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Le Pain blanc/14

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 133-139).

CHAPITRE XIV


E t ce fut pour elle l’ère misérable des grandes expériences. Des réponses arrivèrent enfin. Elle se vit, un après-midi, montant en auto pour se rendre chez ce considérable personnage politique qui l’attendait à quatre heures chez lui.

Paralysée par les ragots entendus, elle ne pouvait parler franchement. Elle se présenta comme cherchant une place pressée pour une protégée. Il serait toujours temps, au moment voulu, de dévoiler que la protégée n’était autre qu’elle-même.

Il lui fallut d’abord subir des condoléances sur la mort de son père, donner des nouvelles de sa belle-mère. Enfin :

— Secrétaire ?… ronchonna le monsieur ventru lorsqu’elle eut exposé son affaire, secrétaire ?… Et elle n’a que vingt ans ?…

C’est très difficile, ce que vous me demandez là, chère mademoiselle ! J’aimerais mieux que vous me demandiez de faire décorer quelqu’un. Moi, je suis sincère, voyez-vous ! Les autres vous promettront tout ce que vous voudrez et ne s’en occuperont plus dès que vous aurez tourné les talons. Hum !… Il en pleut des secrétaires ! Elle a son brevet d’institutrice et elle est sténo-dactylo, naturellement, votre jeune fille ?

Élysée baissa la tête.

— Non !…

— Oh ! Alors !… Voyons !… Qui voulez-vous qui la prenne ?…

Devant la petite figure déconfite, il eut un sourire amusé, bonhomme.

— Vous vous y intéressez donc tant que ça, à cette jeune fille ?… Allons ! J’essaierai tout de même de trouver quelque chose pour elle, je vous le promets formellement. Mais ça ne veut pas dire que je réussirai.

— Oh ! merci, monsieur !… dit Élysée.

Elle se levait pour s’en aller. Son long regard croisé brillait de fièvre. Pour mieux remercier le monsieur, l’encourager dans son bon mouvement, elle le dévisageait, gentille, un peu timide.

Il s’était levé comme elle. Il se rapprocha, lui prit la main.

Elle vit son visage mollasse changer d’expression.

— Vous en avez des yeux !… fit-il presque bas, en gardant sa main dans les siennes.

La petite tressaillit. Il lui revint que ses camarades de pension lui disaient toujours : « Ce n’est pas votre faute… Mais vous avez l’air de faire de l’œil aux chaises… » Et elle eut la révélation du danger que court une jeune fille, quand elle est trop jolie, à visiter toute seule des hommes grisonnants. Elle se dégagea, rougissante, avec la peur de froisser un protecteur possible, et le dégoût de deviner le désir dans ses prunelles allumées.

« Qu’est-ce qui m’arriverait, si j’étais secrétaire chez des gens comme ça !… » se disait-elle en rentrant le cœur serré.

Mauvaise journée encore une fois.

Il y en eut d’autres.

Ce fut en rentrant d’une consternante séance qu’il lui fallut trouver la réponse de ses frères à son long télégramme. Elle n’était pas longue :

« Nous avons chacun notre grue avec qui nous vivons maritalement. Si ça te dit quelque chose, tu pourras tenir notre maison. Mais je crois que tes grands airs de la boîte Lami ne plairaient pas beaucoup à nos femmes. Si tu es dans la mouise, adresse-toi donc à ton beau monde. Nous profitons de l’occasion pour te renvoyer des affaires à toi qui traînent dans nos armoires et qui t’appartiennent de droit. Ça te fera bien plaisir de les retrouver. »

En ouvrant le paquet, arrivé le lendemain, Élysée, avec un cri sourd, retrouva ses petites poupées d’enfant : Nini, la dame bleue, toute la ribambelle des infimes personnages qui la consolaient quand maman la laissait seule à la maison, après l’avoir grondée et bousculée.

« La dame bleue… Nini… »

Elles lui revenaient donc, ses toutes petites amies d’enfance. Une fois de plus, elles étaient les seules compagnes de sa monstrueuse solitude.

