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Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXXIV

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A. Cadot (tome Vp. 39-43).

XXXIV

L’AGONIE.


La journée entière se passa sans amener aucun changement dans la position des choses. Joaquin Dick avait fait le matin un signe impérieux à M. de Hallay pour lui recommander un silence absolu, et depuis lors, jusqu’à la tombée de la nuit, pas une parole n’avait été échangée entre les deux hommes.

Ce fut seulement lorsque l’ombre commença à envahir les cimes des montagnes Rocheuses, que M. de Hallay, approchant ses lèvres de l’oreille du Batteur d’Estrade, et baissant la voix jusqu’au murmure :

— J’ai soif, lui dit-il.

Joaquin lui tendit sa gourde, et le jeune homme se mit à boire à longs traits, mais le Batteur d’Estrade l’arrêta avant qu’il eût entièrement éteint le feu qui brûlait sa poitrine et desséchait son gosier.

— Et demain ? lui dit-il.

M. de Hallay n’insista pas ; il reconnaissait la nécessité de cette précaution.

— Et vous, Joaquin, reprit-il toujours sur le même ton, n’êtes-vous point altéré ?

— Oui.

— Eh bien ! alors, pourquoi ne buvez-vous pas ?

— Moi, je suis habitué aux privations les plus prolongées, les plus excessives. Je ne faiblirai pas. Maintenant, plus un mot. Tâchez de dormir.

M. de Hallay obéit. Toutefois, si sa bouche resta muette, le regard qu’il adressa à son compagnon exprimait une sincère reconnaissance, mêlée à un grand étonnement. Le Batteur d’Estrade resta impassible.

Les deux jours et les deux nuits qui suivirent se passèrent de la même sorte. À la fin de cette troisième journée, la gourde et le sac étaient complètement vides. Joaquin, fidèle à sa résolution, n’avait distrait pour lui ni une pincée de maïs ni une goutte d’eau.

Quant à M. de Hallay, malgré le généreux et exclusif abandon que le Batteur d’Estrade lui avait fait de leurs provisions communes, il se sentait d’une faiblesse extrême : des bourdonnements insupportables fatiguaient son ouïe ; un cercle de fer ceignait son front et ses tempes ; un affreux étranglement compliqué de douleurs lancinantes et d’un empâtement épais et embrasé, s’il est permis de parler de la sorte, lui serrait la gorge et oppressait sa respiration d’une façon atroce. Néanmoins, soit la crainte d’être découvert, soit plutôt l’exemple de l’inébranlable stoïcisme de Joaquin, il concentrait bravement l’expression de ses souffrances.

Il y avait déjà quatre-vingt-seize heures que durait ce terrible drame, lorsqu’un événement rompit enfin le silence qui avait duré jusqu’alors : les Peaux-Rouges de Lennox habitaient l’extrémité du sommet du valadero.

Aux premiers coups de pioche ou de tomahawk qui retentirent au-dessus de la tête des fugitifs, M. de Hallay regarda Joaquin : il le vit qui souriait d’un air joyeux et narquois ; alors, incapable de modérer son impatience, il se glissa doucement vers lui :

— Pourquoi souriez-vous, ami ? murmura-t-il ; est-ce de joie d’en arriver à un dénoûment, quel qu’il soit, pourvu qu’il mette un terme à votre martyre, ou bien, ce que je n’ose espérer, serait-ce d’espoir ?

— Je souris, monsieur, parce que, comme tous les hommes, je suis sensible au sentiment de l’amour-propre, et que je vois avec plaisir que, dans la lutte de ruse et d’astuce engagée entre Lennox et moi, c’est mon vieil ami qui aura sans doute le désavantage.

— Comment cela, señor Joaquin ? au nom du ciel, expliquez-vous ?

