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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/10

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Dumont (2p. 299-317).
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X


Quelques instants après, Ali rentra portant sur son épaule quatre fusils du même calibre et un panier plein de cartouches. Pascal Bruno ouvrit toutes les fenêtres, pour faire face à la fois des différents côtés. Ali prit un fusil et s’apprêta à se placer à l’une d’elles.

— Non, mon enfant, lui dit Pascal avec un accent d’affection toute paternelle, non, cela me regarde seul. Je ne veux pas unir ainsi ta destinée à la mienne ; je ne veux pas t’entraîner où je vais. Tu es jeune, rien n’a poussé encore ta vie hors de la voie ordinaire ; crois-moi, reste dans le chemin battu par les hommes.

— Père, dit le jeune homme avec sa voix douce, pourquoi ne veux-tu pas que je te défende comme Lionna t’a défendu ? Tu sais bien que je n’ai que toi, et que, si tu meurs, je mourrai avec toi.

— Non point, Ali. Si je meurs, je laisserai peut-être derrière moi à accomplir sur la terre quelque mission mystérieuse et terrible que je ne pourrais confier qu’à mon enfant, il faut donc que mon enfant vive pour faire ce que lui ordonnera son père.

— C’est bien, dit Ali. Le père est le maître, l’enfant obéira.

Pascal laissa tomber sa main, Ali la prit et la baisa.

— Ne te servirai-je donc à rien, père ? dit l’enfant.

— Charge les fusils, répondit Bruno.

Ali se mit à la besogne.

— Et moi ? dit le Maltais du coin où il était assis.

— Vous, commandeur, je vous garde pour vous envoyer en parlementaire.

En ce moment Pascal Bruno vit briller les fusils d’une seconde troupe qui descendait de la montagne, et qui s’avançait si directement vers l’olivier isolé au pied duquel gisait le corps de Placido, qu’il était évident que cette troupe venait à un rendez-vous indiqué. Ceux qui marchaient les premiers heurtèrent le cadavre ; alors un cercle se forma autour de lui ; mais nul ne pouvait le reconnaître, tant les dents de fer de Lionna l’avaient défiguré. Cependant, comme c’était à cet olivier que Placido leur avait donné rendez-vous, que le cadavre était au pied de cet olivier, et que nul être vivant ne se montrait aux environs, il était évident que le mort était Placido lui-même. Les miliciens en augurèrent que la trahison était découverte, et que par conséquent Bruno devait être sur ses gardes. Alors ils s’arrêtèrent pour délibérer. Pascal suivait tous leurs mouvemens debout à la fenêtre. En ce montent la lune sortit de derrière un nuage, son rayon tomba sur lui ; un des miliciens l’aperçut le désigna de la main à ses camarades ; le cri le bandit !… le bandit !… se fit entendre dans les rangs et fut immédiatement suivi d’un feu de peloton. Quelques balles vinrent s’aplatir contre le mur ; d’autres passèrent en sifflant aux oreilles et au-dessus de la tête de celui à qui elles étaient adressées et allèrent se loger dans les solives du plafond. Pascal répondit en déchargeant successivement les quatre fusils que venait de charger Ali : quatre hommes tombèrent.

Les compagnies, qui n’étaient pas composées de troupes de ligue, mais d’une espèce de garde nationale organisée pour la sûreté des routes, hésitèrent un instant en voyant la mort si prompte à venir au-devant d’elles. Tous ces hommes, comptant sur la trahison de Placido, avaient espéré une prise facile ; mais, au lieu de cela, c’était un véritable siège qu’il fallait faire. Or tous les ustensiles nécessaires à un siège leur manquaient ; les murailles de la petite forteresse étaient élevées et ses portes solides, et ils n’avaient ni échelles ni haches ; restait la ossibilité de tuer Pascal au moment où il était forcé de se découvrir pour ajuster par la fenêtre ; mais c’était une assez mauvaise chance pour des gens convaincus de l’invulnérabilité de leur adversaire. La manœuvre qu’ils jugèrent la plus urgente fut donc de se retirer hors de portée pour délibérer sur ce qu’il y avait à faire ; mais leur retraite ne s’opéra point si vite que Pascal Bruno n’eut le temps de leur envoyer deux nouveaux messagers de mort.