Elle les manipula longtemps, retrouvant ses gestes de gamine. Puis, elle les rangea sur la table de sa chambre, les regarda, pâle et les yeux immenses ; et, pour la première fois depuis que son père était mort, les larmes vinrent.

Ce fut comme si elle eût annoncé la nouvelle aux poupées.

— Papa est mort !… sanglota-t-elle.

Elle pensait au mort, et c’était sur elle-même qu’elle pleurait. Fait-on jamais autre chose quand on pleure quelqu’un qui n’est plus ?

Elle était en train de ranger enfin ses poupées dans le tiroir de sa commode. Ses larmes continuaient à tomber, pressées. Elle en sentait des réserves gonfler sa poitrine spasmodique. Elle avait les joues mouillées, le nez mouillé, la bouche salée.

— Mademoiselle, dit la femme de chambre, en entrant, c’est la dactylo qui vient reprendre sa machine à écrire. Si Mademoiselle veut la lui donner elle-même…

— Faites entrer la dactylo…

Elle ne savait même pas son nom. La petite boulotte parut, roulant sur ses hanches, humble personne aux gros yeux jeunes, aux bonnes joues rondes.

Interdite, ne sachant que dire devant le visage ruisselant de Mlle Arnaud, elle essaya quelques paroles balbutiantes, gentilles banalités comme on en ressasse aux personnes qui viennent de perdre quelqu’un.

Élysée fit son possible pour s’arrêter. Le torrent des pleurs était maintenant intarissable, après tant de jours de sécheresse crispée.

— Asseyez-vous, Mademoiselle.

Elle cherchait à s’affermir la voix.

— Je voudrais justement vous demander quelque chose. J’ai une amie…

Elle débita sa petite invention, le mieux qu’elle put. Puis :

— Est-ce que c’est très long d’apprendre la sténo-dactylographie ?

L’autre se confondit en renseignements. Ils étaient décourageants quant à la sténographie.

— Mais, s’empressa-t-elle d’ajouter, si cette personne veut, puisque vous vous intéressez tant à elle, Mademoiselle, je serai trop heureuse de lui apprendre. Vous avez toujours été bonne pour moi. Je me ferai un vrai plaisir de lui donner gracieusement des leçons…

Étonnée, Élysée la regardait. Que lui avaient-ils répondu, les hauts personnages qu’elle avait consultés ? Et celle-ci, pauvre fille si modeste, avec quel zèle elle mettait son savoir, sa seule richesse, à la disposition d’autrui ! Tout à coup, l’humanité lui paraissait sauvée. Il n’y avait donc pas, sur la terre, qu’égoïsme et dégoûtation ?

— Cette jeune fille n’est pas à Paris… répondit-elle. Elle n’y viendrait qu’étant sûre de travailler très vite. Et puis, il y a la question du logement…

— Mon Dieu, dit rêveusement la dactylo, si ce n’est que ça… Elle pourrait apprendre en très peu de temps à écrire à la machine, si elle est intelligente, et je pourrais lui donner à faire des copies ; je suis obligée d’en refuser. Quant au logement, eh bien ! en attendant, je lui trouverai bien un petit coin chez moi…

Oh ! ce n’est pas grand, deux pièces… Mais enfin, on peut toujours s’arranger…

Et quand elle fut partie après avoir multiplié ses salutations à la belle demoiselle si riche et si bienveillante, Élysée constata que sa visite constituait la seule lueur d’espoir possible après tant de démarches.

« Ainsi, je pourrais devenir dactylo pour commencer ! »

Longtemps, sur cette donnée, elle rêvait, effarée. Envahir cette pauvre fille, lui prendre son temps, son argent, gagner péniblement quelques sous, quel avenir !

« Si elle savait que c’est de moi qu’il s’agit ! » pensait-elle avec une ironie amère.

Honteuse d’être encore là, dans ce luxe auquel elle n’avait plus droit, fière et puérile, elle prit une résolution. Puisqu’elle ne pouvait encore s’en aller, elle allait s’exercer à ne plus manger que de pauvres choses, abandonner l’auto, s’habituer à se lever très tôt, à prendre des autobus et des métros, à marcher à pied.