— Je devrais, au contraire, ne pas vous répondre, car depuis que nous sommes traqués et recherchés, jamais notre position n’a été si délicate et si scabreuse qu’en ce moment ; mais, d’un autre côté, si je ne vous remontais pas le moral par une bonne nouvelle, j’aurais à craindre que votre cerveau, affaibli par les privations que vous avez endurées, ne pût résister au délire. Observez-vous donc soigneusement et n’oubliez pas, quoique je vous dise, qu’il suffirait d’une simple exclamation pour vous perdre sans retour. Comprenez-vous bien l’importance de ma recommandation ?

— Oui, señor.

— Bien ! Voici ce qui se passe : depuis quatre, jours que Lennox est campé sur ce voladero, marque d’obstination et de bon sens qui ne me surprend nullement de sa part, il n’a pu parvenir à savoir ce que nous sommes devenus ; autrement il y a longtemps qu’il aurait commencé, avec le concours de ses Peaux-Rouges, le travail de démolition auquel il se livre en ce moment-ci !…

— Mais alors ?…

— Pas d’interruptions, je vous prie. Les coups de pioche de Lennox ne prouvent aucunement que nous ayons été découverts ; ils signifient tout bonnement qu’il est sur le point de s’en retourner ; c’est un dernier essai qu’il tente pour s’assurer que le voladero n’offre pas immédiatement sous son sommet une anfractuosité quelconque. Or, l’excavation qui nous sert d’abri est si enfoncée, qu’il n’aura jamais le soupçon de son existence. Laissez-le donc démolir tout à son aise ! Quand l’extrémité du sommet, en s’écroulant, ne lui démasquera que le vide, il s’en ira nous chercher ailleurs. Vous assurer qu’il renoncera à sa poursuite, c’est ce que je n’oserais faire… Ce n’est plus qu’un peu de patience à avoir. Je n’ignore pas que les minutes vous semblent longues comme des heures ; mais permettez-moi de vous rappeler un mot qui a justement pris naissance dans ce pays-ci, le mot de l’empereur Guatimozin : « Et moi, pensez-vous que je sois sur un lit de roses ! »

M. de Hallay allait profiter de cette occasion pour remercier le Batteur d’Estrade du dévouement sans bornes qu’il lui avait montré, mais Joaquin Dick, comme s’il devinait son intention, lui ordonna par un geste de garder le silence.

Malgré l’espoir que ces explications avaient fait naître dans le cœur du jeune homme, ce fut avec un affreux serrement de cœur et un inexprimable sentiment de crainte et d’angoisses qu’il vit la demi-teinte sombre du crépuscule annoncer l’approche des ténèbres. Passer encore une nuit dans sa prison, qu’il comparait en lui-même au cachot d’Ugolin, lui paraissait une chose au-dessus de son courage ; il était à bout de ses forces. Le découragement absolu de M. de Hallay n’échappa pas à la pénétration du Batteur d’Estrade.

— Tâchons de ne pas faire naufrage, murmura-t-il à son oreille. Allons, je vous le répète, du courage ! Je surveillerai votre sommeil ; si vous élevez la voix en dormant, je vous réveillerai.

La précaution de Joaquin Dick ne fut pas inutile : il dut, pendant cette nuit, appuyer plusieurs fois sa main sur la bouche du jeune homme pour étouffer les mots incohérents que lui arrachait le délire.

Les cimes des montagnes commençaient à refléter à l’horizon les premières clartés de l’aube, lorsque le Batteur d’Estrade, vaincu enfin par la fatigue, ferma les yeux. Les Peaux-Rouges avaient déjà repris, depuis près d’une heure, leurs travaux ; les décombres et le gravier, en tombant dans l’abîme, couvraient d’un nuage de poussière les deux réfugiés.

