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Le Roman bourgeois/2

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Vous ne demandez pas s’il avoit moyen de la payer (reprit le marquis) ; mais vous n’estes pas seule de vostre humeur, et je prevoy que, si le luxe et la delicatesse du siecle continuent, il faudra enfin que quelques grands seigneurs, à l’exemple de ceux qui ont fondé des chaises de théologie, de medecine et de mathematique, fondent des chaises de Sous-carriere11, pour faire porter proprement les illustres dans les ruelles et les metre en estat d’estre admis dans les belles conversations. Ce seroit, dit Lucrece, une belle fondation, et qui donneroit bien du lustre aux gens de lettres ; mais elle coûteroit beaucoup, car il y a bien des illustres pretendus. Il faudroit au moins les restreindre à ceux de l’Academie, et alors on ne trouveroit point estrange qu’on en briguast les places si fortement. Cette fondation, dit le marquis, ne se fera peut-estre pas sitost, et je la souhaite plus que je ne l’espere en faveur de mademoiselle (dit-il) en montrant Hyppolite, dont il ne sçavoit pas le nom, afin qu’elle n’ayt point le déplaisir de converser avec des gens crottez. Le marquis dit ces paroles avec assez d’aigreur, estant animé de ce qu’elle l’avoit raillé d’abord, et, pour luy rendre le change, il ajouta un peu librement : Encore je souffrirois plus volontiers que des femmes de condition, qui ont des appartements magnifiques, et qui ne voyent que des polis et des parfumés, eussent de la peine et du dégoust à souffrir d’autres gens ; mais je trouve estrange que des bourgeoises les veüillent imiter, elles qui iront le matin au marché avec une escharpe12 et des souliers de vache retournée, et qui, pour les necessitez de la maison, recevront plusieurs pieds plats dans leur chambre, où il n’y a rien à risquer qu’un peu d’exercice pour les bras de la servante qui frotte le plancher ; cependant ce sont elles qui sont les plus delicates sur la propreté, quand elles ont mis leurs souliers brodez et leur belle juppe.

Certes (dit alors Lucrece) Monsieur a grande raison, et, pour estre de la cour, il ne laisse pas de connoistre admirablement les gens de la ville. Je connois des personnes qui ne sont gueres loin d’icy, qui sont si difficiles à contenter sur ce poinct qu’elles en sont insupportables, et je crois qu’elles aimeroient mieux qu’un homme apportast dix sottises en conversation que la moindre irrégularité en l’adjustement. Je pense mesme qu’elles ne veulent voir des gens bien mis qu’afin de se pouvoir vanter de voir le beau monde. Mais (dit Hyppolite) approuvez-vous la conduite de certains illustres, qui, sous ombre de quelque capacité qu’ils ont au-dedans, negligent tout à fait le dehors. Par exemple, nous avons en notre voisinage un homme de robbe fort riche et fort avare, qui a une calotte qui luy vient jusqu’au menton, et quand il auroit des oreilles d’asne comme Midas, elle seroit assez grande pour les cacher. Et j’en sçais un autre dont le manteau et les éguilletes sont tellement effilées que je voudrois qu’il tombast dans l’eau, à cause du grand besoin qu’elles ont d’estre rafraischies. Voudriez-vous deffendre ces chichetez et ces extravagances, et faudroit-il empescher une honneste compagnie où ils voudroient s’introduire d’en faire des railleries? Je ne crois pas (repliqua le marquis) que personne ayt jamais loüé ces vitieuses affectations ; au contraire, on voit avec mépris et indignation ces barbons, ces gens de college, dont les habits sont aussi ridicules que les mœurs. Mais il faut avoir quelque indulgence pour les personnes de merite qui, estant le plus souvent occupées à des choses plus agreables, n’ont ny le loysir ny le moyen de songer à se parer. Ce n’est pas que je loüe ceux qui, par negligence ou par avarice, demeurent en un estat qui fait mal au cœur ou qui blesse la veuë. Car ce sont deux vices qu’il faut également blasmer. Mais combien y en a-t-il qui, quelque soin qu’ils prennent à s’ajuster et à cacher leur pauvreté, ne peuvent empescher qu’elle ne paroisse tousjours à quelque chapeau qui baisse l’oreille, quelque manteau pelé, quelque chausse rompuë, ou quelque autre playe dont il ne faut accuser que la fortune ?

Votre sentiment (dit Lucrece) est tres-raisonnable, et j’ay toujours fort combatu ces delicatesses ; mais encore ce seroit beaucoup s’il ne falloit qu’estre propre, qui est une qualité necessaire à un honneste homme ; il faut aussi avoir dans ses vestements de la diversité et de la magnificence : car on donne aujourd’huy presque partout aux hommes le rang selon leur habit ; on met celuy qui est vestu de soye au dessus de celuy qui n’est vestu que de camelot, et celui qui est vestu de camelot au dessus de celuy qui n’est vestu que de serge. Comme aussi on juge du mérite des hommes à proportion de la hauteur de la dentelle qui est à leur linge, et on les éleve par degrez depuis le pontignac jusqu’au poinct de Gennes. Il est vray qu’on en use ainsi, dit Hyppolite, et je trouve qu’on a raison. Car comment jugerez-vous d’un homme qui entre en une compagnie si ce n’est par l’extérieur ? S’il est richement vestu, on croit que c’est un homme de condition, qui a esté bien nourry et élevé, et qui, par consequent, a de meilleures qualitez. Vous auriez grande raison (reprit le marquis) si vous n’en usiez ainsi qu’envers les inconnus : car j’excuserois volontiers l’honneur qu’on fait à un faquin qui passe pour un homme de condition à la faveur de son habit, puisque vous ne feriez qu’honorer la noblesse que vous croiriez estre en luy ; mais on en use de mesme envers ceux qui sont les mieux connus, et j’ay veu beaucoup de femmes qui n’estimoient les hommes que par le changement des habits, des plumes et des garnitures13. J’en ay veu qui, au sortir d’un bal ou d’une visite, ne s’entretenoient d’autre chose. L’une disoit : Monsieur le comte avoit une garniture de huit cent livres, je n’en ay point veu de plus riche ; l’autre : Monsieur le baron estoit vestu d’une estoffe que je n’avois point encore veue, et qui est tout à fait jolie ; une troisième disoit : Ce gros pifre14 de chevalier est tousjours vestu comme un gouverneur de Lyons ; il n’oseroit changer d’habits, il a peur qu’on le méconnoisse. Cependant, il est souvent arrivé que le gros pifre a battu la belle garniture portée par un poltron, et que celuy qui avoit l’étoffe fort jolie n’aura dit que des fadaises. J’en ay veu mesme une assez sotte pour louer l’extravagance d’un certain galand de ma connoissance, qui, pour porter le deuil de sa maistresse, avoit fait faire exprès une garniture de rubans noirs et blancs, avec des figures de testes de morts et de larmes, comme celles qui sont aux parements d’église le jour d’un enterrement. Je crois (interrompit Lucrece) qu’on doit plustost dire qu’il portoit le deuil de sa raison qui estoit morte. Vous dites vray (repliqua le marquis), mais il n’en devoit porter que le petit deuil, car il y avoit longtemps qu’elle estoit deffunte. Vous attaquez de fort bonne grace, dit Lucrece, des personnes qui m’ont tousjours fort dépleu ; à dire vray, je n’attendois pas de tels sentiments d’un homme de la Cour, et qui a la mine de se piquer d’estre propre et magnifique.