Pascal, se voyant momentanément débloqué de ce côté, se porta vers la fenêtre opposée, qui plongeait sur le village, les coups de fusil avaient donné l’éveil à cette première troupe ; aussi à peine eut-il paru à la fenêtre qu’il fut accueilli par une grêle de balles ; mais le même bonheur miraculeux le préserva de leur atteinte ; c’était à croire à un enchantement ; tandis qu’au contraire chacun de ses coups, à lui, porta sur cette masse, et Pascal put juger, aux blasphèmes qu’il entendit, qu’ils n’avaient point été perdus.

Alors même chose arriva pour cette troupe que pour l’autre : le désordre se mit dans ses rangs ; cependant, au lieu de prendre la fuite, elle se rangea contre les murs mêmes de la forteresse, manœuvre qui mettait Bruno dans l’impossibilité de tirer sur ses ennemis sans sortir à moitié le corps par la fenêtre. Or, comme le bandit jugea inutile de s’exposer à ce danger, il résulta de ce double acte de prudence que le feu cessa momentanément.

— En sommes-nous quittes, dit le Maltais, et pouvons-nous crier victoire ?

— Pas encore, dit Bruno ; ce n’est qu’une suspension d’armes ; ils sont sans doute allés chercher dans le village des échelles et des haches, et nous ne tarderons pas à avoir de leurs nouvelles. Mais soyez tranquille, continua le bandit remplissant deux verres, nous ne demeurerons pas en reste avec eux, et nous leur donnerons des nôtres… Ali, va chercher un tonneau de poudre. À votre santé, commandeur.

— Que voulez-vous faire de ce tonneau ? dit le Maltais avec une certaine inquiétude.

— Oh ! presque rien… Vous allez voir.

Ali rentra avec l’objet demandé.

— C’est bien, continua Bruno ; maintenant prends une vrille et perce un trou dans ce baril.

Ali obéit avec cette promptitude passive qui était la marque distinctive de son dévouement. Pendant ce temps Pascal déchira une serviette, l’effila, réunit les fils, les roula dans la poudre d’une cartouche, passa cette mèche dans le trou du baril et boucha ce trou avec de la poudre mouillée qui fixa la mèche en même temps ; il avait à peine fini ces préparatifs, que des coups de hache retentirent dans la porte.

— Suis-je bon prophète ? dit Bruno en roulant le baril vers l’entrée de la chambre, laquelle donnait sur un escalier descendant à la cour, et en revenant prendre au feu un morceau de sapin allumé.

— Ah ! fit le Maltais, je commence à comprendre…

— Père, dit Ali, ils reviennent du côté de la montagne avec une échelle.

Bruno s’élança vers là fenêtre de laquelle il avait fait feu la première fois, et vit qu’effectivement ses adversaires s’étaient procuré l’instrument d’escalade qui leur manquait, et que, honteux de leur première retraite, ils revenaient à la charge avec une certaine contenance.

— Les fusils sont-ils chargés ? dit Bruno.

— Oui, père, répondit Ali lui présentant sa carabine.

Bruno prit sans regarder l’arme que lui tendait l’enfant, l’appuya lentement contre son épaule, et visa avec plus d’attention qu’il ne l’avait encore fait ; le coup partit, un des deux hommes qui portait l’échelle tomba.

Un second le remplaça ; Bruno prit un second fusil, et le milicien tomba près de son camarade.

Deux autres hommes succédèrent aux hommes tués ; et furent tués à leur tour ; l’échelle semblait avoir la fatale propriété de l’arche, à peine y avait-on porté la main, que l’on tombait mort. Les escaladeurs, laissant leur échelle, se retirèrent une seconde fois, envoyant une décharge aussi inutile que les autres.

Cependant ceux qui attaquaient la porte frappaient à coups redoublés ; de leur côté, les chiens hurlaient affreusement de momens en momens ; les coups devenaient plus sourds et les aboiemens plus acharnés. Enfin un battant de la porte fut enfoncé, deux ou trois hommes pénétrèrent par cette ouverture ; mais, à leurs cris de détresse, leurs camarades jugèrent qu’ils étaient aux prises avec des ennemis plus terribles qu’ils ne les avaient jugés d’abord ; il n’y avait pas moyen de tirer sur les chiens sans tuer les hommes. Une partie des assiégeans pénétra donc successivement par l’ouverture ; la cour s’emplit bientôt, et alors commença une espèce de combat du cirque, entre les soldats de milice et les quatre molosses qui défendaient avec acharnement l’escalier étroit qui conduisait au premier étage de la forteresse. Tout-à-coup la porte placée au haut de cet escalier s’ouvrit, et le baril de poudre préparé par Bruno, bondissant de marche en marche, vint éclater comme un obus au milieu de cette tuerie.