Il faisait complètement jour lorsque M. de Hallay se réveilla ; après un moment donné à rappeler et à fixer ses idées ; car il n’avait plus la conscience exacte de sa position, le jeune homme ressentit une intolérable douleur dans tout son être, c’était la soif qui reprenait sa proie : il porta les mains à sa poitrine, et fit un geste désespéré comme s’il voulait la déchirer ; puis, d’une voix sourde, inintelligible :

— Oh ! à boire !… à boire ! murmura-t-il, que l’on me donne à boire… et je me laisserai tuer ensuite sans résistance…

L’infortuné ferma alors la main droite et se mordit le poing jusqu’au sang ; cette douleur franche et simple, si l’on peut s’exprimer ainsi, le délivra pendant quelques secondes de sa complexe souffrance et lui rendit momentanément l’usage de sa raison. Il se retourna vers Joaquin, et le voyant plongé dans un sommeil calme et paisible, il le réveilla : il était jaloux de son repos.

— Que me voulez-vous ? demanda le Batteur d’Estrade à voix basse avec une merveilleuse présence d’esprit.

— Joaquin, lui répondit-il, vous me trompez… vous vous moquez de moi… votre prétendue résignation n’est qu’un prétexte qui vous sert à dissimuler votre trahison. Vous avez des provisions secrètes ; il est impossible que vous n’en ayez pas ! Est-ce que l’on peut passer cinq jours sans prendre aucune nourriture ? Je veux, j’exige que vous partagiez avec moi les ressources que vous m’avez si indignement cachées jusqu’à présent… je le veux et je l’exige, vous dis-je ; sans cela je crie nos deux noms à Lennox !

Il serait impossible de rendre l’indicible regard que le Batteur d’Estrade laissa tomber sur le misérable : il exprimait tout à la fois la compassion, le reproche et le mépris.

— Pauvre malheureux, que je te plains ! murmura-t-il. Fouille-moi, si tu doutes de mes paroles… mais laisse-moi reposer.

Ces simples paroles, prononcées avec ce découragement momentané, mais navrant, qu’éprouvent parfois les âmes d’élite lorsqu’elles se trouvent en présence d’une odieuse ingratitude, firent une impression profonde sur le jeune homme. Une larme amortit l’éclat fiévreux de son œil ordinairement si dur et si sec ; et, prenant la main de Joaquin dans les siennes :

— Oh ! pardonnez-moi, je souffre tant !

Un léger silence suivit ces paroles, puis M. de Hallay, après avoir contemplé avec une admiration dénuée de toute arrière-pensée son héroïque compagnon d’infortune, reprit :

— Apprenez-moi le secret de votre force, Joaquin, dit-il, que j’essaye de vous imiter !

— Le secret de ma force est dans ma soumission aveugle aux volontés de la Providence. Oh ! ne secouez pas ainsi la tête d’un air de doute ! Quel intérêt aurais-je à vous tromper ? La souffrance, devant laquelle tremblent les plus superbes, a son beau côté, son utilité incontestable… Elle est une mauvaise conseillère pour les cœurs faibles et révoltés ; mais, pour ceux qui l’acceptent comme une expiation de leurs fautes, elle est une flamme qui brûle le corps pour purifier l’âme… Soyez soumis et résigné, et de vos plus grandes douleurs vous finirez par retirer une jouissance.

Joaquin Dick fit une légère pause, puis regardant M. de Hallay sans colère, sans reproche :

— La souffrance a pour moi, en ce moment, un charme ineffable, continua-t-il. Elle est un lien sympathique qui me rapproche d’Antonia… Antonia qui, elle aussi, souffre sans se plaindre ! Mais, je vous en prie, cessons cette conversation… Ma faiblesse de corps est extrême, le sommeil abat, malgré moi, mes paupières ; il ne m’est plus possible de lui résister… Je vous en prie, laissez-moi reposer une heure.

Le Batteur d’Estrade achevait à peine de terminer ces mois, que sa respiration calme et cadencée prouvait qu’il dormait profondément.