Je vous avoue (dit le marquis) que ma condition m’oblige à faire dépense en habits, parce que le goust du siecle le veut ainsi ; et pour ne pas avoir la tache d’avarice ou de rusticité, je suy les modes et j’en invente quelquefois ; mais c’est contre mon inclination, et je voudrois qu’il me fust permis de convertir ces folles dépenses en de pures liberalitez envers d’honnestes gens qui en ont besoin. Sur tout j’ay toûjours blâmé l’exces où l’on porte toutes ces choses, car c’est un grand malheur lorsqu’on tombe entre les mains de ces coquettes fieffées qui sont de loisir, et qui ne sçavent s’entretenir d’autres choses. Elles examineront un homme comme un criminel sur la sellette, depuis les pieds jusqu’à la teste, et quelque soin qu’il ait pris à se bien mettre, elles ne laisseront pas de lui faire son proces. Je me suis trouvé souvent engagé en ces conferences de bagatelles où j’ay veu agiter fort serieusement plusieurs questions tres-ridicules. J’y vis une fois un sot de qualité qu’on avoit pris au collet ; une femme luy dit que son rabat n’estoit pas bien mis, l’autre dit qu’il n’estoit pas bien empesé, et la troisième soûtint que son défaut venoit de l’échancrure ; mais il se deffendit bravement en disant qu’il venoit de la bonne faiseuse, qui prend un escu de façon de la piece. Le rabat fut declaré bien fait au seul nom de cette illustre ; je dis illustre, et ne vous en estonnez pas, car le siecle est si fertile en illustres qu’il y en a qui ont acquis ce titre à faire des mouches. Cette authorité (dit Lucrece) estoit decisive, et la question apres cela n’estoit plus problematique ; aussi il faut demeurer d’accord que le rabat est la plus difficile et la plus importante des pieces de l’adjustement ; que c’est la premiere marque à laquelle on connoist si un homme est bien mis, et qu’on n’y peut employer trop de temps et trop de soins, comme j’ay ouy dire d’une presidente15, qu’elle est une heure entiere à mettre ses manchettes, et elle soûtient publiquement qu’on ne les peut bien mettre en moins de temps. Apres que ce rabat fut bien examiné (adjoûta le marquis), on descendit sur les chausses à la Candalle16 ; on regarda si elles estoient trop plicées en devant ou en arriere, et ce fut encore un sujet sur lequel les opinions furent partagées. En suite on vint à parler du bas de soye, et alors on traitta une question fort grande et fort nouvelle, n’estant encore decidée par aucun autheur : Si le bas de soye est mieux mis quand on le tire tout droit que quand il est plicé sur le gras de la jambe. Et après avoir employé deux heures à ce ridicule entretien, comme je vis qu’elles alloient examiner tout le reste article par article, comme si c’eust esté un compte, je rompis la conversation en me retirant, et je vis qu’elles remirent à une autre fois à parler du reste ; car, pour juger un proces si important, elles y employerent plusieurs vaccations.

Vous raillez si agreablement (dit Lucrece) ces personnes qui vous ont dépleû, qu’il faut bien prendre garde à l’entretien qu’on a avec vous, et je ne sçay si vous n’en direz point autant de celuy que nous avons aujourd’huy ensemble. Je respecte trop (dit le marquis) tout ce qui vient d’une si belle bouche, et je vous ay veu des sentiments si justes et si eloignez de ceux que nous venons de railler, que vous n’avez rien à craindre de ce costé-là. En effet (reprit Lucrece) je n’approuve point qu’on s’entretienne de ces bagatelles, ny qu’on aille pointiller sur le moindre defaut qu’on trouve en une personne ; il suffit qu’elle n’ait rien qui choque la veue. Aussi bien je sçais que, quelque soin qu’on prenne à s’adjuster, particulierement pour les gens de la ville, on y trouvera toujours à redire : car, comme la mode change tous les jours, et que ces jours ne sont pas des festes marquées dans le calendrier, il faudroit avoir des avis et des espions à la cour, qui vous advertissent à tous momens des changemens qui s’y font ; autrement on est en danger de passer pour bourgeois ou pour provincial.

Vous avez grande raison (adjousta le marquis), cette difficulté que vous proposez est presque invincible, à moins qu’il y eust un bureau d’adresse estably ou un gazetier de modes17 qui tint un journal de tout ce qui s’y passeroit de nouveau. Ce dessein (dit Hyppolite) seroit fort joly, et je croy qu’on vendroit bien autant de ces gazettes que des autres.

Puisque vous vous plaisez à ces desseins (dit le marquis), je vous en veux reciter un bien plus beau, que j’ouys dire ces jours passez à un advocat, qui cherchoit un partisan pour traiter avec luy de cet advis ; et ne vous estonnez pas si j’ay commerce avec les gens du palais, et si je me sers par fois de leurs termes, car deux mal-heureux proces qui m’ont obligé de les frequenter m’en ont fait apprendre à mes dépens plus que je n’en voulois savoir. Il disoit qu’il seroit tres-important de créer en ce royaume un grand conseil de modes, et qu’il seroit aisé de trouver des officiers pour le remplir : car, premierement, des six corps des marchands on tireroit des procureurs de modes, qui en inventent tous les jours de nouvelles pour avoir du débit ; du corps des tailleurs on tireroit des auditeurs de mode, qui, sur leurs bureaux ou etablis, les mettroient en estat d’estre jugées, et en feroient le rapport ; pour juges on prendroit les plus legers et les plus extravaguants de la cour, de l’un et de l’autre sexe, qui auroient pouvoir de les arrêter et verifier, et de leur donner authorité et credit. Il y auroit aussi des huissiers porteurs de modes, exploitans par tout le royaume de France. Il y auroit enfin des correcteurs de modes, qui seroient de bons prud’hommes qui mettroient des bornes à leur extravagance, et qui empescheroient, par exemple, que les formes des chapeaux ne devinssent hautes comme des pots à beure, ou plattes comme des calles, chose qui est fort à craindre lors que chacun les veut hausser ou applattir à l’envy de son compagnon, durant le flux et reflux de la mode des chapeaux ; ils auroient soin aussi de procurer la reformation des habits, et les décris necessaires, comme celuy des rubans, lors que les garnitures croissent tellement qu’il semble qu’elles soient montées en graine, et viennent jusqu’aux pochettes. Enfin, il y auroit un greffe ou un bureau estably, avec un estalon et toutes sortes de mesures, pour régler les differens qui se formeroient dans la juridiction, avec une figure vestue selon la derniere mode, comme ces poupées qu’on envoie pour ce sujet dans les provinces18. Tous les tailleurs seroient obligez de se servir de ces modelles, comme les appareilleurs vont prendre les mesures sur les plans des édifices qu’on leur donne à faire. Il y auroit pareillement en ce greffe une pancarte ou tableau où seroient specifiez par le menu les manieres et les regles pour s’habiller, avec les longueurs des chausses, des manches et des manteaux, les qualitez des estoffes, garnitures, dentelles et autres ornements des habits, le tout de la mesme forme que les devis de maçonnerie et de charpenterie. Et voicy le grand avantage que le public en retireroit : c’est qu’il arrive souvent qu’un riche bourgeois, et surtout un provincial, ou un Alleman, aura prodigué beaucoup d’argent pour se vestir le mieux qu’il luy aura esté possible, et il n’y aura pas réussi, quelque consultation qu’il ait faite de toute sorte d’officiers qu’il aura pû assembler pour resoudre toutes ses difficultés. Car il se trouvera souvent que, si l’habit est bien fait, il n’en sera pas de mesme des bas ou du chapeau ; enfin il vivra tousjours dans l’ignorance et dans l’incertitude. Au lieu que, s’il est en doute, par exemple, si la forme de son chapeau est bien faite, il n’aura qu’à la porter au bureau des modes, pour la faire jauger et mesurer, comme on fait les litrons et les boisseaux qu’on marque à l’Hostel-de-Ville. Ainsi, se faisant estalonner et examiner depuis les pieds jusqu’à la teste, et en ayant tire bon certificat, il auroit sa conscience en repos de ce costé-là, et son honneur seroit à couvert de tous les reproches que luy pourroit faire la coquette la plus critique.