L’explosion fut terrible, un mur s’écroula, tout ce qui était dans la cour fut pulvérisé.

Il y eut un moment de stupeur parmi les assiégeans ; cependant les deux troupes s’étaient réunies et elles présentaient encore un effectif de plus de trois cents combattans. Un sentiment profond de honte prit cette multitude, de se voir ainsi tenue en échec par un seul homme ; les chefs en profitèrent pour l’encourager. À leur voix les assiégeans se formèrent en colonne ; une brèche était pratiquée par la chute du mur, ils marchèrent vers elle en bon ordre, et, se déployant dans toute sa largeur, la franchirent sans obstacle, pénétrèrent dans la cour et se trouvèrent en face de l’escalier. Là il y eut encore un moment d’hésitation. Enfin quelques-uns commencèrent à le gravir aux encouragemens de leurs camarades, les autres les suivirent, l’escalier fut envahi, et bientôt les premiers eussent voulu reculer, que la chose ne leur eut plus été possible ; ils furent donc forcés d’attaquer la porte ; mais, contre leur attente, la porte céda sans résister. Les assiégeans se répandirent alors avec de grands cris de victoire dans la première chambre. En ce moment la porte de la seconde s’ouvrit et les miliciens aperçurent Bruno assis sur un baril de poudre et tenant un pistolet de chaque main ; en même temps le Maltais, épouvanté, s’élança par la porte ouverte, en s’écriant avec un accent de vérité qui ne laissait aucun doute :

— Arrière ! tous, arrière !… la forteresse est minée ; si vous faites un pas de plus, nous sautons !…

La porte se referma comme par enchantement ; les cris de victoire se changèrent en cris de terreur ; on entendit toute cette multitude se précipiter par l’escalier étroit qui conduisait à la cour ; quelques-uns sautèrent par les fenêtres ; il semblait à tous ces hommes qu’ils sentaient trembler la terre sous leurs pieds. Au bout de cinq minutes Bruno se retrouva de nouveau maître de la forteresse ; quant au Maltais, il avait profité de l’occasion pour se retirer.

Pascal, n’entendant plus aucun bruit, se leva et alla vers une fenêtre ; le siège était converti en blocus ; des postes étaient établis en face de toutes les issues, et ceux qui les composaient s’étaient mis à l’abri du feu de la place derrière des charrues et des tonneaux ; il était évident qu’un nouveau plan de campagne venait d’être adopté.

— Il paraît qu’ils comptent nous prendre par famine, dit Bruno.

— Les chiens !… répondit Ali.

— N’insulte pas les pauvres bêtes qui sont mortes en me défendant, dit en souriant Bruno, et appelle les hommes des hommes.

— Père ! s’écria Ali.

— Eh bien ?

— Vois-tu ?

— Quoi ?

— Cette lueur ?…

— En effet, que signifie-t-elle ?… Ce n’est point encore le jour qui s’élève ; d’ailleurs, elle vient du nord, et non de l’orient.

— C’est le feu qui est au village, dit Ali.

— Sang du Christ ! est-ce vrai ?…

En ce moment on commença à entendre de grands cris de détresse… Bruno s’élança vers la porte et se trouva face à face avec le Maltais.

— C’est vous, commandeur ? s’écria Pascal.

— Oui, c’est moi… moi-même… ne vous trompez pas et ne me prenez pas pour un autre. Je suis un ami.

— Soyez le bien-venu, : que se passe-t-il ?

— Il se passe que, désespérant de vous prendre, ils ont mis le feu au village, et qu’ils ne l’éteindront que lorsque les paysans consentiront à marcher contre vous : quant à eux, ils en ont assez.

— Et les paysans ?

— Refusent.

— Oui… oui… je le savais d’avance : ils laisseraient plutôt brûler toutes leurs maisons que de toucher un cheveu de ma tête… C’est bien, commandeur ; retournez vers ceux qui vous envoient, et dites-leur d’éteindre l’incendie.

— Comment cela ?

— Je me rends.

— Tu te rends, père ? s’écria Ali.

— Oui… mais j’ai donné ma parole de ne me rendre qu’à un seul homme, et je ne me rendrai qu’à lui : qu’on éteigne donc l’incendie comme j’ai dit, et qu’on aille me chercher cet homme à Messine.

— Et cet homme, quel est-il ?

— C’est Paolo Tommasi, le brigadier de la gendarmerie.

— Avez-vous autre chose à demander ?

— Une seule, répondit Bruno ; et il parla bas au Maltais.

