Aller au contenu

Le Livre des ballades/Car vous n’aviez riens quand vous fustes nez

La bibliothèque libre.


Ballade

O fols des folzr & les fois mortels hommes,
Qui vous fiez tant ès biens de fortune
En celle terre, ès pays où nous ſommes,
Y avez vour de choſe propre aucune !
Vous n’y avez choſe voſtre nes-une,
Fors les beaulx dons de grâce & de nature.
Se Fortune donc, par cas d’adventure
Vous toult les biens que voſtres vous tenez,
Tort ne vous fait, ainçois vous fait droicture,
Car vous n’aviez riens quand vous fuſtes nez.

Ne laiſſez plus le dormir à grans ſommes
En voſtre lict, par nuict obſcure & brune,
Pour acqueſter richeſſes à grans ſommes.
Ne convoitez choſes deſſoubz la lune,

Ne de Paris, juſques à Pampelune,
Fors ce qu’il fault, ſans plus, à creature
Pour recouvrer ſa ſimple nourriture.
Souffiſe vous d’eſtre bien renommez,
Et d’emporter bon loz en ſepulture :
Car vous n’aviez riens quand vous fuſtes nez.

Les joyeux fruicts des arbres & les pommes,
Au temps que fut toute choſe commune,
Le beau miel, les glandes & les gommes
Souffiſoient bien à chaſcun & chaſcune ;
Et pour ce fut ſans noiſe & ſans rancune.
Soyez contens des chaulx & des froidures,
Et me prenez Fortune doulce & ſeure.
Pour vos pertes, grieſve dueil n’en menez.
Fors à raiſon, à point, & à meſure,
Car vous n’aviez riens quant vous fuſtes nez.

Se fortune vous fait aucune injure,
C’eſt de ſon droit, jà ne l’en reprenez,
Et perdiſſiez juſques à la veſture :
Car n’aviez riens quant vous fuſtes nez.


Alain Chartier.