Le jeune homme se souleva sur le coude et se mit à regarder le ciel. M. de Hallay était alors en proie à ces sortes d’hallucinations étranges qui s’emparent des condamnés à mort et leur font croire qu’au moment de marcher au supplice un cataclysme universel renversera leur cachot, ou bien qu’une nation entière se révoltera pour les délivrer ; il espérait, lui, avec un peu moins d’invraisemblance qu’un oiseau égaré dans l’espace, ou poursuivi par un aigle, viendrait se réfugier dans l’excavation, et lui offrir du sang pour sa soif, de la chair pour sa faim !…

Bientôt, le regard vague du jeune homme parut se fixer sur un objet ; ses paupières s’ouvrirent démesurément, une expression de joie folle, mêlée par instants d’un doute poignant, amena comme une légère rougeur sur ses joues livides ; son émotion était extraordinaire. À trois ou quatre reprises différentes il se frotta les yeux, comme s’il ne s’en rapportait pas au témoignage de ses sens et comme s’il doutait de la réalité de ce qu’il voyait ; enfin, convaincu qu’il ne se trompait pas, il passa doucement par-dessus le corps de Joaquin endormi, et allongeant le bras hors de l’excavation, il saisit avec une avidité sans égale et attira à lui une corde qui pendait du haut du voladero. À l’extrémité de cette corde se balançait une large gourde et un quartier entier de chevreuil rôti ! La tension de la corde prouvait que la gourde était pleine.

— De l’eau ! s’écria M. de Hallay, et il porta à ses lèvres la bienfaisante calebasse.

Tout à coup un son guttural prolongé, qui tenait le milieu entre le cri de l’oiseau de proie et le rugissement du tigre, s’éleva dans les airs et, rebondissant d’échos en échos, anima d’une sinistre harmonie les solitudes des montagnes Rocheuses.

Presque au même instant un chœur infernal, digne accompagnement de ce cri sans nom, jeta des notes aiguës aux bouffées de la brise matinale : M. de Hallay continua de boire ; Joaquin se réveilla.

— Que se passe-t-il ? dit-il à voix basse.

La vue de M. de Hallay s’abreuvant avec frénésie de l’eau que contenait la gourde, empêcha Joaquin Dick de lui adresser aucune question…

— J’ai fait tout ce qu’il est humainement possible de faire, dit-il, comme se parlant à lui-même ; j’ai tenu ma promesse à Antonia !

Il reporta de nouveau ses yeux sur M. de Hallay, et une expression de souverain mépris donna une incroyable majesté à son fin et expressif visage.

— L’homme sans croyance et sans foi est l’égal de la brute, dit-il. Le vrai courage ne vient pas de la chaleur du sang ; il prend naissance dans la noblesse des sentiments d’un cœur élevé. Allons ! la ruse opiniâtre du sauvage l’aura emporté sur l’intelligence de l’homme instruit et civilisé. Du reste, ce piège tendu par Lennox était des plus adroits. Si ce de Hallay avait su résister pendant seulement une heure à la tentation, il était sauvé ! Cette épreuve était décisive pour Lennox ; il se serait éloigné tout aussitôt si elle n’avait pas réussi. Maintenant, que va-t-il arriver ? Mon Dieu, accordez-moi encore quelques minutes de raison… ma tête est si faible ! Voyons. J’ai juré à Antonia que ce de Hallay éviterait les tortures atroces que lui préparait son ennemi, je dois tenir à mon serment.

Un froid sourire entr’ouvrit les lèvres du Batteur d’Estrade, et il porta sa main droite à sa ceinture, pour s’assurer qu’il n’avait pas perdu son poignard.

À ce même moment, M. de Hallay déposait la gourde d’eau par terre : elle était vide.

— Oh ! pardon, Joaquin, s’écria-t-il d’un ton qui décelait un véritable chagrin, je vous ai oublié…

Le Batteur d’Estrade fit un geste d’impatience, comme s’il jugeait ce détail indigne d’attention, et s’adressant au jeune homme :

— Une seule question. Que comptez-vous faire ?

