dans l’esprit des auditeurs une profonde émotion. Quelque chose comme un frisson courait par toute cette assemblée, et, n’étaient ces toilettes et ces parures, on n’aurait pas cru assister à une fête.

— Sur mon honneur, dit le capitaine Altavilla rompant le premier le silence, le bandit vient de commettre son plus grand crime en attristant ainsi la fête de notre hôte ; j’aurais pu lui pardonner ses autres méfaits, mais celui-ci, je jure par mes épaulettes que j’en tirerai vengeance ; et, à compter de ce moment, je me voue à sa poursuite.

— Parlez-vous sérieusement, capitaine Altavilla ? dit l’Albanais.

— Oui, sur mon honneur ; et j’affirme ici que je ne désire rien tant que de me trouver face à face avec lui.

— C’est chose possible, dit froidement l’Albanais.

— À celui qui me rendrait ce service, continua Altavilla, je donnerais…

— C’est inutile de fixer une récompense, capitaine, je connais un homme qui vous rendra ce service pour rien.

— Et cet homme, où pourrai-je le rencontrer ? reprit Altavilla en affectant un sourire de doute.

— Si vous voulez me suivre, je m’engage à vous le dire. — Et à ces mots l’Albanais s’éloigna comme pour inviter le capitaine à marcher derrière lui.

Le capitaine hésita un instant, mais il s’était trop avancé pour reculer ; tous les yeux étaient tournés vers lui, il comprit que la moindre faiblesse le perdrait de réputation ; d’ailleurs il prenait la proposition pour une plaisanterie.

— Allons, s’écria-t-il, tout pour l’honneur des dames ! Et il suivit l’Albanais.

— Savez-vous quel est ce jeune seigneur déguisé en Grec ? dit d’une voix tremblante la comtesse au prince de Butera.

— Non, sur mon âme, répondit le prince ; quelqu’un le sait-il ?

Chacun se regarda, mais personne ne répondit.

— Avec votre permission, dit Paolo Tommasi en portant la main à son chapeau, je le sais, moi.

— Et quel est-il, mon brave brigadier ?

— Pascal Bruno, monseigneur !

La comtesse jeta un cri et s’évanouit. Cet incident mit fin à la fête.

Une heure après, le prince de Butera était retiré dans sa chambre, et mettait, assis devant son bureau, ordre à quelques papiers, lorsque le maître-d’hôtel entra d’un air triomphant.

— Qu’y a-t-il, Giacomo ? dit le prince.

— Je vous l’avais bien dit, monseigneur…

— Voyons, que m’avais-tu dit ?

— Que votre bonté l’encouragerait.

— Qui donc ?

— Le capitaine Altavilla.

— Qu’a-t-il donc fait ?

— Ce qu’il a fait, monseigneur ?… D’abord, votre excellence se rappelle que je l’ai prévenue qu’il mettait régulièrement son couvert d’argent dans sa poche.

— Oui, après.

— Pardon, et votre excellence a répondu que tant qu’il n’y mettrait que le sien il n’y avait rien à dire.

— Je me le rappelle.

— Eh bien ! aujourd’hui, monseigneur, il paraît qu’il y a mis non seulement le sien, mais encore celui de ses voisins ; car il en manque huit.

— Alors, c’est autre chose, dit le prince.

Il prit une feuille de papier et écrivit :

« Le prince Hercule de Butera a l’honneur de prévenir le capitaine Altavilla que, ne dînant plus chez lui, et se voyant privé par cette circonstance fortuite du plaisir de le recevoir désormais, il le prie d’accepter la bagatelle qu’il lui envoie, comme une faible indemnité du dérangement que cette détermination causera dans ses habitudes. »

— Tenez, continua le prince en remettant cinquante onces au majordome[2], vous porterez demain cette lettre et cet argent au capitaine Altavilla,

Giacomo, qui savait qu’il n’y avait rien à dire quand le prince avait parlé, s’inclina et sortit ; le prince continua tranquillement de ranger ses papiers, puis, au bout de dix minutes, entendant quelque bruit à la porte de son cabinet, il leva la tête et aperçut une espèce de paysan calabrais debout sur le seuil de son appartement, et tenant son chapeau d’une main et un paquet de l’autre.

— Qui va là ? dit le prince.

— Moi, monseigneur, dit une voix.

— Qui, toi ?

— Pascal Bruno.

— Et que viens-tu faire ?

— D’abord, monseigneur, dit Pascal Bruno s’avançant et renversant son chapeau plein d’or sur le bureau, d’abord je viens vous apporter les trois cents onces que vous m’avez si obligeamment prêtées : elles ont eu la destination que je vous avais indiquée ; l’auberge brûlée est rebâtie.

— Ah ! ah ! tu es homme de parole ; eh bien ! j’en suis aise.

Pascal s’inclina.

— Puis, ajouta-t-il après une courte pause, je viens vous rendre huit couverts d’argent à vos armes et à votre chiffre, et que j’ai trouvés dans la poche du capitaine, qui vous les avait probablement volés.

— Pardieu ! dit le prince, il est curieux que ce soit par toi qu’ils me reviennent. Et maintenant, qu’y a-t-il dans ce paquet ?

— Il y a dans ce paquet, dit Bruno la tête d’un misérable qui a abusé de votre hospitalité, et que je vous apporte comme une preuve du dévouement que je vous ai juré.

À ces mots, Pascal Bruno dénoua le mouchoir, et prenant la tête du capitaine Altavilla par les cheveux, il la posa toute sanglante sur le bureau du prince.

— Que diable veux-tu que je fasse d’un pareil cadeau ? dit le prince.

— Ce qu’il vous plaira, monseigneur, répondit Pascal Bruno. Puis il s’inclina et sortit.

Le prince de Butera, resté seul, demeura un instant les yeux fixés sur cette tête, se balançant sur son fauteuil et sifflant son air favori ; puis il sonna ; le majordome reparut.

— Giacomo, dit le prince, il est inutile que vous alliez demain matin chez le capitaine Altavilla ; déchirez la lettre, gardez les cinquante onces et jetez cette charogne sur le fumier.

  1. Colonie albanaise qui a émigré lors de la prise de Constantinople par Mahomet II, et qui a religieusement conservé le costume de ses ancêtres.
  2. 630 francs.