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Le Mandarin/Texte entier

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. -TdM).

LE
MANDARIN

PAR
JULIETTE LAMBER


Il ne doit y avoir ni vide ni repos dans la vie de l’homme qui tend à la perfection.
Mme Adam-Salomon.
          (Pan-Hoëi-Pan.)


NOUVELLE ÉDITION




PARIS
MICHEL LÊVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS,
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1868
Droits de reproduction et de traduction réservés

À MADAME ADAM-SALOMON

 Chère amie,

C’est en lisant votre Pan-Hoëi-Pan que l’idée me vint d’étudier la morale de Confucius ; c’est après avoir étudié Confucius que j’eus la prétention de découvrir un de ses descendants ; c’est lorsque je rencontrai Pé-Kang que je conçus le désir de montrer que, même au sein d’une nation convaincue d’immobilité, un homme avide de perfectionnement pouvait surgir.

Il me semble qu’avant de jeter l’anathème sur le peuple chinois tout entier, — l’un de ceux que nous connaissons le moins et que nous abaissons le plus, — il serait généreux et humain de s’enquérir si la minorité intelligente qui naît sous tous les cieux n’existe pas en Chine.

Dans chaque pays, comme dans le Céleste Empire, l’ensemble des institutions et des individus attriste le cœur du patriote et fournit à l’étranger une ample matière aux appréciations malveillantes.

Un petit nombre d’hommes éclairent et dirigent la marche de l’humanité : ceux-là ont pour mission de se chercher, et, s’ils se rencontrent, de s’unir dans un but commun, qui est le perfectionnement universel.

Pé-Kang s’applique à devenir un homme supérieur ; les hommes supérieurs de France lui tiendront-ils compte de son bon vouloir, ou le renverront-ils découragé ?…

Je ne puis vous dire, chère Georgine, combien je désire qu’on témoigne à mon Chinois un peu de sympathie.

C’est à vous que je le présente d’abord, et j’espère que vous l’accueillerez avec bonté.


Bien à vous,


Juliette Lamber.

LE MANDARIN


I


Les désirs de Pé-Kang sont infinis comme l’horizon dans lequel plonge son vague regard, ses pensées nombreuses ainsi que les grains de sable du lit des fleuves. Voudrait-il voir descendre d’un palanquin de noces dans son palais solitaire quelque vierge aux cheveux d’ébène, aux pieds semblables à ceux des tortues dont l’écaille prédit l’avenir ? Non. L’amour n’a pas encore touché de son aile le cœur de Pé-Kang. Les honneurs attachés aux charges de la cour le séduiraient-ils ? Pé-Kang est trop jeune pour être ambitieux.

Aux premières lunes du printemps il voulait aller vivre parmi ses laboureurs. Ce rêve a passé, et depuis, ses campagnes lui apparaissent monotones et attristantes. Pé-Kang dédaigne aujourd’hui les beautés de la nature. Les champs verdoyants, la fraîcheur des lacs, l’ombre des bois touffus ne sauraient le charmer ; pour lui, les fleurs sacrées du lis ont perdu leur parfum ; les sons joyeux des flûtes rappelant l’ode Kouan-Tseu et la voix plaintive de l’oiseau jaune le trouvent également insensible. Lorsqu’il offre, selon les rites, des sacrifices à ses ancêtres, dans le temple même, Pé-Kang songe encore et désire.

Mais bientôt une nouvelle transformation succède à la première ! Il a suffi de quelques heures pour changer en aspirations impatientes une longue et morne incertitude. Pé-Kang redevient l’homme aimable, heureux des jours passés. Il reparaît au milieu de ses amis, on le fête, on applaudit à ce nouvel état de son caractère qu’on appelle un retour à la raison.

Les applaudissements, hélas ! durent peu. Quelle n’est pas la surprise générale lorsque les ministres affirment que Pé-Kang a demandé au fils du ciel l’autorisation de quitter son pays, d’aller chez les barbares pour s’y instruire de leurs coutumes et de leurs mœurs !

Arrière-petit-fils de Koung-Fou-Tseu, Pé-Kang est mandarin-né. L’empereur hésite, discute ce voyage durant plusieurs semaines, et finit par l’encourager.

La joie de Pé-Kang fut grande à l’heure du départ. Peu de gens l’envièrent, beaucoup le plaignirent, nul n’osa le blâmer.

Le descendant de Confucius s’embarqua près de Canton et se dirigea vers la France.


II

KOUNG-FOU-TSEU


Koung-Fou-Tseu (Confucius) naquit à Cham-Ping, 460 ans avant J.-C. Sa famille, illustre à plus d’un titre, faisait remonter son origine à Ti-Y, vingt-septième empereur de la seconde race.

Appelé aux premiers honneurs dans le royaume de Lu, Confucius se démit de ses fonctions de ministre d’État pour professer la philosophie.

Plus de trois mille jeunes hommes se réunirent autour du maître dans la ville de Rio-Fu, et il leur enseigna la littérature, l’art de la parole, les difficultés de la politique, et les vertus humaines.

Confucius n’avait point, comme les Grecs et les Égyptiens, de morale secrète ; il disait tirer ses enseignements des anciens sages et particulièrement des empereurs Yao et Chun qui l’avaient précédé de quinze cents ans.

Il protégeait plus volontiers les peuples de la tyrannie des rois que les rois de l’insubordination des peuples.

Quand il fut nommé ministre d’État une grande agitation se montra sur sa figure ; il prit l’écharpe qui lui conférait la marque de sa dignité, et, l’élevant vers le ciel, il murmura : « Puissé-je ne jamais me laisser éblouir par les couleurs de cette écharpe ! »

Lorsque Koung-Tseu allait à la cour on eût dit qu’il portait des chaînes aux pieds ; une fois hors du palais, il étendait les bras comme l’oiseau ses ailes ; il paraissait singulièrement oppressé dans la salle du trône et il ne respirait à l’aise que lorsqu’il en était sorti.

Adoré et respecté de son entourage, il fut constamment dévoué et fidèle à ses affections de famille. Sa femme, ses fils, ses filles et ses frères devinrent ses premiers disciples.

Confucius avait un abord grave et digne sans rudesse ; son visage disait ses vertus ; son costume, d’une simplicité extrême, se composait de vêtements blancs pendant l’été et durant l’hiver de vêtements noirs ; d’une santé délicate, il aimait les choses choisies et apprêtées avec soin.

Le maître était respectueux envers les vieillards, causeur avec les hommes mûrs, indulgent pour la jeunesse ; mais il se plaisait surtout au milieu des petits enfants, et disait : « Un petit enfant est plus respectable que l’homme âgé qui n’a produit que des actions vulgaires ; le petit enfant peut être doué de facultés supérieures. »

Parmi ses disciples, celui que Koung-Tseu préférait à tous, celui qu’il pleura plus que son propre fils, c’était le sage Hoeï.

Hoeï habitait une maison abandonnée en dehors de la ville ; il n’avait que son bras ployé pour reposer sa tête ; il buvait dans une courge et mangeait dans une écuelle de roseau. Jamais Hoeï, malgré son extrême pauvreté, ne se plaignit du sort ou des hommes ; il fut, jusqu’à sa mort, calme, patient, fort et résolu dans le bien. « Ah ! qu’il était sage, Hoeï ! » répétait souvent le maître.

Confucius aimait à jouer d’un instrument de pierre nommé king, et il charmait ses disciples par les douces harmonies qu’il savait tirer de ce grossier instrument.

Il disait que dans les plus petites choses l’homme doit tenir compte de ses instincts de droiture et de loyauté. Il chassait les petits oiseaux avec une flèche, et non avec des piéges ; il pêchait souvent à la ligne, jamais avec un filet.

On ne connut au docteur ni préjugé, ni égoïsme, ni passion mauvaise. Il cherchait la vérité sans amour-propre, la dévoilait sans orgueil, et lorsqu’il hésitait en face d’un acte quelconque, on l’entendait murmurer avec tristesse : « Qui tromperai-je de moi ou du ciel ? »

Confucius mourut vers l’âge de soixante-treize ans. Il fut enterré aux lieux mêmes où il avait enseigné la vertu. On lui fit des funérailles impériales.

Nulle figure dans l’histoire d’aucun peuple n’efface cette douce et bienveillante figure de Koung-Tseu. Ce fut le génie le plus pratique et le plus réellement humain de tous les temps.

Lorsqu’un officier de robe passe devant un collège au frontispice duquel est écrit le nom du maître, il descend de son palanquin et fait quelques pas à pied dans la rue pour rendre hommage à Confucius.

Pé-Kang était issu de Koung-Tseu par les femmes. Une des filles du philosophe avait épousé Kong-Tchi-Tchang ; le mariage s’était fait en prison ; mais, comme il est dit dans le Lun-Yu, « Kong-Tchi-Tchang pouvait se marier, car il n’était pas criminel. »

Ko-Tsi, père de Pé-Kang, avait épousé la belle Mong-Tseu.

Ni l’un ni l’autre ne virent grandir leur fils ; tous deux le laissèrent de bonne heure orphelin et à la garde du fils du ciel.


III

LA FEUILLE DE BAMBOU


Une feuille de bambou contenant vingt et un préceptes de morale, tracés de la main de Confucius, avait été léguée par lui à sa famille.

Cette relique sacrée faisait partie de l’héritage de Pé-Kang. Il la portait dans sa ceinture. Que de fois il s’était inspiré des enseignements de cette feuille pour retrouver la droite voie, et que de fois encore elle lui avait éclairci le mystère des choses !

Pé-Kang donnait volontiers à ceux qui lui devenaient sympathiques le commentaire de ces belles maximes.

En voici la traduction exacte :

Aux miens, dans le temps, le meilleur de mon cœur !

I. — L’homme supérieur est celui qui possède la science des choses, c’est-à-dire celui qui sait se faire une idée juste des connaissances qu’il a acquises et de celles qui lui restent à acquérir. Celui-là n’est point appelé vers les choses vulgaires. En se livrant à l’étude de la sagesse, l’homme supérieur ne doit pas s’inquiéter des avantages qu’il peut tirer de cette étude ; il mettra la recherche du vrai au-dessus de tout. Il se montrera brave sans forfanterie, résolu au jour du danger ; il ne se livrera à aucun excès, même dans le bien ; il ne s’abusera jamais sur la limite de ses devoirs, et il ne sacrifiera pas sa vie pour celle des autres inconsidérément, car la générosité outrée est un défaut ; il essayera de se tenir dans la voie de la droite raison ; il aimera son prochain comme lui-même et non davantage ; il rendra la justice pour l’injure, le bienfait pour le bienfait : rendre le bienfait pour l’injure serait dépasser le but et décourager le bien… L’homme supérieur aura ses haines ! il détestera les calomniateurs, les faibles et les vicieux. Il fuira l’oisiveté comme le plus grand des maux ; il étudiera pour savoir et non pour étaler une vaine érudition ; il appréciera les hommes vertueux, et son cœur sera réjoui ; il aimera le travail, et son esprit sera satisfait ; il exercera son corps, et il sera ferme dans ses actions.

L’homme supérieur doit se préserver de trois choses : jeune, il s’abstiendra des excès des sens ; dans l’âge mûr, il fuira les querelles et redoutera les idées ambitieuses ; dans la vieillesse, il saura se garder de l’amour excessif des richesses.

Il sera d’une simplicité extrême dans toutes les actions de sa vie, et ne prendra point pour exemple les actions extraordinaires des grands hommes ; car le désir de s’immortaliser pousse quelques esprits supérieurs à forcer la marche des événements et les conduit hors de la droite voie.

L’homme supérieur ne cherche point une fugitive renommée ; l’approbation de sa conscience lui suffit. Mais il ne rougira pas d’interroger les autres hommes ; il peut trouver dans l’étude du cœur humain les moyens de se perfectionner davantage.

Il doit être exempt d’obstination et de préjugés, et n’avoir honte de rien si ce n’est du vice ; il ne sortira d’une fausse position que par la droite voie.

Arrivé à l’âge de quarante ans, l’homme supérieur n’aura plus de doutes ni d’incertitudes ; il marchera vers sa destination définitive. Tout homme supérieur ayant une mission à remplir, il s’efforcera de remplir la sienne.

Si le prince qui gouverne est vertueux, il prêchera haut la vertu ; sinon, il agira de même, mais avec mesure et prudence, et il attendra l’action du ciel qui se manifeste par l’action du peuple.

L’homme supérieur, c’est le vent, l’homme vulgaire, l’herbe ; lorsque le vent passe, l’herbe se courbe et s’incline, et ne se relève que lorsque le vent a passé.


II. — De tous les êtres, l’homme est le meilleur et le plus intelligent. Dire les qualités qu’il peut acquérir, serait rappeler tout ce qu’il y a de noble, de lumineux, d’infini dans les choses. L’homme domine les choses du haut de ses facultés ; il connaît leur production et leur destruction.


III. — L’homme, comme le roi Tching-Tchang, doit avoir sans cesse les yeux fixés sur le don brillant de l’intelligence que nous recevons du ciel.


IV. — La nature, dans la continuelle production des êtres, assigne à chacun d’eux un développement en rapport avec ses tendances naturelles ; c’est pourquoi l’homme trouve en soi le principe de ses actes.


V. — Il est bon que l’homme s’inquiète plus souvent des effets que des causes ; les causes jettent l’esprit dans la voie de l’incertitude, les effets l’entraînent dans la voie de la vérité.


VI. — Lorsque la puissance suprême est donnée à l’homme, il gouverne son peuple comme la mère son nouveau-né ; il s’applique à deviner ses besoins, ses désirs et ses souffrances.


VII. — Il faut, pour acquérir la vertu, développer ses connaissances morales, ses facultés rationnelles et ses esprits vitaux.


VIII. — Et encore laisser la passion se produire dans une limite donnée. Si les facultés des trois ordres, rationnel, moral et vital, se développent à la fois, l’être alors entre dans la voie de sa destination qui est la voie du perfectionnement.


IX. — L’homme doit se faire une règle de conduite en tout conforme a sa nature et au milieu dans lequel il vit ; s’il est riche, il agira comme un homme riche, pauvre, comme un homme pauvre, étranger et de civilisation différente, ainsi qu’un étranger de civilisation différente.


X. — Celui qui acquiert le pouvoir ou les richesses par des moyens violents ou contraires à la justice, perdra ses richesses et son pouvoir par les moyens violents et contraires à la justice.


XI. — Les puissances de la nature sont difficiles a découvrir. Unies qu’elles sont à la substance intime des choses, elles ne peuvent en être détachées ; mais, quelque imperceptibles qu’elles soient, leur essence étant une essence réelle, on peut toujours les apprécier dans des formes réelles ou dans leurs manifestations.


XII. — La loi fondamentale est la loi du devoir. Cette belle vertu a son principe dans le cœur ; elle a pour effet immédiat l’amour des hommes en général, et plus particulièrement le respect des sages, l’attachement a la famille, la bienveillance envers les étrangers, la pitié pour les insensés qui méprisent les enseignements de la raison, l’instinct de la justice, la prudence éclairée, la fidélité à l’affection, la force dans l’adversité, le calme dans la douleur.

Quelques-uns en naissant conçoivent l’idée du devoir, d’autres acquièrent cette connaissance par l’étude ; les uns pratiquent le devoir avec effort, d’autres facilement, d’autres en vue d’avantages personnels. En ce qui regarde la société, lorsque l’œuvre est accomplie, le résultat est le même.


XIII. — Chercher à distinguer le vrai du faux, le bien du mal, chercher la perfection dans le perfectionnement, c’est pour les natures supérieures comme pour les natures les plus grossières, pour le peuple comme pour le fils du ciel, la loi et le devoir suprêmes.

XIV. — La perfection est en elle-même une chose absolue ; c’est la fin et le commencement de tout, le cercle dans lequel se meut l’infini. Sans la perfection, l’homme ne serait pas ni aucun des êtres, chaque organisme étant à lui seul une perfection. Aussi l’homme doit atteindre à une somme de perfection la plus élevée possible, et entraîner ceux qui lui sont soumis ou attachés dans la voie du perfectionnement.

Lorsqu’un homme fait quelques pas dans la voie du perfectionnement, il s’identifie davantage avec les puissances de la nature et agrandit la sphère de ses facultés.


XV. — L’homme qui s’arroge un pouvoir par la force, de même que l’homme qui affirme des choses qu’il ignore, de même que l’homme qui né à une époque et soumis aux coutumes de son temps retourne a la pratique des lois anciennes, est sujet à de grandes désillusions.


XVI. — Les lois de la nature s’accomplissent sans se contrarier, les êtres vivent ensemble et ne se détruisent point ; si quelques êtres se détruisent, si quelques lois semblent se contrarier, c’est que nous ignorons les causes de cette contradiction et de cette destruction. Tout ceci rentre dans la loi supérieure qui régit les êtres et fait mouvoir les choses, loi immuable, fatale et parfaite.


XVII. — Que les savants étudient les époques et les faits historiques, ils pourront, après les avoir comparés entre eux et commentés, découvrir la loi des transformations de l’avenir.


XVIII. — Un homme vertueux peut faire changer les mœurs d’un empire. Quel encouragement pour la vertu ! En faut-il d’autres, présents ou futurs ?


XIX. — Il y a des gens qui sont hardis dans leurs paroles et qui ne trouvent personne pour les reprendre ; des gens qui calomnient les autres et sont toujours prêts à couper un morceau de leur chair pour affirmer la vérité de leurs accusations, et qui restent intacts.

Quand un homme vertueux rencontre ces gens-là, il doit leur dire haut l’ignominie de leur conduite et leur demander un morceau de leur chair.


XX. — Si la voix du peuple, qui est la voix de Dieu, vous conférait le mandat de fils du ciel, comme a notre grand et vertueux aïeul Ti-Y, souvenez-vous de mes enseignements, ô mes petits-fils ! Soyez simples et distingués ; repoussez les flatteurs ; fuyez les séductions mauvaises ; estimez la vertu et les hommes qui la pratiquent ; honorez la dignité de vos parents et voilez leurs fautes ; récompensez le dévouement des hommes fidèles ; n’exigez de services du peuple que lors que vous y serez forcés ; diminuez les impôts, en essayant de les proportionner aux gains et aux récoltes ; donnez de l’instruction à ceux qui ne peuvent s’en procurer ; tenez grand compte des savants ; accueillez les étrangers ; rétablissez sans haine l’ordre dans les États troublés par les séditions, examinez pourquoi ces États se révoltent, et faites droit à leurs réclamations si elles sont justes ; protégez les faibles ; forcez votre peuple et toutes les classes de l’empire à proclamer votre générosité.

Alors les hommes des quatre régions voudront être gouvernés par vous, et vous serez mis au rang des Yao et des Chun !


XXI. — Lorsque vous visiterez les pays étrangers, liez-vous avec les hommes les plus humains et les plus vertueux d’entre les lettrés.


IV

À PARIS


Le petit-fils de Koung-Tseu pensait que quiconque veut étudier sérieusement les mœurs et le caractère d’un empire, doit, autant que faire se peut, s’incliner devant les usages, se conformer aux coutumes et choquer le moins possible les habitudes du pays qu’il visite.

Les rayons visuels, disait-il, sont identiques chez les individus de race différente, mais celui qui regarde avec le plus de curiosité est logiquement celui qui voit le mieux ou le plus. Si vous voulez observer avec fruit les hommes des nations étrangères, ajoutait le jeune Chinois, ne faites rien pour attirer leur attention.

Pé-Kang connaissait depuis longtemps les éléments de la langue française, et, durant les longues heures de la traversée, il se fit instruire de la valeur des mots. Notre langue a mille nuances qui échappent à la plupart des étrangers, mais Pé-Kang était doué d’un esprit fin, pénétrant, et d’un véritable amour de la science.

Le mandarin était de taille moyenne ; son teint bronzé s’illuminait aux rayons de ses grands yeux d’un bleu clair ; ses sourcils noirs attiraient le regard sur un front que la coiffure chinoise faisait paraître exagéré ; sa bouche était belle d’une beauté tout européenne, sa main longue et fine, son pied trop petit.

Doux, sentimental, avide de connaissances, il possédait ce charme de curiosité naïve qui sied à la jeunesse et plaît aux hommes instruits et expérimentés.

De Marseille à Paris nos chemins de fer avaient fortement impressionné le jeune homme : « Les Français courent d’un point à un autre aussi vite que la poudre, » disait-il.

À Paris, Pé-Kang s’installa dans un hôtel des boulevards. La vivacité de notre langage, de nos allures, le mouvement qui nous emporte vers des choses insignifiantes, tout dans nos mœurs, dans nos coutumes et dans notre caractère, tendait à plonger le jeune Chinois en des étonnements nouveaux et à le sortir de son calme habituel ; il ne pouvait se ressaisir. L’esprit alourdi, l’oreille au guet, la poitrine oppressée, il attendit tout une semaine, du haut de son balcon, que le bruit cessât. Or, le bruit en continuant finit par se transformer ; l’étranger crut entendre mille voix amies l’appeler au dehors, et il s’élança dans le cercle de cette activité fiévreuse. À force de voir courir les autres, il voulut courir à son tour.

Afin de passer inaperçu au milieu de la foule, Pé-Kang se composa, les tailleurs aidant, un costume simple et grave, qui rappelait celui des Turcs de la réforme.

Lorsqu’il fut revenu de ses premières impressions, de ses premières fatigues, et qu’il se crut quelque peu francisé, le mandarin s’en alla visiter un lettré chinois de sa connaissance, qui habitait Paris depuis plusieurs années.

Ce lettré, homme d’une grande érudition, composait avec un membre de l’Institut des dictionnaires français-chinois et chinois-français.

Les deux savants applaudirent au voyage de Pé-Kang et à son but. Ils entrevirent dans cet impatient besoin d’apprendre que manifestait le jeune homme l’espérance de relations nouvelles entre la Chine et l’Europe. Leurs amis partagèrent cette espérance et se plurent à résumer sur la tête du Chinois leurs aspirations d’humanité et de cosmopolitisme intellectuel.

De proche en proche, artistes, savants et philosophes convinrent d’attirer dans leur cercle le descendant de Confucius, de provoquer ses questions, d’y répondre avec bienveillance, de l’intéresser enfin à nos mœurs, à nos arts, à nos idées.

On résolut de consacrer par là une première union intellectuelle entre deux empires jusqu’à ce jour étrangers l’un à l’autre, une sainte union, de celles qui renversent les hautes murailles plus vite que les boulets, et qui lient les intérêts des peuples plus sûrement que les doubles traités de la diplomatie.

Un mois après son arrivée à Paris, Pé-Kang pouvait écrire en Chine :

« Je n’ai pas perdu un seul jour. Chacun ici se plaît à m’enseigner toutes choses ; mais rassurez-vous, ô mes amis, je n’ai pas trouvé encore un seul précepte qui puisse effacer une parole de la feuille de bambou, — et cependant je ne suis point chez des barbares ! »


V

LES PETITS CHINOIS


Lorsque Pé-Kang arrivait dans un salon mille exclamations venues de toutes parts accouraient jusqu’à lui. Le voilà ! c’est le Chinois ! un mandarin ! un petit-fils du prophète !

Le jeune homme était toujours grave, silencieux, attentif.

Quand ses grands yeux bleus s’attachaient sur les yeux de son interlocuteur on sentait qu’aucune manifestation intime de l’être ne pouvait lui échapper.

L’un des vingt et un préceptes dit : « Regardez un homme dans la pupille de l’œil lorsque vous voulez lui imposer ou surprendre sa pensée. »

En face de nos femmes Pé-Kang se sentait ému et embarrassé ; cette brusque intimité qui s’établit dans un salon entre un homme et une femme complètement étrangers l’un à l’autre, lui paraissait une chose inexplicable.

Quand des curieux l’interrogeaient sur ce point, il répondait :

— Dans toutes les actions de la vie les êtres dépensent une partie de leur puissance ou de leur attrait. L’homme et la femme, dans ce contact incessant, doivent user leur sensibilité.

— Voulez-vous dire, lui demandait-on, que la femme chinoise, enfermée en elle-même, se garde davantage et apporte plus à l’amour ?

— Non, la vierge chinoise n’a pas conscience de tous les charmes de la femme ; elle est belle d’une seule beauté. Si nos femmes ressemblaient aux vôtres, l’amour nous absorberait tout entiers. Aussi Koung-Tseu dit : « Les désirs de l’homme sont en rapport avec le milieu dans lequel il agit. »

Les femmes questionnaient Pé-Kang de préférence sur les petits enfants.

On s’occupait beaucoup alors d’une œuvre appelée la Sainte-Enfance, dont l’organisation avait pour but le rachat des Chinois en bas âge ; pauvres petits qui, d’après les récits des missionnaires, étaient jetés en pâture aux pourceaux.

— Vos compatriotes, disaient les mères au jeune mandarin, peuvent-ils laisser dévorer leurs enfants par des animaux qui vivent sous leurs yeux ! Comment pères, frères, sœurs voient s’accomplir de pareilles horreurs et ne s’y opposent point ? Et ceux qui font les lois ne punissent pas de la mort ces abominables crimes ! Vos magistrats, au lieu d’être sans pitié pour les bourreaux, sont-ils donc sans entrailles pour les victimes ?

— L’infanticide est un grand mal, répondait Pé-Kang. La France est supérieure à la Chine, puisqu’on y pratique constamment le respect de l’enfance.

Et il écrivait : « En France on ne tue jamais les petits enfants ! »

Or, un jour que le mandarin assistait à une audience de la cour d’assises avec quelques personnes de sa connaissance, il vit s’avancer vers les juges une jeune femme pâle et craintive.

— De quel crime accuse-t-on cette vierge ? demanda-t-il.

— D’infanticide.

— Un infanticide, en France !

— Comment ! mais il y en a tous les jours.

— Que me disiez-vous alors ? Pourquoi nous accuser ? Voilà qui me surpasse ! Quelle déloyauté ! Vous commettez les mêmes choses méprisables et haïssables, et vous osez nous accabler de votre haine et de votre mépris ! Peut-on être aveugle et injuste à ce point !

Quelques mois après cette scène, Pé-Kang apprit qu’un souverain voisin de la France venait d’enlever un enfant à sa mère ; qu’aux larmes de cette mère la France entière s’était émue, mais que ses protestations avaient été vaines et impuissantes, parce que le fils du ciel, auteur de ce vol, était le chef sacré d’une religion infaillible.

Dire l’ébahissement du jeune Chinois serait tâche trop difficile.

Pé-Kang lisait les journaux et voyait chaque jour aux dernières colonnes le récit d’histoires épouvantables. C’étaient des enfants tués par leur mère, par leur père, par leur frère, par leur sœur, par des fous ; puis des nourrissons confiés à des soins mercenaires, souffrant mille fois la mort par la faim, le froid, la misère et l’abandon ; puis encore des enfants jetés aux pourceaux !!!

Il acheta des livres qui appelaient l’attention du gouvernement sur ces cruautés, et il retrouva dans ces livres les arguments qu’il avait trouvés dans les livres chinois, à propos des mêmes cruautés.