M. de Hallay resta longtemps silencieux.

— Señor Joaquin, répondit-il enfin d’une voix grave et attendrie, je n’ai qu’un regret en quittant la vie, celui de ne pas avoir su vous apprécier plus tôt !… Avec un ami, un guide tel que vous, mon existence aurait été tout autre !… Ce que je compte faire, me demandez-vous ? Mais mon rôle est tout tracé par les événements… je veux, avant de succomber, me venger de Lennox ! Oh ! laissez-moi poursuivre. Je vous jure, Joaquin, que si ce Lennox avait un juste motif de haine contre moi, je respecterais ses jours ; mais il n’a rien à me reprocher… non, rien… car c’est lui qui m’a poussé par des insultes à commettre un acte de violence sur sa personne. Pourquoi a-t-il refusé ensuite la réparation que je lui ai offerte ? N’étais-je pas tout disposé à lui accorder l’honneur d’un duel ? Je vous le répète, ce misérable bourreau ne mérite pas de pitié.

Ces paroles donnèrent au visage de Joaquin une indéfinissable expression. M. de Hallay sentit un frisson lui passer au travers le corps.

— Au nom du ciel, à quoi pensez-vous, Joaquin ? lui demanda-t-il avec une anxieuse vivacité.

— Je pense, monsieur, que le mot que vous venez de prononcer me convaincrait, si j’étais assez insensé pour en douter, que la justice divine est inévitable.

— À quel mot faites-vous allusion ?

— À celui de bourreau.

— Eh bien ?

— Cette épithète que vous donnez à Lennox en signe de mépris est une réalité !… Lennox est bien en effet un bourreau que vous envoie la justice divine !…

— Je ne vous comprends pas ! s’écria le jeune homme avec une terreur instinctive ; expliquez-vous, señor…

La voix du Batteur d’Estrade prit une intonation solennelle :

— Marquis de Hallay, dit-il lentement, ce n’est pas parce que vous avez meurtri Lennox au visage, qu’il a juré qu’il verserait votre sang jusqu’à la dernière goutte… Non… car avant que vous lui ayez infligé cet outrage, il avait prononcé votre arrêt de mort !

— Mais il ne m’avait jamais vu… il ne me connaissait pas !

— C’est vrai, mais vous l’aviez déjà frappé indirectement dans une personne qui lui était chère. Lennox est aujourd’hui le bourreau de l’assassin d’Evans !…

M. de Hallay poussa un cri d’épouvante et cacha son visage entre ses mains. La réponse de Joaquin Dick venait d’évoquer pour le misérable tous les souvenirs de son passé. Longtemps, bien longtemps il resta ainsi, n’osant ni montrer sa rougeur, pi laisser voir ses larmes.

— Joaquin, dit-il tout à coup comme s’il venait de s’arrêter à un parti décisif, vous avez raison, je n’ai pas le droit d’en vouloir à ce Lennox ; il est l’instrument de la Providence : il ne mourra pas de ma main. Cependant, quelque résigné que je sois à mon châtiment, sa grandeur confond ma raison et abat mon courage ; je n’admettrai jamais que Dieu veuille punir un crime par des tortures sans nom ?

Joaquin ne répondit pas ; mais ses yeux se portèrent sur les pistolets de M. de Hallay.

— Merci, murmura le jeune homme.

Pendant toute cette conversation, et même à partir du moment où M. de Hallay avait cédé si inconsidérément à l’appât qui lui avait été tendu, les Peaux-Rouges avaient repris leur œuvre de démolition avec une incroyable ardeur. Cette fois, il ne s’agissait plus pour eux de constater la présence peu probable, dans un lieu à peu près impraticable, d’une face pâle ennemie ; ils travaillaient avec la certitude de s’emparer d’une proie ardemment convoitée et destinée au plus cher de tous leurs passe-temps, c’est-à-dire à être attachée et sacrifiée au poteau des tortures ! Des blocs entiers de la roche calcaire roulaient avec fracas dans le vide du voladero : c’était une avalanche de pierres.