C’est dommage (dit Lucrece) que vous n’estes associé avec cet homme qui a inventé ce party : vous le feriez bien valoir. Je crois qu’il y a beaucoup d’officiers en France moins utiles que ceux-là, et beaucoup de reglements moins necessaires que ceux qu’ils feroient. J’ai mesme ouy dire à des sçavans qu’il y avoit de certains pays où estoient establis de certains officiers expressément pour faire regler les habits ; mais comme je ne suis pas sçavante, je ne vous puis dire quels ils sont.

Lucrece n’avoit pas encore achevé quand sa tante rompit le jeu, et mesme un cornet qu’elle tenoit à la main, à cause d’un ambezas19 qui luy estoit venu le plus mal à propos du monde. Cela rompit aussi cette conversation, car elle s’en vint avec un grand cry annoncer le coup de malheur qui luy estoit arrivé, qu’elle plaignit avec des termes aussi pathetiques que s’il y fust allé de la ruine de l’estat. Cela troubla tout ce petit peloton ; quelques-uns, par complaisance, luy aidèrent à pester contre ce malheureux Ambezas qui estoit venu sans qu’on l’eust mandé ; d’autres la consolerent sur l’inconstance de la fortune et lui promirent de sa part un sonnez pour une autre fois. Et cependant le marquis, qui ne cherchoit qu’une occasion de se retirer, prit congé de Lucrece, non sans luy dire en particulier qu’il esperoit de venir chez elle le lendemain en meilleur ordre, lui demandant la permission de continuer ses visites. Mais en sortant il pensa luy arriver encore le mesme accident, car les maquignons sont tres-frequens en ce quartier-là. Il ne put battre celuy-cy non plus que l’autre, à cause de sa fuite ; mais son page l’en vengea, et, n’estant pas dans sa colère si raisonnable que son maistre, il la déchargea sur un autre maquignon qui estoit à pied sur le pas de sa porte. Et comme ce pauvre homme lui disoit : Ha, monsieur, je ne crotte personne ! Hé bien, c’est pour ceux que tu as crottez et que tu crotteras. Action de justice et chastiment remarquable, qui devroit faire honte à nos officiers de police.

À peine le marquis estoit-il remonté dans son carosse que ses laquais, à l’exemple du maistre et du page, animez contre les crotteurs de gens, virent passer des meuniers sur la crouppe de leurs mulets accouplez trois à trois, qui faisoient aussi belle diligence que des courriers extraordinaires. Le grand laquais jetta un gros pavé qu’il trouva dans sa main à l’un de ces meuniers avec une telle force que cela eust été capable de rompre les reins de tout autre ; mais ce rustre, hochant la teste et le regardant par dessus l’épaule, lui dit avec un ris badin : Ha ouy, je t’engeolle. Et, piquant la crouppe de sa monture avec le bout de la poignée de son fouet, il se vit bien-tost hors de la portée des pavez. Dès le lendemain, le marquis vint voir Lucrece en un équipage qui fit bien connoistre que ce n’estoit pas pour luy qu’il avoit fait l’apologie du jour precedent.

Je croy que ce fut en cette visite qu’il luy découvrit sa passion ; on n’en sçait pourtant rien au vray. Il se pourroit faire qu’il n’en auroit parlé que les jours suivans, car tous ces deux amans estoient fort discrets, et ils ne parloient de leur amour qu’en particulier. Par mal-heur pour cette histoire, Lucrece n’avoit point de confidente, ni le marquis d’escuyer, à qui ils repetassent en propres termes leurs plus secrettes conversations. C’est une chose qui n’a jamais manqué aux heros et aux heroïnes. Le moyen, sans cela, d’écrire leurs avantures ? Le moyen qu’on pust savoir tous leurs entretiens, leurs plus secrettes pensées ? qu’on pust avoir coppie de tous leurs vers et des billets doux qui se sont envoyez, et toutes les autres choses necessaires pour bastir une intrigue ? Nos amants n’estoient point de condition à avoir de tels officiers, de sorte que je n’en ay rien pu apprendre que ce qui en a paru en public ; encore ne l’ay-je pas tout sçeu d’une mesme personne, parce qu’elle n’auroit pas eu assez bonne memoire pour me repeter mot à mot tous leurs entretiens ; mais j’en ay appris un peu de l’un et un peu de l’autre, et, à n’en point mentir, j’y ay mis aussi un peu du mien. Que si vous estes si desireux de voir comme on découvre sa passion, je vous en indiqueray plusieurs moyens qui sont dans l’Amadis, dans l’Astrée, dans Cirus et dans tous les autres romans, que je n’ay pas le loisir ni le dessein de coppier ny de derober, comme ont fait la plupart des auteurs, qui se sont servis des inventions de ceux qui avoient écrit auparavant eux. Je ne veux pas mesme prendre la peine de vous en citer les endroits et les pages ; mais vous ne pouvez manquer d’en trouver à l’ouverture de ces livres. Vous verrez seulement que c’est toujours la mesme chose, et comme on sçait assez le refrain d’une chanson quand on en écrit le premier mot avec un etc., c’est assez de vous dire maintenant que nostre marquis fut amoureux de Lucrece, etc. Vous devinerez ou suppléerez aisément ce qu’il luy dit ou ce qu’il luy pouvoit dire pour la toucher.

