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Le Pain blanc/08

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 77-83).

CHAPITRE VIII


I l y avait plus d’une huitaine qu’elle était rentrée quand arriva, renvoyée sans commentaire par Jacques et Max, la lettre du docteur Arnaud. Ce fut en présence de Mlle Levieux qu’Élysée voulut l’ouvrir. Il disait sa stupeur douloureuse en apprenant par le notaire la fin lamentable de sa femme. Il demandait ce que comptaient faire ses fils, leur offrait son appui dans la vie. Puis il se préoccupait longuement de sa chère petite Élise jamais oubliée, suppliait qu’on le mît au courant de sa vie dans cette pension où on la laissait monstrueusement depuis cinq ans. Il donnait son adresse militaire, espérant qu’un des trois enfants consentirait à lui écrire, malgré ses graves torts apparents.

Ce fut Mlle Levieux elle-même qui voulut bien se charger de lui répondre. Elle le fit longuement et dignement. La petite âme de l’orpheline était tombée entre ses mains ; mieux que personne elle la connaissait.

Peu de temps après, la directrice reçut à son tour la réponse du docteur. Il la remerciait avec une émotion profonde. Il lui demandait, si toutefois elle le jugeait à propos, de remettre à sa fille les quelques mots qu’il écrivait pour elle.

« Ma petite Élise tant aimée,

« Tu ne sais pas l’immense bonheur que je viens d’avoir en lisant la lettre si belle de ta directrice. Je n’ai jamais cessé de penser à toi, mon enfant chérie. Te savoir heureuse me délivre d’une torture constante… ».

L’épreuve du grand Brevet approchait. Des examinateurs de Paris, compétences universitaires, venaient, à l’institution même, faire passer ces examens non officiels.

Élysée avait maintenant hâte de voir arriver la fin de ses études. Elle comptait, dès les vacances (qu’elle passerait au pensionnat, bien entendu) se plonger dans d’acharnées études musicales.

Il y eut, coup sur coup, trois événements dans sa vie, entre la fin d’avril et le commencement d’août.

Le premier fut la lettre du notaire qui l’informait que sa mère la déshéritait, autant que le lui permettait la loi, pour favoriser ses deux frères.

Le second fut le succès qu’elle remporta : reçue avec félicitations.

Le troisième fut le mot par lequel son père lui apprenait ses fiançailles avec la baronne de Montval, admirable compagne de guerre à laquelle il devait tout.

La haine posthume de sa mère lui fit moins de mal que le futur mariage de son père. Une seconde fois, chacun à sa façon, ses deux parents l’abandonnaient. Les portes entr’ouvertes se refermaient brusquement.

Baronne de Montval… Mme Arnaud avait prononcé ce mot la dernière fois qu’Élysée l’avait vue. Dans sa bouche crispée de jalousie, ce nom, à lui seul, avait paru plus considérable que l’éternelle rengaine : « Les cocottes de ton père… » Somme toute, c’était à cause de ce nom qu’elle s’était suicidée…

Sombre et songeuse, l’adolescente se demandait maintenant si sa mère avait tout à fait tort dans ses appréciations exagérées. Mlle Levieux avait promis de s’informer. Le cours des grandes disait en secret :

« Votre future belle-mère, nous en avons entendu parler chez nous. Il paraît que c’est un demi-castor. »

Et ce mot nouveau qu’elle comprenait mal remplissait d’une nouvelle épouvante le cœur d’Élysée.

Quand Mlle Levieux, désolée, lui apprit qu’il s’agissait bien d’une divorcée, elle prit définitivement sa résolution.

Elle finirait donc sa vie comme professeur à l’Institut Lami. Cette idée n’avait jamais cessé de lui sourire. Elle l’accepta presque avec un sentiment de délivrance.

Cependant, la dernière malveillance maternelle ne la relevait pas, jugeait-elle, de son serment. Elle résolut, en même temps que les hautes études qui la mèneraient au professorat, de persévérer dans la musique.

Et, comme elle se l’était promis, elle employa la plus grande partie de ses vacances à travailler son piano, non sans commencer l’harmonie.