— Señor Joaquin, reprit bientôt M. de Hallay avec une mélancolie pleine de résignation, il est des prières que l’on ne saurait repousser sans se montrer cruel : de ce nombre sont celles des mourants ! Je ne sais, mais un pressentiment, bien aidé, vous l’avouerez, par les circonstances, me dit que je n’ai plus longtemps à vivre. Me refuserez-vous votre main en signe de pardon ?

À cette demande, le Batteur d’Estrade laissa paraître un trouble et une émotion extraordinaires pour lui.

— Monsieur de Hallay, dit-il, une question !… Me jurez-vous devant Dieu que vous me répondrez la vérité entière ?

— Oui, je vous le jure !

— Quelles étaient vos intentions réelles vis-à-vis d’Antonia ?

— Lorsque je la vis pour la première fois au rancho de la Ventana, je voulais en faire ma maîtresse… Plus tard, après son enlèvement, j’étais décidé, si elle eût daigné l’accepter, à lui donner mon nom !…

— Vous l’auriez épousée loyalement et légalement devant Dieu et devant les hommes ?

— Oui, je vous le jure !

Joaquin Dick tendit les bras à M. de Hallay en le serrant contre sa poitrine :

— Allons, ami, lui dit-il avec un attendrissement extrême, du courage !… si la justice de Dieu est implacable, sa miséricorde est incommensurable ! la punition rachète le passé terrestre… Le repentir assure l’avenir immortel !…

— Vous aimez donc bien Antonia, vous ? s’écria M. de Hallay.

— Si je l’aime !… Elle est ma fille !…

— Votre fille ?

— Oui… c’est un secret qui mourra avec moi, car je ne veux pas que mon enfant ait à rougir des fautes de son père !… Personne au monde ne saura les liens qui m’unissaient à cet ange de vertu et de beauté.

— Mais ce secret, vous venez de me le confier, à moi, s’écria M. de Hallay avec un éclat de rire singulier, et qui frappa Joaquin d’étonnement ; est-ce à dire que je dois renoncer à tout espoir, que vous me considérer déjà comme n’appartenant plus à la terre ? Oh ! mais je n’ai pas dit encore mon dernier mot… je ne veux pas mourir… je ne mourrai pas ! je suis brave, je suis adroit, je suis invincible ! Que m’importe cette meute de Peaux-Rouges qui jappe à mes trousses ! je la dissiperai à coups de fouet ! Oh ! nous verrons ! Vous allez voir.

M. de Hallay, après avoir prononcé ces mots d’une voix hachée, brève sans accentuation régulière, passa à plusieurs reprises sa main brûlante sur son visage glacé, puis, après une longue pause :

— Oh ! ayez pitié de ma faiblesse, Joaquin, dit-il, je ne sais pas mourir… Tout à l’heure… à l’instant… j’ai eu un accès de folie. Oh ! lâche ! lâche ! que je suis !

Le misérable s’arrêta de nouveau, puis, reprenant bientôt la parole, mais cette fois sans exaltation ni découragement, avec une sensibilité pleine de tristesse et qui ne manquait pas d’un charme sympathique :

— Vous aviez dernièrement bien raison, señor Joaquin, lui dit-il, de me demander si j’avais du courage, et moi j’ai eu grandement tort de m’offenser de votre question ! J’ignorais alors, en effet, ce que c’était que le vrai courage, je reconnais aujourd’hui que j’en manque complètement ; j’ai toujours puisé ma force uniquement dans mon orgueil. Oh ! si les yeux de la foule étaient à présent fixés sur moi, si j’avais un public pour assister à ma chute, vous me verriez froid, calme, superbe ! mais cette mort obscure, ignorée, misérable, glace mon sang d’effroi dans mes veines. Il me semble que je ne devais pas finir ainsi ! Mais à quoi bon ces plaintes ?