— Hélas ! se dit le mandarin, on commet des crimes sous tous les cieux ! Dans chaque pays, il y a des âmes compatissantes qui souffrent des égarements de l’humanité et aspirent au règne universel de la justice !

Un soir, dans un salon où nombre de personnes intelligentes se trouvaient réunies, la conversation retomba sur les petits Chinois et sur l’œuvre de la Sainte-Enfance.

Pé-Kang, directement interpellé, répondit très-haut :

— Les Français agissent avec nous comme le mandarin Kang-Tsi, qui tenait compte de ses revenus, jamais de ses dettes et de ses dépenses ; il se croyait très-riche et ne souffrait pas qu’on lui soutînt le contraire.

Je suis en mesure d’affirmer aujourd’hui que, proportionnellement au nombre de ses habitants, la Chine ne compte pas plus d’infanticides que la France.

Les Chinois ont comme les Français l’amour de l’enfance, mais parmi eux comme parmi vous il se trouve des femmes qui, par crainte de la misère ou du déshonneur, jettent leurs enfants aux bêtes, et des hommes qui, poussés par leurs instincts de libertinage ou de férocité, commettent des crimes que notre morale comme la vôtre flétrit sévèrement.

D’ailleurs, nous recueillons aussi les enfants trouvés dans des hospices ; et tous ceux qui ont visité notre pays doivent savoir que nous avons mieux qu’aucun autre peuple assuré la liberté de l’enfant. Nos lois et nos mœurs peuvent fournir mille preuves de ce que j’avance[1].

Pourquoi ne pas juger la Chine par son histoire ? On y verrait que le roi Ko ayant mis à mort un enfant du peuple, Kang, pour venger cette mort, lui déclara la guerre et le chassa de son royaume.

Confucius dit qu’un petit enfant est plus respectable qu’un homme qui n’a commis que des actions vulgaires.

— Au fait, dit quelqu’un, peut-être jugeons-nous les Chinois d’après des récits intéressés ; et qui sait si, dans cette question, on n’a pas abusé de notre ignorance et spéculé sur notre sensibilité ?

— Que font chez vous les prêtres chrétiens ? demanda une autre personne, en s’adressant au jeune mandarin.

Pé-Kang répondit :

— Les prêtres chrétiens étudient la morale de Koung-Tseu.

— Allons donc, ils vous prêchent la morale de Jésus.

— Ou bien, continua le petit-fils de Confucius, sans tenir compte de l’interruption, ils font un mélange malheureux de la morale de Koung-Tseu, de celle de Lao-Tseu, et de celle de Bouddah ; ils y ajoutent une croix et enseignent ce mélange au peuple.

— Pourquoi ne pas avouer qu’ils arrachent chaque année des enfants aux pourceaux ? demanda doucement une jeune femme.

— Comment l’avouerai-je, madame, si je l’ignore ?…

— Cependant, reprit la même interlocutrice, vous vous inquiétez de l’influence de nos missionnaires, puisque vous les tourmentez.

— Les prêtres chrétiens sont libres en Chine, répondit Pé-Kang ; mais, lorsqu’ils essayent de troubler la tranquillité de l’empire, on les bannit ou on les emprisonne comme des perturbateurs ordinaires. Pourquoi voulez-vous que nous craignions leur influence ? Notre morale vaut celle du Christ, et elle lui est antérieure de cinq cents ans. La religion chrétienne ne nous apprendrait que des mystères !


VI

PÉ-KANG ET LES DIPLOMATES


La diplomatie s’émut de la présence de Pé-Kang à Paris.

Un mandarin descendant de Koung-Fou-Seu n’avait pu quitter la Chine dans le seul but de satisfaire une curiosité banale, en contradiction avec les mœurs et le caractère chinois. Il venait sans doute pour remplir quelque mission secrète ! Dans le monde des diplomates, autant et plus qu’ailleurs, les suppositions amènent les suppositions.

Pé-Kang reçut des visites et des invitations quasi officielles ; en vain il protesta de son insignifiance, personne n’y voulut croire.

Un soir qu’il dînait chez un haut personnage, vers la fin du repas, quelques diplomates étrangers se prirent à critiquer les actes de leurs gouvernements.

Le mandarin adressa cette question à l’un d’entre eux :

— Un diplomate peut-il, dans la critique du gouvernement qu’il représente, aller jusqu’à blâmer les vices de son chef d’État sans méconnaître les devoirs de sa mission ?

— Les princes n’ont point de vices, mais seulement des faiblesses, répondit un envoyé d’Autriche.

Le chargé d’affaires d’un royaume connu répondit à son tour :

— Tout diplomate peut reconnaître, non blâmer, les défauts de son prince ; il doit chercher surtout à atténuer, par ses propres vertus, l’effet de ces défauts. En agissant ainsi, il prouvera que la somme des qualités du prince qu’il représente est suffisante pour inspirer à ceux qui l’entourent le dévouement raisonné et l’amour de la vertu.

— Bien dit ! ajouta le maître de la maison ; et les gouvernements étrangers auront confiance dans le représentant et dans le prince représenté.

De longues dissertations suivirent ; puis, les bons mots eurent leur tour et semblèrent s’arrêter de préférence sur le sérail des empereurs d’Orient.

Un ambassadeur turc défendit son prince d’une étrange manière : il alla jusqu’à prétendre que le gouvernement des reines n’était pas exempt des abus qu’on reprochait au chef du grand sérail. Il voulut en donner des exemples, mais un diplomate européen se hâta de l’interrompre.

— Puisque nous en sommes aux personnalités, dit quelqu’un, je demande qu’on mette l’empereur de Chine en accusation.

— Apprenez-nous donc, fit un lord de la haute chambre en s’adressant à Pé-Kang, pourquoi le gouvernement chinois s’obstine à nous interdire l’entrée de l’empire ? Il y a là plus qu’une considération politique, qui, en tout cas, serait bien mal entendue. D’où vient que le peuple anglais et le peuple chinois, deux peuples avides de commerce et qui sont si bien faits pour s’entendre, restent en éternelle méfiance ?

Le petit-fils de Koung-Tseu répondit avec résolution :

— Comment pourrions-nous croire à la parole des Européens ? Ils changent dix fois par siècle de costume, de rites et de manière d’être. Aujourd’hui nous sommes d’accord, demain nos conventions seront reniées. Pour nous la versatilité européenne, et surtout la versatilité anglaise, est passée en proverbe. Lors même que des actes nombreux ne justifieraient pas cette opinion, elle est établie.

Ce n’est point la Chine qui a donné le ton aux relations diplomatiques entre l’Angleterre et nous, mais bien l’Angleterre.

D’ailleurs, les envoyés de la très-gracieuse reine Victoria ont toujours été avec nous d’une insolence qui dépasse toute limite ; ils nous traitent comme des Chinois, c’est assez dire. Je puis citer entre mille un exemple de cette insolence.

— Nous vous en prions, dit l’Anglais.

Pé-Kang reprit :

— Le livre des Vers nous enseigne qu’il faut juger les hommes par leurs actions et non par leurs paroles.

Le fils du ciel avait conclu, par l’entremise d’un mandarin et de lord Elgin, un traité de commerce avec l’Angleterre. Or, selon les rites de notre cour, les représentants des souverains doivent être considérés comme les souverains mêmes. C’est pourquoi notre mandarin, après la signature du traité, demanda à l’impérieux lord Elgin, avec lequel il n’avait pas cessé un instant d’être d’une politesse extrême, s’il voulait permettre qu’il lui baisât la main, désirant par la témoigner son respect a la personne de la reine d’Angleterre.

L’interprète de lord Elgin lui transmit le désir du mandarin. L’ambassadeur anglais haussa les épaules. « Ma parole d’honneur, dit-il, ces Chinois sont d’une servilité rare !… » Puis, riant d’une pensée qui lui traversait l’esprit, il ajouta : « Qu’on aille vite chercher mon lévrier Djinn et qu’on l’amène à l’instant. » Lorsque le lévrier entra, le chargé d’affaires de la reine Victoria dit d’un ton méprisant : « Donnez la patte de ce chien à baiser à ce Chinois. » L’interprète traduisit le dire au mandarin. Celui-ci se courba lentement, prit la patte du lévrier, la baisa, puis se relevant et se tournant vers ceux qui l’accompagnaient : « La patte de ce chien, dit-il, et la main de ce lord, c’est pour moi la même chose. »

Comprenez-vous, Excellence, ajouta Pé-Kang en s’adressant au maître de la maison, pourquoi les conventions de ce traité sont si mal observées aujourd’hui, et comprenez-vous en même temps le mépris des Anglais pour notre servilisme et notre déloyauté ? Il serait urgent peut-être d’instruire les diplomates des mœurs et de la langue du pays avec lequel un gouvernement tient à contracter bonne et valable alliance.

— Ceci me paraît juste, répondit le diplomate français.

L’histoire fit grand effet. Bientôt la conversation générale reprit son cours, et les discussions politiques recommencèrent.

Sommé par tout le monde à la fois de dire son avis et d’affirmer ses conclusions en matière de gouvernement, le mandarin raconta l’histoire du roi de Thsi :

— Siouan, commença-t-il, était faible, mais il désirait sincèrement le bonheur de son peuple. Un jour il fit appeler le philosophe Meng-Tseu, qui pratiquait la doctrine de Koung-Tseu, et lui demanda comment il fallait s’y prendre pour faire le bonheur d’un peuple. « Ma chétive personne, dit le roi, n’a pas grande lumière. »

Meng-Tseu répondit : « Vous enlevez pour faire la guerre les meilleurs bras aux laboureurs, et le peuple manque de pain ! Encouragez l’agriculture, visitez les champs et rendez-vous compte de l’état des moissons ; lorsque la récolte est abondante, élevez l’impôt en nature et faites construire des greniers ; conservez des grains pour les années stériles, et gardez-vous d’accabler le laboureur de redevances. Alors le peuple rustique, reprenant confiance, s’attachera à la terre et lui fera produire davantage ; le peuple des villes s’adonnera sans inquiétudes au culte des arts et de la musique, et deviendra moins grossier. Vous pourrez abolir les peines et les supplices qui font haïr le gouvernement des princes. Quand l’ennemi vous menacera, les jeunes garçons aux cheveux noirs et les vieillards eux-mêmes saisiront leurs armes pour vous défendre.

« Réjouissez-vous avec le peuple, et le peuple prendra part a vos tristesses ! Lorsque le roi se réjouit et que le peuple est dans la peine, le peuple maudit son prince et appelle des vengeurs.

« Faites que les fonctions publiques soient remplies par des hommes qui ne songent point seulement aux bénéfices de leur charge ; que vos marchés et vos frontières soient surveillés sans qu’aucun droit puisse être exigé pour cette surveillance. Si vous comprenez le mandat du ciel, les hommes des quatre régions voudront être gouvernés par vous. »

Le roi dit : « Lorsqu’on pratique les vertus que vous m’enseignez, ne trouve-t-on jamais de contradicteurs ? »

Meng-Tseu répondit : « Je plains le gouvernement qui trouve des contradicteurs en faisant le bien, autant que le peuple qui ne proteste pas quand son gouvernement fait le mal. La loi qui gouverne les hommes et fait mouvoir les choses finit tôt ou tard par rétablir la justice.

« Les empereurs Yao et Chun aimaient leurs peuples et ils étaient aimés de lui ; ils illustrèrent leur règne par de nombreux bienfaits. Yao et Chun n’exigeaient de leur peuple que des services nécessaires, et le peuple ne demandait aux empereurs Yao et Chun que des réformes possibles. »

Le roi dit : « J’essayerai de suivre l’exemple des empereurs Yao et Chun. » Meng-Tseu repartit : « Les empereurs Yao et Chun furent de grands princes ! »

— Ce furent de grands princes que les empereurs Yao et Chun, répétèrent les diplomates en souriant.

— Et le roi de Thsi un bien bon homme, ajouta un envoyé de Naples.

— La morale de cette histoire, reprit le mandarin sans prendre garde aux sourires, c’est que les rois qui ne se sentent pas assez de lumières pour gouverner leurs peuples doivent consulter les lettrés.


VII

UN LIVRE


De sombres nuages s’entre-choquent ; l’eau ruisselle sur les toits ; les chevaux que le vent fouette passent rapides comme l’éclair au ciel. Pé-Kang, assis près de sa fenêtre, se plaît à voir les hommes et les femmes surpris par l’orage courir follement à la recherche d’un abri.

La pluie qui frappe à ses vitres l’amène insensiblement à songer au ciel bleu de la Chine : les ruisseaux de la rue lui rappellent les scintillantes cascades de ses jardins, et quelques plantes étiolées placées sur son balcon, les fleurs éblouissantes de son pays.

— Oh ! mes belles fleurs, dit le jeune Chinois ! Oh ! mon beau soleil ! Et vous, mes fontaines jaillissantes, chantez-vous encore loin de moi ? Mes yeux ne se sont point réjouis à regarder les fleurs de France, mon cœur n’a point tressailli au murmure des cascades étrangères…

Quelqu’un frappe à la porte :

— Ouvrez ! dit le mandarin.

Un homme entre et Pé-Kang se précipite au devant de lui :

— Les génies bienfaisants vous conduisent, dit-il au visiteur ; ce mauvais temps me faisait regretter la Chine ; me voici tout joyeux et réchauffé ; il y a d’autres rayons que ceux du soleil.

L’étranger sourit, et prenant la main du jeune Chinois :

— Cette vilaine journée, répondit-il, m’attriste autant que vous ; je venais dans la louable intention de mêler mes regrets aux vôtres, et j’ai quelque droit de m’étonner que ma présence vous apporte de la joie.

— J’aime à vous voir, reprit Pé-Kang ; votre affection m’est douce et chère. Je trouve dans l’amitié étrangère certains mystères qui attirent mon âme curieuse.

Celui que Pé-Kang accueillait ainsi s’appelait Victor Durand. C’était un jeune littérateur dont les études se portaient de préférence vers les choses chinoises. Il venait de publier le récit d’un voyage en Chine. Le petit-fils de Koung-Tseu l’avait trouvé très-empressé et s’était attaché à lui.

— Je vous apporte un livre tout frais éclos, dit le visiteur ; nous allons le lire ensemble. L’auteur est un historien célèbre, qui s’avise, m’assure-t-on, d’enseigner la pure morale des temps passés avec les paroles du siècle. Il pleut ; l’agitation s’est calmée au dehors ; recueillons-nous et jugeons. Ce livre a pour titre l’Amour !

— J’écoute avec mon cœur, dit Pé-Kang.

À peine Durand eut-il lu les premières pages de l’introduction que le mandarin l’interrompit.

— Si ces observations, dit-il, sur l’influence des narcotiques et des spiritueux qui « obscurcissent l’esprit, le barbarisent, et atteignent la race même, » sont aussi justes pour la France que pour la Chine, ce livre doit commencer, pour vous comme pour moi, à devenir intéressant.

— Je crois, fit le lecteur avec distraction, que ceci vous concerne particulièrement.

Et il continua.

Chemin faisant, on découvrit une comparaison de l’amour et des fleuves qui transporta Pé-Kang au septième ciel.

— Je comprends très-bien, dit-il, et je retrouve, avec un vrai bonheur, les images de notre style. Allez, mon ami.

Tout à coup, ne pouvant contenir son admiration, le jeune Chinois s’écria :

— Comme il connaît la femme, cet homme ! Je suis ému. À coup sûr, il faut qu’elle appartienne à un seul, car, en effet, « celui qui le premier murmure à son oreille des paroles d’amour grave à jamais sa pensée dans le cœur de sa compagne. » Oh ! comme il l’a bien étudiée ! La fatalité qui pèse sur la vie de la femme n’arrêterait pas l’éternelle curieuse ; elle irait d’un pied léger courir après les énigmes, niant sa souffrance et imposant autour d’elle sa fiévreuse volonté.

À l’homme les spéculations inquiètes, à la femme la douce paix du foyer ! Voyez-vous, mon ami, cette frêle créature débattre un marché sur les places publiques, en butte aux insultes des commerçants jaloux, des serviteurs et de la populace ! Nous avons compris depuis longtemps que l’inaction des femmes était fatale chez les peuples civilisés, et nous leur avons brisé les pieds. Depuis, nous sommes parvenus à leur faire entendre que cette difformité devenait leur plus grand charme ; elles l’ont cru, et tout est bien !

Je veux traduire ce livre, ajouta le mandarin ; je le sens et je l’apprécie on ne peut mieux ; il me semble écrit pour nous.

— Je commence à le soupçonner, dit Victor Durand.

Et il reprit sa lecture.

— Encore une image ! fit bientôt Pé-Kang. Comme cela aide à la compréhension, ne trouvez-vous pas ? Ce style me rappelle nos papillons bigarrés qui volent en tournoyant, se cachent dans les fleurs, reparaissent, s’enfuient pour revenir, se perdent…

— Je trouve, dit le lecteur, qu’on perd de vue trop souvent les papillons dont vous parlez.

— Barbare ! quoi, cette comparaison ne provoque pas votre enthousiasme ? Nos livres orientaux débutent ainsi, et nous aimons à découvrir dans la première image symbolique toute la pensée de l’auteur. En Chine, un livre qui ne serait pas ainsi conçu n’aurait aucun succès.

Cette Andromède délivrée, que l’auteur nous peint avec tant de grâce, n’est-ce pas la femme encore enfant qu’il faut guider à travers les broussailles dans tous les chemins de la vie, et qui appartient à l’homme par droit de conquête et de création, comme la faiblesse appartient à la force, comme l’ignorance appartient au savoir !

— Mais qui donc, demanda Durand, a réuni ces lourdes chaînes autour du corps délicat de l’intéressante Andromède ? Qui donc a jeté sur son chemin tant de broussailles, sinon Persée lui-même ?

À mon tour de vous convaincre par des images : Andromède est sur son rocher, livrée à tous les vents, en proie aux tristesses de la solitude, aux haines brûlantes qui dessèchent le cœur de l’esclave. Persée passe, il s’émeut des cris d’Andromède, il la délivre ; la voilà libre ! « Ah ! mon doux libérateur, dit-elle, quittons vite ce noir rocher qui durant les siècles a meurtri mes pieds nus ; allons courir dans les plaines sur les gazons fleuris ; puis nous nous reposerons à l’ombre des hauts arbres. » Mais écoutez la voix du libérateur et jugez ! Il dit à la femme : « Je t’ai délivrée de tes chaînes de fer, mais tu resteras sur ce rocher enchaînée par ma volonté ! » Andromède se courbe devant le maître, pleure et supplie à genoux, promettant reconnaissance éternelle et soumission. La prière, si douce aux lèvres de la femme, la beauté, la faiblesse finissent par vaincre la force. Persée emporte la petite Andromède et la dépose à son foyer ; il l’initie aux mystères de son activité, et d’une esclave fait une compagne. Mais, tandis qu’il court après les aventures, de peur qu’il ne l’enchaîne encore, la faible Andromède apprend à se servir des armes de Persée.

Pé-Kang garda le silence. Durand se remit à lire.

Quelques minutes après le jeune Chinois l’arrêta de nouveau.

— Je vois par ce passage, dit-il, que les arts ne sont pas honorés en France comme en Chine. L’auteur de l’Amour prétend qu’il faut confondre l’art et le métier. Chez nous, le fils du ciel, qui a pour mission de développer le goût du peuple, ne souffrirait jamais qu’on pût confondre ces deux choses. Si l’empereur voyait un artiste user ses facultés dans le métier de tailleur, il lui fournirait les moyens d’être seulement artiste, quitte à forcer, d’autre part, certains artistes à exercer le métier de tailleur.

Plus loin le descendant de Koung-Tseu ajouta :

— Votre moraliste français affirme, comme mon aïeul, que la femme est née pour l’agrément de l’homme. Les missionnaires chrétiens sont aussi d’accord avec nous sur ce point. Que me disait-on ? Chacun abuse ici de mon ignorance. On m’assurait dernièrement qu’en France vous souteniez l’égalité de l’homme et de la femme.

— Pour ceux qui ne s’inquiètent pas des données religieuses, repartit Durand, la question se tranche d’elle-même. Sans remonter aux mystères des causes, nous voyons que la femme est aussi nécessaire que l’homme à la reproduction de l’espèce, et que partout, excepté en Chine, nulle impossibilité intellectuelle et nulle difformité physique n’entravent son action dans nos relations. Quelques natures honnêtes se disent qu’il serait bon de reconnaître en principe l’égalité de la femme, qui se prouve surabondamment chaque jour par les faits. Ceux qui prêchent les théories de servitude sont d’ailleurs les premiers à constater, en descendant de leur chaire, les phénomènes qu’ils viennent de nier. L’heure s’avance et le moment s’approche où le fait écrasera de tout son poids les mauvais principes.

— Ce que vous m’apprenez est en dehors des idées que je veux et dois comprendre, répondit Pé-Kang ; nos traditions et les enseignements de Confucius me défendent d’y réfléchir.

— Vous raisonnez comme un Chinois, mon ami, et beaucoup de gens raisonnent comme vous ; ils regardent en arrière et marchent à reculons.

Mais essayons de lire avec suite : « La femme est une malade !… »

Le chapitre terminé, le mandarin s’écria :

— Je m’explique aujourd’hui tes caprices, ô femme ! et je t’aimerai pour ta souffrance. J’hésitais à te confier mon cœur, te croyant variable à plaisir ; maintenant la joie et la confiance entrent dans mon âme !

— J’envie cette joie et cette confiance, dit tristement Durand. La lecture de ce livre, au contraire, me cause un véritable malaise physique. Ce mélange de réalité scientifique et d’idéalisme illuminé m’impressionne douloureusement. Je n’aperçois derrière un tourbillon de mots éblouissants que chair et que décomposition. Si vous venez parler de régénération, pourquoi vous préoccuper autant de la maladie qui est un état accidentel, et si peu de la santé ? La femme du monde est malade généralement, je le reconnais ; mais la petite bourgeoise, la fille du peuple, la campagnarde ont plus de santé : elles travaillent ! Ne vaudrait-il pas mieux prêcher le travail que l’oisiveté, mère de tous les maux ?

Mais voici un chapitre qui répond à mon interrogation. J’y apprends que la femme ne doit point travailler ; et cela, en vue de la génération. Depuis quand la physiologie enseigne-t-elle que les oisives donnent au pays des fils plus vigoureux que les travailleuses ? La femme est malade, dit-on ! Oui, des femmes sont malades, et des hommes le sont aussi ; mais, dans un milieu favorable, tous deux peuvent jouir d’une excellente santé. C’est pure question d’hygiène que tout ceci.

Continuons : « La femme sera pauvre !… »

— Voilà une erreur grave, s’écria Durand. J’ai constaté bien des fois que ceux qui éprouvent de grandes privations usent avec excès des choses qu’ils possèdent brusquement ; c’est la réaction éternelle et si légitime qu’on retrouve dans la plupart des actes humains.

— Vous avez raison, dit Pé-Kang, car les commentaires du Ta-Hio nous apprennent qu’il est plus difficile de rester simple dans la richesse que de rester bon dans la pauvreté. Quel est le chapitre suivant ?

Durand reprit le livre et lut : « Il faut choisir une Française… »

— La vierge chinoise seule, ajouta le mandarin, peut donner à l’homme cette douce joie de l’initiation dont parle l’auteur de l’Amour. Vos vierges, dès leur plus tendre enfance, voient, entendent et sont interrogées ; elles côtoient des hommes qui pensent mieux ou autrement que l’homme qu’elles épousent. Pour s’absorber dans un seul être, il faut croire qu’il est le premier, le plus grand, l’unique ; il faut ne connaître que lui ! En France vous ne pouvez créer la femme ; si ignorante qu’elle soit au jour du mariage, son jugement sur les choses est déjà porté.

Arrivé à certain passage où l’auteur dit au jeune homme : « Lis seul, et tu sentiras ton cœur, et la sainteté de la nature te touchera, » Durand jeta le livre sur la table.

— De grâce, ne nous reposons pas, dit le jeune Chinois, la récolte est abondante…

— Et si lourde, ajouta Durand, que son poids m’accable. Mais je me reproche d’attiédir votre foi. Adieu. Gardez ce livre, je reviendrai demain savoir quels nouveaux enseignements vous en avez pu tirer.

Et il sortit.

Pé-Kang trouva que son idéal ressemblait à celui de M. Michelet. « Un seul cœur, murmurait-il en lisant, un nid, une cage avec un charmant petit oiseau, si artificieusement disposée qu’elle le livre tout à l’amour. »

Le mandarin découvrit que certains désirs de l’auteur de l’Amour se trouvaient être en Chine des réalités. Il lut avec profit les chapitres de la nuit et du lendemain des noces. Tout cela lui fit rêver mariage. Il se plut à changer les accessoires des tableaux, à reporter l’action en d’autres lieux, et il finit par entrevoir un gracieux intérieur chinois. La grossesse, les couches, l’allaitement, tous ces grands drames de la vie privée l’émurent puissamment ; il relut un à un les détails de chaque scène, et il ressentit comme une grande pitié qui lui vint des sens, non du cœur, et le troubla d’une étrange façon.

Au moment de la séparation de l’enfant, il versa des larmes sur la jeune mère. Mais il se rappela que le livre du Lûn-Yu dit pareillement : « Il faut, pour conserver l’affection de ses enfants, les réprimander le moins possible et ne jamais se départir du rôle de tendresse que la nature assigne aux parents ; les enfants doivent être instruits par les étrangers. »

— L’amour que M. Michelet désire pour les jeunes hommes de France, ils ne le rencontreront pas, se disait Pé-Kang ; j’irai le chercher sous mon ciel d’azur et je le trouverai. Ah ! que j’aimerai ma compagne ! Je la veux pure de tout contact et de toute pensée ; je forcerai le bonheur à visiter mon palais. Désirs sacrés de l’amour, je vous resterai fidèle ! Douces joies de l’intimité, je vous consacrerai ma vie ! Ah ! que j’aimerai ma compagne ! Je la vois déjà, impatiente de mon retour ; elle regarde à travers les grilles et reconnaît sur les dalles le bruit de mon pas ! Être attendu sitôt qu’on s’éloigne, la consolante idée ! Avec deux cœurs réunis, vivre dans une seule pensée, quelle ivresse !

Les influences du monde ou de la famille ne viendront point troubler ma chère félicité. Mœurs de ma patrie, vous me permettrez d’enfermer mon trésor ! Quels délicieux hivers je me prépare… Sans objet et sans forme, un amour puissant, éternel, vient de prendre possession de mon cœur. Saint et sacré le livre qui inspire de telles joies et fait trouver dans le désir du bonheur le bonheur lui-même !

La précieuse lecture achevée, Pé-Kang la recommença ; puis enfin il se mit au lit. Il rêva de tours de porcelaine, de foyers chinois, de lit nuptial, de cascades, d’éclairs, et d’amour. À son réveil, mille images confuses dansèrent devant ses grands yeux démesurément ouverts.

Le premier objet qui frappa la vue du jeune Chinois fut le livre de l’Amour.

