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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/08

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Dumont (2p. 263-278).


VIII


À l’époque où se passent les événemens que nous racontons, c’est-à-dire vers le commencement de l’année 1804, la Sicile était dans cet état presque sauvage dont l’ont tirée à moitié le séjour du roi Ferdinand et l’occupation des Anglais ; la route qui va aujourd’hui de Palerme à Messine, en passant par Taormine et Catane, n’était point encore faite, et la seule qui fût, nous ne disons pas bonne, mais praticable, pour se rendre d’une capitale à l’autre, était celle qui longeait la mer, passait par Termini et Céfalu, et qui, abandonnée pour sa nouvelle rivale, n’est plus guère fréquentée aujourd’hui que par les artistes qui vont y chercher les magnifiques points de vue qu’elle déroule à chaque instant. Les seules manières de voyager sur cette route, où aucun service de poste n’était établi, étaient donc, autrefois comme maintenant, le mulet, la litière à deux chevaux, ou sa propre voiture avec des relais envoyés à l’avance, et disposés de quinze lieues en quinze lieues, de sorte qu’au moment de partir pour Messine, où le prince de Carini lui avait écrit de le venir joindre, la comtesse Gemma de Castelnuovo fut forcée de choisir entre ces trois moyens. Le voyage à mulet était trop fatigant pour elle ; le voyage en litière, outre les inconvéniens de ce mode de transport, dont le principal est la lenteur, offre encore le désagrément de donner le mal de mer : la comtesse se décida donc sans hésitation aucune pour la voiture, et envoya d’avance des chevaux de relais qui devaient l’attendre aux quatre différentes stations qu’elle comptait faire en route, c’est-à-dire à Termini, à Céfalu, à Sainte-Agathe et à Melazzo.

Outre cette première précaution, qui regardait purement et simplement le transport, le courrier était chargé d’en prendre une seconde, qui était celle d’agglomérer sur les points précités la plus grande quantité de vivres possible, précaution importante et que nous ne saurions trop recommander à ceux qui voyagent en Sicile, où l’on ne trouve littéralement rien à manger dans les hôtelleries et où généralement ce ne sont point les aubergistes qui nourrissent les voyageurs, mais, au contraire, les voyageurs qui nourrissent les aubergistes. Aussi la première recommandation qu’on vous fait en arrivant à Messine, et la dernière qu’on reçoit en quittant cette ville, point ordinaire du départ, est celle de se munir de provisions, d’acheter une batterie de cuisine, et de louer un cuisinier ; tout ceci augmente habituellement votre suite de deux mulets et d’un homme qui, estimés modestement au même prix, vous font un surcroît de dépense de trois ducats par jour. Quelques Anglais expérimentés ajoutent à ce bagage un troisième mulet qu’ils chargent d’une tente, et il faut bien que nous avouions ici, malgré notre prédilection pour ce magnifique pays, que cette dernière précaution, pour être moins indispensable que les autres, n’en est pas moins bonne à prendre, vu l’état déplorable des auberges qu’on trouve sur les routes, et qui, tout en manquant des animaux les plus nécessaires aux premiers besoins de la vie, sont fabuleusement peuplées de tous ceux qui ne sont bons qu’à la tourmenter. La multiplicité des derniers est si grande que j’ai vu des voyageurs qui étaient tombés malades par défaut de sommeil, et la pénurie des premiers est si grande que j’ai rencontré des Anglais qui, après avoir épuisé leurs provisions, délibéraient gravement s’ils ne mangeraient pas leur cuisinier, qui leur était devenu complètement inutile. Voilà où était réduit, en l’an de grâce 1804, la fertile et blonde Sicile, qui, du temps d’Auguste, nourrissait Rome avec le superflu de ses douze millions d’habitans.

Je ne sais si c’était un savant connaissant à fond la Sicile antique, mais à coup sûr c’était un observateur sachant bien sa Sicile moderne que celui dont on préparait le souper à l’auberge della Croce, auberge qui venait d’être rebâtie à neuf avec les trois cents onces du prince de Butera, et qui était située sur la route de Palerme à Messine, entre Ficarra et Patti ; l’activité de l’aubergiste et de sa femme, qui, dirigés par un cuisinier étranger, s’exerçait à la fois sur du poisson, du gibier et de la volaille, prouvait que celui pour lequel la friture, les fourneaux et la broche étaient mis en réquisition tenait non seulement à ne pas manquer du nécessaire, mais encore n’était pas ennemi du superflu. Il venait de Messine, voyageait avec une voiture et des chevaux à lui, s’était arrêté là, parce que le site lui plaisait, et avait tiré de son caisson tout ce qui était nécessaire à un véritable Sybarite et à un touriste consommé, depuis les draps jusqu’à l’argenterie, depuis le pain jusqu’au vin. À peine arrivé, il s’était fait conduire à la meilleure chambre, avait allumé des parfums dans une cassolette d’argent, et attendait que son dîner fut prêt, couché sur un riche tapis turc, en fumant dans une chibouque d’ambre, le meilleur tabac du mont Sinaï.