M. de Hallay fit une pause ; et, fixant sur Joaquin Dick un long regard :

— J’abuse de votre bienveillance, señor, reprit-il ; vous tombez de fatigue ! reposez-vous un peu !… nous reprendrons cette conversation à votre réveil.

Le jeune homme avait souligné, pour ainsi dire, ces derniers mots d’une façon particulière et étrange.

Le Batteur d’Estrade le considéra pendant un instant avec une compassion sincère, et lui serrant la main :

— Soit ! répéta-t-il, à bientôt, à mon réveil !…

Joaquin Dick se tourna alors vers la paroi du rocher ; une minute plus tard, il paraissait enseveli dans un profond sommeil. Il avait compris que M. de Hallay ne désirait pas avoir un témoin des irrésolutions et des angoisses de son agonie.

Depuis quelques instants, les Peaux-Rouges semblaient ne plus déployer le même zèle et le même acharnement dans leur travail ; les coups des instruments dont ils se servaient pour défoncer le sommet du voladero se succédaient avec moins de précipitation et de force : le jeune homme eut une lueur d’espoir, mais la voix de Lennox lui retira cette suprême illusion.

— Allez doucement, mes amis, disait le vieux trappeur. Prenez bien garde dé blesser noire ennemi ! Conservons-le intact et fort pour le poteau des tortures !…

M. de Hallay prit un de ses pistolets, l’arma et, d’un geste fiévreux et rapide, l’appuya sur son front ; mais le jetant tout aussitôt à ses côtés :

— Oh non ! pas encore ! murmura-t-il. Je voudrais prier… je dois prier.

Alors il se mit à genoux et essaya d’élever son âme à Dieu ; mais sa terreur, trop puissamment excitée, le rappelait malgré lui aux intérêts terrestres. Le bruit des Peaux-Rouges creusant le sol absorbait toute son attention. Bientôt il poussa une exclamation rauque et étouffée : ses yeux démesurément ouverts, restèrent fixés sur un objet qui semblait le terrifier : il venait d’apercevoir la pointe d’un tomahawk percer la mince couche de calcaire qui formait le plafond de l’excavation.

— Oh ! il est trop tard ! murmura-t-il.

Alors, par un bond qui disait la démence, il passa par-dessus le corps de Joaquin, et, se plaçant sur le bord de l’abîme, il mesura avec une espèce de joie sauvage le vide effrayant qui s’ouvrait à ses pieds ; mais, presque aussitôt, il ferma les yeux avec terreur.

— Sentir en soi tant de force, d’énergie, de jeunesse et, mourir ! murmura-t-il. Oh ! cela n’est pas possible… cela ne sera pas… je fais un affreux rêve… je vais me réveiller !…

Il s’arrêta l’espace d’une seconde, et, saisissant un second pistolet passé à la ceinture de cuir qui lui ceignait la taille, il se l’appliqua de nouveau sur le front, et resta immobile. Tout à coup il poussa un éclat de rire strident et aigu : une détonation remplit l’étroite excavation de fumée et de bruit ; le cadavre du misérable tomba dans le gouffre ! Joaquin ouvrit les yeux, et regardant la place où M. de Hallay venait de disparaître :

— Heureux, dit-il d’un air d’envie, ceux à qui Dieu n’inflige pour punition de leurs crimes que le sacrifice de leur existence !

Le Batteur d’Estrade n’avait pas achevé de prononcer ces paroles, que les Peaux-Rouges pénétraient dans l’excavation.

Cinq minutes plus tard, Joaquin et Lennox se trouvaient en présence l’un de l’autre, sur le plateau du voladero.

Le vieux trappeur, quelque violente que fût sa fureur, conservait s on air d’impassibilité habituelle.