— Mon beau et bon livre, s’écria-t-il, ne me quitte plus ; je te placerai dans ma ceinture, à côté de la feuille de bambou.

Tandis qu’il s’habillait, quelqu’un entra précipitamment ; c’était Durand.

— Eh bien ! fit-il dès la porte, votre enthousiasme a-t-il monté ?

Pé-Kang saisit la main de son ami.

— Cher monsieur, dit-il, j’affirme que ce livre résume l’idéal chinois !

— Je le veux bien, répondit Durand.

Le descendant de Koung-Tseu ajouta :

— Il faut me conduire vers l’auteur de l’Amour ; je baiserai le bas de sa robe et je lui dirai : « Maître ! j’ai compris tes enseignements et tu m’as dévoilé la pensée de mon cœur ; souffre que ma reconnaissance égale tes bienfaits ! »


VIII

DIDIER


— Avant de vous conduire vers l’auteur de l’Amour, répondit Durand, je veux vous faire faire la connaissance d’un de nos savants les plus distingués ; je lui ai parlé de nos relations et il m’a paru très-désireux de s’entretenir avec vous. S’il était moins excentrique, il serait le modèle des hommes supérieurs.

— En quoi consiste son excentricité ? demanda Pé-Kang.

— Il professe des opinions tout à fait contraires à celles qu’on se plaît généralement à discuter ; mais sa science est telle qu’il exerce sur la jeunesse de nos écoles un ascendant irrésistible, et que ses affirmations deviennent des articles de foi. Il a des disciples fanatiques et provoque d’ardentes contradictions. Hors cela, le respect qu’on a pour son talent, pour son caractère, pour sa personne, est universel.

— Quel jour irons-nous voir ce philosophe extraordinaire ?

— Aujourd’hui même et à l’instant si vous le désirez. Didier, en sa qualité de matérialiste, est l’homme du monde le plus constamment visible. Je l’ai d’ailleurs fait prévenir de notre prochaine visite.

— Partons ! dit le mandarin.

Les deux amis sortirent de l’hôtel et se dirigèrent vers l’habitation de Didier. Quelques minutes plus tard, ils pénétraient dans un petit salon encombré de richesses minéralogiques, de livres et d’objets d’art de toutes sortes.

Lorsqu’ils entrèrent, un homme se leva et vint à leur rencontre ; son extérieur doux et simple plut dès l’abord à Pé-Kang.

Victor Durand commença la présentation.

— Salut au petit-fils de Confucius ! dit-il moitié sérieux.

Puis il ajouta en se tournant vers Didier :

— Le matérialiste promis.

On prit place autour d’une table de travail, et l’on se regarda sans prononcer une parole.

— Oserai-je, monsieur, demanda tout à coup Didier en s’adressant au jeune Chinois, débuter par une question indiscrète ? Durand m’a appris que des préceptes inédits de Koung-Tseu, légués par lui a sa famille, se trouvaient en votre possession. Contiendraient-ils les éléments d’une doctrine secrète ?

— Koung-Tseu, répondit Pé-Kang, n’avait point de doctrine secrète ; il a voulu seulement réunir les éléments épars de ses enseignements, et faciliter aux siens l’étude des grandes vérités morales, en les dégageant de tout symbole. Mais les principes des vingt et un préceptes de la feuille de bambou sont contenus dans le Lûn-Yu et dans le Ta-Hio.

— Ma curiosité serait impardonnable, reprit Didier, si elle n’était dictée par un sentiment religieux ; je pratique la morale de Confucius, morale humaine s’il en fut, et qui m’apparaît lumineuse à travers les faits historiques.

Après quelques silencieuses réflexions, le philosophe ajouta, en s’adressant au mandarin :

— Puisque Koung-Tseu n’avait point de doctrine secrète, il est le père du matérialisme.

— Qu’est-ce qu’un matérialiste ? demanda Pé-Kang.

Didier croisa ses mains et ses genoux ; puis, se penchant vers son interlocuteur, il dit lentement :

— Un matérialiste, monsieur, c’est celui qui nie l’existence d’un être conscient et régulateur du mouvement de l’Univers ; qui ne peut admettre une création nouvelle dont les éléments ne seraient pas donnés ; qui croit à l’éternité de la matière, au développement continu des moyens d’action ; qui cherche enfin les causes dans les affirmations des sciences mathématiques, et non dans la parole de quelques hommes plus ou moins bien inspirés.

— D’après ce système, demanda le jeune Chinois, qui nous gouverne, qui nous détruit ?

— La loi.

— Qu’entendez-vous par ce mot ?

Le matérialiste répondit :

— Les causes de l’activité universelle ne se peuvent saisir que partiellement, chacune des puissances mises en jeu ayant pour mission de provoquer le jeu d’autres puissances, lesquelles tendent vers une action toujours fuyante. La matière est éternelle, c’est-à-dire qu’une force ne peut être engendrée que par l’évolution d’une force préexistante. Le progrès est indéfini, c’est à-dire qu’un phénomène amène fatalement une série de phénomènes nouveaux, supérieurs en raison de leurs complications et de leurs engendrements. Or, chaque jour, le champ de l’observation se trouve envahi, et il faut a l’esprit humain des points de repère. Notre faible entendement a besoin, pour s’assimiler des études et profiter de ses découvertes, d’une foule de précautions. Exemple ! Lorsque nous percevons un phénomène, notre premier soin est de chercher à quelle série d’autres phénomènes il se rapporte ; après l’avoir constaté nous le classons ; or, ce cadre mort qui contient les manifestations de la vie, c’est la loi !

— La loi immuable et parfaite ! Koung-Tseu nous l’apprend, dit le mandarin. Ceci est bien pour les corps ; mais comment classez-vous les manifestations si diverses de l’intelligence ?

— Il n’y a pas d’intelligence pure, répondit le matérialiste, toutes les sciences nous ordonnent la négation de la dualité. Les phénomènes de l’esprit, émanant des corps, sont soumis aux lois fatales qui régissent la matière. Il n’y a pas de propriété sans force, pas de corps lumineux sans lumière, pas de vie sans organisme, pas d’esprit sans matière !

— C’est le Tao-Li ! s’écria Pé-Kang avec émotion, le principe universel des choses, à la fois esprit et matière.

— Alors, demanda Durand, nous sommes soumis aux brutalités du destin ?

— La loi fatale a des brutalités peut-être dans ses manifestations partielles, mais son action générale, basée sur des conditions invariables de proportionnalité, nous inspire l’idée absolue de justice.

— Si je ne suis qu’un grain de poussière que le vent balaie, une lumière qui brille et s’éteint, dit Victor Durand, pourquoi lutter, pourquoi souffrir, pourquoi vivre enfin ?

— Parce que la loi force l’homme à l’action, dit le matérialiste, et que nul n’a la puissance ni la volonté de résister à la loi.

— Quand je croirai a la foi fatale, mon ami, repartit Durand, le désir de résister à une force aveugle me mordra au cœur. L’homme est puissant ! j’agirai dans le sens contraire a la loi.

— L’instinct de conservation, répliqua le philosophe en s’adressant à son ami, est le plus ingénieux, le plus étendu de tous les instincts. Tés facultés, les besoins de ta nature, les désirs de ton âme, si tu le veux, te forcent de choisir parmi les croyances de ton époque, et tu choisis fatalement celle qui t’encourage au bien et te pousse au développement de tes instincts, c’est-t-a-dire à l’action. Mais pourquoi discuter ? Les natures sont absolues, et les idées que je te soumets, Victor, n’entreront dans ton cœur que le jour où notre terre prendra le soleil d’assaut.

— Est-ce le seul instinct de conservation qui vous empêche, vous, matérialiste, de vous suicider au moindre ennui ? demanda Pé-Kang.

Didier reprit :

— Confucius disait : « Se tuer, c’est outrager l’élément de vie que l’on possède ; » l’ignorez-vous ?

— Non, j’accepte votre réponse.

— La vie, dit à son tour Durand, n’est qu’une manifestation de second ordre.

— C’est la seule ! répondit le philosophe. Ce qui a vécu vivra. Nulle puissance ne peut détruire une molécule, et nulle force ne peut faire abstraction d’un courant. L’égalité intelligente, c’est-à-dire l’équivalence, se retrouve dans toutes les transformations de la matière, dans toutes les manifestations de la vie.

— L’attristante négation ! s’écria Durand. Ah ! mon cher Didier, Dieu me garde d’être matérialiste et de croire à l’éternité de la décomposition. Toutes ces affirmations me de plaisent. Que je comprends mieux ce que je ne m’explique point !

— Il y a d’autres yeux que ceux de la raison, dit le matérialiste avec ironie, les yeux de l’âme. Bienheureux le corps qui renferme cette substance indéfinie dont la mission est de dévoiler au cœur de l’homme un être indéfinissable !

— Je me réchauffe aux rayons du soleil et je ne le regarde pas ; cependant je le connais et je le sens, reprit le spiritualiste ; si je le regardais, je ne le connaîtrais pas davantage, et je me brûlerais les yeux. Ainsi du Créateur !

— Permets-moi d’ajouter une moralité à ta parabole, dit le matérialiste.

— Laquelle ?

— Il faut mettre des lunettes.

— Pour découvrir qu’il n’y a rien, merci ! Je crois les sentiments supérieurs aux bésicles.

Pé-Kang se leva, et prenant la main de Didier :

— Monsieur, dit-il, je crois que nous nous entendrons sur plusieurs points. Notre ami plaisante volontiers des choses sérieuses ; je ne lui ressemble en aucune façon. Vous cherchez la vérité, et moi aussi ; faites que nous puissions nous revoir. Si les préceptes de Confucius vous intéressent, venez chez moi, je vous les traduirai.

— Permettez que j’aille au plus tôt vous demander cette faveur, dit le philosophe.

— Sitôt que vous voudrez, répondit le jeune Chinois.

— J’espérais, dit Victor Durand, montrer deux curiosités à deux amis : un Chinois à un matérialiste et un matérialiste à un Chinois. Voyez l’ennui ! Mon matérialiste est Chinois de cœur, et mon Chinois pourrait bien devenir matérialiste. Il n’y a rien de neuf sous le soleil !

Pé-Kang et Didier se prirent de nouveau la main au moment de la séparation.

— Embrassez-vous, frères, dit Victor Durand.

— À demain, dit Pé-Kang ; n’oubliez pas la feuille de bambou.

— Votre souvenir me la rappellera, répondit le philosophe.


IX

JE SUIS SPIRITISTE !


— Ainsi, dit le mandarin en passant son bras sous celui de Durand, vous n’êtes ni matérialiste ni chrétien ; je croyais que ces deux doctrines résumaient en France toutes les idées religieuses et philosophiques. Prenez la peine de m’instruire, mon ami, car je suis un ignorant.

Le jeune littérateur parut se recueillir. Après un long silence, il répondit :

— Puissent mes convictions pénétrer dans votre cœur ! Les vues de la Providence sont mystérieuses et sages ; qui sait si vous n’êtes point destiné à remplir près du peuple chinois la même mission que votre aïeul ? L’homme est le vaisseau qui porte l’idée.

— Votre parole résonne à mon oreille, reprit Pé-Kang, mais votre pensée m’échappe.

Durand poursuivit :

— Depuis deux mille ans la Chine est matérialiste, et depuis deux mille ans elle reste stationnaire ; vous ne sauriez le nier vous qui prêchez actuellement la morale et l’exemple des hommes du passé. Pour marcher il faut un but, et vous n’en avez pas ; vous perdez chaque jour vos derniers mobiles d’action. L’homme ne s’intéresse à l’avenir que quand le milieu l’entraîne a la conquête de désirs nouveaux. Les chrétiens ont vaguement entrevu ce principe, mais ils n’ont pu l’affirmer comme nous ; aussi leur ciel banal, qui n’attire que les pauvres d’esprit et les oisifs, est-il de plus en plus dédaigné par la foule intelligente et active. Pour convertir un peuple incrédule et lui faire entrevoir le but dont je parle, ce ne sont point des mystères qu’il faut lui proposer, mais une certitude immédiate. Ceci une fois entendu, nous sommes en droit de prétendre que le spiritisme seul peut sauver le Céleste Empire.

— Je dois écouter longtemps encore avant d’applaudir, repartit le mandarin.

— Écoutez donc, mon ami ! Je connais la Chine, et j’ai vu des milliers de ces hommes qui prétendent pratiquer la doctrine du perfectionnement chercher dans un repos léthargique l’anéantissement de leurs facultés. L’être humain se doit au milieu social, et les énergies qu’il consacre à des jouissances purement égoïstes et matérielles sont autant de vols faits à la société. Or, la société chinoise a tellement perdu conscience de ses droits, qu’elle applaudit aux vols dont je parle. En effet, pourquoi protesterait-elle ? À quoi bon réclamer toutes ces activités dont elle n’a que faire ? La société chinoise tourne dans le cercle qu’elle s’est tracé ! Elle dort enfermée dans ses murailles, et mourra probablement sans s’éveiller. Si quelque jour elle tressaille et descend de sa couche, ce sera sans doute pour crier à ceux qui lui apporteront l’élixir de vie : « Laissez-moi mourir en paix ! »

— Lorsqu’on fait toucher de la main droite une plaie chimérique, dit le mandarin, il faut placer le remède dans la main gauche.

Durand s’arrêta, et regardant autour de lui : — Mon ami, répliqua-t-il, cinq minutes nous suffiront pour gagner les Champs-Élysées. Allons chercher un coin du ciel, de la verdure et des fleurs : la nature est bonne conseillère ! Avant que le matérialisme de Didier germe dans votre cœur, j’y veux déposer quelques bons grains d’idéal.

Les deux jeunes gens choisirent, pour s’y installer, un endroit solitaire près du palais de l’Industrie. Le bruit sourd des voitures, le vague bourdonnement des voix, les murmures d’une fontaine voisine, semblaient le prélude de quelque mélodie grave et contenue.

— Voulez-vous m’apprendre ce qu’il faut faire pour devenir le Messie de la Chine ? demanda le mandarin, non sans quelque ironie.

— Prêtez-moi toute votre attention, dit gravement le jeune Français… Mon ami, je suis spiritiste !

— Vous croyez aux divinités. J’entends.

— Je m’étonne que vous connaissiez la valeur absolue de ce mot ; ne confondez-vous pas spiritiste et spiritualiste ?

— Probablement, cher monsieur. Ne m’épargnez point les explications.

— Le spiritisme, reprit Durand, contient le spiritualisme, c’est-à-dire la croyance aux puissances supérieures, et il y ajoute l’affirmation de l’immortalité de l’âme. Nous possédons la certitude de la séparation des deux principes, esprit et matière, à l’heure de la mort, et la certitude des migrations progressives de l’esprit dans les mondes supérieurs.

— C’est la croyance des missionnaires, répliqua Pé-Kang. L’âme, consciente de sa personnalité, s’élance à la recherche de la perfection, guidée par les rayons lumineux de l’auréole divine. Quoique vous en puissiez penser, cher initiateur, les Chinois sont intelligents, et vous ne parviendrez jamais à leur faire comprendre comment un objet sans forme se déplace, comment un être sans vie pense, et arrive à produire des manifestations perceptibles.

— La preuve que nous ne sommes pas chrétiens, répondit le spiritiste, c’est que nous définissons nos âmes avec des formes, des énergies, des activités qui rentrent dans le domaine général de ce que vous appelez la matière.

— Expliquez-vous.

— La matière a des degrés infinis, et l’extinction complète de l’être, en tant que pensée, est le seul point sur lequel nous soyons en désaccord avec les matérialistes.

— Et avec la science, ajouta le mandarin.

— Je démontre et je ne discute pas, dit brièvement le spiritiste. Mes perceptions, mon jugement, ma mémoire, mes sentiments, sont provoqués par des impressions qui émanent d’un centre intelligent que j’appelle l’esprit. Enveloppé d’un réseau léger, l’esprit, avant de prendre corps, erre à l’aventure dans l’espace. Lorsque le moment est venu pour lui de choisir une enveloppe matérielle, il devient un phare et un guide, il éclaire et brille au travers de cette enveloppe.

— Comment notre esprit s’échappe-t-il de son enveloppe à l’heure de la mort ? demanda le jeune Chinois.

— L’esprit se détache facilement de la forme humaine dans laquelle il s’incarne ; c’est toujours un prisonnier volontaire. Revêtu d’un réseau que nous nommons périsprit, il se gonfle au souffle de l’air et s’élève dans les régions supérieures en raison de son immatérialité.

— En quoi consiste cette immatérialité ?

— L’idée d’élévation amène toujours l’idée de légèreté matérielle. Or, cette idée chez l’homme correspondant à une vérité, voici comment nous expliquons l’ascension de notre esprit dans les planètes supérieures. À mesure que nous étendons le cercle de nos connaissances, au lieu d’ajouter à notre bagage, nous le débarrassons de lourdes erreurs, nous simplifions les rapports, nous synthétisons les détails, nous dominons les ensembles ; c’est-à-dire que nous rejetons ce qui encombre le vol de notre esprit. Donc, tout travail, toute étude, tout progrès intellectuel sont un acheminement vers la perfection, et nous font franchir d’un degré l’échelle spirite.

— Où trouvez-vous le terme de vos pérégrinations ?

— Nulle part ; les espaces sont infinis et les moteurs éternels. La grande loi du progrès se retrouve dans tous les mondes, et Dieu lui-même progresse. Qu’est-ce que la perfection humaine ? Un désir, qui ne saurait combler le vide de nos cœurs. Pourquoi chercher le vrai, si nous devons l’enfermer dans la tombe ? Pourquoi faire le bien, pourquoi meurtrir notre âme au contact des douleurs d’autrui, si nul baume n’est versé sur la blessure ?

— La loi, comme dit votre ami Didier, — ce que Confucius appelle l’impulsion des choses, — met au cœur de l’homme, dans une proportion définie, l’instinct du bon, du bien et du vrai, repartit le mandarin.

— L’instinct du vrai, gravé en nous au début de nos actions, ne suffit pas à expliquer les luttes constantes dont nous trouvons le principe en nous-mêmes. Deux forces seules peuvent produire des chocs.

— L’homme, à mon avis, dit Pé-Kang, ne se débat pas entre deux forces intimes, mais il lutte avec ses instincts personnels contre une puissance extérieure, contre la tradition, l’opinion, le préjugé, l’expérience générale, contre tout ce qui vient du dehors s’imposer à lui.

— Ceci est de la pure logique, repartit le spiritiste. Dès l’instant que vous n’admettez point la récompense, vous ne pouvez admettre la liberté d’action. Mais où constatez-vous la loi de justice ? Prenez garde ! cette négation de la conscience vous conduit fatalement à l’exagération des sentiments individuels ; elle vous con duit a légitimer chaque tendance, jusqu’au vice ; elle paralyse enfin tous les dévouements ! Pour quoi s’élever dans l’idéal, si la loi de la pesanteur est la pour nous apprendre que plus haut nous nous élèverons dans l’espace, plus lourdement nous retomberons ? Pourquoi voulez-vous que je marche encore si vous m’affirmez que le précipice est au bout du chemin ? Sacrifierai-je aussi volontiers ma vie a une noble cause, si je crois que la mort est sans résurrection ?

— Toutes ces tendances, reprit le descendant de Koung-Tseu, sont dans l’humanité et non au dessus ni autour ; le bien et le vrai naissent avec l’homme, et l’homme arrive à les formuler en préceptes de morale. Rien de moins divin que tout cela. On peut suivre historiquement la formation des Évangiles. Les religions n’ont apporté en Chine que le signal de luttes sanglantes et stériles ; il en doit être ainsi ailleurs… Qu’on s’entende sur les seules questions de morale, et tous les peuples seront d’accord, et les hommes de toutes couleurs seront vraiment frères. Arrivé au même degré de civilisation, tous les peuples possèdent le même instinct du beau et du vrai !

— La morale humaine a toujours été insuffisante pour attirer et attacher les consciences hésitantes ou envieuses, reprit Durand. Une proposition démontrée ne saurait préoccuper comme une énigme. Malheur au peuple à qui la morale humaine suffit ! L’immobilisme, fruit de l’étroite certitude, devient son seul partage, et l’immobilisme, c’est la mort ! Au peuple chinois plus qu’à tout autre il faudrait aujourd’hui des désirs et des aspirations religieuses. Un seul instinct peut sauver un empire des conséquences du matérialisme, celui de l’initiation. La France pourrait se passer la fantaisie du matérialisme, la Chine ne le peut pas.

— Vous parlez d’instinct, dit le jeune Chinois ; or, un instinct correspondant à une action nécessaire, votre discours me prouve tout simplement que le peuple français serait appelé à devenir l’initiateur du genre humain.

— C’est en ma qualité de Français que je vous enseigne.

— Et c’est peut-être en ma qualité de Chinois, répliqua le mandarin, que je repousse vos enseignements.

— Nous nous entendons, mon ami.

— Point du tout.

— Eh bien ! recommençons, dit le spiritiste ; mais ajoutons en passant que le progrès est un grand sabre qui force les peuples de marcher, sous peine d’extermination.

— Qui sait !

— Les peuples comme les individus, reprit Durand avec une certaine emphase, ont des devoirs primordiaux ; mais pour relier les peuples et les individus et les faire agir en vue du bien-être universel, il faut une pensée et un but supérieurs. Vous aurez beau dire, et tous les matérialistes avec vous, le sacrifice a besoin d’une espérance.

— Les natures faibles ou poétiques veulent cette espérance et la légitiment, répondit le mandarin. De son côté, l’homme supérieur trouve dans l’harmonie des choses sa récompense, sa pensée et son but. S’il en était autrement, nous userions tous, spiritualistes et matérialistes, la moitié de notre vie a la recherche des causes de la vertu. Ne nous préoccupons que des effets, comme nos pères ; c’est le plus sage, dit Confucius.

Durand continua :

— Vous me forcez d’émettre une orgueilleuse conclusion. Sachez, mon ami, que seule entre toutes, notre religion est parvenue à ne contredire aucune des vérités scientifiques.

— Vos physiciens m’ont fait voir les mondes et toucher les substances ; agissez pour me convaincre de la réalité des esprits comme vos physiciens, et je vous croirai.

— C’est chose facile, repartit Durand.

— Vous abusez de mon ignorance !

— Nullement ; vous verrez, vous toucherez, je dis plus, vous entendrez.

— Je veux acquérir immédiatement cette certitude, et je vous supplie de me guider.

— Ne courez plus après les papillons et suivez-moi, répondit le spiritiste. Je vous ai dit que les esprits détachés des corps s’élevaient dans les mondes supérieurs en raison de leur perfection.

— Vous l’avez dit sans le prouver.

— Je m’explique. Les esprits évoqués par moi répondent à mon appel et m’apportent la certitude que vous désirez acquérir.

— Je suis curieux d’assister à une évocation…

— Les esprits ne se rendent pas à une interpellation banale et seulement curieuse ; il faut qu’elle soit motivée par des désirs religieux.

— Très-bien, c’est encore une question de foi. Mon scepticisme et ma curiosité provoque raient la répulsion de vos esprits, dit le mandarin ; et il ajouta en souriant : vous me les montrerez plus tard. En attendant, veuillez me parler des confidences que vous en avez reçues. Qu’est-ce que leur vie nouvelle ? Pouvons-nous en comprendre les joies ?

— À coup sûr, répondit le spiritiste. Les esprits vivent comme nous en société ; sans besoins physiques, puisqu’ils ont rejeté leur enveloppe corporelle, ils gardent néanmoins le sentiment de l’essence des choses, des parfums, des couleurs, des lignes. Tout ce qui se rapporte à l’intelligence, désirs, joies, études, leur plaît comme a nous. Les mondes supérieurs n’étant pas soumis aux intempéries de notre atmosphère, les esprits n’y ont pas besoin d’habitations. Pour s’abriter des rayons du soleil, ils jettent dans l’espace des lianes aux fleurs de mille sortes, qui vivent comme eux d’air, de lumière et de chaleur.

— Quelle forme revêtent les esprits lorsqu’ils vous apparaissent ? demanda Pé-Kang.

— Des formes humaines.

— Quelles vérités nouvelles vous ont-ils dévoilées ?

— Ils nous ont enseigné que de nos actions terrestres dépendent nos épreuves futures.

— Les chrétiens l’ont dit avant vous.

— Nous n’empruntons rien aux chrétiens. Pour nous l’éternité des peines est une criante injustice, et nous affirmons qu’un esprit est toujours libre de marcher dans la voie du perfectionnement.

— Comment échangez-vous vos questions avec les esprits ? est-ce par la parole ?

— Nous convenons de signes ou de bruits, toujours matériels, et nous établissons entre eux et nous une manière de télégraphie.

— Parfait ! s’écria le jeune Chinois.

— Chaque spiritiste, continua Durand, s’attache un esprit qui le dirige et le conseille.

— C’est l’ange gardien du christianisme.

— Nous appeler chrétiens, c’est nous injurier.

— Quel dommage ! J’aurais ajouté que je ne vois la qu’un changement de costume, et qu’au lieu de mettre des ailes à vos archanges, vous les affublez d’un ballon nommé périsprit, toujours pour vous conformer aux vérités scientifiques. Mais pardon de cette mauvaise plaisanterie. Les bons esprits vous conseillent et vous guident, dites-vous ; n’y a-t-il point quelque part des esprits méchants ?

— Oui.

— Ah ! et comment parvenez-vous à discerner le bien du mal ?

— Par la comparaison.

— Mon cher monsieur, dit le petit-fils de Koung-Tseu, permettez que je vous arrête !

Croyez-moi, laissez les esprits reposer en paix ! Dès l’instant que votre raison redevient pour vous comme pour nous la lumière unique et supérieure, ne lui imposez pas des recherches inutiles et ne l’exposez pas à s’égarer : elle vous jouerait de mauvais tours.

Il y eut un long silence.

— Savez-vous ce que votre ami Didier pense du spiritisme ? demanda Pé-Kang.

— Il y a des gens qui ont des yeux et ne veulent point voir, qui ont des oreilles et ne veulent point entendre, répondit Durand avec aigreur ; je classe Didier parmi ces gens-là.

— Cependant se préoccupe-t-il des faits que vous signalez ?

— Oui, mais il prétend les rapporter à des causes matérielles. Toutefois, il est forcé d’admettre que cette croyance ne peut nuire à la morale humaine. Elle seule, en effet, nous l’affirmons, sauvera le monde du matérialisme qui l’envahit. Le spiritisme donne la clef de cette grande loi du progrès indéfini, dont la connaissance est si essentielle à la marche des sociétés. Encouragement général et individuel ; nécessité du bien et déplorables conséquences du mal ; chaîne infinie reliant les êtres et imposant a chacun une solidarité qui profite à tous ; développement intellectuel en vue de l’avenir ; élévation morale de l’humanité par le travail, l’étude, et l’accroissement sans limites de tous les élémens de progrès : voilà les conséquences et les enseignements du spiritisme.