Il était occupé à suivre avec la plus grande attention les nuages de fumée odorante qui s’échappaient de sa bouche et allaient se condenser au plafond, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit, et que l’aubergiste, suivi d’un domestique à la livrée de la comtesse, s’arrêta sur le seuil.

— Excellence ? dit le digne homme, s’inclinant jusqu’à terre.

— Qu’y a-t-il ? répondit sans se retourner le voyageur avec un accent maltais fortement prononcé.

— Excellence, c’est la princesse Gemma de Castelnuovo…

— Eh bien ?

— Dont la voiture est forcée de s’arrêter dans ma pauvre auberge, parce que l’un de ses chevaux boite si bas qu’elle ne peut continuer sa route.

— Après ?

— Et qui comptait, ne prévoyant pas cet accident en partant ce matin de Sainte-Agathe, aller coucher ce soir à Melazzo, où l’attendent ses relais, de sorte qu’elle n’a avec elle aucune provision.

— Dites à la comtesse que mon cuisinier et ma cuisine sont à ses ordres.

— Mille grâces, au nom de ma maîtresse, excellence, dit le domestique ; mais comme la comtesse sera sans doute forcée de passer la nuit dans cette auberge, attendu qu’il faudra aller chercher le relais à Melazzo et le ramener ici, et qu’elle n’a pas plus de provisions de nuit que de provisions de jour ; elle fait demander à votre excellence si elle aurait la galanterie de…

— Que la comtesse fasse mieux, interrompit le voyageur ; qu’elle accepte mon appartement, tout préparé qu’il est. Quant à moi, qui suis un homme habitué à la fatigue et aux privations, je me contenterai de la première chambre venue. Descendez donc prévenir la comtesse qu’elle peut monter, et que l’appartement est libre, tandis que notre digne hôte va me placer du mieux qu’il lui sera possible. À ces mots, le voyageur se leva et suivit l’aubergiste : quant au domestique, il redescendit immédiatement pour accomplir sa commission.

Gemma accepta l’offre du voyageur comme une reine à qui son sujet fait hommage, et non comme une femme à qui un étranger rend service ; elle était tellement habituée à voir tout plier à sa volonté, tout céder à sa voix, tout obéir à son geste, qu’elle trouva parfaitement simple et naturelle l’extrême galanterie du voyageur. Il est vrai qu’elle était si ravissante lorsqu’elle s’achemina vers la chambre, appuyée sur le bras de sa camérière, que tout devait s’incliner devant elle ; elle portait un costume de voyage de la plus grande élégance en forme d’amazone, court, collant sur les bras et sur la poitrine, et rattaché devant par des brandebourgs de soie ; autour de son cou était roulé, de peur du froid des montagnes, un ornement encore inconnu chez nous, où depuis il a été si répandu : c’était un boa de martre que le prince de Carini avait acheté d’un marchand maltais qui l’avait rapporté de Constantinople ; sur sa tête était un petit bonnet de velours noir de fantaisie, pareil à une coiffe du moyen âge, et de cette coiffe tombaient de longs et magnifiques cheveux bouclés à l’anglaise. Cependant, si préparée qu’elle fut à trouver une chambre prête à la recevoir, elle ne put s’empêcher de s’étonner en entrant du luxe avec lequel le voyageur inconnu avait combattu la pauvreté de l’appartement ; tous les ustensiles de toilette étaient d’argent ; le linge qui couvrait la table était d’une finesse extrême, et les parfums orientaux qui brûlaient sur la cheminée semblaient faits pour embaumer un sérail.

— Mais vois donc, Gidsa, si je ne suis pas prédestinée, dit la comtesse ; un domestique maladroit ferre mal mes chevaux, je suis forcée de m’arrêter, et un bon génie, qui me voit dans l’embarras, bâtit sur ma route un palais de fée.

— Madame la comtesse n’a-t-elle point quelque soupçon sur ce génie inconnu ?

— Non, vraiment.

— Pour moi, il me semble que madame la comtesse devrait deviner.

— Je vous jure, Gidsa, dit la comtesse se laissant tomber sur une chaise, que je suis dans l’ignorance la plus parfaite. Voyons, que pensez-vous donc ?…

— Mais je pense… Que madame me pardonne, quoique ma pensée soit bien naturelle…

— Parlez !

— Je pense que son altesse le vice-roi, sachant madame la comtesse en route, n’aura pas eu la patience d’attendre son arrivée, et que…

— Oh ! mais vous avez là une idée merveilleusement juste, et c’est probable… Au fait, qui donc, si ce n’était lui, aurait préparé, pour me la céder, une chambre avec tant de recherches ? Cependant écoutez, il faut vous taire. Si c’est une surprise que Rodolfo me ménage, je veux m’y abandonner entièrement, je ne veux pas perdre une des émotions que me causera sa présence inattendue. Ainsi il est convenu que ce n’est pas lui, que cet étranger est un voyageur inconnu. Ainsi donc, gardez vos probabilités et laissez-moi avec mon doute. D’ailleurs, si c’était lui ? c’est moi qui aurais deviné sa présence, et non pas vous… Qu’il est bon pour moi, mon Rodolfo !… comme il pense à tout !… comme il m’aime !…

— Et ce dîner préparé avec tant de soin, croyez-vous… ?

