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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/11

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Dumont (2p. 321-332).
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XI


Selon la promesse qu’il avait faite à sa maîtresse, le prince de Carini avait ordonné de transférer le condamné de Messine à Païenne, et Pascal Bruno avait été amené à grand renfort de gendarmerie dans la prison de la ville, qui était située derrière le Palazzo Réale et qui attenait à l’hôpital des Fous.

Vers le soir du deuxième jour, un prêtre descendit dans son cachot ; Pascal se leva en voyant entrer l’homme de Dieu ; cependant, contre son attente, il refusa de se confesser ; le prêtre insista, mais rien ne put déterminer Pascal à accomplir cet acte de religion. Le prêtre, voyant qu’il ne pouvait vaincre cette obstination, lui en demanda la cause.

— La cause, lui dit Bruno, est que je ne veux pas faire un sacrilège…

— Comment cela, mon fils ?

— La première condition d’une bonne confession n’est-elle pas, non seulement l’aveu de ses crimes à soi, mais encore l’oubli des crimes des autres ?

— Sans doute, et il n’y a point de confession parfaite sans cela.

— Eh bien ! dit Bruno, je n’ai pas pardonné ; ma confession serait donc mauvaise, et je ne veux pas faire une mauvaise confession…

— Ne serait-ce pas plutôt, dit le prêtre, que vous avez des crimes si énormes à avouer, que vous craignez qu’ils ne dépassent le pouvoir de la rémission humaine ? Rassurez-vous, Dieu est miséricordieux, et il y a toujours espérance là où il y a repentir.

— Cependant, mon père, si, entre votre absolution et la mort, une mauvaise pensée me venait que je n’aie pas la force de vaincre…

— Le fruit de votre confession serait perdu, dit le prêtre.

— Il est donc inutile que je me confesse, dit Pascal ; car cette mauvaise pensée me viendra.

— Ne pouvez-vous la chasser de votre esprit ?

Pascal sourit.

— C’est elle qui me fait vivre, mon père ; sans cette pensée infernale, sans ce dernier espoir de vengeance, croyez-vous que je me serais laissé traîner en spectacle à cette multitude ? Non point, je me serais déjà étranglé avec la chaîne qui m’attache. J’y étais décidé à Messine, j’allais le faire, lorsque l’ordre de me transporter à Palerme est arrivé. Je me suis douté qu’Elle avait voulu me voir mourir.

— Qui ?

— Elle.

— Mais si vous mourez ainsi, sans repentir, Dieu sera sans miséricorde.

— Mon père, Elle aussi mourra sans repentir, car Elle mourra au moment où elle s’y attendra le moins ; Elle aussi mourra sans prêtre et sans confession ; Elle aussi trouvera comme moi Dieu sans miséricorde, et nous serons damnés ensemble.

En ce moment un geôlier entra.

— Mon père, dit-il, la chapelle ardente est préparée.

— Persistez-vous dans votre refus, mon fils ? dit le prêtre.

— J’y persiste, répondit tranquillement Bruno.

— Alors, je ne retarderai pas la messe des morts, que je vais dire pour vous, par de plus longues instances ; d’ailleurs j’espère que, pendant que vous l’écouterez, l’esprit de Dieu vous visitera et vous inspirera de meilleures pensées.

— C’est possible, mon père, mais je ne le crois pas.

Les gendarmes entrèrent, détachèrent Bruno, le conduisirent à l’église de Saint-François de Sales, qui est en face de la prison, et qui était ardemment éclairée ; c’est là qu’il devait, selon l’usage, entendre la messe des morts et passer la nuit en prières, car l’exécution était fixée pour le lendemain à huit heures du matin. Un anneau de fer était scellé à un pilier du chœur ; Pascal fut attaché à cet anneau par une chaîne qui lui ceignait le corps, mais qui était assez longue cependant pour qu’il pût atteindre le seuil de la balustrade où les fidèles venaient s’agenouiller pour recevoir la communion.

Au moment où la messe commençait, des gardiens de l’hôpital des Fous apportèrent une bière qu’ils placèrent au milieu de l’église ; elle renfermait le corps d’une aliénée décédée dans la journée, et le directeur avait pensé à faire profiter la morte du bénéfice de la messe dite pour celui qui allait mourir. D’ailleurs c’était pour le prêtre une économie de temps et de peine, et comme cette disposition arrangeait tout le monde, elle ne souffrit pas la plus petite difficulté. Le sacristain alluma deux cierges, l’un a la tête, l’autre au pied du cercueil, et le sacrifice divin commença ; Pascal l’écouta tout entier avec recueillement.

Lorsqu’il fut fini, le prêtre descendit vers lui et lui demanda s’il était dans des dispositions meilleures ; mais le condamné lui répondit que, maigre la messe qu’il avait entendue, malgré les prières dont il l’avait accompagnée, ses sentimens de haine étaient toujours les mêmes. Le prêtre lui annonça que le lendemain, à sept heures du matin, il reviendrait lui demander si une nuit de solitude et de recueillement dans une église et en face de la croix n’avait point amené quelque changement dans ses projets de vengeance.