— À chacun sa religion et ses principes, dit Pé-Kang. Ces enseignements découlent de la feuille de bambou et sont pratiqués par tous les sages, qu’ils soient matérialistes comme Didier ou Chinois comme votre serviteur ! Si le Céleste Empire agonise, ce n’est point parce qu’il refuse de se mettre en communication avec les morts, mais parce qu’il ferme, son cœur aux vivants. Ce ne sont point les esprits qui nous ressusciteront, mais bien plutôt ceux-là qui peuvent nous apporter tout ce qui multiplie les éléments de vie, ce qui électrise les vivants et galvanise les morts.

Maintenant, mon ami, laissez-moi vous rappeler ce que vous disait Didier : « Vos instincts vous ont fait chercher et trouver la croyance qui vous encourage au bien et à l’action ; qu’elle serve d’encouragement a ceux qui en ont besoin, et qu’elle soit comprise par tous les cœurs découragés ! »


X

PROSPER ET JEAN-PAUL


Durand gémissait de voir le petit-fils de Koung-Tseu rejeter ses croyances sans examen ; il en avait ressenti pour lui-même la bienfaisante action ; il était sincèrement convaincu de leur supériorité, et il souhaitait de les faire entrer au cœur de tous ceux qu’il aimait. Ce même instinct de tendre sollicitude pour la conscience d’autrui, que toutes les natures religieuses possèdent au suprême degré, devient, lorsqu’il se trouve exploité par des fanatiques ou des intéressés, le mobile de la plus criminelle intolérance.

Pé-Kang se sentait davantage attiré par les théories du savant Didier : Ce dernier, à son tour, manifestait pour le jeune Chinois une sympathie bienveillante que le hasard allait transformer en solide et tendre affection.

Un jour que Pé-Kang entrait chez le philosophe, il fut introduit dans sa chambre à coucher. Didier venait d’être pris de fièvre, et il s’était mis au lit.

— Voyons, monsieur, dit la servante à son maître, quand le jeune Chinois, sur la prière du malade, eut pris un siège, ordonnez-moi de courir chez le médecin ou chez l’apothicaire ; voilà monsieur qui prendra soin de vous pendant ce temps-là.

— J’ai beaucoup travaillé ces dernières semaines, répondit le savant en s’adressant au mandarin, mais quelques jours de repos me remettront. Je connais mon tempérament ; si je me médicamente, je resterai au lit tout un mois.

La servante insista. Pé-Kang crut comprendre qu’elle fatiguait le malade, et il demanda la permission de la remplacer. Sa proposition fut accueillie avec reconnaissance. Le descendant de Confucius s’établit au chevet de Didier et le soigna avec beaucoup de douceur et de dévouement.

Durant les longues heures qu’ils passèrent ensemble, ces deux hommes, nés à des distances infinies et venus de deux points opposés, reconnurent l’un dans l’autre mille tendances analogues, mille aspirations communes.

Rien de plus instructif pour le jeune Chinois que ces entretiens. Grâce à Didier, chaque jour des horizons nouveaux se déroulaient aux regards de Pé-Kang ; des routes inconnues s’ouvraient devant lui ; sa raison seule, toujours évoquée, le guidait dans la voie droite.

On lut et relut les vingt et un préceptes de la feuille de bambou. Après chaque lecture, Didier concluait à une morale unique et absolue autant que peut l’être une abstraction consacrée par les faits vivants.

— La morale de Confucius ne détruit-elle point votre croyance au progrès continu ? demandait Pé-Kang.

— Non, répondait le philosophe, le progrès ne consiste pas seulement dans la recherche des vérités nouvelles, mais surtout dans la reconnaissance des vérités anciennes par un nombre d’hommes sans cesse croissant.

Au temps de Confucius et de Socrate, on comptait peu de lettrés et de sages. À notre époque, une foule de gens s’avisent des questions morales et scientifiques. Quelques natures inquiètes se plaignent du nouvel état de choses et regrettent le passé : alors nous avions un Dante, un Pascal, un Voltaire, un Newton ! Le génie, ajoute-t-on, s’éparpille et se perd !

Cela est vrai pour le présent. À coup sûr, toute activité qui se développe et prend une brusque extension entrave à son début et affaiblit les activités qui l’avoisinent. Il se produit des perturbations momentanées, jusqu’à ce que les dépenses mieux réparties, les forces économisées et concentrées avec intelligence servent non-seulement à multiplier l’action partielle, mais encore à rétablir et à multiplier l’action des ensembles. Il faudrait conclure pour les forces morales comme pour les forces physiques. Les vapeurs contenues acquièrent une puissance prodigieuse ; libres, elles se dispersent et s’envolent au moindre souffle. Sont-elles à jamais perdues ? Non. Laissez-les se jouer capricieusement, former des nuages aux contours bizarres ; laissez-les voiler le soleil ! une aurore nouvelle les rendra à la terre. — Il en est ainsi de l’esprit.

Pé-Kang prêtait une attention respectueuse a toutes les paroles de Didier.

— Les individus, poursuivait ce dernier, repoussent volontiers les transitions ; ils voudraient du soir au matin réaliser la perfection dernière. Les sociétés sont plus logiques ; elles agissent fatalement en raison des moyens d’action dont elles disposent.

Je sais bien que la loi s’impose plus énergiquement au tout qu’à la partie. Mais les individus ne veulent pas tenir compte de la loi ; ils Se proposent toujours un but supérieur aux éléments de progrès qu’ils constatent dans leur milieu ; ils sont en luttes perpétuelles avec la société, qu’ils accusent de tendances rétrogrades ; exigeant l’impossible, ils justifient certaines craintes légitimes et des réactions violentes.

Je pense en ce moment aux meilleurs d’entre nous. Ah ! mon ami, que leur amour exagéré du mouvement nous cause de tristesses à certaines heures, et que nous avons raison parfois de maudire la lente et froide logique des choses.

Mais vous aimez, je crois, les apologues ; écoutez celui-ci :

« En ce temps-là, quelques pêcheurs inexpérimentés, gens de cœur et d’énergie, résolurent de s’emparer d’un grand vaisseau qui dormait paresseusement dans un port de notre connaissance. Ils parvinrent à s’en rendre maîtres, en prirent possession, et déposèrent respectueusement le capitaine et l’équipage sur la terre ferme ; puis, ils coupèrent les câbles, hissèrent les voiles et gagnèrent le large. Or une tempête surgit, et le danger devint tel que force fut de rentrer au port. Sur la grève on retrouva les hommes de l’ancien équipage, et parmi eux le capitaine Jean Bart. Tout ce monde gémissait dans l’inaction. Les vainqueurs eurent la générosité de s’appitoyer sur le sort des vaincus et leur rendirent leurs emplois.

« Mais un beau soir, tandis que les nouveaux commandants délibéraient, selon leur habitude, l’ancien équipage ayant à sa tête le capitaine Jean Bart se révolta. « Qu’est-ce ? dirent les délibérants, nous allons mettre tout à l’heure ces mutins à la raison ! » — Mais Jean Bart, à cheval sur un tonneau de poudre et brandissant une torche enflammée, s’écria : « Rendez-vous, ou je fais sauter le navire ! » — Jugez de la stupéfaction des vainqueurs. Jean Bart profitant de leur étonnement les fit saisir et garrotter ; puis, on les jeta sans plus de cérémonie a la mer et sur la côte. « Vive Jean Bart ! s’écria le vieil équipage, et vogue la galère ! »

— Reconnaissez-vous là, mon ami, ajouta Didier, un épisode de notre histoire contemporaine ?

— Parfaitement, répondit le mandarin.

Mais le bruit de la maladie du philosophe s’était répandu, et bientôt les visites se succédèrent.

Michelet vint en compagnie de Durand. Le jeune littérateur était instruit de la présence de Pé-Kang chez Didier, et il avait voulu assister a la première entrevue du jeune Chinois et de l’auteur de l’Amour.

Au milieu d’une conversation insignifiante, Durand trouva le moyen de dire à M. Michelet, en désignant Pé-Kang :

— Voici votre plus ardent admirateur ; demandez-lui ce qu’il pense du livre de l’Amour.

Le mandarin exprima son enthousiasme avec passion.

— Quel succès ! reprit Durand ; je vais le proclamer partout. Les éloges et l’approbation d’un petit-fils du grand Koung-Tseu, c’est quel que chose. Je dirai que c’est auprès d’un Chinois que le livre de l’Amour a le mieux réussi.

Le célèbre historien regarda tour à tour Didier et Durand ; puis, comme ils souriaient :

— Allons ! dit-il, ce méchant Victor a fabriqué cette histoire pour la punition de mes péchés.

Bientôt Michelet prit congé de ses amis. Lorsqu’il fut sorti, Didier fit signe à Durand de s’approcher de son lit, puis il lui dit à l’oreille :

— Laisse-là cette mauvaise plaisanterie, je t’en conjure.

— Elle court ! répondit Durand, il n’est plus temps de l’arrêter.

— Alors va-t-en, je te dirais des sottises et tu me redonnerais la fièvre.

— Bonsoir, s’écria le jeune fou en riant aux éclats.

Le lendemain, vers midi, au moment où le mandarin et Didier s’entretenaient amicalement, on annonça Prosper.

— Bonjour, mon cher philosophe, lui cria Didier à son entrée ; vous êtes bien bon de visiter un pauvre malade.

— Comment allez-vous ? demanda Prosper.

Puis, après avoir pris la main de son ami, il se jeta sur un siège avec nonchalance.

— Cher Prosper, répondit le savant, je vais à peu près bien ; mais c’est vous qui me paraissez souffrant ou affecté. On dit que vous fuyez vos amis. Auriez-vous quelque sujet de tristesse ?

— Je suis capricieux, voilà tout ; et de plus je travaille d’une façon révoltante.

— Qu’allez-vous nous donner, mon ami ?

Prosper se renversa sur son fauteuil :

— Ma mission, dit-il, est très-difficile ; j’essaie de faire pénétrer dans les masses les aspirations supérieures qui lui échappent et qui sont réellement les seuls mobiles de progrès. Les encouragements, il est vrai, ne me manquent pas ; mais le succès oblige plus qu’il n’exalte. Je suis parvenu, non sans peine, en inaugurant le système des publications à bon marché, à faire pénétrer dans les classes ouvrières l’instinct de la littérature et de la poésie ! Mon plus beau titre de gloire, c’est d’avoir donné aux classes éduquées, avec mes livres, le goût de la saine morale et de la philosophie. Pour beaucoup cela suffirait, mais j’ai l’ambition de…

La conversation continua sur ce ton jusqu’au départ de Prosper.

Lorsqu’il fut sorti, Pé-Kang dit à son ami :

— Voilà un homme d’une grande importance et qui doit exercer une puissante action sur l’esprit français.

— N’en doutez pas ; c’est le philosophe qui justifie le mieux les désirs de son temps ; aussi est-il très-suivi et très-admiré.

— Je lirai ses livres ; vous voudrez bien me les indiquer, n’est-ce pas ?

— C’est inutile, cher monsieur, reprit Didier ; la feuille de bambou contient sur la religion, sur le devoir et sur la liberté, des enseignements semblables, sinon supérieurs à ceux de Prosper… Mais j’entends du bruit ; soyez donc assez obligeant pour voir ce dont il s’agit.

Le mandarin courut à la porte et l’ouvrit. Un homme d’environ cinquante ans se précipita dans la chambre ; puis, s’avançant vers le lit de Didier :

— Vous êtes donc malade sérieusement, lui dit-il ? quelle sottise !

Et prenant une chaise, il s’assit à califourchon.

Pé-Kang, debout, considérait avec surprise cet étrange personnage ; Didier riait de son étonnement.

— Quoi de nouveau, mon cher Jean-Paul ? demanda-t-il au visiteur.

À ce nom Pé-Kang s’approcha curieusement.

— Rien ; je me trompe, un livre de Michelet, une copie proprement habillée, je l’avoue ! mais une copie de quelques pages de mon dernier livre… Mon ami, ajouta Jean-Paul en se penchant à l’oreille de Didier, comment appelez-vous ce monsieur ?

— C’est un petit-fils de Confucius.

— Ah ! le mandarin ! on m’en a parlé. — Et le gros homme se leva : — Votre noblesse, dit-il à Pé-Kang, non sans quelque dignité, est une de celles devant lesquelles je m’incline ; agréez mes compliments, monsieur, pour la louable pensée qui vous a amené parmi nous, et recevez, d’autre part, le témoignage de l’admiration que je professe pour Confucius.

— Vous êtes donc plus matérialiste que vous n’en voulez convenir, demanda Didier, car j’affirme que celui-là seul qui pratique la religion du bien pour le bien peut sincèrement admirer Koung-Tseu.

— Ah ! sans les femmes, mon ami, il y a longtemps que j’aurais conclu au matérialisme ; mais que feraient-elles de nos négations ? Des êtres de sentiment !

— Vous ne savez pas le premier mot de la femme, repartit Didier.

— Je croyais avoir entendu dire à monsieur que l’auteur de l’Amour avait copié quelques pages d’un livre où il traitait ce sujet, dit Pé-Kang.

— Oui, répliqua Didier, mais ils n’y connaissent rien ni l’un ni l’autre ; le meilleur côté de la question leur échappe. Jean-Paul fait de la femme une servante, et il se figure qu’en lui dorant la marmite il lui rendra plus attrayants le pot-au-feu et le lavage des écuelles. Quant à Michelet, il traite nos compagnes en éternelles pensionnaires ; il leur confie la délicate mission de pétrir les galettes, et, pour les récompenser, il fait mettre du papier bleu dans les armoires. Tout cela est de la chinoiserie, Durand a raison. N’avez-vous donc jamais eu pour maîtresses, pour femmes, pour amies, pour sœurs, que des cuisinières, des courtisanes ou des Chinoises aux pieds de tortue ?

— Didier, mon cher, répliqua Jean-Paul, vous vous ferez lapider par les femmes ; autant elles aiment ceux qui les châtient, autant elles détestent leurs admirateurs.

— Ma vénération pour la femme est sincère, et je connais des femmes qui la légitiment, répondit le savant. Je ne suis pas chrétien, moi, et je suis physiologiste ! J’ai trouvé la femme pure et forte, et je souffre lorsqu’on l’amoindrit ou la méconnaît.

— Monsieur, dit Jean-Paul en cherchant à déplacer la conversation, je me suis beaucoup occupé d’échange ; j’ai sérieusement étudié, à ce propos, les questions de commerce extérieur chez les Chinois. Comment se comporte votre commerce à l’intérieur ?

— Assez bien, monsieur, mais ce n’est pas tout à fait sans raison qu’on nous accuse d’y manquer de bonne foi. Confucius disait que pour réaliser les vraies théories du commerce d’échange il était nécessaire que le peuple fût vertueux. Les choses étant d’inégale valeur, si les rapports commerciaux ne sont pas basés sur une excessive loyauté, les honnêtes gens sont toujours dupes.

— C’est vrai, dit Jean-Paul, et j’aurais dû commencer par enseigner les idées de justice.

— Il faudrait une morale humaine qui contînt des préceptes pour les opérations de commerce comme pour les relations de famille ou d’amitié, repartit Didier. Une religion ne la donnera jamais. Bien mieux, la plupart autorisent les orthodoxes à voler les hérétiques. Avant de vous inquiéter d’économie sociale, vous auriez dû en effet, Jean-Paul, formuler votre philosophie. Mais vous avez la manie de mettre dans chacune de vos constructions nouvelles des matériaux pris au milieu des ruines, et tout s’écroule ensemble. À mon avis, il faut démolir le vieil édifice de fond en comble et ne pas laisser pierre sur pierre. Nous verrons après.

— Je démolis volontiers, mais n’essaie pas de rebâtir, dit Jean-Paul, et j’élimine sans remords tous les en soi métaphysiques et religieux ; ce sont des problèmes dont la science n’a que faire, et il est parfaitement inutile qu’elle s’en embarrasse.

— Le philosophe doit résoudre ces problèmes avec la science, ou conclure méthodiquement à des négations, répliqua Didier.

— Qui sait, dit l’auteur des contradictions, si mon prochain livre ne vous donnera pas satisfaction entière ?

— Ah bah ! est-ce qu’on peut jamais compter sur vous ?

On continua de causer science et philosophie. Jean-Paul engagea Pé-Kang dans la discussion, et le mandarin fut ébloui par l’érudition de son adversaire.

Lorsque, après avoir reconduit le philosophe franc-comtois, il revint vers Didier, le jeune Chinois ne put contenir son admiration.

— Quel puits de science ! s’écria-t-il.

— Hélas ! reprit Didier, toute cette science est bien trouble. Que de chocs, mon ami, dans ce brillant cerveau ! Ne le verrons-nous pas quel que jour s’affaiblir ou éclater ? Ce serait pour nous un triste spectacle, et pour nos ennemis une grande joie. Si Jean-Paul se fût moins préoccupé des abstractions, sous prétexte de les éliminer, et davantage des faits vivants, c’eût été le génie le plus complet de notre temps !…

Il est bien coupable, ajouta le philosophe après un instant de silence, car des sentiments individuels l’ont seuls aveuglé. Je crains qu’il n’en soit cruellement puni, et qu’il ne se trouve insensiblement emporté hors du mouvement social et hors du cercle des vérités ?


XI

À QUI LA FAUTE ?


Pé-Kang, malgré sa jeunesse, procédait dans ses recherches avec logique. Il avait voulu con naître les grandes données philosophiques avant de s’inquiéter de l’état moral de la société française, et le hasard l’avait servi a souhait. Renseigné sur les aspirations générales, il put juger d’un point de vue élevé les détails du mouvement intellectuel en France.

On ne le trouva bientôt plus que lisant ; il lisait partout, dans son lit, à table, en voiture. Que lisait Pé-Kang ? Les romans en vogue.

— Hé bien, lui demandaient ses amis, commencez-vous à prendre bonne opinion de nos mœurs ?

— Point du tout, répondait le jeune Chinois qui refusait de s’expliquer davantage.

Lorsqu’il se fut mis au courant de la littérature du jour, il se sentit au cœur un grand dégoût de toutes choses. Pendant quelques semaines il crut avoir perdu l’équilibre de ses esprits. À bout d’expédients, et ne voulant communiquer sa pensée intime à personne, il essaya d’écrire ses impressions pour dégager son esprit malade. Il trouvait des analogies constantes entre les productions françaises et les productions chinoises ; mais, comme il ne lui était jamais arrivé de lire en Chine tant de livres nouveaux à la fois, il avait oublié deci, delà, ses impressions, et la triste vérité qui le frappait si énergiquement aujourd’hui ne l’avait point frappé alors.

« Notre littérature, écrivait Pé-Kang, — et il entendait la littérature chinoise, — justifie de plus en plus les entraînements vicieux de ce temps. Je voudrais bien savoir qui du littérateur ou du public français impose à l’autre son immoralité. En Chine, c’est le littérateur.

« Il ne surgit, — toujours dans le Céleste Empire, — que des œuvres malsaines, sensuelles, et matérialistes dans la mauvaise acception du mot. On n’y trouve aucune tendance vers le perfectionnement ; un petit monde, très-peu réel, quoi qu’on en dise, s’agite dans un tout petit cercle ; on voit des âmes, d’une vertu bâtarde, tenter de s’élever dans une atmosphère épaisse, et retomber lourdement ; d’où, des actions orgueilleuses et basses, des passions cent fois ramassées à terre, volant d’une aile et sautillant sur une patte.

« Toutes ces vulgarités intéresseraient fort peu, n’était le décor. Les auteurs mettent un soin infini à meubler les appartements, à vêtir les personnages, à orner les palanquins, à faire mouvoir sur le gazon fleuri et sous le ciel bleu leurs bien-aimés héros ; mais sortez lesdits héros de leur cage, et je serai bien étonné, si, au lieu d’un rossignol que vous aurez cru saisir, vous ne trouvez pas un oiseau jaune.

« Je désire, ajoutait le mandarin, que la littérature française, qui marche sur les traces de la nôtre, n’arrive pas au même degré d’immoralité et de platitude ! »

Grâce a son ami Durand, le jeune Chinois put assister quelquefois, dans les différents théâtres de Paris, à des premières représentations de pièces nouvelles. Le succès lui parut s’attacher de préférence là, comme dans le roman, aux œuvres qu’il appelait malsaines. Chaque fois qu’une situation semblait passionner la salle, Pé-Kang haussait les épaules, et murmurait : « Encore un effet de tambour ! »

Un journaliste lui demanda l’explication de ces paroles :

« — Le petit peuple, répondit Pé-Kang, les natures grossières, ou les hommes que le mouvement extérieur accapare, perçoivent facilement un son qui frappé leurs oreilles et goûtent sans peine les mélodies d’un rhythme peu compliqué.

« Le petit peuple, les natures grossières, et les hommes qui se laissent accaparer par le mouvement extérieur, ne peuvent comprendre les intentions délicates et les harmonies savantes dictées par une pensée supérieure ; c’est pour quoi ils préfèrent le tambour à tous les autres instruments de musique, n’y trouvant point de finesses qui leur échappe, ni de nuances, ni de difficultés au-dessus de leurs moyens de compréhension.

« Lorsque les lettrés chinois s’entretiennent de certaines productions qui émeuvent les masses et sont insignifiantes au point de vue de l’art, ils ont l’habitude de conclure par ces mots : « Ce sont des effets de tambour ! »

Pé-Kang connaissait des critiques, gens fort honnêtes, qui désiraient sérieusement se mettre en travers du courant. Il les avait plus d’une fois entendus faire aux auteurs des griefs de ce qu’ils appelaient des scènes risquées. Mais les auteurs répondaient invariablement en toutes circonstances : « Il s’agissait de sauver ma pièce et le public n’applaudit que ce genre de situation. » Le mandarin se croyait alors en droit de conclure qu’en France c’était le public qui imposait son mauvais goût aux littérateurs. Mais les critiques reprenaient : « Le public se repaît de mets grossiers parce qu’on ne lui sert pas autre chose. » Pé-Kang de retourner son appréciation et de dire cette fois : « En France, comme en Chine, ce sont décidément les littérateurs qui imposent leur mauvais goût au public. »

Le lendemain des grandes représentations le jeune Chinois aimait à s’enquérir de l’impression générale. Si le succès était réel, les critiques de troisième ordre proclamaient l’habileté des directeurs de théâtre, la richesse des décors et des toilettes, la beauté des actrices ; les amis de l’auteur louaient l’intelligence de ses interprètes ; les camarades des acteurs allaient répétant partout que les rôles, en eux-mêmes, étaient superbes !

De proche en proche ou se plaisait à découvrir à l’œuvre applaudie quelque côté défectueux ! Les amis de l’auteur regardaient le petit point noir et le montraient complaisamment à leurs connaissances. Peu à peu le point noir grossissait, et tout se terminait bientôt par une averse de critiques. On crevait alors, la peau du tambour, on partageait les gros sous, et on mettait une autre peau… de tambour au tambour.

Au fond, pourquoi tout ce bruit ? Pour un mari trompé, battu, content on mécontent, pour des créanciers bernés, des Circés indifférentes ou-amoureuses et possédant toutes l’incomparable puissance de changer les hommes en bêtes… très-connues en Chine.

— Bah ! s’écriait un jour Durand a qui le mandarin faisait part de ses réflexions, je ne vois la qu’un mal passager dont il résultera un grand bien.

— Et quel bien, s’il vous plaît ? demanda le’ jeune Chinois.

— C’est une théorie complète. L’homme ridiculisé, dégradé, humilié, fuyant la vierge pour engager sa vie aux pieds de la courtisane, s’abaisse et diminue sa valeur au profit de celle de la femme, qui augmente chaque jour le salaire de son oisiveté.

— Comment cela ?

— La femme, ajouta Durand, fait aujourd’hui marché de son corps ; elle force celui-là même qui lui refuse la rémunération d’un travail honnête, a venir déposer dans sa main inactive des poignées d’or. Les vierges de toutes les conditions se vendent aujourd’hui. Qu’il dépose un contrat ou un portefeuille dans le boudoir ou dans la chambre nuptiale, l’homme, le jour où il prend possession de la femme dont il a fait une marchandise, est obligé de payer comptant ou à terme. Mais que devient, hélas ! au milieu de ces marchés, le flambeau du monde, la lumière des lumières, le pur amour ? Toutes les femmes sont devenues plus ou moins courtisanes, toutes cherchent à placer à gros intérêts leur beauté, leur fidélité, ou la dot qu’elles apportent.

— N’exagérez-vous pas ? dit le mandarin.

— Le siècle, reprit Durand, pousse l’homme aux choses matérielles ; la femme pourrait l’arrêter, elle l’entraîne. Va ! dit l’épouse à l’époux, marche tout le jour et ne rêve pas, après une longue journée de travail, une intime causerie le soir, près de moi : je suis aux fêtes ! Ta main dans ma main, nos enfants entre nous, pour quoi viendrais-tu me raconter tes défaillances ? Hier, j’étais la plus belle et toutes les femmes m’ont enviée. Tu souffres ; ces capitaux, sur l’immense intérêt desquels tu comptais, sont perdus. Marche ! il me faut demain une robe plus riche, plus large encore ! Ton front se penche et se ride, tes cheveux blanchissent, le sommeil que tu as fui tant de fois te fuit aujourd’hui. Travaille ! Ta fille grandit à la maison, et il faut une forte dot a ta fille, car elle ressemblera à ta femme.

L’homme décline intellectuellement chaque jour davantage. Cette tension constante de son cerveau vers un seul but, la richesse ; les efforts souvent stériles qu’il fait pour subvenir aux exigences de son intérieur, le fatiguent et l’épuisent. Bientôt vous le verrez, suppliant, réclamer l’aide de la femme, qu’il a si longtemps dédaignée. Qu’il ne tarde pas, car alors nul ne saurait prédire où s’arrêterait la réaction.

À notre époque, la courtisane, c’est la femme libre. Il y a lutte entre l’amour de la rue et l’amour du gynécée. Le théâtre glorifie la cour tisane ! il faut applaudir à cette glorification. Le roman ridiculise l’homme qui oblige la femme à rester ménagère ! laissons le roman poursuivre son but. Ce que nous devons blâmer sans relâche, ce sont ceux qui, comme Jean-Paul et monsieur Michelet, veulent ramener la femme au gynécée. Prenons garde ! Athènes et Rome sont mortes parce qu’en face de manifestations semblables elles ont refusé d’émanciper la femme, et le christianisme n’a vécu que parce qu’il semblait réaliser les timides désirs des temps passés.

— Par mon aïeul ! s’écria le fils de Confucius, je ne sais ce qu’on gagnerait en France à exalter le mérite des femmes. Je me demande jusqu’où s’étendraient leurs prétentions et leur crinoline ?

Eh ! mon ami, vous qui applaudissez à la littérature actuelle, que pensez-vous de cette mode ?

— Je traite la question en riant, répondit Durand, mais j’y applaudis encore. En ces temps de positivisme, où l’on se préoccupe d’espace matériel, il est bon que la femme soit venue conquérir une large place au milieu de nous. Bon gré, mal gré, il a fallu la lui octroyer. Que ne réclame-t-elle avec autant de persistance et d’audace la situation que notre société sera bientôt en mesure de lui faire ?