— Chut ! je ne crois rien ; je profite des biens que Dieu m’envoie, et je n’en remercie que Dieu. Voyez donc, c’est une merveille que cette argenterie. Si je n’avais pas trouvé ce noble voyageur, comment donc aurais-je fait pour manger dans autre chose ? Voyez cette tasse de vermeil, n’a-t-elle pas l’air d’avoir été ciselée par Benvenuto ?… Donnez-moi à boire, Gidsa.

La camérière remplit le verre d’eau et y versa ensuite quelques gouttes de Malvoisie de Lipari. La comtesse en avala deux ou trois gorgées, mais plutôt évidemment pour porter la coupe à sa bouche que par soif. On eût dit qu’elle cherchait, par le contact sympathique de ses lèvres, à deviner si c’était bien son amant lui-même qui avait été ainsi au-devant de tous ces besoins de luxe et de magnificence qui deviennent un superflu si nécessaire lorsque depuis l’enfance on en a pris l’habitude.

On servit à souper. La comtesse mangea comme mange une femme élégante, effleurant tout à la manière des colibris, des abeilles et des papillons, distraite et préoccupée tout en mangeant, et les yeux constamment fixés sur la porte, tressaillant chaque fois que cette porte s’ouvrait, le sein oppressé et les yeux humides ; puis peu à peu elle tomba dans une langueur délicieuse dont elle ne pouvait pas elle-même se rendre compte. Gidsa s’en aperçut et s’en inquiéta :

— Madame la comtesse souffrirait-elle ?

— Non, répondit Gemma d’une voix faible ; mais ne trouvez-vous pas que ces parfums sont enivrans ?

— Madame la comtesse veut-elle que j’ouvre la fenêtre ?

— Gardez-vous-en ; il me semble que je vais mourir, c’est vrai ; mais il me semble aussi que la mort est bien douce. Ôtez-moi ma coiffe, elle me pèse, et je n’ai plus la force de la porter.

Gidsa obéit, et les longs cheveux de la comtesse tombèrent ondoyans jusqu’à terre.

— N’éprouvez-vous donc rien de pareil à ce que j’éprouve, Gidsa ? C’est un bien-être inconnu, quelque chose de céleste qui me passe dans les veines ; j’aurai bu quelque philtre enchanté. Aidez-moi donc à me soulever, et conduisez-moi devant cette glace.

Gidsa soutint la comtesse et l’aida à marcher vers la cheminée. Arrivée devant elle, elle appuya ses deux coudes sur le haut chambranle, abaissa sa tête sur ses mains et se regarda.

— Maintenant, dit-elle, faites enlever tout cela, déshabillez-moi et me laissez seule.

La camérière obéit, les valets de la comtesse desservirent, et lorsqu’ils furent sortis Gidsa accomplit la seconde partie de l’ordre de sa maîtresse sans qu’elle se dérangeât de devant cette glace ; seulement elle leva languissamment les bras, l’un après l’autre, pour donner, à sa femme de chambre la possibilité de remplir son office, qu’elle remplit entièrement sans que la comtesse sortit de l’espèce d’extase dans laquelle elle était tombée ; puis enfin, ainsi que sa maîtresse le lui avait ordonné, elle sortit et la laissa seule.

La comtesse acheva machinalement et dans un état pareil au somnambulisme le reste de sa toilette nocturne, se coucha, resta un instant accoudée et les regards fixés sur la porte ; puis enfin, peu à peu et malgré ses efforts pour rester éveillée, ses paupières s’allourdirent, ses yeux se fermèrent, et elle se laissa aller sur son oreiller en poussant un long soupir et en murmurant le nom de Rodolfo.

Le lendemain, en s’éveillant, Gemma étendit la main comme si elle croyait trouver quelqu’un à ses côtés, mais elle était seule. Ses yeux errèrent alors autour de la chambre, puis revinrent se fixer sur une table placée près de son lit : sur cette table était une lettre tout ouverte, elle la prit et lut :

« Madame la Comtesse,

Je pouvais tirer de vous une vengeance de brigand, j’ai préféré me donner un plaisir de prince ; mais, pour qu’en vous réveillant vous ne croyiez pas avoir fait un rêve, je vous ai laissé une preuve de la réalité : regardez-vous dans votre miroir.

Pascal Bruno. »

Gemma se sentit frissonner par tout le corps, une sueur glacée lui couvrit le front ; elle étendit la main vers la sonnette pour appeler ; mais, s’arrêtant par un instinct de femme, elle rassembla toutes ses forces, sauta en bas de son lit, courut à la glace et poussa un cri : elle avait les cheveux et les sourcils rasés.

Aussitôt elle s’enveloppa d’un voile, se jeta dans sa voiture et ordonna de retourner à Palerme.

À peine y fut elle arrivée qu’elle écrivit au prince de Carini, que son confesseur, en expiation de ses péchés, lui avait ordonné de se raser les sourcils et les cheveux, et d’entrer pendant un an dans un monastère.