Il est seulement besoin que je vous declare quel fut le succès de son amour ; car vous serez sans doute curieux de sçavoir si Lucrece fut douce ou cruelle, parce que l’un pouvoit arriver aussi-tost que l’autre. Sçachez donc qu’en peu de temps le marquis fit de grands progrès ; mais ce ne fut point son esprit et sa bonne mine qui luy acquirent le cœur de Lucrece. Quoy que ce fust un gentil-homme des mieux faits de France et un des plus spirituels, qu’il eût l’air galand et l’ame passionnée, cela n’estoit pas ce qui faisoit le plus d’impression sur son esprit : elle faisoit grand cas de toutes ces belles qualités ; mais elle ne vouloit point engager son cœur qu’en establissant sa fortune. Le marquis fut donc obligé de luy faire plus de promesses qu’il ne luy en vouloit tenir, quelque honneste homme qu’il fust : car qu’est-ce que ne promet point un amant quand il est bien touché ? Et qu’y a-t-il dont ne se dispense un gentil-homme quand il est question de se deshonorer par une indigne alliance ? Il avoit commencé d’acquerir l’estime de Lucrece en faisant grande dépense pour elle ; il luy laissa mesme gagner quelque argent, en faisant voir neantmoins qu’il ne perdoit pas par sottise, ni faute de sçavoir le jeu. Apres, il s’accoustuma à luy faire des presens en forme, qu’elle reçut volontiers, quoy qu’elle eust assez de cœur ; mais elle estoit obligée d’en user ainsi, car elle avoit moins de bien que de vanité. Elle vouloit paroistre, et ne le pouvoit faire qu’aux dépens de ses amis. Les cadeaux n’estoient pas non plus épargnez ; les promenades à Saint-Clou, à Meudon et à Vaugirard, estoient fort frequentes20, qui sont les grands chemins par où l’honneur bourgeois va droit à Versailles21, comme parlent les bonnes gens. Toutes ces choses neantmoins ne concluoient rien ; Lucrece ne donnoit encore que de petites douceurs qu’il falloit que le marquis prist pour argent comptant. Il fut donc enfin contraint, vaincu de sa passion, de luy faire une promesse de l’épouser, signée de sa main et écrite de son sang, pour la rendre plus authentique. C’est là une puissante mine pour renverser l’honneur d’une pauvre fille, et il n’y a guere de place qui ne se rende si-tost qu’on la fait jouer. Lucrece ne s’en deffendit pas mieux qu’une autre ; elle ne feignit point de donner son cœur au marquis et de lui vouer une amour et une foy réciproque. Ils vécurent depuis en parfaite intelligence, sans avoir pourtant le dernier engagement. Ils se flattèrent tous deux de la plus douce esperance du monde : le marquis de l’esperance de posseder sa maîtresse, et Lucrece de l’esperance d’estre marquise. Mais ce n’estoit pas le compte de cet amant impatient ; sa passion estoit trop forte pour attendre plus longtemps les dernieres faveurs.

D’ailleurs il y avoit un obstacle invincible à l’exécution de sa promesse de mariage, supposé qu’il eust eu dessein de l’exécuter. Il estoit encore mineur, et il avoit une mère et un oncle qui possedoient de grands biens, sur lesquels toute la grandeur de sa maison estoit fondée. L’un et l’autre n’y auroient jamais donné leur consentement ; au contraire, il estoit en danger d’estre désherité ou mesme de voir casser son mariage s’il eust esté fait. Il redoubla donc son empressement aupres de Lucrece, et il trouva enfin une occasion favorable dans une de ces mal-heureuses promenades qu’ils faisoient souvent ensemble.

Ce n’est pas que Lucrece n’y allast tousjours avec sa tante et quelques autres filles du voisinage accompagnées de leurs meres ; mais ces bonnes dames croyoient que leurs filles estoient en seureté pourveu qu’elles fussent sorties du logis avec elles, et qu’elles y revinssent en même temps. Il y en a plusieurs attrapées à ce piege ; car, comme la campagne donne quelque espece de liberté, à cause que les témoins et les espions y sont moins frequens et qu’il y a plus d’espace pour s’écarter, il s’y rencontre souvent une occasion de faire succomber une maîtresse, et c’est proprement l’heure du berger22. D’ailleurs, les gens de cour ne meurent pas de faim faute de demander leurs necessitez ; ils prennent des avantages sur une bourgeoise coquette qu’ils n’oseroient pas prendre sur une personne de condition, dont ils respecteroient la qualité. Enfin, notre assiegeant somma tant de fois la place de se rendre et il la serra de si près qu’il la prit un jour au dépourveu et éloignée de tout secours, car la tante estoit alors en affaire, et occuppée à une importante partie de triquetrac qu’elle faillit gagner à bredoüille.

Lucrece se rendit donc ; je suis fâché de le dire, mais il est vray. Je voudrois seulement pour son honneur sçavoir les parolles pathetiques que luy dit son amant passionné pour la toucher. Elles furent plus heureuses que toutes les autres qu’il luy avoit dites jusques-là. Je croy qu’il luy fit bien valoir le saffran qu’il avoit sur le visage ; car, en effet, il estoit devenu tout jaune de soucy. Je croy aussi qu’il tira un poignard de sa poche pour se percer le cœur en sa presence, puisque son amour ne l’avoit pû encore faire mourir. Il ne manqua pas non plus de la faire ressouvenir de la promesse de mariage qu’il luy avoit donnée, et de luy faire là dessus plusieurs sermens pour la confirmer. Mais, par malheur, on ne sçait rien de tout cela, parce que la chose se passa en secret ; ce qui serviroit pourtant beaucoup pour la décharge de cette demoiselle. Seulement il faut croire qu’il y fit de grands efforts ; car, en effet, Lucrece estoit une fille d’honneur et de vertu, et elle le monstra bien, ayant esté fort longtemps à tenir bon, bien que, de la maniere dont elle avoit esté élevée, ce dust estre une bicoque à estre emportée facilement. Quoy qu’il en soit, elle songea plustost à establir sa fortune qu’à contenter son amour. Elle ne crut pas pouvoir mener d’abord le marquis chez un notaire ou devant un curé, qui auroient esté peut-estre des causeurs capables de divulguer l’affaire et de donner occasion aux parens de son amant de la rompre. Elle crut qu’il falloit qu’il y eust quelque engagement precedent, et elle ayma mieux hazarder quelque chose du sien que de manquer une occasion d’estre grande dame. Ce n’est point la faute de Lucrece si le marquis n’a point tenu sa parolle, qu’elle avoit ouy dire inviolable chez les gentils-hommes. Et certes, il y en a beaucoup qui ne se mocqueront pas d’elle, parce qu’elles y ont esté aussi attrapées. Leur amour dura encore longtemps avec plus de familiarité qu’auparavant, sans qu’il y arrivast rien de memorable ; car il n’y eust point de rival qui contestast au marquis la place qu’il avoit gagnée, ou qui envoyast à sa maistresse de fausses lettres. Il n’y eut point de portrait, ny de monstre, ny de bracelet de cheveux qui fust pris ou égaré, ou qui eust passé en d’autres mains, point d’absence ny de fausse nouvelle de mort ou de changement d’amour, point de rivale jalouse qui fist faire quelque fausse vision ou équivoque, qui sont toutes les choses necessaires et les matériaux les plus communs pour bastir des intrigues de romans, inventions qu’on a mises en tant de formes et qu’on a repetassées si souvent qu’elles sont toutes usées.

Je ne puis donc raconter autre chose de cette histoire ; car toutes les particularitez que j’en pourrois sçavoir, si j’en estois curieux, ce seroit d’apprendre combien un tel jour on a mangé de dindons à Saint-Cloud chez la Durier23, combien de plats de petits pois ou de fraises on a consommés au logis de petit Maure à Vaugirard, parce qu’on pourroit encore trouver les parties de ces collations chez les hostes où elles ont esté faites, quoy qu’elles ayent esté acquitées peu de tems apres par le marquis, qui payoit si bien que cela faisoit tort à la noblesse. Ils furent mesme si discrets qu’on ne s’avisa point qu’il y eust plus de privauté qu’auparavant, et cela n’empescha pas qu’il n’y eust plusieurs personnes du second ordre qui entretinssent Lucrece et qui en fissent les amoureux et les passionnez. Mais c’estoit toûjours avec quelque espece de respect pour le marquis, et sous son bon plaisir. Ils prenoient leur avantage quand il n’y estoit pas, et ils luy cedoient la place quand il arrivoit ; car chacun sait que ces nobles sont un peu redoutables aux bourgeois, et par conséquent nuisent beaucoup aux filles, à cause qu’ils écartent les bons partis.