Fils de Koung-Tseu, continua Durand d’un ton railleur, ni un code moral, ni un code civil, ni ce que notre ami Didier appelle des forces physiques, ne suffisent à un peuple. Lorsque l’être humain atteint l’apogée de son développement matériel, lorsque la machine remplace l’esclave, il faut que l’homme libre débarrasse l’esclave de ses chaînes. De même, quand le tigre a cessé de rugir dans la forêt, quand l’ennemi n’assiége plus les portes du camp, lorsque la parole retentit au dehors de l’enceinte sacrée, lorsque la pensée pénètre jusque dans les murs du gynécée, lorsque l’homme rencontre la femme dans la rue, à l’atelier, sur la place du marché, au Parthénon, lorsqu’enfin il la retrouve au milieu de ses enfants, il faut qu’il en fasse sa compagne, sa confidente, son associée. Puisqu’elle agit avec lui, il doit penser avec elle. Tant que la femme ne verra dans l’activité déployée par l’homme qu’une question de gros sous et de chiffons, l’homme usera ses facultés dans les luttes mesquines et n’entreprendra aucune de ces fortes actions qui servent d’enseignement aux races futures.

— Vous m’étonnez avec votre question des femmes, repartit Pé-Kang. Si je vous savais moins moqueur, vos déductions m’inquiéteraient.

— Demandez à Didier s’il pense autrement que moi !

— Ah ! diable, si Didier pense comme vous, je suis bien près d’être convaincu… Et la tradition cependant, et les Chinois mes compatriotes, et le grand Michelet, et l’illustre Jean-Paul ?… Me voici dans un grand embarras !


XII

CAUSERIES


Pé-Kang était-il venu de Chine uniquement pour s’occuper de cette question des femmes ? Non, sans doute ; et j’affirme qu’au départ il n’en soupçonnait pas le premier mot. Mais tout l’y ramenait forcément : on eût dit un cercle fatal. Le mandarin finit par en perdre le sommeil.

Quelques jours après la démonstration de son ami Durand, il rencontra Didier sur le boulevard.

— Je ne vous vois plus, dit le philosophe ; que devenez-vous ?

— Je vous évite.

— Bah ! et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Je crains d’avoir perdu la tête. Pourtant, je m’effraierais davantage encore si vous arriviez à transformer ma folie en conviction raisonnable. C’en serait fait de moi. À mon retour en Chine, je serais infailliblement lapidé.

— Qu’y a-t-il, mon ami ? Vous piquez ma curiosité.

— Durand m’a fait, sur l’importance du rôle et de l’action des femmes dans les sociétés, des théories si étranges que j’en reste ému et troublé. J’eusse été peut-être indifférent à ces subtilités d’un autre monde, si le spiritiste n’avait ajouté que, sur ce point, vous étiez de son avis.

— En effet, Durand et moi sommes complètement d’accord à ce sujet, et je crois me souvenir qu’il plaide la cause des femmes avec une certaine originalité.

— Mais vous êtes donc sérieusement convaincu que la femme est destinée, chez tous les peuples, à sortir de son état passif ?

— Non-seulement j’en suis persuadé, mon ami, mais je le démontre par A plus B, repartit Didier. À mesure que nous acquérons des forces nouvelles, nous sommes disposés à tenir meilleur compte de la faiblesse. En voyant quelle distance il y a de sa valeur individuelle a la valeur d’une machine, le sexe fort a fini par comprendre qu’il ferait une grosse sottise en décrétant que la force physique restait une supériorité ; il a rompu avec la barbarie. D’autre part, l’homme ayant reçu la mission d’agir avec toutes ses puissances, et les puissances de la femme devenant chaque jour plus essentielles au jeu de l’ensemble des activités sociales et à leur équilibre, l’homme, malgré sa répugnance, a tendu la main au sexe faible qui commence à entrer en lice.

J’ajoute que si la femme française avait accepté, comme la femme turque et la femme chinoise, son rôle passif, nous aurions pu la séquestrer pendant quelque temps encore. Mais elle agissait justement en sens contraire du mouvement général, et il n’y avait pas à hésiter. Des perturbations dangereuses eussent bouleversé l’harmonie des choses, et les plus récalcitrants convinrent de donner une direction nouvelle à un courant nouveau. Donc, les femmes qui le veulent bien arrivent aujourd’hui, lorsqu’elles possèdent une valeur réelle, à dominer la malveillance et à imposer le respect… Mais en Chine, mon ami, vous êtes bien loin de tout cela, et je vous conseille de dormir en paix.

Or, Pé-Kang, malgré le discours de Didier, et peut-être à cause de ce discours, garda toutes ses inquiétudes. Il continua de songer à la crise que Durand lui avait prédite, et il voulut juger seul de son imminence. Il essaya de se renseigner et d’interroger lui-même.

Il vit des femmes intelligentes qui lui parurent avoir conscience du danger. Une, entre autres, tout à fait supérieure, que ses écrits avaient mise au rang des penseurs les plus distingués, lui dit, a la suite d’une conversation sur les femmes :

« — Nous pourrions, dès à présent, devenir très-utiles sans sortir de notre rôle d’élégance et de pureté ; mais les femmes n’ont point à cette heure le désir du bien, et je ne m’étonne pas de voir les philosophes douter, les moralistes gémir, et les satiriques insulter. Avons-nous le droit d’accuser les hommes de leur manière d’agir envers nous ? Hélas ! notre conduite ne légitime que trop leur positivisme, leur réalisme et leur matérialisme. S’ils sont ennuyeux et ennuyés de nous, à qui la faute ?

« En France, les femmes n’ont jamais été si peu de chose. Les Germains nous avaient fait leur compagnon de guerre ; le christianisme nous reconnut une âme ; la chevalerie nous idéalisa ; au xviiie siècle, les hommes nous donnèrent le nom d’amies. Au xixe, que sommes-nous ? rien moins qu’un guerrier, à peine une âme, non plus un idéal, jamais une amie, — quoi donc ? Des esclaves, des courtisanes ou des poupées ! »

Pé-Kang trouvait plus commode d’accuser la femme, et il s’arrêta volontiers à cette manière d’envisager la question. Au fond, le résultat était le même ! Mais l’idée qui est un corps, comme disait le savant Didier, si impondérable qu’on le voudra, a besoin d’une forme particulière pour pénétrer dans certains cerveaux.

Pé-Kang fut invité a une grande fête donnée par un homme politique. Il y retrouva la personne dont nous venons de parler, calme et sévère au milieu de la joie générale, et regardant tristement passer toutes ces femmes animées par le plaisir.

Le mandarin s’approcha de madame de Fl…, et, après lui avoir montré son extrême sympathie par quelques gracieux compliments, il lui demanda la permission de s’asseoir à ses côtés.

— Mettez-vous à ma droite, répondit-elle en souriant, c’est chez nous la place qu’on donne aux gens pour lesquels on a de la considération.

Pé-Kang s’inclina.

— Madame, demanda-t-il bientôt, lorsque vous voyez tant de femmes réunies, n’en trouvez-vous point dont les qualités vous font oublier les défauts de la masse ?

— Connaissez-vous quelques-unes des femmes que nous avons sous les yeux ? dit madame de Fl…

— La plupart m’ont fait l’honneur de me recevoir.

— Avez-vous pu les apprécier ?

— Très-peu.

— Mais, en somme, qu’en pensez-vous ?

— Je confesse que beaucoup de ces personnes, busquées et empesées, me produisent un effet semblable à celui que doivent produire nos Chinoises sur les Européens.

En ce moment, une grande femme brune traversait la foule en provoquant sur son passage des murmures d’admiration. Elle était couverte de diamants, et un collier magnifique jetait des flots d’étincelles sur ses épaules dorées.

— Eh bien ! madame, dit le jeune Chinois à sa voisine, voilà des bijoux qui doivent singulièrement rehausser a vos yeux le mérite de cette belle dame.

— N’en doutez pas, lui fut-il répondu. Nulle femme, d’ailleurs, n’est plus digne de porter toutes ces richesses. Angèle est la vertu même, chacun le dit et le pense à la fois. Femme d’intérieur avant tout, elle est adorée des siens. Jamais son mari n’arrête un projet sans lui demander conseil. J’ai ouï parler d’un procès qu’il vient de gagner et qui double sa grande fortune. Ce procès, d’autre part, a ruiné une famille tout entière. Le mari d’Angèle était disposé, assure-t-on, à se désister d’une partie de ses droits pour ne pas plonger ses adversaires dans une misère complète. Angèle a voulu qu’il poursuivit l’affaire jusqu’au bout. Regardez, ses diamants brillent comme des larmes !

Au même instant une jeune femme vêtue de noir, mise avec une simplicité extrême, adressa, en passant, un salut gracieux à madame de Fl…

— Voilà une personne dont la simplicité semble annoncer un caractère supérieur, dit Pé-Kang.

— Laure est très-simple dans sa toilette, repartit madame de Fl… ; mais elle aime à recevoir, c’est son luxe ! Je ne vais pas chez elle, on y mange en gâteaux le pain de ses enfants.

Quelques minutes après, une petite femme blonde s’arrêta près de madame de Fl…, et lui dit : « Bonjour ma cousine ! » Mais bientôt, voyant le regard de cette dernière s’attacher avec persistance sur son visage, elle échangea quelques mots d’adieu avec elle, s’inclina et disparut.

— Une jolie personne ! dit Pé-Kang, d’une beauté originale.

— Pauvre enfant ! murmura la voisine du mandarin. — Puis elle ajouta d’une voix émue : — J’ai vu cette petite il y a quelques semaines, elle avait des sourcils et des cils blonds comme ses cheveux, un teint pâle. Jugez de mon étonnement ! je la retrouve aujourd’hui avec un teint de rose, des sourcils d’un noir de jais, des cils de même couleur. Elle se farde comme une courtisane.

— Pour qui tout ce luxe et tout ce fard ? dit Pé-Kang. L’homme en général s’inquiète très-peu, il me semble, de la toilette des femmes, et je crois que du blanc, du rouge et du noir sur le visage d’une épouse, d’une maîtresse ou d’une fiancée, doivent être fort désagréables à voir.

— Les femmes, répondit madame de Fl…, ne s’habillent et ne cherchent à s’embellir que pour provoquer l’envie des femmes. Il faut con venir que nous nous détestons de bien bon cœur !

— Je me demande, madame, et vous seule pouvez éclairer mon entendement a cet égard, comment les femmes françaises qui sont toutes, j’en conviens, plus intelligentes que nos Chinoises, peuvent s’incliner devant cette sotte puissance qu’on appelle la mode, puissance bizarre, capricieuse, ridicule ?

— La mode, monsieur, a conquis chez nous l’autorité d’une loi. Moi-même, j’essaie en vain de me révolter contre ses exigences tyranniques. Lorsqu’elle m’apparaît avec son interminable cortège de mannequins vêtus de jupons courts ou de robes à queues, de voiles et de draperies, de chapeaux et de bonnets, de cachemires et de manteaux, de vertugadins, de postiches, de termes et de crinolines, je comprends que la lutte est impossible, et je m’incline.

— Mais enfin, madame, cet éternel changement de costume, cet entraînement continuel de la mode doit mener bien des chefs de famille à leur ruine. Quelqu’un me disait l’autre jour que l’homme n’avait plus qu’un seul but, la richesse, et je comprends cela mieux que jamais.

Je me figure qu’il arrive parfois a ces chercheurs d’or l’aventure qui survint, à ces que raconte un de nos poètes, à des chercheurs de diamants.

— J’adore les contes orientaux, dit vivement madame de Fl… ; parlez-moi de l’aventure des chercheurs de diamants.

Pé-Kang commença :

« Un soir que les flots bleus du fleuve Ti-Hong réfléchissaient les pâles rayons de la lune, deux barques glissaient loin des rives, deux hommes ramaient en silence, et deux femmes chantaient la chanson que voici :

« Fuyons les hauts bambous qui séparent la terre du fleuve !

« Glissons rapides comme l’hirondelle qui regagne son nid !

« Nous allons chercher les diamants que la rivière Ti-Y charrie le matin sur la grève.

« Nous arriverons au point du jour, et nous laisserons le soleil caché dans les brouillards pour les diamants dont les rayons se cachent dans les gangues.

« Fuyons les hauts bambous qui séparent la terre du fleuve !

« Glissons rapides comme l’hirondelle qui regagne son nid !

« Nous allons chercher les diamants que la rivière Ti-Y charrie le matin sur la grève, et nous rapporterons des richesses immenses. »


« Le chant cessa.

« Mais l’une des chanteuses, couchée au pied de l’un des rameurs, dit tout à coup :

« — On prétend que le brouillard qui descend le matin sur la rivière Ti-Y ride le visage des femmes et les enlaidit.

« — Je ne veux point y aller, s’écria l’autre chanteuse couchée dans la seconde barque.

« — Aurons-nous peur des rides, se demandèrent les deux rameurs ?

« — Un homme qui rapporte des richesses peut revenir avec un visage ridé, répondirent-ils en même temps.

« Les deux femmes prirent l’une des barques et revinrent en chantant jusqu’à la rive.

« Mais deux cavaliers les aperçurent et les enlevèrent ! »

— N’enlève-t-on jamais en France les femmes de ceux qui s’en vont à la rivière Ti-Y ? dit le jeune Chinois.

— On les enlève souvent, répondit madame de Fl…, et votre histoire me paraît contenir une grande moralité.


XIII

AU CERCLE


Un matin, Pé-Kang reçut de Didier la lettre suivante :


« Cher mandarin,


« Ce soir, vers neuf heures, j’irai vous prendre, et, si vous y consentez, je vous conduirai à mon cercle. Je veux vous faire faire la connaissance de deux hommes d’une grande distinction, que vous rencontreriez difficilement dans le monde.


« Bien à vous,

« Didier. »


Pé-Kang se tint prêt, et, à l’heure dite, il vit arriver son ami. Didier aimait à trouver l’occasion de faire l’éloge de cette honnête et humaine vertu de l’exactitude qu’il pratiquait et prêchait à tous allants et venants.

Le cercle de Didier était peut-être un peu plus sombre et un peu plus enfumé qu’aucun autre cercle de Paris.

À son entrée, le mandarin fut pris à la gorge et toussa trois fois comme au début d’un grand discours ; ses yeux troublés s’égarèrent au milieu des spirales fumeuses qui emplissaient l’atmosphère du cercle. En marchant, il découvrit quelques hommes graves et silencieux dont le profond recueillement le fit sourire.

— Tous les fumeurs se ressemblent, dit le jeune Chinois à son ami, et vos fumeurs de tabac ne me paraissent avoir rien à envier à nos fumeurs d’opium ; leur apathie, leur indifférence, je dirais presque leur immobilité, est la même.

— Vous vous trompez, répondit le philosophe.

Puis entraînant le mandarin jusqu’au fond de la salle, il le conduisit vers une table sur laquelle toutes sortes de journaux se trouvaient amoncelés. Deux hommes assis près de cette table, et nonchalamment accoudés, s’entretenaient amicalement.

— Tiens ! voilà. Didier, s’écria l’un des causeurs en se retournant.

— Bonsoir, Lefranc !… bonsoir, mon bon Davenel, ajouta Didier en s’adressant à l’autre causeur. — Et prenant le fils de Confucius par le cou : — Permettez-moi, dit-il, de vous présenter mon ami le mandarin !

Davenel, à ce nom, sourit dédaigneusement et saisit un journal qu’il parcourut avec une attention extrême.

Lefranc se leva et tendit les mains au jeune Chinois :

— Monsieur, dit-il, avouez que notre ami Didier a des pensées charmantes ; en voici une dont je le remercie de tout mon cœur.

Pé-Kang répondit d’une voix émue :

— Depuis mon séjour en France, il me tombe des faveurs tellement imméritées, que, pour oser les recevoir, il me faut supposer que j’ai acquis une valeur nouvelle en mettant le pied sur le sol de votre beau pays.

Lefranc protesta contre la modestie du mandarin.

— J’ai pour ami Victor Durand, dit-il, et grâce à ses indiscrétions, j’ai pu vous apprécier, monsieur.

Bientôt la conversation s’établit ; on prit place autour de la table ; Davenel gardait obstinément le silence.

Tout à coup Didier résolut de rompre la glace.

— Davenel, dit-il, avez-vous entendu parler des doctrines de Koung-Tseu ?

— En douteriez-vous, par hasard ? demanda l’écrivain.

— Que pensez-vous des vertueux préceptes contenus dans le Ta-Hio ?

— Eh ! repartit Lefranc, vous savez bien qu’il n’a pas l’idée de la vertu.

À ce mot, qui paraissait résumer nombre de discussions passées, et qui devait forcément en provoquer de nouvelles, il se fit de proche en proche un grand bruit dans la salle ; la plupart des fumeurs se rapprochèrent avec vivacité ; tous avaient le geste rapide, le visage animé, l’œil curieux.

Didier, voyant l’étonnement du jeune mandarin, lui demanda si les fumeurs d’opium ressemblaient aux fumeurs de tabac.

— À votre tour, mon ami, reprit brusquement Davenel, avez-vous trouvé la définition exacte de ce que vous appelez la vertu ?

Lefranc répondit :

— La vertu n’est autre chose que la pratique du bon, du bien et du vrai.

— Qu’est-ce que le bien, le bon et le vrai ? repartit Davenel ; on entend ces mots très-différemment.

— Le bon et le bien sont choses relatives aux temps et aux mœurs ; mais le vrai, c’est l’essence de toute morale divine, la base et le moteur éternel de toute vertu.

— Qu’est-ce que la vertu ? recommença Davenel en riant. Des mots ! des mots ! toujours des mots, aussi impuissants dans l’action que la morale de Confucius qui a fort peu moralisé les Chinois.

— Vous croyez donc les Chinois bien pervertis ? demanda Pé-Kang.

— Je les déteste, répondit Davenel avec le plus grand calme.

Chacun se regarda. Didier et Lefranc bondirent sur leur chaise. Le mandarin repartit :

— J’ai lu dans une œuvre a laquelle vous prêtez le concours de votre talent, des appréciations si étranges sur nos mœurs et sur notre caractère, que je ne m’étonne point que vous nous détestiez.

— Voici pourquoi je déteste les Chinois, répliqua Davenel en s’animant. C’est un peuple rachitique, sans force et sans beauté, qui n’a de grand que son égoïsme. Ni ses arts ni sa morale n’ont eu la puissance de le sortir d’une triste phase de l’humanité qui n’aboutit à rien, le patriarcat. Confucius, dont vous me vantez la supériorité, autorise lui-même cette rage du trafic qui a de tout temps dégradé l’esprit chinois.

— Comment donc ? s’écria Pé-Kang.

Davenel repartit :

— Le Lun-Yu dit : « L’homme supérieur ne doit mépriser aucun métier honnête, si ce métier lui procure des richesses. » Les Chinois ont oublié le mot honnête. Qu’est-ce que cela ? Heureux le moraliste qu’on dénature si peu ! il n’a vraiment aucun droit de se plaindre.

— Parlez-nous des commerçants français ! dit Lefranc. En voilà qui n’ont point oublié le mot honnête ! Si j’en crois Fourier, ils en apprendraient aux Chinois eux-mêmes sur les ruses de commerce, sur les trois mesures, et sur l’organisation du vol patenté !

— Nous marchons, nous autres, vers une prompte rénovation, reprit Davenel, et nous subissons les désordres qu’amène la formation de tout organisme nouveau, tandis que les Chinois périssent misérablement et sans espoir de se régénérer.

— Je m’étonne, Lefranc, ajouta Davenel, que vous qui soutenez tout au moins l’égalité des sexes, vous ayez le courage d’établir une comparaison entre le peuple le plus chevaleresque de la terre et celui qui a eu la bassesse d’imprimer sur le corps de la femme la marque de son esclavage.

Je ne puis, moi, songer sans souffrir à la femme chinoise, que Dieu a créée belle et gracieuse comme nos femmes, et qui traîne lourdement ses pauvres pieds mutilés. Je rêve pour elle des vengeances sans fin, que justifieront quatre mille siècles de tortures. Les temps vont venir des représailles féminines, et elles seront terribles. Nous irons apprendre aux vierges chinoises qu’elles sont supérieures à tous les magots de chair et de porcelaine ; qu’elles sont libres d’échapper à leur autorité féroce ; libres d’accourir dans les bras de leurs libérateurs, qui seront des esclaves soumis. Combien de temps faudra-t-il à l’Europe pour absorber la Chine ? un demi-siècle, grâce à la femme chinoise ; — et la race jaune disparaîtra !

Si je m’expliquais davantage, vous Lefranc, et vous Didier, et vous-même monsieur, si vous êtes intelligent, ajouta-t-il en s’adressant au mandarin, vous tomberiez tous d’accord avec moi, à moins que vous ne soyez de l’avis de Michelet et de Jean-Paul.

— Lors même que nous serions destinés à absorber les Chinois, ainsi que vous le dites, Davenel, repartit Lefranc, je ne vois pas pourquoi nous les trouverions plus méprisables que tel ou tel peuple mort avant eux. Le progrès les a visités comme d’autres, et ils se sont trouvés à leur jour sur le chemin tracé par Dieu. Le monde marche, mais c’est par une suite d’évolutions dont chaque membre du corps humain a sa part. Un peuple en mourant lègue à celui qui naît ses richesses industrielles, ses forces physiques, ses vérités morales, avec charge d’en user au profit du progrès. Il ne faut pas que, ayant palpé l’héritage, nous nous croyions dispensés de toute reconnaissance envers les testateurs. L’amour attire les affinités de progrès d’un pôle à l’autre, la répulsion les éloigne éternellement. Soyons justes envers les Chinois, et, plutôt que de les maudire, demandons leur adhésion et leur concours à l’œuvre du perfectionnement universel. Disons qu’ils n’ont pas plus que les civilisés en masse, et que les civilisés n’ont pas plus qu’eux la saine notion de l’humaine justice ; mais ajoutons que les meilleurs d’entre eux et d’entre nous agissent dans le sens de cette justice et de la perfection.

— Bravo ! s’écria Didier.

— Qu’est-ce que la justice ? Un mot qu’il s’agirait de définir encore, répliqua Davenel, de la matière à métaphysique !

— Quand même ce ne serait qu’un mot, poursuivit Lefranc, ne contient-il pas les plus grandes aspirations du cœur humain ? N’est-ce pas au nom de cette justice, Davenel, que vous vous êtes fait l’apôtre des droits de la femme ?

— Oui, répondit l’auteur de la formule du Gerfaut, mais moi j’ai défini ma justice, tandis que tous les métaphysiciens de ce temps-ci se plaisent à en faire des créations sans queue ni tête. Puisque la justice, dites-vous, est une aspiration du cœur humain, chacun doit l’entendre à sa manière. Ce n’est pas plus que le cœur humain une chose invariable et absolue, et j’entends, lorsqu’on en parle, qu’on en détermine les rapports.

Mais en voilà bien assez pour aujourd’hui. Discutez à votre aise, mes très-chers, je vous quitte. À demain, mon bon Lefranc. Bonsoir, Didier.

Et, se levant, Davenel prit son chapeau, adressa de côté et d’autre quelques paroles d’adieu, et sortit.

Après son départ, Lefranc dit au jeune Chinois :

— Connaissez-vous les livres de Davenel ?

— Non, monsieur, mais j’ai appris qu’il voulait faire de la femme l’arc-en-ciel aux sept couleurs qui dira dans l’avenir la réconciliation de l’homme avec l’univers.

— Davenel, ajouta Didier, est le plus gracieux esprit que je connaisse, un esprit français, je devrais dire gaulois. Il a chanté le vin mieux que Béranger ; il aime la chasse comme l’aimaient nos pères ; il jase dans les plaines avec l’herbe des chemins, redit les murmures des feuilles et les causeries du vent. Les fleurs, au bord des ruisseaux, l’aident à deviner les doux motifs de leur coquetterie ; les oiseaux et les bêtes le fatiguent de leurs confidences. Tout ce qui possède une parcelle d’existence lui répète les secrets de son activité. Lorsque les ruisseaux sont gelés, et les fleurs desséchées au bord des rives ; quand l’herbe est morte dans la plaine, que les feuilles jaunies se dispersent et que le vent siffle avec menace, Davenel, comme les bardes gaulois, prend sa lyre et nous raconte ce que les fleurs et les bêtes lui ont confié. Mais, par-dessus toutes choses, il glorifie la femme, la blonde Velléda, à la bouche inspirée, au regard fascinateur, dont le voile sacré servait de drapeau à nos ancêtres.

Il y a des gens qui ne peuvent croire qu’autant de poésie ait pu germer au milieu des vulgarités de notre réalisme, et qui font de Davenel un contemporain de Linné. Lorsque Michelet est venu, dans son Insecte et dans son Oiseau, répandre les idées de Davenel, il a eu des succès immenses ! Mais combien je préfère l’œuvre de notre ami…

— Ce cher Didier, ajouta joyeusement Lefranc, quel enthousiasme ! Croirait-on entendre un matérialiste ?

— À propos de matérialisme, répliqua vivement le philosophe, parlons de votre dernière discussion au sujet d’un mort illustre ; je vous cherchais justement pour vous communiquer mes idées à cet égard. Je commence par dire que je vous approuve ; mais permettez-moi de prendre les choses d’un peu haut.

— Je vous écoute, mon ami.

Didier poursuivit :

— Les croyances disparaissent ; la science, d’ailleurs, ne les autorise plus. La jeune génération s’en inquiète à peine, et j’affirme qu’elle ne souffrira pas de son scepticisme. Seulement je crois, puisqu’on rejette toute morale divine, qu’il est temps de s’inquiéter d’une morale humaine. Bien des gens pratiquaient le bien dans la crainte d’une punition future. Je voudrais inspirer à ces gens la même crainte ou quelque crainte analogue, par exemple, la peur de voir les faiblesses de leur vie publiquement révélées aussitôt après leur mort ; et voici comment je procéderais.

Tout ami serait par moi autorisé à faire l’éloge de son ami mort, devant un conseil de famille, sur la tombe ou dans les journaux. En même temps, les ennemis qui croiraient la conduite du mort répréhensible en quelque point seraient pareillement autorisés à formuler leurs accusations, sauf à en fournir la preuve. Alors, des censeurs, chargés de résumer l’opinion générale, ajouteraient sur les déclarations municipales un mot qui deviendrait le jugement dernier, porté par la masse au lieu d’être porté par Dieu !

Le mouvement qui se fait dans le sens de mes idées vous a poussé, à votre insu, mon cher Lefranc, à prendre il y a quelques jours le rôle d’accusateur. Vous seul peut-être pouviez le prendre. Votre hardiesse ne devait porter préjudice qu’à vous-même, et vous en avez bravement accepté toutes les conséquences. On a défendu celui que vous attaquiez, rien de plus logique. Enfin, quelqu’un est venu résumer sans passion l’attaque et la défense, et forcer le public à porter un jugement éclairé.

Depuis, l’Allemagne a osé toucher à son tour à un homme dont le génie avait jeté un éclat incomparable. Le signal est donné. Il y a de par le monde une réaction énergique en faveur de l’honnêteté. Qu’importent certaines exagérations !