Cette décision lui fit d’abord du bien. La pratique lui sembla telle que, le premier soir, revenant des courses, sans but qu’elle avait faites dans les rues, fatiguée d’avoir attendu l’autobus, de s’être levée trop tôt, d’avoir erré toute seule dans Paris, de n’avoir pas assez mangé, les sanglots la reprirent misérablement.

Elle ne dormit pas, pleura toute la nuit. Elle eut pourtant le courage de se lever à l’heure qu’elle s’était fixée. Mais, quand elle voulut sortir, ses forces la trahirent. Éreintée, malade, désespérée, elle s’assit sur son lit, convulsée de chagrin, si seule et si perdue qu’il était impossible d’imaginer créature plus pitoyable.

Elle en était là. Ce fut encore la femme de chambre.

— Mademoiselle veut-elle dire où se trouvent les musiques de Mlle Hachegarde ? Elle en rapporte qui sont à Mademoiselle, elle voudrait reprendre les siennes. Mais elle ne veut pas du tout déranger Mademoiselle…

— Si !… Si !… Priez-la d’entrer, au contraire !… s’écria la petite Arnaud.

Elle ne savait pas pourquoi. Besoin désespéré de voir un visage sympathique, subite inspiration, instinct.

— Oh ! mademoiselle Hachegarde, si vous saviez !…

En silence, arrêtée au milieu de la chambre, la grande fille hâve la regardait. L’expression de ses yeux était si belle qu’Élysée se leva, se jeta dans ses bras avant d’avoir pensé son geste.

— Mademoiselle Arnaud !… Votre père… Votre père… Il était si bon… Il vous aimait tant…

Elle berçait contre elle la sanglotante orpheline. Elle ne savait rien. Elle pleurait pourtant.

— Mademoiselle Hachegarde, mademoiselle Hachegarde, vous êtes venue, vous êtes là… Ne m’abandonnez pas !… Emmenez-moi chez vous ! Je ne peux plus rester ici ! Je n’ai plus personne !… Je vais mourir de chagrin !… Emmenez-moi chez vous !…

Elles furent, sans le savoir, assises toutes deux sur le lit, côte à côte. Égarée, Élysée racontait tout, livrant son secret avec passion, avec des cris de douleur et de délivrance. Elle ne pouvait plus ne pas le dire à quelqu’un, elle ne pouvait pas être seule.

Cette petite âme qui se livrait à elle ! Mlle Hachegarde, pour finir, avait pris les mains de la malheureuse gosse.

— Écoutez, mademoiselle ! Écoutez, ma pauvre petite ! Nous ne pouvons pas faire ça !… Votre belle-mère ferait de nouveaux malheurs ! Il faut attendre que vous soyez majeure… Et puis… Vous allez voir comme tout va s’arranger ! Vous savez, notre pianiste, celui dont vous jouiez le rôle dans nos petites soirées. Il est fiancé. Il va se marier dans six mois, quitter Paris… Eh bien !… puisque le malheur le veut, vous… Vous prendrez sa place… Vous tiendrez le piano dans nos cours d’ensemble. Vous pourrez peut-être reprendre ses élèves… Je lui parlerai… Il est encore pour six mois avec nous… Pendant les six autres mois, je ne prendrai que quelqu’un de provisoire… Je vous attendrai… Et même, il pourra vous céder son petit logement tout près de chez nous… Voyez comme ce sera bien ! Vous ne serez pas malheureuse dans la musique, allez ! La musique !… C’est tout, ça ! C’est la vie !… N’est-ce pas ?… N’est-ce pas ?…

Les yeux croisés la regardaient, agrandis, sans plus pleurer, buvant l’espoir, visionnaires. Cette larme restée sur une joue continuait à rouler tout doux vers la bouche ; entrecoupée, haletante, une petite voix d’enfant répétait inconsciemment, indéfiniment.

— Oui… Oui… c’est ça, c’est ça… Oui… Oui…