Lucrece avoit accoustumé son amant à souffrir qu’elle entretinst, comme elle avoit toujours fait, tous ceux qui viendroient chez elle. Particulierement depuis sa faute, que le remords de sa conscience luy faisoit encore plus publique qu’elle n’estoit, elle les traita encore plus favorablement. Peut-estre aussi que par adresse elle en usoit de la sorte ; car, quoiqu’elle se flattast toujours de l’esperance d’estre Madame la marquise, neantmoins comme la chose n’estoit pas faite et qu’il n’y a rien de si asseuré qui ne puisse manquer, elle estoit bien aise d’avoir encore quelques autres personnes en main pour s’en servir en cas de necessité. Outre qu’il est fort naturel aux coquettes d’aymer à se faire dire des douceurs par toutes sortes de gens, quoiqu’elles n’ayent pour eux ny amour ny estime.

Parmy ce corps de reserve de galands assez nombreux se trouva Nicodeme, qui estoit un grand diseur de fleurettes, et, comme j’ay dit, un amoureux universel. Il s’engagea si avant dans cette amour, qu’un jour, après avoir prosné sa passion avec les plus belles Marguerites françoises24 qu’il pust trouver, Lucrece, pour s’en défaire, dit qu’elle n’adjoustoit point de foy à ses parolles, et qu’elle en voudroit voir de plus puissans témoignages. Il luy respondit serieusement qu’il luy en donneoit de telle nature qu’elle voudroit ; elle luy repliqua qu’elle se raportoit à luy de les choisir. Aussitost Nicodeme, pour luy monstrer qu’il la vouloit aymer toute sa vie, lui dit qu’il luy en donneroit tout à l’heure une promesse par écrit. Tout en riant elle l’en deffia, et un peu de temps apres, Nicodeme, s’estant retiré expressément dans une antichambre, luy apporta en effet une promesse de mariage qu’il luy mit en main. Elle la prit en continuant sa raillerie, et luy demanda seulement : La quantième est-ce d’aujourd’huy ? (Car c’estoit un homme sujet à de telles foiblesses.) En mesme temps, pour monstrer qu’elle n’en faisoit pas grand estat, elle s’en servit à envelopper une orange de Portugal qu’elle tenoit en sa main. Neantmoins elle ne laissa pas de la serrer proprement pour les besoins qu’elle en pourroit avoir, quand ce n’eust esté que pour faire voir un jour qu’elle avoit eu des amans.

Cela s’estoit passé auparavant que Nicodeme fust engagé avec Javotte. Quelque temps après, il arriva qu’un procureur de l’officialité, nommé Villeflatin, qui estoit amy et voisin de l’oncle de Lucrece, le vint voir et le trouva dans sa chambre au coin du feu. Par hasard, Lucrece estoit à fouiller dans un buffet qu’elle avoit dans la mesme chambre. Comme c’est la première cajolerie des vieillards de demander aux jeunes filles quand elles seront mariées, ce fut aussi le premier compliment de ce procureur. Hé bien ! lui dit-il, mademoiselle, quand est-ce que nous danserons à vostre nopce ! Je ne sçay pas quand ce sera, répondit Lucrece en riant ; au moins ce ne sera pas faute de serviteurs : voilà une promesse ; si j’en veux, il ne tient qu’à moy de l’accepter. Elle dit cela en monstrant un papier plié, qui estoit cette promesse qu’elle avoit trouvée fortuitement sous sa main, sur quoy neantmoins elle ne faisoit pas grand fondement, car elle mettoit toutes ses esperances en celle du marquis, dont elle n’avoit garde de faire alors mention. Le procureur, par curiosité, jetta la main dessus sans qu’elle y prist garde, et, faisant semblant de la vouloir arracher, elle fut obligée de la lascher de peur de la rompre. Il la lut exactement, et il luy dit qu’il connoissoit celuy qui l’avoit souscrite, qu’il avoit du bien ; il n’en fit point d’autre éloge, car il croyoit bien par ce mot avoir dit tout ce qui s’en pouvoit dire. Il luy demanda si la promesse estoit reciproque, et si elle en avoit donné une autre ; mais Lucrece, sans dire ny ouy, ny non, lui répondit tousjours en bouffonnant. Il luy recommanda serieusement de la bien garder, luy offrant de la servir en cette occasion et de faire une exacte enqueste du bien que Nicodeme pouvoit avoir.

À quelques jours de là il avint que, Villeflatin estant allé au Châtelet pour quelques affaires, y trouva Vollichon, pere de Javotte ; et comme il le connoissoit de longue main, Vollichon lui fit part de la joyeuse nouvelle du mariage prochain de sa fille. Villeflatin s’en rejouyt d’abord avec luy, disant qu’il faisoit fort bien de la marier ainsi jeune ; qu’une fille est de grande garde ; qu’un pere en est déchargé et n’est plus responsable de ses fredaines quand elle est entre les mains d’un mary, qui est obligé d’en avoir le soin. Qu’à la vérité sa petite Javotte estoit bien sage ; mais que le siecle estoit si corrompu, et la jeunesse si dépravée, qu’on ne faisoit non plus de scrupule de surprendre une pauvre innocente que de boire un verre d’eau. Et apres d’autres discours de cette nature que j’obmets à dessein, non pas faute de les sçavoir (car je les ay ouy dire mille fois), il luy demanda qui estoit celuy qu’il avoit choisi pour faire entrer en son alliance, et quand se feroit la solemnité du mariage. Vollichon luy répondit que les bans estoient desja jettez à Saint-Nicolas et à Saint-Severin, les parroisses des futurs espoux ; que les fiançailles se devoient faire dans deux jours, et que c’estoit Nicodeme qui devoit estre son gendre. Comment ! (s’écria Villeflatin) et on disoit qu’il devoit épouser mademoiselle Lucrece, nostre voisine ! J’ai veu, leu et tenu une promesse de mariage à son profit, et qui est bien signée de luy. Vous me surprenez (dit Vollichon), je vous prie de m’en faire sçavoir des nouvelles certaines, et de me dire s’il… Et, sans achever, il le quitta avec furie, en criant : Qui appelle Vollichon ? C’estoit le guichetier de la porte du presidial, qui appelloit Vollichon pour venir parler sur la montée à une partie qu’on ne vouloit pas laisser entrer. Son avidité, qui ne vouloit rien laisser perdre, ne luy permit pas de faire reflexion qu’il quittoit une affaire tres importante pour une autre qui estoit peut-estre de neant, comme elle estoit en effet. Si-tost qu’il eut expédié cette partie, il retourna au lieu où il avoit laissé Villeflatin, pour luy demander s’il se souvenoit des termes ausquels la promesse de mariage estoit conçue, puisqu’il l’avoit eue entre ses mains ; mais il ne le trouva plus : car, comme celuy-cy estoit fort zelé pour le service de Lucrece et de toute sa famille, voyant le brusque départ de Vollichon, il s’imagina qu’il estoit allé promptement faire avertir sa femme et sa fille qu’on vouloit aller sur son marché et qu’une autre personne avoit surpris une promesse de mariage de Nicodeme. Enfin il crut qu’il estoit allé donner ordre d’achever le mariage avant qu’on y pust former opposition, de peur de laisser échapper ce party, qui en effet lui estoit avantageux. Il eut peur que ce qu’il avoit découvert à Vollichon ne le poussast encore plustost à precipiter l’affaire. C’est ce qui l’obligea d’aller tout de ce pas et de son propre mouvement (sans parler de rien à Lucrece, ny à son oncle, ny à sa tante), afin de ne perdre point de temps, former une opposition au mariage entre les mains des curez de Saint-Nicolas et de Saint-Severin. Et non content de cela, il obtint du lieutenant civil et de l’official des deffenses de passer outre, qu’il fit signifier aux mesmes curez et à Vollichon, car, quand à Nicodeme, il ne sçavoit où il demeuroit. Puis il vint tout en sueur, sur les trois heures apres midy, dire à Lucrece qu’il y avoit bien des nouvelles, qu’elle luy avoit bien de l’obligation, qu’il n’avoit ny bu ni mangé de tout le jour, qu’il avoit toujours couru pour son service. Et apres plusieurs autres prologues, il lui raconta la rencontre qu’il avoit faite de Vollichon et tous les exploits qu’il avoit fait depuis.