Mais voyez-vous, Lefranc, quels enseignements ressortent de faits nouveaux ?

Le monde va se régénérer. Des gouvernements vicieux seront détruits par des conquérants honnêtes. On ne verra point de luttes acharnées, point de bouleversements ; à peine les générations futures entendront-elles quelques protestations au nom d’un droit qu’un droit plus humain écrasera. Heureux les jeunes cœurs qui ne font que bégayer encore les mots de progrès, de justice et de liberté ! l’avenir leur réserve d’immenses joies. L’aurore du siècle prochain éclairera de grandes conquêtes, et son crépuscule voilera bien des ruines. La religion du bien pour le bien aura fait tout cela.

— Votre matérialisme me déplaît, dit Lefranc ; mais, comme vous, je crois que le monde marche, et je défie qu’on m’enrôle parmi les larmoyeurs. Malgré les moqueries de Davenel sur les grands mots, malgré vos négations, Didier, je sais que nous nous entendons tous et que nous nous dirigeons vers le même but.

De plus, j’affirme avec vous, s’il le faut, que certaines questions, qui ne doivent être qu’individuelles, ont été revêtues d’un trop grand caractère de généralité ; qu’elles entravent l’évolution des choses, et qu’elles seront pendant longtemps encore ou niées ou éliminées.


XIV

CECI ET CELA


Pé-Kang était chaque jour assailli par une foule d’idées nouvelles qu’il avait un mal extrême à classer ; elles lui arrivaient de toutes parts, revêtues de formes définitives. Le mandarin, qui n’avait pu assister à leur lente formation, les acceptait forcément sur la foi d’appréciations étrangères. Il sentait que pour remonter aux sources des vérités nouvelles, il lui faudrait provoquer des explications d’une banalité ridicule.

Que de fois, l’esprit alourdi, tendu, le cœur serré, Pé-Kang se laissa gagner par des découragements sans limites ! il était venu en France pour se renseigner sur les progrès scientifiques, et la base de toute connaissance positive lui échappait. Une méthode traditionnelle manquait au jeune Chinois, et, soit qu’il voulût conclure, soit qu’il voulût tirer argument d’un fait quelconque, il se voyait forcé de recourir aux lumières de ses amis.

Ses négations philosophiques amenaient, hors du cercle de Didier, d’éternelles discussions. Interpellé, pressé de répondre, il perdait son calme et se laissait démonter à tous propos. Pouvait-il répondre : J’arrive à telle certitude par les expériences de Didier ! Mes affirmations reposent sur les faits enregistrés par Didier !

On comprend l’effet qu’auraient produit de tels discours.

D’autre part, si le petit-fils de Koung-Tseu invoquait les autorités chinoises, ses théories disparaissaient sous une pluie de finesses railleuses, et la discussion dégénérait d’une façon absurde.

Pé-Kang avait encore un autre sujet de tristesse. Le spiritiste Durand ne lui pardonnerait pas son scepticisme moqueur à l’égard de ses doctrines, et il avait organisé contre lui un système de persiflage qui finit par rendre le mandarin très-malheureux.

Il y avait dans le monde une femme que Pé-Kang aimait à rencontrer. Elle était la seule, jeune et jolie, avec laquelle il se plût à causer d’une façon suivie.

Quoique très-instruite, elle savait être simple ; elle avait un caractère d’une grande douceur, et tenait en haute estime tout ce qui se rapportait au sentiment ; elle parlait des besoins du cœur avec tant de charme, que les plus indifférents se sentaient désireux de provoquer ses sympathies.

Pé-Kang subissait-il près de cette femme gracieuse et intéressante l’attrait particulier de l’amour ? C’est ce qu’on ne put découvrir.

— Madame, lui demanda-t-il un soir, on m’a dit qu’en France les femmes des classes supérieures s’attachaient de préférence aux étrangers, croyez-vous que cela soit vrai ?

— Non ; je crois qu’en France notamment, il faut se garder d’établir des règles générales en amour.

Durand, qui se trouvait dans le salon, vint saluer les deux causeurs, et prit part à la conversation.

— Madame, répondit-il à la jeune femme qui lui demandait son avis, le peuple français étant le peuple initiateur par excellence, la femme française doit éprouver un grand bonheur à dévoiler dans l’amour des horizons nouveaux ; si elle aime le progrès, ajouta malignement le spiritiste, elle choisira de préférence son amant parmi les barbares.

— Est-ce un esprit qui vous inspire ? dit le mandarin, d’un ton légèrement railleur.

Le spiritiste repartit sur le même ton :

— J’ai vu des femmes aimer d’un amour immense des Anglais, des Russes, des Arabes, des Turcs, je n’en ai point encore vu aimer des Chinois. Et vous, madame, ajouta-t-il en s’adressant à la jeune femme, avez-vous vu, parmi vos connaissances, quelque Française éprise d’un Chinois ?

— Non, répondit la jeune femme en riant, jamais ! — Puis, comprenant la dureté de ce mot que Pé-Kang venait de recevoir en pleine poitrine, et qui l’avait fait pâlir et chanceler, elle ajouta, mais trop tard : — Rien ne saurait cependant empêcher une Française d’aimer un Chinois, si le Chinois est aimable.

Pé-Kang s’inclina froidement, s’éloigna et ne revint plus.

La jeune femme, ayant prié un ami commun de s’informer du motif de cette brusque retraite, le jeune Chinois lui écrivit :

« La belle Tsi-Tseu était bienfaisante, et elle se croyait bonne. Le roi de Lou entendit parler de sa bonté, et il en devint amoureux. Mais, avant le mariage, il voulut qu’elle subit une épreuve. Il organisa une fête, et, au milieu des réjouissances, il fit mourir un homme d’une façon burlesque. La belle Tsi-Tseu ne put réprimer un sourire. En vain, plus tard, ses larmes coulèrent ; la passion du roi de Lou s’était envolée vers les pures régions où elle avait pris naissance.

« Est-elle vraiment bonne la femme sur les lèvres de laquelle un sourire peut glisser à la vue d’une souffrance repoussante ou ridicule ? »

. . . . . . . . . . . . . . .


Le mandarin continuait ses études ; il recueillait chaque jour quelques grains de science, et cependant il ne se sentait point satisfait.

Un étranger, se disait-il, ne peut prétendre à l’héritage d’une famille dans laquelle il s’introduit brusquement. Pourquoi voudrais-je acquérir du soir au matin les connaissances qui appartiennent aux savants français, et avec lesquelles on les a familiarisés dès leur plus tendre jeunesse ?

Pé-Kang possédait a un degré supérieur la faculté d’assimilation, la seule qui distingue encore ses compatriotes. Didier, joyeux de voir la facilité prodigieuse avec laquelle le mandarin absorbait ses enseignements, se plaisait à l’instruire ; il profitait habilement des connaissances du jeune homme, simplifiait à son usage les théories générales, lui faisait part de ses observations particulières, et l’initiait à ses découvertes.

Pé-Kang, sur les conseils de son ami, faisait collection de tous les manuels pouvant servir plus tard à son instruction première, qu’il comptait recommencer. Il se proposait, en outre, de soumettre ces manuels au mandarin directeur des collèges chinois.

Les études, en Chine, sont organisées avec un soin extrême ; elles se divisent en grandes et en petites. L’instruction étant obligatoire, les classes sont toujours largement pourvues d’élèves. Mais quoiqu’on pratique sur une grande échelle le système d’émulation, le résultat des études est mesquin. « On ne s’inquiète que de la lettre morte, disait Pé-Kang ; chez nous, on dédaigne les sciences vivantes, et en général tout ce qui pourrait autoriser la jeunesse à chercher autre chose que ce que nos gouvernants trouvent parfait. »

Le fils de Koung-Tseu avait résolu d’obtenir à sa rentrée en Chine l’autorisation de fonder une école d’enseignement. Il voulait qu’une fois leurs études terminées, des jeunes gens, choisis parmi les plus intelligents, fussent envoyés en France, et revinssent au bout de quelques années avec le titre de professeur.

Il confia tout d’abord ce projet à son ami le Chinois qui composait un dictionnaire. Encouragé par lui, il communiqua ses intentions au directeur des écoles publiques de Péking, ajoutant qu’il entendait supporter tous les frais de cette fondation.

Le directeur des écoles publiques lui répondit :

« Si les rapports entre la France et la Chine continuent de s’aigrir, l’empereur refusera de laisser des sujets chinois à la garde de ses « ennemis, tandis qu’au contraire si les hostilités cessent, nul ne s’opposera au dessein que forme un petit-fils de Koung-Tseu, et qui a pour but la glorification du Céleste Empire. »

Quelques bonnes âmes voulurent initier Pé-Kang aux passions de la politique. On le trouva dédaigneux. Là, mieux qu’ailleurs, il sut tirer parti de son ignorance des traditions, pour se soustraire au danger de l’enrôlement.

À Paris, on ne peut voir de sang-froid un homme chercher sa voie ou son chemin. Dans aucun pays, le désir de venir en aide aux chercheurs n’est plus réel, et on le retrouve partout. Il n’est si petite école qui ne pratique l’accaparement avec zèle.

Pé-Kang, lorsqu’on lui parlait de politique, s’étonnait de nous voir désirer autre chose qu’un gouvernement absolu et centralisateur.

« — Les peuples n’ont jamais rien gagné, répondait-il, à éparpiller leurs principes d’autorité.

« Vous avez fait, comme nous, justice du droit divin, et vous n’acceptez l’hérédité que sur bonne et valable preuve de capacité. Que faut-il de plus ?

« Confucius dit : « Lorsque la voix du ciel, c’est-à-dire la voix du peuple, applaudit au choix fait par les lettrés et les hommes vertueux de l’empire, les gouvernants deviennent sacrés aux yeux de tous. »

« Le gouvernement de France me paraît semblable à celui de Chine ; basé sur le système de la centralisation, il est le bras qui distribue l’ordre et le mouvement. Je trouve la France aussi bien gouvernée que la Chine, et d’après les mêmes principes. Je ne la vois point tiraillée par des factions qui détruiraient sa tranquillité à l’intérieur et son influence au dehors. Plus d’oiseuses discussions dans les lieux publics, de celles qui amènent la diversité des opinions, l’incertitude, partant le trouble et les crises sociales. Les individus rejetés dans le cercle des activités industrielles et scientifiques agissent dans un but de bien-être général, moins étendu à coup sûr, mais plus immédiat et plus certain.

« Un centre intelligent, ajoutait le mandarin, acquiert, par la concentration, des puissances multiples, et distribue ses énergies sur les provinces. Le rayonnement est infini. Un groupe supérieur à la masse entraîne d’un mot celle-ci dans la voie du progrès.

« Je n’emporterai de France, continuait le petit-fils de Koung-Tséu, aucune vérité morale, car la feuille de bambou les contenait toutes ; ni une vérité politique, car la France gouvernementale ressemble à la Chine, et le fils du ciel ne diffère de l’empereur des Français, qu’en raison de la diversité des caractères du peuple que chacun d’eux gouverne. Mais je rapporterai des vérités scientifiques qui ouvriront à nos savants le champ des découvertes. Les secrets de l’industrie française, auxquels je suis quelque peu initié, en multipliant le bien-être matériel de notre peuple, le forceront d’entrevoir des jouissances inconnues, de former des désirs nouveaux, et bientôt de marcher à la rencontre de ce qui constitue le progrès.

« Pourquoi m’inquiéterais-je de politique ? répétait de nouveau le mandarin ; je suis étranger, je juge un pays par le gouvernement qu’il a proclamé ou qu’il subit, et je conclus alors de façon ou d’autre… Prendre part a ses passions politiques serait folie, et je m’en dispense.

« Je suis d’ailleurs de l’avis des hommes politiques de la Chine en matière de gouvernement ; ils disent : « Quand un peuple a perdu ses vertus, ou qu’il est absorbé par ses intérêts matériels, ou qu’il a besoin de repos, il choisit de lui même le gouvernement qui sait le mieux châtier la masse et protéger les individus ; qui le garde avec une sévérité plus jalouse des entraînements révolutionnaires ; qui bannit avec le plus de rigueur les utopistes dont les prédications tendraient à faire sortir le peuple de sa chère immobilité ! »

« Voilà les conclusions de tous les Chinois en matières politiques, » disait le mandarin.


XV

LA GYMNASTIQUE ET LES SIX LIU


Pé-Kang comptait, parmi ses connaissances, le bienveillant général C…, qui, sachant le jeune Chinois avide de nouveautés, lui offrit d’assister à une séance de gymnastique et de musique ayant lieu dans une redoute près de Vincennes.

Rendez-vous fut pris au chemin de fer de la Bastille. Au jour convenu, le mandarin y trouva le général C…, et bientôt tous deux, assis en face l’un de l’autre, considéraient par la portière d’un wagon le paysage qui se déroulait à leurs regards.

Pé-Kang vit passer Mazas, et, à l’aspect de cette sombre prison, qui dit tant de désespoirs secrets, il ne put réprimer quelques mouvements de pitié.

— Pauvres gens, dit-il, forcés de souffrir en silence, et victimes pour la plupart des passions ou des nécessités sociales !

Le train descendit les voyageurs à une assez grande distance du lieu de leur destination. Quoique le temps fût incertain, le général C… et Pé-Kang prirent bravement a pied le chemin de la redoute.

L’époque de la moisson approchait, et le jeune Chinois jetait sur la plaine des regards étonnés.

— Général, demanda-t-il, l’agriculture est elle honorée en France ?

— Certes, répondit celui-ci, et il m’est facile de vous en convaincre. En face de vous se trouve une ferme aux produits de laquelle notre empereur ne dédaigne pas de s’intéresser ; il en surveille les plantations, se préoccupe des récoltes, et…

— En Chine, dit à son tour le mandarin, s’inquiétant peu d’une interruption, l’empereur descend de son trône chaque année, et conduisant lui-même les bœufs, il trace quelques sillons dans le champ de l’assistance d’une bourgade choisie.

— Qu’est-ce que ce champ de l’assistance ?

— L’État donne aux bourgades des champs que les laboureurs cultivent tour à tour, et dont les produits servent à payer l’impôt. Lorsque la récolte dépasse le prix des redevances, le surplus est distribué aux pauvres.

Sitôt que les soldats placés en dehors du petit fort eurent aperçu le général, ils l’accueillirent par une joyeuse fanfare ; quelques officiers vinrent à sa rencontre, les sentinelles lui présentèrent les armes, le commandant donna l’ordre de baisser le pont-levis, et le général, avec son escorte, pénétra dans la redoute.

Pé-Kang, lorsqu’il fut dans la cour, regarda curieusement autour de lui. L’horizon était fermé de tous côtés par des buttes recouvertes de gazon ; au milieu de la cour se trouvaient des cordages étrangement suspendus, des barrières, des pans de mur troués par les boulets. Une poudrière, et un vaste bâtiment qui servait de salle de gymnastique les jours de mauvais temps, formaient les deux extrémités de la cour et servaient d’ailes au corps d’habitation.

Sur un signe du maître, les tambours battirent l’appel, et, quelques minutes après, soixante jeunes soldats, vêtus de toile blanche, se précipitaient vers le gymnase couvert.

— Suivez-moi, dit le général au jeune Chinois, qui s’empressa d’obéir.

Dans la salle des exercices, les soixante hommes, rangés en ligne de bataille, exécutèrent avec un ensemble surprenant des mouvements très-divers.

Au moment où le mandarin s’approchait du général pour lui témoigner son admiration, celui-ci fit un signe d’intelligence au capitaine de gymnastique. On entendit un bruit sourd ; Pé-Kang se retourna brusquement ; une singulière surprise l’attendait : jugez de son ébahissement, les soixante soldats avaient disparu.

Le mandarin chercha à droite, à gauche, et ne vit rien ; le général riait de tout son cœur.

— Que sont-ils devenus ? dit Pé-Kang.

Le capitaine de gymnastique leva un doigt au plafond, et là, assis ou à cheval sur les poutres, suspendus par les pieds, par les mains ou par la taille, se tenaient les élèves du capitaine. Le jeune Chinois s’inquiétait de les voir descendre. Un coup de sifflet les ramena, sans qu’on sût comment, à leur place.

Bientôt on leur ordonna de quitter la salle, et ils se répandirent par groupes dans la cour. Ce qui fut fait de tours d’adresse et de force, de sauts périlleux, de balancements impossibles, d’ascensions extravagantes, de descentes incroyables, par tous ces hommes, serait difficile à redire.

La diversité des tailles, des gestes et de la physionomie des élèves, donnait à ces exercices une grande originalité. Le mandarin ne se lassait point d’applaudir.

— Les hommes que vous voyez, lui disait le général, sont formés en six mois.

— C’est à n’y pas croire.

— Je n’exagère rien pourtant. Ils nous arrivent des régiments en garnison dans nos provinces, et nous ne les choisissons pas ; ce sont des hommes de bonne volonté qui désirent s’instruire. Nous exigeons seulement qu’ils soient gradés, afin de pouvoir, à leur retour, devenir sous-officiers-instructeurs.

— Quoi ! l’homme acquiert en six mois cette légèreté qui le rend supérieur aux animaux les plus souples ? c’est vraiment extraordinaire. Quel obstacle pourrait arrêter ces braves ? disait le jeune Chinois. Ils escaladent les murs, franchissent les barrières, et…

— Et, s’empressa d’ajouter le général C…, ils s’entr’aident avec un amour et une confiance qui développeront infailliblement en eux le sentiment de solidarité, la plus grande vertu du soldat.

On passa bientôt à des exercices d’armes. Ce furent de nouvelles exclamations ! Une crosse de fusil, un sabre, un bâton, tout servait également aux élèves de gymnastique pour vaincre leurs adversaires.

À ce spectacle, les pensées du jeune Chinois prirent un tour lugubre.

— Combien de temps faudrait-il pour instruire l’armée française tout entière comme ces quelques hommes ? demanda-t-il au général.

— Au plus deux ans, si nous étions secondés. Mais nous rencontrons dans l’administration militaire une grande apathie ou des entraves malveillantes. Chaque fois que nous essayons d’introduire une nouveauté, on nous suscite mille ennuis ; car les réformes suivent d’ordinaire les nouveautés, et dans nos administrations les chefs aiment généralement à penser que tout est pour le mieux. J’espère cependant que les résultats obtenus ici finiront par s’imposer à tous ceux qui ont pour but, comme moi, la glorification de l’armée. Alors, nos forces seront supérieures a toutes les forces du monde.

Un régiment composé d’hommes comme ceux que nous formons par la gymnastique, c’est la tempête, c’est le tourbillon, c’est le torrent, c’est l’avalanche ! Soutenez donc, en rase campagne, le choc de pareils soldats armés de baïonnettes ! je vous en défie. Quant à votre artillerie, placez la si haut que vous voudrez ! avant que vous n’ayez tiré un premier coup de canon, ils parviendront à s’en emparer. Opposez-leur donc une muraille, fût-ce celle de la Chine ! ils l’escaladeront d’un élan.

— C’est vrai, dit tristement le mandarin.

— Ajoutez au caractère guerrier de notre peuple une éducation militaire comme celle que je rêve, et vous aurez une puissance à laquelle rien ne résistera. Écrivez, cher monsieur, a vos amis de Chine qu’ils gagneront quelque chose à être de bonne composition avec nous !… Mais venez, venez, ajouta le général, je vous ménage encore des étonnements.

Et passant le bras du jeune Chinois sous le sien, il le conduisit vers une vaste pièce tapissée de feuillage et décorée de trophées d’armes.

Les élèves de gymnastique, revêtus de leurs costumes militaires, vinrent se ranger autour des bancs placés en face de l’estrade du général.

Celui-ci, après avoir indiqué de la main des sièges aux personnes qui l’accompagnaient, s’assit et dit qu’on pouvait commencer les exercices de chant.

Aussitôt les voûtes de la salle résonnèrent au bruit de soixante voix fortes et limpides, qui chantèrent le dévouement et la bravoure du soldat, la faiblesse de l’ennemi, l’ardeur de la lutte, et l’amour de la patrie.

Pé-Kang écoutait avec recueillement. Comme tous les Chinois il aimait la musique d’ensemble. Nos opéras le séduisaient médiocrement, parce que, disait-il, les chœurs y étaient sacrifiés. La voix humaine isolée, si puissante qu’elle fût, paraissait toujours grêle et mesquine au fils de Koug-Tseu, et détruisait en lui ce sentiment religieux que tout homme, s’il n’est point barbare, doit éprouver pour la musique.

Après les chœurs vint la distribution des prix.

Lorsque cette distribution fut terminée, on dressa derrière Pé-Kang et en face des chanteurs un grand tableau sur lequel des chiffres étaient écrits. Les chanteurs convertirent ces chiffres en notes sans la moindre hésitation. Une baguette, qui parut enchantée au mandarin, désignait les chiffres aux regards des élèves.

— Sauriez-vous traduire un air chinois en notes françaises ? demanda le général à Pé-Kang.

— Je le sais, répondit Pé-Kang. Et si vous m’affirmez que je ne serai point répréhensible, je vais composer cet air.

— Qu’entendez-vous par ces mots ? dit le général.

— J’ignore si mon titre de mandarin me protégerait auprès de votre chef de musique.

— Veuillez vous expliquer davantage.

— En Chine, la musique, comme en France probablement, est chose religieuse et sacrée. Le chef de musique est donc en droit d’interdire à tous, excepté aux mandarins, la connaissance des six liu ou règles de la musique qui rectifient les cinq sons. La musique étant une vertu ne doit point devenir une faiblesse, et s’il était permis à tous de composer des odes, les peuples pourraient être entraînés par des compositions voluptueuses et énervantes a la paresse et a la luxure.

À côté du général se trouvaient placées trois personnes que les paroles de Pé-Kang paraissaient intéresser extrêmement ; le général se retournait vers elles à tout propos, et chaque réponse du mandarin amenait sur leurs lèvres quelque sourire.

Pé-Kang, impatienté de ces jeux de physionomie, se tut, et il écrivit un air qu’il donna au général.

Celui-ci le passa à une femme vêtue de noir, qui le lut avec attention, et le remit à un homme qui en chuchota avec un autre. Enfin on rendit l’air au général, et le capitaine de musique l’inscrivit en chiffres sur le tableau.

Les élèves chantèrent le morceau à première vue.

— Vous avez donc appris à ces hommes le secret des six liu ou règles de musique qui rectifient les cinq sons ? demanda Pé-Kang au général.

— Sans doute ; grâce au système perfectionné par ces messieurs et cette dame, ajouta le général en désignant les trois personnes qui se trouvaient placées près de lui, nous avons appris la musique, ou les règles de la musique, comme vous voudrez, en moins de six mois à soixante élèves. N’est-ce pas merveilleux ?

— Qu’importe le temps que vous y avez mis ! répliqua vivement le mandarin. Mais je voudrais savoir si cette dame et ces messieurs ont été autorisés par le chef de musique à trahir le secret des six liu qui rectifient les cinq sons.

— Nous ne sommes point autorisés, monsieur, répondit en souriant la personne vêtue de noir.

— Et ce manque d’autorisation ne nous empêche pas d’applaudir chaque jour aux résultats prodigieux qu’on obtient par la méthode Chevé, repartit le général.

— Mais enfin, dit tristement le jeune Chinois, vous ne savez donc rien respecter en France ? Vous vous croyez donc le droit de détruire ce qu’il y a de plus sacré ? Et vos mandarins laissent faire, et votre chef de musique ne proteste pas !

— Les mandarins ont protesté, dit en riant l’un des voisins du général.

— Et puis ?

— Voilà tout.

— Dans le Céleste Empire, ajouta Pé-Kang avec une émotion mal dissimulée, nos mandarins et notre chef de musique sont admis à décréter la peine de mort contre tous ceux qui ont l’audace de dévoiler au peuple le secret des six liu qui rectifient les cinq sons !


XVI

EN BARQUE


Chaque fois que le peintre Martial rencontrait Pé-Kang, il l’abordait avec cette phrase :

— Vous savez que notre promenade est définitivement remise à dimanche prochain !

Or, comme jamais le peintre Martial, canotier illustre, ne se trouvait à Paris le dimanche, il pouvait, depuis trois mois, recommencer chaque semaine cette plaisanterie.

Voici, du reste, ce qui y avait donné lieu :

Ernest Lefranc et Didier, sur l’invitation de Martial leur ami commun, résolurent d’organiser bourgeoisement une partie de campagne. On devait s’embarquer sur le canot de Martial à la recherche d’une rive solitaire. Le mandarin se tenait prêt tous les dimanches, mais chaque samedi il recevait infailliblement un billet de Lefranc ou de Didier, ainsi conçu :

« Cher mandarin, des occupations sérieuses, — ou des engagements antérieurs, — m’obligent à remettre notre partie à dimanche prochain.

« Je suis désolé, etc. »

Cependant, le dernier dimanche d’août, Martial obtint qu’on fît faillite aux engagements antérieurs et aux occupations sérieuses, et gaiement on s’embarqua dans son canot, par un beau soleil, à deux heures de l’après-midi.

Chacun devait ramer tour à tour ; Didier seul se montra inhabile. Lefranc, né sur les bords de la mer, maniait les avirons comme un vieux pêcheur. Martial, en sa qualité d’illustre canotier, filait à l’heure d’innombrables quantités de nœuds. Quant au jeune Chinois, il savait faire glisser sur l’eau une légère embarcation.

Pé-Kang n’avait vu la Seine que sous les ponts. Il rêvait un fleuve ! Par respect pour l’enthousiasme de Martial, il n’osa manifester son désappointement. Mais les saules aux branches grêles, qui penchent sur les bords de la Seine leur chevelure jaunie, ne purent lui faire oublier les hauts bambous et la luxuriante végétation des rives du Yang-tse-Kiang !

Le peintre abusait de la réserve du mandarin. Il le forçait, à tout instant, de regarder telle vallée, tel horizon, un coin du ciel, quelques arbres, de l’herbe, une fleur.

La conversation finit par s’établir entre Martial et Pé-Kang sur la peinture du paysage. De leur côté les deux philosophes, couchés au fond de la barque, s’entretenaient des choses du jour.

— Nous affirmions l’autre soir, mon ami, disait Lefranc, qu’une grande réaction s’annonçait en faveur de l’honnêteté : de récents événements nous donnent, hélas ! un démenti sanglant. Je crains que les natures crédules, amoureuses du perfectionnement, ne soient bernées longtemps encore. Ici, tout les autorise à l’espérance ; là, quelque insolent défi jeté à la morale et applaudi de la masse, les rejette dans le triste champ du doute. Pourtant la vertu n’est pas un mot, et je ne veux point me laisser aller à des découragements stériles.

— Je vous attendais là, cher Lefranc, répliqua Didier. Demandez au mandarin si Confucius ne dit pas « qu’un homme vertueux peut transformer des empires ! »

— Cette phrase est écrite dans les commentaires du Ta-Hio, répondit Pé-Kang, et elle a sauvé bien des sages de la désolation.