Bruno resta seul. Alors il tomba dans une rêverie profonde. Toute sa vie repassa devant ses yeux, depuis cet âge de la première enfance où l’on commence à se rappeler ; il chercha en vain dans cet âge ce qu’il avait pu faire pour mériter la destinée qui attendait sa jeunesse. Il n’y trouva rien qu’une obéissance filiale et sainte aux parens que le Seigneur lui avait donnés. Il se rappela cette maison paternelle si tranquille et si heureuse d’abord, et qui tout-à-coup était devenue, sans qu’il en sût encore la cause, si pleine de larmes et de douleurs ; il se rappela le jour où son père était sorti avec un stylet, et était rentré plein de sang ; il se rappela la nuit pendant laquelle celui à qui il devait la vie avait été arrêté comme il venait de l’être, où on l’avait conduit, lui enfant, dans une chapelle ardente pareille à celle où il était maintenant renfermé, et le moment où il trouva dans cette chapelle un homme enchaîné comme lui. Il lui sembla que c’était une fatale influence, un hasard capricieux, une victorieuse supériorité du mal sur le bien, qui avaient ainsi mené au pire toutes les choses de sa famille. Alors il ne comprit plus rien aux promesses de félicité que le ciel fait aux hommes ; il chercha vainement dans sa vie une apparition de cette Providence tant vantée ; et, pensant qu’en ce moment suprême quelque chose de cet éternel secret lui serait révélé peut-être, il se précipita le front contre terre, adjurant Dieu, avec toutes les voix de son âme, de lui dire le mot de cette énigme terrible, de soulever un pan de ce voile mystérieux, et de se montrer à lui comme un père ou comme un tyran. Cette espérance fut vaine, tout resta muet, si ce n’est la voix de son cœur, qui répétait sourdement : Vengeance ! vengeance ! vengeance !…

Alors il pensa que la mort était peut-être chargée de lui répondre, et que c’était dans un but de révélation qu’un cadavre avait été apporté près de lui, tant il est vrai que l’homme le plus infime fait de sa propre existence le centre de la création, croit que tout se rattache à son être, et que sa misérable personne est le pivot autour duquel tourne l’univers. Il se releva donc lentement, plus sombre et plus pâle de sa lutte avec sa pensée que de sa lutte avec l’échafaud, et tourna les yeux vers ce cadavre ; c’était celui d’une femme.

Pascal frissonna sans savoir pourquoi ; il chercha les traits du visage[1] de cette femme, mais un coin du linceul était retombé sur sa figure et la voilait. Tout-à-coup un souvenir instinctif lui rappela Teresa, Teresa qu’il n’avait pas vue depuis le jour où il avait rompu avec les hommes et avec Dieu, Teresa qui était devenue folle, et qui depuis trois ans habitait la maison des aliénés, d’où sortaient cette bière et ce cadavre ; Teresa, sa fiancée, avec laquelle il se retrouvait peut-être au pied de l’autel, où il avait espéré si long-temps la conduire, et où ils venaient enfin, par une amère dérision de la destinée, se rejoindre, elle morte et lui près de mourir. Un plus long doute lui fut insupportable, il s’avança vers le cercueil pour s’assurer de la réalité ; mais tout à-coup il se sentit arrêter par le milieu du corps, c’était sa chaîne qui n’était point assez longue pour qu’il pût atteindre le cadavre, et qui le retenait scellé à son pilier ; il étendit les bras vers lui, mais il s’en fallait de quelques pieds qu’il ne pût l’atteindre. Il chercha s’il ne trouverait pas à la portée de sa main une chose quelconque, à l’aide de laquelle il pût écarter ce coin de voile ; mais il ne vit rien, il épuisa tout le souffle de sa poitrine pour soulever ce suaire, mais ce suaire demeura immobile comme un pli de marbre. Alors il se retourna avec un mouvement de rage intime, impossible à décrire, saisit sa chaîne à deux mains, et, dans une secousse où il rassembla toutes les forces de son corps, il essaya de la briser ; les anneaux étaient solidement rivés les uns aux autres, la chaîne résista. Alors la sueur d’une rage impuissante glaça son front ; il revint s’asseoir au pied de son pilier, laissa tomber sa tête dans ses mains, et resta immobile, muet comme la statue de l’abattement, et lorsque le prêtre revint le lendemain matin, il le retrouva dans la même posture.

L’homme de Dieu s’avança vers lui, serein et calme comme il convenait à sa mission de paix et à son ministère de réconciliation ; il crut que Pascal dormait, et lui posa la main sur l’épaule ; Pascal tressaillit et leva la tête.

— Eh bien ! mon fils, dit le prêtre, êtes-vous prêt à vous confesser ? je suis prêt à vous absoudre…

— Tout-à-l’heure je vous répondrai, mon père ; mais d’abord, rendez-moi un dernier service, dit Bruno.

— Lequel ? parlez.

Bruno se leva, prit le prêtre par la main, le conduisit près du cercueil, dont il s’approcha lui-même autant que sa chaîne le lui permit ; puis lui montrant le cadavre :

— Mon père, lui dit-il, voulez-vous lever le coin du linceul qui me cache la figure de cette femme ?

Le prêtre leva le coin du linceul ; Pascal ne s’était pas trompé, cette femme, c’était Teresa. Il la regarda un instant avec une tristesse profonde, puis il fit signe au prêtre de laisser retomber le suaire. Le prêtre obéit.

— Eh bien ! mon fils, lui dit-il, la vue de cette femme vous a-t-elle inspiré de pieuses pensées ?

— Cette femme et moi, mon père, répondit Bruno, nous étions nés pour être heureux et innocens ; Elle l’a faite parjure, et moi meurtrier ; Elle nous a conduits, cette femme par le chemin de la folie, et moi par celui du désespoir, à la tombe où nous descendons tous deux aujourd’hui… Que Dieu lui pardonne, s’il l’ose ; mais moi je ne lui pardonne pas !

En ce moment les gardes entrèrent, qui venaient chercher Pascal pour le conduire à l’échafaud.

  1. En Italie on expose les morts à visage découvert ; ce n’est qu’au moment de descendre le cadavre en terre qu’on cloue le couvercle du cercueil.