Lucrece fut fort surprise de ce recit, et il lui monta au visage une rougeur plus forte qu’aucune qu’elle eust jamais eue. Pour tout remerciment de la bonne volonté de ce procureur, elle luy dit qu’il la servoit vraiment avec beaucoup de chaleur, puisqu’il n’avoit pas mesme pris le temps d’en parler à son oncle ny à sa tante ; qu’en son particulier, elle n’avoit point dessein d’épouser Nicodeme, et encore moins par l’ordre de la justice. Ha, ha (dit alors le procureur ), il faut apprendre à cette jeunesse éventée à ne se moquer pas des filles d’honneur : nous avons sa signature, il faudra au moins qu’il paye des dommages et interests ; laissez-moi seulement faire. Et avec un « Nous nous verrons tantost plus amplement ; je n’ay ny bu ny mangé d’aujourd’huy », il enfila l’escalier, et tira la porte de la chambre apres luy ; il la ferma mesme à double tour pour empescher qu’on ne courust apres luy pour le reconduire.

Lucrece, que par bon-heur il avoit trouvée seule, demeura en grande perplexité. Son marquis s’en estoit allé il y avoit quelque temps et luy avoit laissé des marques de son amour. Peu avant son départ, elle s’estoit apperceue d’un certain mal qui avoit la mine de luy gaster bien-tost la taille. Cela mesme l’avoit obligée de le presser de l’épouser ; mais lorsqu’elle le conjuroit si vivement qu’il ne s’en pouvoit presque plus deffendre, il luy vint un ordre de la cour d’aller joindre son regiment : à quoi il obeyt en apparence avec regret, et en lui faisant de grandes protestations de revenir au plustost satisfaire à sa promesse. Il partit bien, mais je ne sçay quel terme il prit pour son retour, tant y a qu’il n’est point encore revenu. Lucrece luy écrivit force lettres, mais elle n’en reçeut point de réponse. Elle vit bien alors, mais trop tard, qu’elle estoit abusée, et ce qui la confirma dans cette pensée, c’est que, depuis le départ du marquis, elle n’avoit plus trouvé la promesse de mariage qu’il luy avoit donnée. Elle ne pouvoit pas mesme s’ymaginer comme elle l’avoit perdue, veu le grand soin qu’elle avoit eu de la serrer dans son cabinet. Or, voicy comme la chose estoit arrivée :

La passion du marquis estant un peu refroidie par la jouyssance, il fit reflexion sur la sottise qu’il alloit faire s’il executoit la parolle qu’il avoit donnée à Lucrece. Outre le tort qu’il faisoit à sa maison en se mésalliant, il voyoit tous ses parens animez contre luy, qui luy feroient perdre les grands biens sans lesquels il ne pouvoit soustenir l’éclat de sa naissance. Il voyoit, d’un autre costé, que, si Lucrece playdoit contre luy en vertu de sa promesse de mariage, cela luy feroit une tres-fâcheuse affaire : car, outre que ces sortes de proces laissent tousjours quelque tache à l’honneur d’un honneste homme, à cause qu’il est accusé en public de trahison et de manquement de parolle, les evenemens en sont quelquefois douteux, et avec quelque avantage qu’on en sorte, ils coustent toujours tres-cher. Il se resolut donc d’user de stratagème pour se tirer de ce mauvais pas où son amour trop violent l’avoit engagé. Pour cet effet il mena sa maistresse à la foire Saint-Germain, et, luy disant qu’il luy vouloit donner le plus beau cabinet d’ébeine qui s’y trouveroit, il la pria de le choisir et d’en faire le prix. Elle fit l’un et l’autre, et de plus elle le remercia de sa liberalité. Le marquis prit le soin de le luy faire porter chez elle ; mais auparavant il commanda secrettement au marchand d’y faire des clefs doubles, dont il garda les unes par devers luy et il fit livrer les autres à Lucrece avec le cabinet. Soudain qu’elle eut ce present, elle y serra avec joie ses plus precieux bijoux, et ne manqua pas surtout d’y mettre sa promesse de mariage qu’elle avoit du marquis.

Quand il fut sur son départ, ayant dessein de retirer sa promesse, il alla chez Lucrece à une heure où il sçavoit qu’elle n’estoit pas au logis ; il y entra familierement comme il avoit accoustumé, et, feignant d’avoir quelque chose d’importance à luy dire, il demanda permission de l’attendre dans sa chambre. Estant là, il se trouva bien-tost seul, et alors, avec la clef qu’il avoit par devers luy, il ouvrit le cabinet, et, trouvant la promesse, s’en saisit, sans que Lucrece, quand elle fut arrivée, s’apperceût d’aucune chose. Elle n’avoit mesme reconnu ce vol que peu de jours avant ce procès que venoit de former Villeflatin contre Nicodeme, et n’en avoit pas encore soubçonné le marquis ; mais quand elle vid que son absence duroit, qu’il ne luy écrivoit point et que sa promesse estoit perdue, elle ne douta plus de sa perfidie. Dans son déplaisir elle ne trouva point de meilleur remede à son affliction que d’entretenir avec plus de soin ses autres conquestes. Or comme il falloit qu’elle se mariast avant qu’on s’apperceust de ce qu’elle avoit tant de sujet de cacher, elle commença à s’affliger moins du zele indiscret de son voisin, qui luy cherchoit un mary malgré elle par les voyes de la justice.

Elle attendit donc avec patience le succès de cette affaire, raisonnant ainsi en elle-mesme, que si elle gagnoit sa cause, elle gagnoit un mary dont elle avoit grand besoin, et si elle la perdoit, elle pourroit dire (comme il estoit vray) qu’elle n’avoit point approuvé cette procedure, et qu’on l’avoit commencée à son insceu, ce qu’elle croyoit estre suffisant pour mettre son honneur à couvert. Aussi bien il n’estoit plus temps de deliberer ; la promptitude du procureur avoit fait tout le mal qui en pouvoit arriver ; la matiere estoit desja donnée aux caquets et aux railleries ; il falloit voir seulement où cela aboutiroit. Villeflatin, la revenant voir le soir, luy dit qu’elle luy donnast sa promesse. La honte ne l’ayant pas encore fait resoudre, elle fit semblant de l’avoir égarée et luy dit mesme qu’elle craignoit qu’elle ne fust perduë. Vous auriez fait là (reprit-il) une belle affaire. Or sus, trouvez-la au plustost, cependant que ce mariage est arresté ; il ne peut passer outre au prejudice de nos deffenses ; mais la faudra bien avoir pour la faire reconnoistre. Dites-moi cependant : n’a-t-il point eu d’autres privautez avec vous ? n’y a-t-il point eu de copule ? Dites hardiment, cela peut servir à vostre cause. Dame, en ces occasions il faut tout dire ; on n’y seroit pas receu par apres.