Les directrices s’étonnaient de ses aptitudes, insoupçonnées jusque-là. Petit à petit, la passion s’y mettait. « Pourquoi ne me consacrerais-je pas plutôt à enseigner la musique ? » Et la voilà ruée vers ce nouveau but.

La rentrée des classes la trouva dans les mêmes dispositions. Ne faisant plus partie d’aucun cours de Français, elle était l’enfant privilégiée de la maison. Mais il lui fut désagréable d’apprendre que c’était son père, désormais, qui subvenait aux frais de son internat.

On allait entrer dans l’hiver. Les nouvelles des journaux se précipitaient comme au commencement de la guerre. Heureuses nouvelles ! L’armistice, nouveau coup de foudre, fin de l’orage, éclata, ce 11 novembre 1918, qui fut partout comme le jour de la résurrection des morts.

Parmi l’ivresse universelle, la petite Arnaud comprit mieux que jamais qu’elle était orpheline.

Les portes du pensionnat, inopinément ouvertes, laissaient s’envoler, pour quelques jours de vacances improvisées, le flot tumultueux des élèves.

« Elles vont à Paris, voir la Victoire. Et moi qui suis Parisienne, je reste ici ! J’ai deux frères, pourtant, j’ai un père. Mais c’est comme si j’étais seule au monde ! »

Le départ pour une semaine de Mlle Levieux augmentait sa tristesse abandonnée. Ce fut pendant cette absence qu’elle reçut le mot où le docteur Arnaud lui annonçait que son mariage venait d’être célébré.

« Je n’ai plus de famille ; mais j’ai une marâtre ; et c’est un demi-castor, par-dessus le marché ! »

« Élise, ma chérie,

« Je profite de l’occasion que m’offre le 1er janvier tout proche, époque des vœux et souhaits, pour t’envoyer les miens en détail. Car je n’ose pas venir te voir, ayant peur d’être mal reçu.

« Voici : Tu vas avoir seize ans, la guerre est finie, tes études aussi. Il me semble que le temps est arrivé pour toi de revenir à ton foyer.

« Ces dames elles-mêmes, qui ont été si parfaites pour toi, qui t’ont fait une enfance bénie, comprendront qu’il ne t’est pas possible de rester indéfiniment dans cette institution qui a été si longtemps ton nid, mais où ta présence n’a plus aucune raison d’être.

« Depuis le temps que je t’appelle, ma petite fille chérie, ne vas-tu pas enfin me revenir ?

« Ma situation de fortune est assurée par le résultat de mes travaux et rien ne te manquera près de moi, rien, pas même la douce présence d’une seconde mère.

« Celle que j’ai épousée est faite pour que tu l’aimes. Sa grande culture, son goût des arts, sa simplicité, son charme feront ta conquête dès que tu la connaîtras. Elle a été ma collaboratrice éclairée pendant toute la guerre (où elle s’est conduite en vrai héros), et, je puis le dire, l’inspiratrice de mes travaux et de mes recherches.

« Je sais bien, de par l’éducation religieuse que tu as reçue (et dont je te félicite) que tu vas froncer les sourcils quand je t’apprendrai que ma femme a été mariée déjà, et divorcée. Mais celui dont elle s’est séparée est mort à présent (nous venons de l’apprendre) et rien ne nous empêchera, si telle est la condition de ton retour, de nous marier religieusement. Car, presque autant que moi, ma compagne est désireuse de t’avoir près d’elle, de faire de toi sa fille d’élection, puisqu’elle n’a pas et n’aura pas d’enfant, à la suite d’une terrible opération, lors de sa première jeunesse.

« Petite Élise, notre bonheur complet est entre tes mains. Et je puis, en retour, te promettre sans crainte que tu seras, entre nous deux, aussi heureuse que nous-mêmes. J’attends — nous attendons — ta réponse avec angoisse.

« Ton pauvre papa qui vaut tout de même que sa petite fille l’aime un peu.