— Les temps sont parfois difficiles, repartit Lefranc, non sans amertume, et…

Martial se leva tout droit dans la barque, au risque de la faire chavirer.

— Je ne vous ai point, dit-il, prêté ma nacelle pour qu’il en soit fait une chaire de philosophie. Ne voyez-vous pas qu’elle vient d’être peinte à neuf ? D’après ceci vous pouvez conclure qu’il me serait pénible de la voir couler à fond. D’autre part, comme toutes les discussions philosophiques dégénèrent en disputes, et que j’ai vu de mes propres yeux nombre de philosophes se démener comme des polichinelles, j’interdis, de par mon autorité de propriétaire, toute exposition d’idées philosophiques, politiques, sociales, morales et fatales à mon bateau !

Didier et Lefranc protestèrent d’une façon plaisante.

— Je suis inflexible, répondit Martial.

— Assieds-toi, nous nous rendons, reprit Lefranc ; la richesse t’a corrompu.

— Comment cela ?

— Je m’explique ! — Et Lefranc ajouta d’un ton goguenard : — Autrefois, messieurs, j’avais pour ami un garçon aimable, dévoué, toujours prêt à verser son escarcelle vide dans la main de ses camarades ; il s’appelait Martial. Son nom disait son caractère : il était brave, enthousiaste et sans cesse disposé à pourfendre l’injustice. Il possédait un beau talent sympathique a tous. Depuis que les vents propices lui ont apporté un canot, il dédaigne son art et ne broie des con leurs que pour peinturlurer sa nacelle. Les richesses l’ont corrompu ! Il est devenu insolent, paresseux, mauvais camarade, tyrannique et…

— Assez ! dit le peintre. Voyons, mes bons amis, si nous arrêtions le but de ce petit voyage ? Où voulez-vous que nous descendions ?

— Martial, tu es éducable, répliqua gravement son biographe.

— Silence ! Je propose l’île de Neuilly. J’ai découvert à la pointe, du côté d’Asnières, un vieil arbre fort commode qui pourra nous servir de table et autour duquel nous serons absolument seuls.

— Bravo ! s’écria Didier.

— Ce Martial a encore du bon, dit Lefranc.

Puis s’adressant au jeune Chinois :

— Vous restez pensif, cher mandarin ?

Pé-Kang répondit d’un ton moqueur :

— Je ne suis pas de ces hommes qui serrent les épaules pour sourire aux paroles de leur hôte.

— Allons bon ! répliqua Lefranc, voilà que nous serrons les épaules et que nous sommes des flatteurs.

— Que ma flatterie détruise ta flatterie, ajouta Didier. Cher Martial, ton projet est superbe, mirifique, et je te supplie de l’exécuter au plus tôt, car j’ai les jambes paralysées.

— Abordons immédiatement, je tirerai le canot avec un grelin jusqu’au bout de l’île, dit Martial.

— Oui, oui ! répondirent à la fois Didier et Lefranc.

Pé-Kang lança la barque vers la rive et sauta lestement pour l’amarrer.

Didier avait les jambes et le corps tellement engourdis qu’il fallut l’aider à sortir du bateau.

— l’envie peu la gloire des canotiers, dit-il. Lorsqu’on eut trouvé l’arbre promis, on attaqua les provisions. La joie la plus cordiale présida au goûter, et si quelques réflexions morales glissèrent sur les lèvres des deux philosophes, ce fut au profit de la gaieté générale.

Didier et Lefranc, comme tous ceux que l’étude absorbe dès l’enfance, retrouvaient dans l’intimité mille élans de jeunesse. Sans aucun souci de leur grave caractère, ils se permirent des gamineries dignes de Martial. Pé-Kang lui même, emporté par cette folle expansion, prit des airs de collégien en vacances.

Martial avait apporté un jeu d’échecs pour le mandarin et pour Lefranc ; Didier et lui devaient jouer aux dominos, leur triomphe !

Si quelque Parisien, ami des arts et des lettres, fût passé ce jour-là par l’île de Neuilly, et qu’il eût cherché sur quatre visages, à lui connus, l’imposante sévérité de celui-ci, l’air sombre de celui-là, le crâne dédain de tel autre et la froide réserve du dernier, il eût été bien surpris de ne trouver que l’expression d’une franche et naïve gaieté.

Vers cinq heures l’île était déserte. On s’y promena jusqu’au soir ; puis, quand le moment de partir fut venu, on recommença la collation dans le louable but d’alléger le bateau.

— Embarquons-nous ! dit enfin Martial, le ciel est limpide comme l’eau, et nous allons prendre à la main les étoiles imprudentes qui se mirent dans le fleuve.

Pé-Kaug saisit les rames, et bientôt les rives s’enfuirent loin de la barque avec rapidité.

Martial prit sa guitare et chanta. Le silence et le calme des nuits, qui impressionnent toujours vivement le cœur de l’homme, lui inspirèrent des chants passionnés.

Pé-Kang ramait, et ses mouvements se réglaient sur le rhythme des chants du peintre ; tantôt brusques et rapides, tantôt lents et contenus, ils entraînaient le corps dans le sens de la cadence établie par Martial.

Enfin la voix du chanteur s’affaiblit et les rames se relevèrent ; le canot s’arrêta.

— À moi de ramer, dit le peintre, à vous de chanter. Prenez ma guitare, c’est le seul instrument qui complète le chant sans le dominer.

— Chantez-nous des airs chinois, mon ami, ajouta Didier.

— Nous vous en supplions, dit Lefranc.

Pé-Kang hésitait ; mais ses amis ayant insisté, il céda.

Le mandarin, après avoir préludé par un motif sourd et saccadé, commença ainsi :


Écoutez les voix de la nature !

Voici ce que chante le volcan, et son chant domine celui de la mer :

« Entendez-vous le sifflement précurseur de mes éruptions ? Mon sein a tressailli et gronde ; de sourds mugissements semblables aux lointains orages répètent mes cris à tous les échos.

« La fumée s’échappe de mes flancs, noire et épaisse. Ma cendre brûlante dévaste et incendie tout ce que la main de l’homme élève autour de moi. Voici le feu ! La lave bouillonnante jaillit de mon sein déchiré, portant sur son passage la destruction et la mort…

« Le temps finit par m’éteindre, je suis l’image de la passion ! »


Pé-Kang s’arrêta.

— Encore, toujours ! lui dirent ses amis.

Il continua ainsi :


Écoutez ce que chante la mer ; sa voix domine celle du vent :

« En me berçant, parfois je m’endors ; malheur au pilote trompé par mon calme !

« Je murmure d’abord comme l’enfant qui s’éveille ; puis, reprenant conscience de mon énergie, je me soulève avec violence et je déverse sur les grèves mes lames mugissantes : j’ai honte de m’être endormie !

« Je détruis sans pitié tout ce qui s’oppose à mon envahissement.

« Je jette à la face des rochers, pendant les siècles des siècles, mes flots qui s’imprègnent en eux, les rongent et les minent.

« Ces rochers que la nature avait mis debout, et dont l’élévation contenait pour moi un perpétuel défi, je les roule au fond de mes abîmes.

« Les constructions des hommes sont des hochets que j’agite à mon gré et que je brise en me jouant.

« Nul ne peut me dompter, je suis l’image de l’orgueil ! »


À son tour la mer se tut et le vent chanta.


Écoutez ce que chante le veut ; sa voix domine le chant des oiseaux et ressemble à la voix des animaux féroces :

« Je suis le vent destructeur qui souffle sur la mer.

« Je me cache dans les voiles et je sais aider le navire à glisser sur les vagues inégales.

« Je disperse les feuilles jaunies et je balaie avec violence les nuages sombres pendant l’hiver.

« Je berce les rêveries ! Dans les longues soirées j’accompagne la voix du conteur.

« Je forme sur terre et sur mer la trombe qui renverse rochers, vaisseaux, moissons, arbres, palais !

« Je chante dans les harpes des ruines poétiques de Rio-Fu.

« Au milieu des grandes forêts je gémis.

« Je soulève doucement les stores d’un palanquin pour laisser voir le front des femmes.

« Je montre à l’improviste-quelque laid visage soigneusement voilé.

« Je suis moqueur !

« Dans les belles nuits d’été parfois je caresse deux gracieuses têtes en même temps.

« Je porte les baisers et beaucoup en porte le vent !

« J’enfle la voile, je féconde la fleur ; j’engloutis le vaisseau, je détache le fruit.

« Si je suis parfois le messager de l’amour, je suis surtout l’image de la force ! »


Les bruits de la ville interrompirent le jeune Chinois, et il cessa de chanter.


XVII

UN ATELIER


Lorsque Pé-Kang sortait de chez Didier, il courait chez Martial. Là, son esprit se reposait. Les discussions philosophiques ne trouvaient aucun écho dans le cœur du peintre, qui d’ordinaire ajoutait au nom des penseurs les plus graves l’épithète de songe-creux.

Martial mit un jour toutes les défaillances des artistes sur le compte d’un malheureux économiste qui s’était aventuré dans son atelier.

— Monsieur, lui dit le peintre, c’est vous qui tuez l’art ! vous, qui prêchez avec trop de succès l’économie à la société. L’État, grâce à vos doctrines, nous abandonne, les acheteurs baissent leurs prix d’achat, et nos marchands élèvent le taux de leurs fournitures : tout ceci, sous le spéciaux prétexte de faire des économies ou d’en amasser. Beau siècle ! qui a vu poindre l’aurore des réductions de statues, des reproductions photographiques et de l’économie sociale !

— Mais vous vous méprenez complètement sur le vrai sens du mot économie, répondit l’économiste.

— Gardez-vous de me l’expliquer ! répliqua Martial avec un geste énergique ; j’ai horreur des mots d’école. Tous les faiseurs de système, et les économistes en particulier, se sont arrangés un petit langage à part qui peut être très commode pour les initiés, mais auquel moi et mes amis, sans être précisément stupides, nous n’entendons absolument rien. Pé-Kang seul ici pourrait y comprendre quelque chose. Je sais bien que les mots qui définissent les idées nouvelles ont pour aïeuls les plus belles racines grecques, mais cela ne me suffit pas, ou plutôt cela m’impatiente. Dénaturer la langue des dieux, et mettre à toute sauce les mots que prononçaient Apelleet Phidias, Sophocle et Euripide, c’est pour moi une profanation.

— Quel enfantillage ! Est-ce que les générations présentes n’ont pas le droit de disposer de l’héritage du passé ?

— Ce qui est beau doit rester beau, et nul n’a le droit de fausser la vérité, de dénaturer le bien ou d’enlaidir la beauté, dit Martial.

— Cher monsieur, répondit l’économiste, savez-vous qui a donné l’idée de la beauté a la Grèce ? Ce sont les économistes, ce sont les philosophes, c’est Aristote, c’est Socrate, c’est Platon.

— Le jour où les philosophes apparurent en Grèce, répondit le peintre, l’art demeura frappé d’impuissance. Les poètes devaient mourir avec les dieux. Lorsque les philosophes parviennent à briser les idoles, la poésie remonte au ciel et l’art avec elle.

— La beauté est relative, elle est dans l’idée, dans l’imagination de l’homme, dit l’économiste. La vraie beauté, c’est la beauté morale, et celle-là, Socrate nous l’a dévoilée.

— Socrate était laid, reprit Martial, et il est resté tel ! Pour moi la beauté est absolue, et je la trouve dans la forme.

— Nous sommes bien loin de la question d’économie.

— Ce sont les philosophes qui ont tué l’art en Grèce, répéta Martial. Socrate, je l’ai dit, était laid. Platon chasse les poètes de sa république, parce que ce sont des parasites. Voilà, il me semble, une question d’économie ! Mais voyez comme le plus grand des philosophes grecs révèle son ignorance. Il n’y a pas d’art possible sans les poètes : ce sont eux qui font les religions et les légendes ; ils précédent les peintres et les sculpteurs ; seuls, ils possèdent le feu sacré ; seuls, ils ont la puissance d’émouvoir les masses avec des fictions. Les poètes ! c’est le sourire de l’humanité, c’est la caste sacrée ; ce sont les grands prêtres de l’art, ce sont les dieux ! Salut, noble légion d’esprits lumineux qui nous transportez, d’un coup d’aile, dans le pays des saintes chimères ! Élevez-vous chaque jour davantage, afin de prouver aux niveleurs et aux égalitaires qu’il y a une supériorité et une aristocratie.

— Bravo ! s’écria l’économiste, voici que vous faites de la réaction. Hélas ! où conduisent les idées fausses ?

— Que voulez-vous dire avec ces phrases et cette singulière conclusion ? demanda Pé-Kang au peintre.

— Il va nous faire l’apologie de l’esclavage ! repartit l’économiste. Les artistes ne comprennent-jamais rien aux choses réelles. Chaque fois qu’un mouvement progressif a été enrayé, chaque fois qu’une impulsion violente a été donnée à un sentiment populaire, chaque fois qu’une révolution a été gâchée, c’est qu’un artiste est venu imposer son inexpérience aux hommes pratiques. Aucun artiste ne veut comprendre la grandeur des élans qui nous entraînent à la conquête des forces du monde. Pas un peintre, pas un sculpteur qui ne voie la société présente à travers un appareil de photographie ou quelque machine à fondre le silex. Mais qu’on y regarde mieux, l’esprit dirige la machine et domine toujours la matière ; je ne le vois emporté par aucun moteur étranger à l’idée.

— Les créateurs sont morts, dit tristement Martial, et nous sommes destinés à reproduire éternellement.

— Que la création artistique s’arrête donc ! repartit l’économiste, jusqu’à ce que l’industrie et la science se soient élevées au niveau de l’art. Nous ne perdrons pas pour cela le sentiment de la beauté ; au contraire, nous le ferons pénétrer au sein des masses. Reproduisons les chefs-d’œuvre existants jusqu’à ce que du sein de la foule des créateurs nouveaux surgissent. Le progrès n’est pas dans l’art aujourd’hui : que les artistes s’inclinent pour se relever demain !

— Monsieur, dit le mandarin, vous touchez du doigt une des grandes plaies de l’humanité, sans y apporter remède. Vous venez de trahir le secret de l’agonie du peuple chinois. C’est l’imitation de nos ancêtres dans l’art et dans les choses intellectuelles qui nous perd. J’ai appris en France que les yeux qui regardent le passé ne voient point l’avenir. Nous avons toujours progressé dans l’industrie et dans le commerce ; partout, excepté dans l’art. Peut-on trouver une nation plus commerçante que la nôtre ? et quelle impulsion donne au commerce son plus grand développement, sinon celle de l’industrie ?

— La question se déplace, répondit Martial, il n’y a jamais eu en Chine d’art proprement dit.

— Cher Martial, répliqua le jeune Chinois, on ne sait rien du Céleste Empire ; mais lorsque, par la guerre ou par l’alliance, on le connaîtra davantage, il ne viendra à l’idée de personne de nier l’art chinois. Toute la gloire en appartient à nos pères, je l’avoue. Nous ne créons plus, et nous en sommes réduits, depuis des siècles, à trouver nos inspirations dans le passé. Cependant l’architecture, la peinture, la sculpture sont encore présentement assez honorés, et il nous reste assez de chefs-d’œuvre des premiers maîtres, pour prouver qu’il y a en un art en Chine et pour éclairer notre jugement artistique. Vos cathédrales ne m’ont point rempli d’étonnement ; vos sculptures et vos peintures ne m’ont représenté que des faits ou des êtres particuliers ; quant à votre goût des antiquités, c’est le goût le plus chinois que je connaisse. C’est depuis qu’en Chine l’industrie et le commerce ont absorbé les énergies, qu’on a cessé de créer, qu’on a imité, reproduit. La création est morte, l’art est mort, la Chine se meurt… Si les artistes français ne gardent pas leur foi, s’ils se laissent absorber par les préoccupations matérielles, le sort de la Chine est réservé à l’Europe.

— Je suis tenté d’être de votre avis, dit Martial au mandarin.

— Hé ! s’écria l’économiste, tout cela est bel et bien, mais dans un siècle industriel et démocratique, si vous voulez des artistes quand même, il vous faudra les recruter parmi les oisifs, et vous tournerez alors dans un cercle vicieux. Si les enrichis ajoutent au prestige de la richesse le prestige de l’art, vous constituerez du jour au lendemain une aristocratie nouvelle, une caste supérieure, qui bientôt à son tour se trouvera en dehors du mouvement et vivra selon sa propre tradition. C’est toujours le passé !… Il faut donc attendre que l’inspiration vienne des masses, et non de quelques individus privilégiés. L’avenir résoudra ce grand problème, j’en ai l’espérance.

— L’avenir est fermé, répondit Pé-Kang.

— L’intelligence de la masse n’est pas un fait reconnu, dit Martial. J’aime plus que personne au monde la liberté ; elle m’est si nécessaire que je crois la trouver partout, sur mon bateau, dans mon atelier ; je la possède et elle me possède. Le sentiment de la liberté est pour moi le plus élevé de tous, et lorsque Didier veut me le reprendre de par l’autorité de ses lois absolues, il me prend des peurs d’enfant ; pour échapper à ses arguments, j’irais volontiers me placer sous la protection du premier soliveau venu. J’aime la liberté, je la veux, il me la faut, et je l’ai. Mais je ne crois pas à l’égalité ; les économistes seuls sont forcés d’y croire, et je les plains. Je défie un artiste de parvenir à prendre rang au-dessus de la foule, s’il nie l’aristocratie intellectuelle. En effet, pourquoi tenter de s’élever au-dessus du prochain, si le prochain reste votre égal ? L’intrigue seule en aura le désir et le goût. Lorsque l’égalité règne dans un pays, la nation peut accomplir de grandes révolutions, de grands progrès matériels, mais l’homme y est abaissé, l’individu sacrifié, la minorité impuissante.

— C’est au contraire dans les sociétés démocratiques, repartit l’économiste, que l’individualisme se développe avec le plus d’énergie, à tel point que c’est la principalement le vice qui mène ces sociétés à leur ruine.

— L’individualisme est un grand vice, dit le mandarin, quand il se développe dans le sens du bien-être matériel. L’homme n’a plus alors qu’une passion : l’argent ; car il n’y a plus pour lui qu’une puissance, qu’une joie et qu’une certitude : l’argent ! qu’une supériorité et qu’une religion : l’argent ! Il devra l’acquérir de toutes manières, par le mensonge, par le vol et par le crime. Lorsqu’il n’y a point de castes religieuses ou de castes civiles qui prêchent et pratiquent le mépris de la fortune, chaque individu s’agite pour obtenir un emploi, et trafique jusqu’à ce qu’il se soit créé une position. Que deviennent, au milieu de toutes ces courses au clocher, les facultés intellectuelles ? On les met au service de ses désirs, et on les estime en conséquence de ce qu’elles rapportent. C’est ainsi qu’on procède en Chine.

— Mais la Chine, monsieur, dit l’économiste, n’est pas une société démocratique ; elle est gouvernée par un despote absolu, et l’idée d’égalité n’y a point germé.

— Pardon, monsieur ! nulle part on ne pratique l’égalité plus largement qu’en Chine. Les honneurs chez nous ne sont point héréditaires ; tel, qu’on voit sortir des derniers rangs du peuple, sera placé demain à la droite du fils du ciel. Les descendants de Confucius seuls sont mandarins nés. Le peuple exerce une action immédiate sur le gouvernement. J’ai vu cent manifestations populaires devant lesquelles l’empereur s’est toujours senti chancelant. Vous devez savoir, monsieur, qu’avant la conquête, les Chinois choisissaient eux-mêmes leurs souverains ; encore aujourd’hui, la monarchie mandchoue accepte et proclame que la voix du peuple est la voix de Dieu. « Le ciel ne parle pas, nous dit Confucius, mais on reconnaît son approbation à l’approbation du peuple. »

— Les temps ne sont pas venus où le génie jaillira des sociétés démocratiques et surpassera tous les efforts individuels du passé, repartit l’économiste dédaignant de répondre au jeune Chinois et s’adressant au peintre, mais ils viendront, et on verra, comme au moyen âge, des associations d’artistes accomplir, pour la glorification humaine, des œuvres d’art qui laisseront derrière elles les mesquines conceptions des cerveaux isolés.

— Nous sommes loin de ces temps, dit Martial, et nous ne les verrons point venir. En attendant, l’homme s’abaisse à mesure que la masse grandit ; la pression se fait chaque jour sentir davantage, et bientôt nul ne trouvera dans un recoin de son cœur l’étincelle sacrée qui donne à l’artiste l’orgueil du moi, la foi absolue dans sa destinée. Tout ce qui révèle le génie à lui-même sera étouffé au début, et l’étincelle sacrée s’éteindra !

Déjà chacun de nous rejette avec ironie cette sublime bêtise de l’art pour l’art dont nous avions fait un principe.

L’homme, lancé tous les matins sur la société par sa famille, est tenu de rapporter au logis le nécessaire et le superflu. L’artiste lui-même voit son cœur envahi par les besoins matériels ; il résiste en vain : l’art est toujours vaincu, car il faut réussir ! Il faut devenir un être social, une utilité ! comme disent les faiseurs de mots. Si vous êtes poète, viendrez-vous chanter de tels artistes ? Non ! vous gémirez sur vos propres douleurs, et la foule vous criera que la mélancolie est passée de mode. Poètes, vous ferez alors ce qu’ont fait les artistes, vous vous crèverez les yeux afin de voir aussi mal que la foule ; vous rejetterez vos belles aspirations, et la foule, qui prend pitié des aveugles, jettera des gros sous dans votre réduit.

Le travailleur est honoré ! redisent les économistes sur tous les tons. Travaillez ! quoi que vous fassiez, la société applaudira, car elle a besoin de toutes les activités. Travaillez ! le maçon est l’égal du sculpteur. Je le répète en vérité, l’économie sociale a tué l’art !

— Tout ce que vous dites, cher monsieur, répliqua l’économiste avec un peu de solennité, est profondément illogique. Nous nous sommes égarés, et j’ai compromis mal à propos la gravité de mes doctrines dans une discussion qui ne devait aboutir qu’à des coq-à-l’âne ; je m’en repens. Parce que votre âme est inquiète, et que la société s’ouvre des voies nouvelles, vous prévoyez des abîmes à chaque détour du chemin. Rassurez-vous !

Un poète ami de Martial entra au moment où l’économiste sortait. Pé-Kang lui parla des tristesses du peintre et de la confiance du philosophe.

— Non, l’art n’est point mort ! s’écria le jeune poète, l’œil brillant. Nous allons avoir des vivants à glorifier et de belles morts à chanter. Le drapeau de l’avenir se lève, et il déploie les couleurs de l’espérance. L’amour de la liberté gagne les cœurs, et cet amour va devenir une religion. Bientôt les dieux nouveaux apparaîtront ! Le vieux monde chancelle, mais celui qui s’édifie apporte aux grands cœurs de nobles causes à défendre. C’est aujourd’hui seulement que les ruines s’écroulent ; tenons-nous prêts à déblayer le sol. L’art n’est point mort, Martial, puisque la patrie des arts renaît pour la troisième fois ! J’y vois poindre des lumières à tous les horizons. Courage, ami, je suis poète et j’espère !


XVIII

LE SOLITAIRE


— Connaissez-vous le Solitaire ? demandait-on souvent au mandarin.

Et toujours Pé-Kang de répondre :

— Qu’est-ce que le Solitaire ?

— C’est un fou ! disaient les uns.

— C’est un savant ! disaient les autres.

Celui-ci affirmait que le Solitaire prenait les allures d’un saint Germain.

Celui-là venait d’apprendre que c’était l’un des nombreux prétendants qui courent aujourd’hui le monde.

— Le plus certain, répétaient les loustics, c’est que le Solitaire aime la solitude, d’où son nom lui est venu.

Si quelque sombre équipage traversait les avenues du bois, on se regardait d’un air d’intelligence, et on murmurait :

— La voiture du Solitaire !

Au théâtre, pour peu qu’une baignoire vide affectât de rester dans l’ombre, on se hâtait de conclure que le Solitaire était là.

Lorsqu’un livre anonyme paraissait, qu’il eût ou non de la valeur, vite on l’attribuait au Solitaire.

La curiosité de Pé-Kang, à propos de ce mystérieux étranger, ne pouvait s’accroître davantage.

— Connaissez-vous le Solitaire ? demandait-il un jour à Didier.

— Oui, parfaitement, lui fut-il répondu.

— Vous le connaissez, répéta le mandarin, vous l’avez vu, de vos propres yeux vu ?

— Oui, toujours oui !

— Ah ! mon ami, quelle bonne fortune ! Dites-moi, sur l’heure, ce que vous en pensez.

— Bien des choses.

— Lesquelles, de grâce…

— N’insistez pas, je regretterais d’avoir émis une opinion légère sur le compte de cet homme.

Puis, se laissant aller au cours de ses réflexions, Didier ajouta tristement :

— Depuis dix mois, le Solitaire accapare exclusivement l’attention si mobile du monde parisien. Affublez-vous d’oripeaux, mettez votre perruque de travers, montez a contre-sens sur le dos d’un âne, faites habilement quelques pirouettes, et voilà toute une capitale en émoi ! Mais gardez-vous d’user vos yeux à chercher une lumière nouvelle, vous n’intéresseriez personne.

— Qu’est-ce que le Solitaire ? redemanda Pé-Kang d’une voix pressante. Bien cher monsieur, vous savez que je partage toutes vos idées sur l’inconsistance des jugements de la masse ; mais qu’est-ce que le Solitaire ?

Didier se prit à sourire et répondit :

— C’est… un original.

— Rien que cela ?

— Que puis-je dire de plus ? Du reste, si vous tenez tant à le connaître, je vous mènerai chez lui.

— Quoi ! vous croyez la chose possible ?

— Je crois la chose possible.

— Courons-y tout de suite, s’écria Pé-Kang, je vous en supplie !

— Enfant ! murmura Didier.

Le mandarin entraîna son ami. Ils se jetèrent dans la première voiture venue, en indiquant au cocher la rue de Lille.

— Nous quitterons notre équipage à quelque distance de l’hôtel, dit le philosophe ; j’ai entendu le Solitaire blâmer ceux qui se plaisent à voir des chevaux piétiner devant leur porte.

— Prenons toutes les précautions exigées, repartit Pé-Kang, afin d’être les bienvenus.

On renvoya la voiture au coin de la rue du Bac, et l’on se dirigea vers la demeure du Solitaire. Arrivé devant la porte, Didier saisit le marteau et frappa cinq fois avec violence.

— Ceci est-il dans le programme ? demanda le mandarin.

— À coup sûr.

— Très-bien, c’est un Anglais !

La porte s’ouvrit, et deux mulâtres en grande livrée parurent sur le seuil ; ils s’inclinèrent devant le philosophe et lui livrèrent passage.

Didier prit le bras du mandarin. On les introduisit dans une antichambre où on les laissa seuls pendant quelques minutes.

Pé-Kang examinait avec attention les armes sauvages qui couvraient les panneaux.

— Serait-ce un Indien ? dit-il.

Bientôt un domestique vint annoncer à Didier que son maître était prêt à le recevoir avec la personne qui l’accompagnait.