Lucrece rougit alors avec une confusion qui n’est pas imaginable et qui l’empescha de faire aucune réponse. Elle fut tellement surprise de cette grosse parolle, qu’elle fut toute preste à luy advoüer son malheur, dont elle croyoit qu’il se fust desja apperceu, de la sorte qu’il la traitoit. Elle l’alloit prier en mesme temps de s’entremettre auprès de son oncle et de sa tante pour obtenir le pardon de sa faute. Villeflattin crût que sa rougeur venoit de ce qu’il luy avoit demandé assez cruement une chose dont un homme plus civil que luy se seroit informé avec plus d’honnesteté ; de sorte que, sans la presser davantage, il la loua de sa pudeur, luy disant : Soyez aussi sage à l’advenir comme vous avez esté jusqu’icy, et vous reposez sur moi de cette affaire.

Cependant Nicodeme qui ne sçavoit rien de ces nouveaux incidens, alla le soir mesme voir Javotte, sa vraye maistresse, et ayant mis des canons blancs, s’estant bien frisé et bien poudré, il y arriva en chaise, fort gay, retroussant sa moustache et gringottant un air nouveau. Il rencontra dans la salle la mere et la fille, toutes deux bourgeoisement occupées à ourler quelque linge pour achever le trousseau de l’accordée. Le froid accueil qu’elles luy firent le surprit un peu, et, commençant la conversation par l’ouvrage qu’elles tenoient : Certes, ma bonne maman (luy dit-il), vostre fille vous aura bien de l’obligation, car je me doute bien que ce linge à quoy vous travaillez est pour elle. La prétenduë belle-mere luy répondit assez brusquement : Ouy, monsieur, c’est pour elle ; mais il vous passera bien loin du nez. Je vous trouve bien hardy de venir encore ceans, apres nous avoir voulu affronter. Là, là, ma fille est jeune et ne manquera pas de partis ; nous ne sommes pas des personnes à aller playder à l’officialité pour avoir un gendre. Allez trouver vostre maistresse à qui vous avez promis mariage ; nous ne voulons pas estre cause qu’elle soit dés-honorée. Nicodeme, encore plus estonné, jura qu’il n’avoit aucun engagement qu’avec sa fille. Vrayment (reprit aussi-tost la procureuse), il nous en feroit bien accroire si nous n’avions de quoy le convaincre ; et appelant la servante, elle luy dit : Julienne, allez querir un papier là haut sur le manteau de la cheminée, que je luy fasse voir son bec-jaune. Quand il fut apporté : Tenez (dit-elle), voyez si je parle par cœur ! Nicodeme pensa tomber de son haut en le lisant, car il connoissoit le cœur de Lucrece, et il ne pouvoit concevoir qu’une si fiere personne voulust playder à l’officialité pour avoir un mary. Il sçavoit qu’elle n’avoit receu la promesse qu’en riant et sans fonder sur cela aucune esperance ny dessein de mariage ; aussi n’en avoit-elle point parlé depuis, de sorte qu’il s’imagina que cela n’estoit point fait par son ordre ; il dit donc à sa belle mere : Voilà une piece que quelque ennemy me jouë ; s’il ne tient qu’à cela, je vous apporte dès demain une main-levée de cette opposition pardevant notaires.

Je n’ay que faire (répondit-elle) de notaires ni d’advocats ; je ne veux point donner ma fille à ces débauchez et à ces amoureux des onze mille vierges. Je veux un homme qui soit bon mary et qui gagne bien sa vie.

Nicodeme, qui ne trouvoit pas là grande satisfaction, d’ailleurs impatient de sçavoir la cause de cette broüillerie, prit congé d’elle peu de temps apres. Il ne fut pas assez hardy pour salüer, en sortant, sa maistresse de la maniere qu’il est permis aux amans declarez. Pour Javotte, elle se contenta de luy faire une reverence muette ; mais en se levant elle laissa tomber un peloton de fil et ses ciseaux, qui estoient sur sa juppe. Nicodeme se jette aussi-tost avec precipitation à ses pieds pour les relever ; Javotte se baisse, de son costé, pour le prevenir ; et, se relevant tous deux en mesme temps, leurs deux fronts se heurterent avec telle violence, qu’ils se firent chacun une bosse. Nicodeme, au desespoir de ce malheur, voulut se retirer promptement ; mais il ne prit pas garde à un buffet boiteux qui estoit derriere luy, qui choqua si rudement qu’il en fit tomber une belle porcelaine, qui estoit une fille unique fort estimée dans la maison. Là dessus, la mère éclate en injures contre luy. Il fait mille excuses, et en veut ramasser les morceaux pour en renvoyer une pareille ; mais en marchant brusquement avec des souliers neufs sur un plancher bien frotté et tel qu’il devoit estre pour des fiançailles, le pied luy glissa, et comme, en ces occasions, on tâche à se retenir à ce qu’on trouve, il se prit aux houppes des cordons qui tenoient le miroir attaché ; or, le poids de son corps les ayant rompus, Nicodeme et le miroir tombèrent en mesme temps. Le plus blessé des deux, neantmoins, ce fut le miroir, car il se cassa en mille pièces, Nicodeme en fut quitte pour deux contusions assez legères. La procureuse, s’ecriant plus fort qu’auparavant, luy dit : Qui m’amène ici ce ruine-maisons, ce brise-tout ? et se met en estat de le chasser avec le manche du ballay. Nicodeme, tout honteux, gagne la porte de la salle ; mais, estant en colere, il l’ouvrit avec tant de violence, qu’elle alla donner contre un theorbe qu’un voisin avoit laissé contre la muraille, qui fut entierement brisé. Bien luy en prit qu’il estoit tard, car en plein jour, au bruit que faisoit la procureuse, la huée auroit fait courir les petits enfans apres luy. Il s’en alla donc egalement rouge de honte et de colere ; et, à cause de l’heure, ne pouvant rien faire ce soir-là, il se resolut d’attendre au jour d’apres à voir Lucrece.