« Stéphen Arnaud. »

La stupéfaction indignée de l’adolescente fut tout d’une pièce, comme le sont toujours, chez les enfants, les sentiments plutôt appris que naturels. Sa mère, dès l’âge de quatre ans, lui avait enseigné l’horreur « des cocottes de son père ». De dix à quinze ans on l’avait sourdement élevée à réprouver sans excuse toute personne divorcée.

Les yeux brillants de scandale, elle courut chez Mlle Levieux. Elle fut étonnée de ce qu’elle y entendit.

— Votre père a tout à fait raison, mon enfant. Entrer dans l’enseignement ne serait jamais qu’un pis-aller pour vous. Nous restons là, si votre nouvelle vie ne vous satisfait pas. Mais vous pouvez toujours essayer de répondre à l’appel des vôtres, si légitime, si plein de tendresse. Vous voyez que votre belle-mère ne demande pas mieux que de régulariser son mariage. Votre présence sera sans doute très salutaire près de votre père et de sa femme. C’est une bonne œuvre à tenter.

Hypnotisée, l’influençable fillette écoutait. Elle ne pouvait pas ne pas obéir à Mlle Levieux, ce maître absolu de sa pensée.

Vaincue, elle baissa la tête. Mais ce fut d’une pauvre voix étranglée qu’elle articula, les yeux pleins de larmes :

— Alors… alors, il va falloir vous quitter, quitter la maison ?… Oh ! Mademoiselle, je crois que je ne pourrai pas !…

Son père vint lui-même la chercher, seul.

Depuis la nouvelle de son départ, Élysée était l’héroïne du pensionnat.

— Ma pauvre Élise ! Dieu sait ce qui vous attend ! Vous allez tomber dans un intérieur impossible ! La Montval est connue pour ses excentricités. Elle a plus de quarante ans, elle va être jalouse de vous ; elle vous martyrisera ! Qu’est-ce que vous allez devenir ? C’est affreux !…

Ce n’était ni sans envie ni sans admiration que les grandes tenaient en cachette ces propos terrifiants. Élysée se sentait redevenir le petit animal grelottant qu’elle avait été dans son enfance. Une parenthèse se refermait, temps lilial qu’elle ne retrouverait jamais plus. Écrasée par la fatalité, les yeux hagards, elle attendait le recommencement du malheur.

« Ah ! cette fois, je puis dire que j’ai mangé mon pain blanc ! Qu’est-ce que je vais devenir ?… Qu’est-ce qu’on va me faire ?… Pourquoi Mlle Levieux elle-même m’abandonne-t-elle, comme les autres ?… J’étais donc de trop, ici ?… »

Le cœur gonflé d’amertume, elle était, une fois de plus, la petite orpheline qu’on se repasse comme un chien perdu. Tristement, elle sentait se ruiner en elle tout un édifice de confiance et de tendresse.

Ce fut dans ce même salon, où, pour la dernière fois, elle avait revu sa mère.

Le docteur Arnaud, frémissant, n’avait pu se décider à s’asseoir pour l’attendre.

Elle n’eut pas plus tôt ouvert la porte qu’il fut là, les bras refermés sur elle, avant même de l’avoir regardée.

Le visage enfoui dans la barbe douce, un peu bousculée par de tels baisers, elle subissait, impressionnée, la véhémence de cet accueil auquel rien, jamais, ne l’avait préparée. Entre la sécheresse irritée de sa mère et la réserve froide des demoiselles à bandeaux plats, elle avait eu le temps d’oublier qu’elle était née caressante et fougueuse.

— Élise, ma fille !

Il se reculait enfin pour la voir, des larmes de joie dans les yeux.

— Comme tu es grande ! Comme tu es jolie !… Et pourtant je retrouve bien ta petite figure d’autrefois, ta chère, chère petite figure à laquelle je pensais toujours !

Elle souriait vaguement, émue par ces exclamations. Son père vieilli, son père dont elle se souvenait mal, lui semblait infiniment séduisant. Elle s’étonnait de la bonté de son expression, du vif scintillement de ses longs yeux noirs au regard croisé. Comme du fond d’un passé de mille années, elle retrouva d’instinct, avant de l’avoir pensé, le petit mot, l’intonation câline de ses dix ans :

— Papa !… mon petit papa !…