Pé-Kang et le philosophe traversèrent un salon à l’aspect duquel le mandarin murmura :

— C’est un Arabe !

Puis ils en traversèrent un autre qui lui fit supposer que le Solitaire pourrait bien être Russe.

Mais ce qui mit le comble à la surprise du fils de Koung-Tseu, ce fut l’arrangement du troisième ; il saisit Didier par les épaules, et lui jeta dans l’oreille ces mots palpitante :

— Il est Chinois !!!

À l’extrémité de cette dernière pièce, un homme, soulevant d’une main une portière de velours d’un rouge ardent, apparut aux yeux de Pé-Kang. Il portait le costume des alchimistes du moyen âge ; son front était large et puissant ; ses yeux, d’un gris verdâtre, s’attachaient sur toutes choses avec une fixité étrange. À voir ses moustaches relevées en pointes, sa haute taille et son air martial, on eût dit quelque chevalier de Malte déguisé en sorcier. Il paraissait difficile de lui donner un âge précis.

Le cabinet du Solitaire, éclairé seulement par des vitraux rouges, avait un aspect lugubre ; une longue table en bois d’ébène sculpté, quatre bibliothèques en tout semblables à la table, le fauteuil du maître, quelques tabourets épars, un grand sablier, composaient le sombre ameublement de cette pièce ; sur la cheminée, des oignons d’une espèce inconnue fleurissaient dans un vase rempli d’eau.

Pendant quelques secondes le Solitaire considéra le jeune Chinois avec une persistance presque insolente ; Pé-Kang, de son côté, l’examinait avec une curiosité naïve mêlée de hardiesse.

— Un fils de Koung-Tseu, dit enfin Didier en présentant le mandarin, ce jeune ami dont je vous ai parlé souvent.

Le Solitaire ne s’inclina point, mais il adressa en chinois quelques paroles sympathiques au jeune homme.

Pé-Kang répondit en français avec une émotion qu’il essayait en vain de maîtriser.

Le Solitaire lui demanda des nouvelles d’un savant chinois qu’il dit connaître ; et il ajouta, en se tournant vers Didier :

— Le savant dont je parle s’appelle Hoëi, comme le disciple favori de Confucius ; j’ai passé près de lui des heures délicieuses, et il a bien voulu m’initier aux mystères des rites et aux secrets des mœurs chinoises.

— Vous êtes donc universel ? demanda Didier en riant.

— Oui et non, répondit le Solitaire. Mais, cher Didier, vous m’avez abandonné ces derniers temps. Est-ce quelque travail ou l’indifférence qui vous éloignait de moi ?

— Le travail, n’en doutez pas.

— Quel travail, mon ami ?

Didier s’anima.

— Oh ! une folie, dit-il, qui m’a préoccupé plus que de raison ; je veux vous en faire part.

— J’écoute.

— Un Russe, prétendu savant, affirme que la communication établie au moyen des conduits volcaniques entre le centre du globe et l’air atmosphérique maintient seule le foyer central à l’état incandescent et alimente la combustion ; et que, s’il plaisait aux hommes de refroidir le climat de la terre, ils n’auraient qu’à combler les volcans. Par la même raison, s’ils désiraient augmenter la somme de chaleur qui vient du centre, ils le pourraient en élargissant l’orifice des conduits volcaniques.

— Quelle plaisanterie ! dit le Solitaire ; et vous vous êtes laissé émouvoir par cette sottise ?

— La science, répliqua Didier avec chaleur, est exploitée par des charlatans. Leurs affirmations originales séduisent la masse ignorante, et bientôt nous serons forcés de perdre la moitié de notre temps à rectifier des erreurs ridicules.

Et Didier, s’adressant au mandarin, ajouta :

— Notre théorie scientifique des volcans ne saurait avoir le succès de celle du Russe, prétendu savant, car elle a le tort grave d’être aussi simple que vraie. Le centre de notre globe contient des minéraux en fusion. Or, les gaz qui s’en échappent, s’ils étaient comprimés, finiraient par faire éclater la croûte terrestre, douée d’une extensibilité relative. Les conduits volcaniques donnent à ces gaz l’issue nécessaire. Voilà qui est facile à comprendre ; aussi le public s’y intéresse-t-il fort peu. Mais la théorie du Russe, prétendu savant, a fait en quelques semaines le tour du monde, et moi-même j’ai été forcé de m’en occuper.

— Vous êtes bien bon ! repartit le Solitaire. Moi, je me consacre a des études plus sérieuses. Vous ai-je parlé de mes travaux sur la nécromancie ?

— Non, car c’eût été a mon tour de vous répondre : vous êtes bien bon ! Ceci nous prouve une fois de plus, comme l’assure M. de La Palisse, qu’on voit avec ses yeux autrement qu’on ne verrait avec les yeux des autres.

Le Solitaire continua sans se troubler :

— Vous savez, mon cher ami, que je partage toutes vos idées philosophiques et qu’en outre je suis fataliste acharné. Bref, je me crois en droit d’affirmer qu’à une époque plus ou moins éloignée, lorsque nos connaissances en physiologie vaudront la peine qu’on en parle, et lorsque nous aurons surpris quelques secrets de plus a la chimie organique ; lorsqu’enfin la science de la vie sera quelque peu ébauchée, j’affirme, dis-je, que les savants pourront prédire les différentes révolutions et les actes principaux de la vie des hommes, de même que les chimistes prédisent la formation des substances, comme les physiciens prédisent l’action des corps et les astronomes le mouvement des sphères.

La science de l’homme s’ébauche, mais, ainsi que toute science à l’état embryonnaire, comme autrefois l’alchimie et l’astrologie, elle erre encore dans le cercle de l’illuminisme. Qu’en pensez-vous, Didier ?

— Vous me surprenez, répondit laconiquement le philosophe.

— L’avenir nous réserve d’autres surprises et des travaux sans fin, reprit le Solitaire. Aussi, le premier devoir de l’homme instruit, aux époques de transition, est-il de consacrer exclusivement sa vie à la recherche des vérités qui peuvent éclairer la marche de l’humanité.

Didier interrompit le solitaire.

— Mon ami, dit-il, j’aime à trouver dans cette généreuse pensée le secret de votre solitude.

Le Solitaire baissa la tête et garda le silence.

— Avez-vous lu, monsieur, un livre publié ces jours derniers et intitulé : la Science de l’homme ? lui demanda Pé-Kang.

— Oui, répondit le Solitaire, et j’en fais grand cas. J’y retrouve la tradition de Cabanis, notre maître à tous. Mais, dans la discussion soulevée par le chef de l’école saint-simonienne, à propos des théories d’un docteur excentrique, je ne prends parti ni pour l’un ni pour l’autre ; ils sont trop éloignés des certitudes qui se révèlent à moi. Cependant, je constate avec bonheur, chez tous deux, une tendance vraiment progressive, et chez le père Enfantin, en particulier, une réaction vigoureuse en faveur de la chair. Il a pris hardiment le scalpel de l’inquisiteur et il a cherché le secret de nos énergies là où l’inquisiteur cherchait l’âme, en pleine poitrine ! En lisant son livre, je lui ai crié plus d’une fois : bravo ! Souvent aussi je me suis affligé de le voir dépasser le but.

Hélas ! l’exagération ou plutôt la réaction a perdu bien des causes, et le saint-simonisme d’abord. À l’époque où jeunes, ardents, enthousiastes, les saint-simoniens appelèrent la femme dans leur temple, elle gémissait impatiente sous les sombres voûtes des églises chrétiennes. Mais les nouveaux prophètes devaient se rendre coupables envers la société du même abus que les catholiques ; ils voulurent détourner la grandeur du sentiment féminin au profit des joies immédiates, comme les disciples du Christ l’avaient détourné au profit des joies futures. Au lieu d’initier la femme aux puissantes vertus de l’amour de l’humanité, ils lui jetèrent en pâture l’amour égoïste et individuel. Il eût fallu, pour affranchir la femme, lui donner sa part des misères, des luttes et des inquiétudes sociales ; elle eût trouvé dans les travaux de l’homme les jouissances qu’elle a cherché en vain dans l’amour libre. Si la femme acceptait la moitié de nos douleurs et de nos charges, elle pourrait acquérir en même temps la moitié de nos espérances. Intéressée au bien-être général, elle ne serait plus, comme aujourd’hui, l’ennemie déclarée du sexe fort. Notre cœur est devenu l’enclume sur lequel frappe à coups redoublés le bras inoccupé de la femme ; en vain il résonne douloureusement ! elle frappe encore jusqu’à ce qu’il soit endurci. Alors, l’homme saisit a son tour le marteau et frappe sur le cœur de la femme…

Depuis quelques minutes le Solitaire ne s’adressait plus aux deux visiteurs ; il suivait le cours de ses intimes réflexions.

— Que de tortures, ajouta-t-il après s’être recueilli, il faut deviner dans les négations méprisantes de certains hommes et dans le triste égoïsme de certaines femmes ! Ah ! bien des cœurs puissants seront broyés jusqu’au jour où l’homme aura prouvé à la femme qu’il est un allié et plus un oppresseur.

La voix du Solitaire tremblait en prononçant ces dernières paroles ; il s’accouda fort ému sur la table d’ébène et pencha son front dans sa main.

Didier et Pé-Kang se regardaient : la même pensée leur était venue.

C’est l’amour, se dirent-ils, qui a brisé cette existence !

Le sablier filtrait lentement ses grains de poussière. Nul bruit ne paraissait devoir rappeler le solitaire aux choses présentes. Des larmes, glissant à travers ses doigts, roulèrent sur son vêtement noir.

Un lourd silence pesait sur le cœur du mandarin et sur le cœur de Didier. Pé-Kang s’étant levé, le philosophe prit une des mains du Solitaire et sortit après avoir prononcé doucement un seul mot : Adieu !


XIX

LETTRE DE CHINE


Depuis quelques semaines Pé-Kang songeait au départ, mais ses amis insistant pour le garder, le mandarin hésitait à prendre une résolution définitive.

Sur ces entrefaites, il reçut du premier secrétaire d’État de la cour du Céleste Empire, la lettre suivante :


« Kouei-Liang, ministre du puissant chef du royaume carré, à Pé-Kang, fils du Maître.

« Le huit de la dixième lune.

« Tu sais que d’après les lois bienfaisantes de notre pays les orphelins sont placés sous les regards du fils du ciel. La triste destinée t’a de bonne heure séparé de tes bien-aimés parents, et l’Empereur a daigné les remplacer. N’oublie point, Pé-Kang, que sa tendresse et son indulgence ont été sans bornes pour toi. Afin de satisfaire tes impatients besoins d’étude, il a, bravant nos coutumes, autorisé tes voyages en pays étranger. Que ton obéissance égale sa bonté ! L’Empereur témoigne le désir de te revoir ; distribue tes présents d’adieu à ceux qui t’ont montré de la sympathie, et reviens.

« Permets-moi, Pé-Kang, de te donner un conseil. Garde-toi, lorsque tu seras de retour, de louer mal à propos les barbares. Souviens-toi de Y-King ; son amour pour les étrangers l’a perdu !

« La dureté, l’arrogance, l’entêtement des barbares nous rendent peut-être injustes envers eux : leur conduite a aigri nos cœurs ! Mais comment jugerait-on les autres, si ce n’est avec ses passions ?

« Leurs moyens de destruction sont supérieurs aux nôtres, nous ne pouvons le nier ; et leur orgueil en est exalté à tel point qu’ils parlent sans cesse de leurs canons et de leurs vaisseaux de guerre, jamais de leur raison.

« Tu me diras que l’industrie des étrangers surpasse toutes nos prévisions ? Moi, qui ne me laisse pas éblouir, écoute ce que je te répondrai : le Tao-Li est avare de ses principes de vie envers les barbares, et leur fécondité se trouvant restreinte, ils sont forcés de remplacer les bras humains par des machines grossières. Mais conviens-en, fils de Koung-Tseu, leur commerce n’est pas comparable à celui de la Chine ?

« Tu as pu juger par toi-même de nos dispositions bienveillantes à l’égard des étrangers. Notre ennemi le plus impérieux, lord Elgin, n’a-t-il pas trouvé, après l’odieux bombardement de Canton, nos commerçants disposés à oublier l’injure gratuite qui venait de nous être faite et à continuer leurs échanges avec les commerçants de sa nation !

« Le fils du ciel, dans sa magnanimité, crut devoir blâmer la manière d’agir du vice-roi de Canton, et, en prononçant la déchéance de Yeh, il approuva la conduite des barbares.

« Tu connais, malgré ton extrême jeunesse, les motifs insignifiants qui servirent de prétexte au bombardement de Canton, et je suis convaincu que parmi les hommes supérieurs de la nation française tu as dû rencontrer des gens qui blâment la morgue et l’avidité des Anglais.

« Lorsque le fils du ciel nous envoya, Houa-Shana et moi, pour répondre aux accusations de lord Elgin, relativement à la prétendue violation des traités de 1842, nous avions été précédés par les actes bienveillants de notre gouvernement. Cependant, fils de Koung-Tseu, bien des insultes nous attendaient. On discuta d’abord sur la réalité et l’étendue de nos pouvoirs, et nous dûmes importuner cent fois le fils du ciel pour satisfaire à toutes les exigences de lord Elgin.

« On ne nous tint aucun compte de nos procédés, et, profitant de notre surprise, on voulut nous imposer des conditions humiliantes.

« Nous résistâmes ; mais, après une attaque des forts de Ta-Kou et l’entrée de la flotte ennemie dans le Pei-Ho jusqu’à Tien-Tsin, nous fûmes forcés de communiquer à l’Empereur les clauses du nouveau traité.

« Le fils du ciel ne put croire à tant d’audace. Il nous fallait en quelques heures, sous peine d’être envahis, accorder aux barbares le droit de naviguer sur le Yang-Tse-Kiang, et recevoir leurs ambassadeurs à la cour du fils du ciel.

« Pourquoi ne décrétait-on pas du même coup notre mort a tous ? Mais non, il valait mieux, en nous forçant de renier nos traditions, nos coutumes, nos lois, donner un aliment à la révolution intérieure et détruire le gouvernement de la Chine par les Chinois.

« En vain, nous fîmes humblement toutes ces observations au plénipotentiaire anglais, lui représentant que le commerce extérieur ne pouvait rien gagner à ces complications. Il nous répondit avec hauteur, et ne voulut rien entendre ! Des menaces nouvelles obligèrent l’Empereur de s’en remettre a la générosité des événements et non à celle de ses ennemis. Le traité de Tien-Tsin fut signé !

« Le fils du ciel cacha son désespoir à ses plus proches. Notre devoir était de l’imiter. On ignora a la cour et dans les villes de commerce l’issue de cette déplorable affaire. D’ailleurs, pourquoi ne te le dirais-je pas, Pé-Kang ? Lorsque la première heure d’accablement fut passée, le fils du ciel convint avec nous qu’une concession arrachée par la force brutale pouvait être reniée.

« Aujourd’hui la flotte anglaise et la flotte française réclament le bénéfice du traité de Tien-Tsin, et voilà notre réponse :

« Plutôt que de laisser pénétrer les barbares dans l’enceinte sacrée de la ville habitée par la dynastie céleste, nous préférons nous ensevelir sous ses décombres !

« Reviens, Pé-Kang ; les connaissances que tu as acquises peuvent nous être utiles. Encore une fois, rappelle-toi Y-King : son admiration pour les étrangers l’a perdu !

« Tes amis fêteront ta rentrée, et le fils du ciel te réserve mille honneurs nouveaux.

« Le premier secrétaire d’État,
« Kouei-Liang. »


XX

PREMIERS ADIEUX


— Ainsi, disait tristement le mandarin, tous mes beaux projets d’alliance intellectuelle entre la Chine et la France se sont envolés dans la région des chimères.

Didier fut, comme toujours, le confident des désespoirs du jeune Chinois.

— Maintenant que la guerre est déclarée entre nos deux pays, peut-être refuserez-vous d’entretenir nos bonnes relations, demandait Pé-Kang ; peut-être m’en voudrez-vous de ne pas protester contre les mauvais actes qui s’accompliront sous mes yeux ?

— Rassurez-vous, répliquait l’excellent Didier, mon amitié vous est acquise. Croyez-vous que j’ignore les exigences des gouvernements absolus ? Non. Un empereur n’est point un roi constitutionnel, et les hommes d’État qui l’entourent sont chargés de transmettre les ordres du monarque à la nation, et non les désirs de la nation au monarque. Soyez sans inquiétude sur nos rapports, mon ami ; si l’Empereur du royaume carré se rend coupable de quelque méchante action, je l’accuserai seul.

— Et bien vous ferez, dit Pé-Kang ; car, après avoir réclamé pour moi, je dois réclamer pour notre peuple. Vous savez que la nation chinoise est disposée à entrer en relation avec la nation française et que la dynastie tartare seule s’y oppose.

Le fils du ciel luttera jusqu’à la dernière heure, et il aura l’appui de tous ceux qui jouissent de quelque privilége. Mais les questions qui s’agitent entre votre gouvernement et le nôtre n’intéressent point nos classes inférieures qui dédaignent de s’en émouvoir. Les Tartares, eux, dont les intérêts sont en cause dans tous les différends que la monarchie mandchoue peut avoir avec l’Europe, montrent du patriotisme et combattent l’ennemi avec acharnement. Les Chinois refusent de prendre part à la querelle et ne dissimulent pas leur indifférence.

— Cette indifférence n’est-elle pas de l’apathie, et ne prouve-t-elle pas justement que les Chinois sont inférieurs aux Tartares ? demanda Didier.

— L’indifférence, répondit Pé-Kang, devient aux yeux de notre peuple la meilleure des protestations ; et si notre gouvernement est renversé jamais, ce sera par l’indifférence. Le mépris, fruit de l’indifférence, est plus actif qu’on ne le suppose. Demandez aux prêtres chrétiens et protestants ce qu’ils ne préféreraient pas au froid dédain que les Chinois manifestent pour les choses religieuses. On peut vaincre l’entêtement, détourner la passion, transformer le zèle, attiédir la foi, mais on n’obtient rien de l’indifférence, que le mépris.

La France avait compris le système qu’il faut suivre pour contracter une alliance durable avec la Chine ; elle n’essayait point d’imposer ses lois, ses coutumes et ses mœurs à notre cour, elle s’adressait à la nation, et la nation accueillait avec sympathie les représentants de la France. En effet, si vos intérêts commerciaux vous amènent sur nos côtes, pourquoi ne subiriez-vous pas les principes de notre organisation intérieure ? Mais, hélas ! dans cette nouvelle guerre la générosité et le bon sens français se sont laissé abuser par l’avidité anglaise, et c’est pour nous un malheur irréparable, car nous voilà forcés de confondre dans une même haine Anglais et Français. Autrefois, mon ami, nous avions pour les hommes de votre nation toutes sortes d’égards. Je dois reconnaître en même temps que le dernier mousse d’un vaisseau portant le pavillon de la France ne se serait pas cru en droit d’insulter le plus misérable des coolies chinois. Les Anglais ont contracté dans l’Inde l’habitude d’humilier leurs ennemis, et notre peuple, jusqu’aujourd’hui, réservait pour eux le nom de barbares ! Demain, comme nos hommes d’État, il confondra Anglais et Français. Hélas ! répéta le mandarin, c’est pour nous un malheur irréparable.

Pé-Kang visita une dernière fois ses nombreuses connaissances. Malgré la déclaration de guerre, on l’accueillit partout avec la même sympathie, les mêmes égards et les mêmes prévenances. Le jeune Chinois s’en étonnait, et se disait que tous les peuples prenaient bien peu de part aux inimitiés des souverains.

— Eh bien ! lui dit le général C…, nous allons vous châtier d’importance ; j’enverrai là-bas quelques élèves de gymnastique, et je les chargerai de vous ramener parmi nous.

— Pensez-vous, général, que vos leçons soient tombées dans un champ stérile ? demanda le mandarin.

— Qu’importe ! répondit le général C…

— Comment si cela importe ? Aussitôt ma rentrée, j’obtiendrai la direction d’une école militaire et je formerai nos Tartares aussi facilement que vous avez formé vos Français.

— Je vous le souhaite, répliqua le général d’un ton moqueur.

Les diplomates prédirent à Pé-Kang le prochain envahissement de la Chine.

Le fils de Koung-Tseu leur répondit :

— Je crois le Céleste Empire suffisamment protégé par la politique française.

— Comment cela ? lui demanda-t-on.

— Nous ne nous sommes rendus coupables, que je sache, d’aucune intervention, répartit le jeune Chinois. Trouverez-vous, d’autre part, un peuple plus jaloux de sa nationalité que le nôtre ? Jamais ! Pourquoi la France viendrait-elle, reniant ses principes, nous imposer une autorité étrangère ? Cela me paraît impossible. Peut-être avec le temps finirons-nous par accepter votre morale, ou plutôt la forme de votre morale, car les principes du bien et du juste sont universels ; mais n’oubliez pas que la force brutale n’a convaincu ni enchaîné, à aucune époque, un peuple intelligent et civilisé.


XXI

REVIENDRAI-JE ?


Le jour du départ de Pé-Kang était venu.

Dans quelques heures le mandarin devait quitter Paris. Il attendait ses amis qui lui avaient promis de partager son repas d’adieu.

Tous furent exact au rendez-vous, et l’on dîna gaiement.

Martial s’étant, au début de la conversation, déclaré le champion des paradoxes, et Lefranc, le défenseur des vérités, il s’ensuivit une foule de discussions originales et intéressantes.

Avec le café, les domestiques apportèrent un grand carton.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria Durand.

— Une surprise, bravo ! dirent les autres convives.

Chacun se précipita sur le carton… Il contenait des photographies… c’était le portrait du mandarin.

Malgré l’insistance de Martial et de quelques peintres en renom, Pé-Kang avait constamment refusé de poser pour une tête de mandarin ; mais, au moment de son départ, il désirait laisser un souvenir à ses amis.

— C’est parfait ! dit le peintre avec enthousiasme. J’affirme, à première vue, que cela sort de chez le sculpteur David ; il n’y a que lui pour composer une photographie dans un style semblable.

— En effet, dit le mandarin, et j’avoue que j’emporte une grande admiration pour cet artiste ; j’ai vu, dans ses albums, des choses merveilleuses.

— Autrefois, dit Martial, j’avais pour les photographes une sainte horreur, mais depuis que j’ai constaté les résultats obtenus par David, je prédis à la photographie un magnifique avenir !

— Démolira-t-elle la peinture ? demanda Lefranc.

— Non, mais elle supprime d’emblée les gâcheurs.

Les amis du jeune Chinois furent très-sensibles à cette attention et l’en remercièrent chaleureusement.

Bientôt, quoiqu’on l’eût retardé de mille manières, le moment de se séparer arriva.

— Merci à vous tous, balbutia Pé-Kang, merci !

Et il n’en pouvait dire davantage, et personne ne songeait à lui demander autre chose.

Martial, dont la verve s’était brusquement éteinte, prit tout à coup les mains de Pé-Kang, l’embrassa, et s’enfuit à toutes jambes. Puis les adieux se succédèrent, et enfin Didier resta seul avec le jeune Chinois, qu’il devait accompagner jusqu’à l’embarcadère.

En lui serrant une dernière fois la main, le philosophe demanda à Pé-Kang s’il reviendrait un jour.

— Reviendrai-je ? murmura le mandarin.


FIN

TABLE

Pages.
II
Kong-Fou-Tseu. — Biographie de Confucius. — Généalogie de Pé-Kang 
 5
III
Les vingt et un préceptes de la feuille de bambou. — L’homme supérieur. — Comment il s’achemine vers la perfection 
 11
IV
Arrivée de Pé-Kang à Paris. — Il attend toute une semaine que le bruit cesse. — Il se croit francisé. — Le jeune Chinois retrouve un compatriote. — Lettre du mandarin à ses amis de Chine 
 23
V
Les petits Chinois. — Pé-Kang découvre qu’il y a des infanticides en France. — Les Français agissent comme le mandarin Tchang qui tenait compte de ses revenus et jamais de ses dépenses 
 29
VI
Pé-Kang dîne avec des diplomates. — Une insolence de lord Elgin. — Les Chinois et les Anglais ne sont-ils point faits pour s’entendre ? — Le roi de Thsi et les empereurs Yao et Chun 
 39
VII
Un Livre. — Le livre de l’Amour. — Enthousiasme de Pé-Kang. — L’idéal de M. Michelet ressemble à l’idéal chinois 
 49
VIII
Didier. — Un philosophe excentrique. — Qu’est ce que le matérialisme ? — Durand est ennuyé 
 67
IX
Le spiritisme. — Pé-Kang demande ce qu’il doit faire pour devenir le Messie de la Chine. — Les morts sont morts 
 79
X
Prosper et Jean-Paul. — Maladie de Didier. — Le mandarin se fait garde-malade. — M. Michelet. — Deux philosophes célèbres 
 99
XI
À qui la faute ? — Quelle opinion Pé-Kang prend de nos mœurs. — Son avis sur les romans en vogue. — Les effets de tambour. — La femme dans la société française 
 117
XII
Causeries. — Didier est de l’avis de Durand sur la question des femmes. — Portraits. — Les chercheurs de diamants 
 129
XIII
Au Cercle. — Les fumeurs de tabac. — Didier présente le mandarin à Lefranc et à Davenel. — Le jugement des morts 
 143
XIV
Ceci et cela. — Mauvaise plaisanterie de Durand. — Le mandarin conçoit le projet d’envoyer des étudiants chinois en France. — Il refuse de s’occuper de politique 
 159
XV
La gymnastique et les six liu. — Le général C… conduit Pé-Kang à Vincennes. — Les six liu qui rectifient les cinq sons 
 171
XVI
En barque. — Promenade en canot. — Désappointement de Pé-Kang lorsqu’il voit la Seine. — L’île de Neuilly. — Improvisation du mandarin 
 185
XVII
Un atelier. — L’économiste chez Martial. — Des coq-à-l’âne. — Les économistes ont tué l’art. — Espérances du poëte 
 197
XVIII
Le Solitaire. — Est-il Anglais, Russe, Arabe, Indien ou Chinois ? — La théorie des volcans. — La science de l’homme et la nécromancie. — Un souvenir 
 213
XIX
Lettre de Chine. — Conseils de Kouëi-Liang. — Pourquoi les Chinois détestent les Anglais. — Rappel du petit-fils de Koung-Tseu 
 229
XX
Premiers adieux. — Tristesse de Pé-Kang. — Menaces des diplomates. — Le mandarin a confiance dans la politique française 
 237
XXI
Reviendrai-je ? — Repas d’adieu. — Surprise. — Le sculpteur David et la photographie. — Séparation 
 245
  1. Un missionnaire donne l’explication de l’erreur qui s’est accréditée en France à propos de l’infanticide dans le Céleste Empire. « Les funérailles, dit-il, nécessitent de grands frais, et les pauvres gens qui n’ont pas le moyen d’ensevelir leurs enfants les exposent, après la mort, autour des villes et sur le bord des fleuves. »