— Joaquin, dit-il d’une voix un peu emphatique, tu es libre, tu peux te retirer !… Seulement, avant que nous nous séparions à tout jamais, laisse-moi, non pas te reprocher ta trahison, mais au moins te demander l’éclaircissement de ta conduite !… Quel motif a pu te porter à arracher ce de Hallay à ma vengeance ?… N’était-il pas aussi ton ennemi ?

Le Batteur d’Estrade eut un mélancolique sourire.

— Lennox, répondit-il, l’explication que tu sollicites de ma bonne volonté et de ma franchise, tu ne la comprendrais pas.

— Oh ! je reconnais en effet, maintenant, que je me suis longtemps grossièrement trompé sur ton compte. Je reconnais qu’entre nous deux il n’y a jamais eu aucun lien réel d’idées et de goûts ; j’ai eu tort de croire que, par un hasard extraordinaire, il pouvait se rencontrer parmi les faces pâles un homme véritable ; cela n’est pas possible. La nature a accordé et infligé à chaque race de certaines qualités et de certains défauts dont elle ne saurait être privée ni guérie ! Les faces pâles montrent parfois, accidentellement, de la force, du dévouement et du courage, mais le fond de leur caractère est la faiblesse, la trahison, la lâcheté !… Autrement, comment s’expliquer ta conduite avec ce misérable de Hallay !

Il y avait, à la façon dont Lennox prononça cette phrase, comme un désir secret de voir son ami se disculper à ses yeux.

Joaquin le regarda avec une tendre pitié ; puis, d’une voix pleine de commisération :

— Lennox, lui répondit-il, je n’essayerai point de me justifier ! Ne serait-ce pas folie que de vouloir discuter avec un aveugle la nuance de telle où telle couleur ? Entre nous deux, il y a un abîme !… Ton regard est perçant, mais ton cœur est aveugle. Tu possèdes une grande expérience des passions brutales de l’humanité ; mais tu n’as jamais étudié la pensée de Dieu !… Ami Lennox, la vengeance, c’est la faiblesse ; la force, c’est le pardon !

La parole du Batteur d’Estrade vibrait d’un enthousiasme réfléchi, s’il est permis de parler de la sorte, qui l’entourait comme d’une auréole de respect. Malgré lui, Lennox courba la tête.

En ce moment, un hennissement à la fois joyeux et plaintif se fit entendre à une faible distance du plateau du voladero ; presque aussitôt l’on vit apparaître Gabilan.

Le noble et fidèle animal s’élança d’un bond vers le Batteur d’Estrade, et, allongeant timidement son cou vers lui, sembla solliciter avec une caresse le pardon de sa désobéissance. Gabilan n’avait pas voulu retourner seul à la Ventana : ses flancs, maigres et décharnés, prouvaient qu’il avait chèrement payé cette preuve d’attachement donnée à son maître.

Joaquin Dick le prit par le cou et déposa avec attendrissement un long baiser sur son front d’ébène ; le rayon de sensibilité réelle qui brilla alors dans l’œil doux et expressif de l’intelligent animal équivalait bien à une larme de joie.

— Joaquin, dit Lennox, adieu ! Je ne te quitte pas en ennemi, mais en indifférent ! Je t’ai trop aimé pour te souhaiter du mal, mais je désire ne plus jamais te revoir, car il me serait pénible de te mépriser ! J’essayerai de me persuader que tu es mort, et je garderai ainsi de toi un bon souvenir ! Pour la dernière fois, adieu !…

Le Batteur d’Estrade voulut répondre, mais ses forces complètement épuisées trahirent sa volonté ; il s’affaissa sur lui-même et s’évanouit.

Une expression de compassion sincère et de joyeux orgueil anima tour à tour le visage du vieux trappeur.

Il se pencha vers Joaquin pour lui porter secours, tout en murmurant :

— Je n’ai jamais, moi, perdu connaissance, je lui suis donc supérieur !