— J’espère que ce n’est pas ma vie que tu demandes ? dit Ali.

— Ne t’ai-je pas prévenu que j’aurais peut-être besoin de toi après ma mort ?

— Pardon, père, je l’avais oublié.

— Allez, commandeur, et faites ce que je vous ai dit ; si je vois le feu s’éteindre, c’est que mes conditions seront acceptées.

— Vous ne m’en voulez pas de ce que je me suis chargé de la commission ?

— Ne vous ai-je pas dit que je vous gardais pour parlementaire ?

— C’est juste.

— À propos, dit Pascal, combien de maisons brûlées ?

— Il y en avait déjà deux quand je suis venu vers vous.

Il y a trois cent quinze onces dans cette bourse ; vous les distribuerez entre les propriétaires. Au revoir.

— Adieu.

Le Maltais sortit.

Bruno jeta loin de lui ses pistolets, revint s’asseoir sur son baril de poudre, et tomba dans une rêverie profonde ; quant au jeune Arabe, il alla s’étendre sur sa peau de tigre et resta immobile en fermant les yeux comme s’il dormait. Peu à peu la lueur de l’incendie s’éteignit : les conditions étaient acceptées.

Au bout d’une heure à peu près, la porte de la chambre s’ouvrit ; un homme parut sur le seuil, et, voyant que ni Bruno ni Ali ne s’apercevaient de son arrivée, il se mit à tousser avec affectation : c’était un moyen d’annoncer sa présence qu’il avait vu employer avec succès au théâtre de Messine.

Bruno se retourna.

— Ah ! c’est vous, brigadier ? dit-il en souriant ; c’est un plaisir de vous envoyer chercher ; vous ne vous faites pas attendre.

— Oui… ils m’ont rencontré à un quart de lieue d’ici sur la route, comme je venais avec ma compagnie… et ils m’ont dit que vous me demandiez.

— C’est vrai ; j’ai voulu vous prouver que j’étais homme de mémoire.

— Pardieu ! je le savais bien.

— Et comme je vous ai promis de vous faire gagner les trois mille ducats en question, j’ai voulu vous tenir parole.

— Sacredieu !… sacredieu !!… sacredieu !!!… dit le brigadier avec une énergie croissante.

— Qu’est-ce que cela veut dire, camarade ?

— Ça veut dire… ça veut dire… que j’aimerais mieux gagner ces trois mille ducats d’une autre manière… à autre chose… à la loterie, par exemple.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que vous êtes un brave, et que les braves sont rares.

— Bah ! que vous importe ?… c’est de l’avancement pour vous, brigadier.

— Je le sais bien, répondit Paolo d’un air profondément désespéré ; ainsi, vous vous rendez ?

— Je me rends.

— À moi ?

— À vous.

— Parole ?

— Parole. Vous pouvez donc éloigner toute cette canaille, à laquelle je ne veux pas avoir affaire ?

Paolo Tommasi alla à la fenêtre.

— Vous pouvez vous retirer tous, cria-t-il ; je réponds du prisonnier : allez annoncer sa prise à Messine.

Les miliciens poussèrent de grands cris de joie.

— Maintenant, dit Bruno au brigadier, si vous voulez vous mettre à table, nous achèverons le souper qui a été interrompu par ces imbéciles.

— Volontiers, répondit Paolo ; car je viens de faire huit lieues en trois heures, et je meurs de faim et de soif.

— Eh bien, dit Bruno, puisque vous êtes en si bonnes dispositions et que nous n’avons plus qu’une nuit à passer ensemble, il faut la passer joyeuse. — Ali, va chercher ces dames. — En attendant, brigadier, continua Bruno en remplissant deux verres, à vos galons de maréchal-des-logis !

Cinq jours après les événemens que nous venons de raconter, le prince de Carini apprit, en présence de la belle Gemma, qui venait d’achever sa pénitence au couvent de la Visitation, et qui, depuis huit jours seulement, était rentrée dans le monde, que ses ordres étaient enfin exécutés, et que Pascal Bruno avait été pris et conduit dans les prisons de Messine.

— C’est bien, dit-il ; que le prince de Goto paie les trois mille ducats promis, qu’il lui fasse faire son procès et qu’on l’exécute.

— Oh ! dit Gemma avec cette voix douce et caressante à laquelle le prince ne savait rien refuser, j’aurais été bien curieuse de voir cet homme que je ne connais pas, et dont on raconte des choses si bizarres !

— Qu’à cela ne tienne, mon bel ange, répondit le prince ; nous le ferons pendre à Palerme !