Le lendemain donc, voulant y aller en bon ordre, il demanda sa belle garniture de dentelle, qui luy fut apportée, à la reserve du rabat, qui se trouva manquer. Il envoya son laquais pour le chercher chés sa blanchisseuse, qui répondit par ce trucheman qu’elle ne l’avoit point. Comme Nicodeme estoit bon bourgeois et bon ménager, il alla le chercher luy-mesme ; il fouilla et renversa tout son linge sale, et il trouva à la fin ce qu’il cherchoit et même ce qu’il ne cherchoit pas. Car il faut sçavoir que cette blanchisseuse, nommée dame Roberte, blanchissoit aussi la maison de Lucrece et y estoit fort familiere. Or, comme il remuoit ce linge sale, voyant une chemise de femme assez haute en couleur, il luy demanda en riant si c’estoit une chemise de mademoiselle Lucrece. Dame Roberte luy répondit avec une grande naïveté : Vrayement nenny, ce n’en est pas ; mademoiselle Lucrece est maintenant la plus propre fille qu’il y ait à Paris ; depuis plus de trois mois je ne vois pas la moindre tache à son linge, il est presque aussi blanc quand je le prends que quand je le reporte. Et comment se porte-t’elle ? luy dit Nicodeme. Dame Roberte luy repondit avec la mesme ingenuité : La pauvre fille est toute mal bastie ; quand je vais chés elle le matin, je la trouve qui a des vomissemens et de si grands maux de cœur et d’estomac, qu’elle ne peut durer lassée dans son corps de juppe ; elle est tousjours avec ses brassieres de satin blanc. Toutefois cette pauvre fille ne se plaint pas, et cache si bien son mal qu’on ne sçait pas mesme au logis qu’elle soit malade ; l’apres-disnée elle reçoit son monde comme si de rien n’estoit : c’est la meilleure ame et la plus patiente creature qui se puisse voir. Nicodeme remarqua ces parolles ingenuës, et, changeant de dessein, au lieu d’aller voir Lucrece il alla consulter un medecin et un de ses amis du barreau ; enfin il se douta de la verité, et son imagination alla encore au delà ; car il s’imagina que, pour remedier au mal de Lucrece, ses parens avoient formé cette action afin de la luy faire épouser. Il crut aussi que, pour couvrir sa faute, elle leur avoit fait entendre qu’il avoit abusé d’elle sous la promesse de mariage qu’il luy avoit sottement donnée. Il avoit appris de ses amis qu’il avoit consulté, et il le pouvoit sçavoir luy-mesme, puisque c’estoit son mestier, que son affaire estoit mauvaise ; qu’une fille enceinte fondée en promesse de mariage seroit plustost cruë en justice que luy, et que, quelques sermens qu’il fist du contraire, il ne détruiroit point la presomption qu’on auroit que ce ne fust de ses œuvres. D’ailleurs Lucrece estoit belle et avoit beaucoup d’amis de gens de robbe, qui luy pouvoient faire gagner sa cause, quelque mauvaise qu’elle fust, outre qu’elle estoit si discrette en apparence qu’il ne la pouvoit pas convaincre d’aucune débauche, quoy que sa coquetterie fust publique. Il resolut donc de sortir de cette affaire à quelque prix que ce fust avant qu’elle éclatast tout à fait ; car il s’imaginoit que si-tost qu’il auroit conjuré cet orage et levé cette opposition, il renoüeroit aisément avec les parens de Javotte, de laquelle il estoit amoureux au dernier point, et certainement, si on eust connu son foible, il luy en eust coûté bon. Il employa quelque temps à chercher des connoissances pour faire parler sous main à l’oncle de Lucrece, n’osant pas y aller en personne, de peur d’un amené sans scandale. Il y trouva quelque accès par le moyen d’un amy qui connoissoit Villeflattin, le plenipotentiaire et le grand directeur de cette affaire, qui écouta volontiers ses propositions.

Cependant Lucrece estoit demeurée dans un grand embarras ; elle craignoit tous les jours de plus en plus que son mal secret ne devint public, et, voyant bien qu’il ne falloit plus avoir d’espérance au marquis, elle se résolut tout de bon de ménager l’affaire que le hazard et la promptitude de ce procureur luy avoit preparée. Ce qui la fit encore plustost resoudre, c’est qu’elle avoit preste l’oreille à une consultation qui s’estoit faite chez son oncle sur une pareille espece, où l’affaire avoit esté decidée en faveur d’une fille qui estoit en une semblable agonie. Elle prit donc en main sa promesse pour la porter à son oncle, et le prier, en luy demandant pardon de sa faute, de luy faire reparer son honneur. Mais, hélas ! en ce moment, elle avoit deux estranges repugnances : l’une de decouvrir sa faute, et l’autre d’en charger un innocent, ce qui estoit pourtant necessaire en cette occasion.

Trois fois elle monta en la chambre de son oncle, et trois fois elle en descendit sans rien faire. Enfin, y étant retournée avec une bonne resolution, elle commença à luy dire : Mon oncle… et, se repentant d’avoir commencé, elle s’arresta aussi-tost. Son oncle luy ayant demandé ce qu’elle desiroit, elle luy demanda s’il n’avoit point veu ses ciseaux, qu’elle avoit laissez sur la table. À la fin pourtant, apres avoir longuement tournoyé, elle luy dit tout de bon : Mon oncle, je voudrois bien vous entretenir d’une affaire en laquelle je vous prie de m’estre favorable. Mais comme elle commençoit à s’expliquer et en mesme temps à rougir, on vint dire à son oncle qu’on le demandoit en bas pour une affaire fort pressée. Il descendit promptement, et un peu apres envoya querir ses gants et son manteau. Lucrece alors tint à bonheur de n’avoir pas commencé le recit de son adventure, car elle auroit esté faschée de s’y voir interrompue. Or cette affaire estoit que Villeflattin avoit envoyé querir cet oncle, pour luy parler de l’affaire qu’il avoit poursuivie à son insçeu et de son propre mouvement, dans la confiance qu’il avoit qu’il ne seroit point desavoué, à cause du grand soin qu’il prenoit des intérêts de toute la famille. Ce bon homme fut fort surpris de cette nouvelle, et dit qu’il s’estonnoit fort de ce que sa niece ne lui en avoit rien dit. Mais il fut encore plus surpris quand Villeflattin, luy ayant fait le recit de tout ce qui s’y estoit passé dans le peu de jours que l’affaire avoit duré, luy dit que le proces estoit terminé s’il vouloit ; qu’on luy offroit de gros dommages et intérêts, et qu’en effet, l’entremetteur de Nicodeme estoit chès luy, qui faisoit une proposition de donner deux mille ecus d’argent comptant à Lucrece, à la charge de terminer l’affaire sur le champ. Il leur faisoit entendre que Nicodeme ne craignoit pas l’évenement de cette opposition en justice, et qu’il monstreroit bien qu’elle estoit sans fondement, mais qu’il vouloit seulement lever l’ombrage qu’elle donnoit aux parens de Javotte, qu’il estoit prest d’épouser, et particulierement à cause que l’Avent qui approchoit ne luy permettoit pas de laisser tirer l’affaire en longueur ; qu’enfin il sacrifioit cette somme d’argent à son plaisir, afin de ne perdre point de temps, ce qu’il n’eust pas fait en autre saison. Villeflattin, à qui on avoit promis en particulier une bonne paraguante25, sçeut si bien cajoller le bon homme, qu’il le fit resoudre d’accepter cette proposition, dans la menace qui leur estoit faite de revoquer le lendemain ces offres pour en playder tout de bon. Et ce qui l’y porta encore plustost fut que Villeflattin luy dit que Lucrece avoit égaré la promesse qu’il falloit produire, ce qui la mettoit en danger d’estre debouttée au premier jour de sa demande. Il luy fit considerer aussi que, n’y ayant qu’une simple promesse de mariage, sans autre suitte ny engagement avec Lucrece, et y ayant d’ailleurs un contract solemnel fait avec Javotte, cette action ne se pourroit resoudre qu’en quelques dommages et interests, qu’on n’arbitre pas tousjours fort grands, et qui dépendent purement du caprice des juges.

Il passa donc aussi-tost une transaction, en laquelle il ne fut pas besoin de faire parler Lucrece, qui estoit mineure, et dont l’oncle, qui estoit son tuteur, crut bien procurer l’avantage. Il receut donc les deux mille écus, qui luy servirent bien depuis. Aussi-tost on vint annoncer cette bonne nouvelle à Lucrèce, et Villeflattin luy cria dès la porte : Ne vous avois-je pas bien dit que je vous ferois avoir des dommages et interests ? Tenez, voilà deux mille écus que j’en ay tiré, et si je n’avois pas la promesse en main ; regardez ce que c’eust esté si vous ne l’eussiez point perdue. Hé bien ! si on vous eust creue, vous alliez laisser tout perdre. Vous m’en remercierez si vous voulez, mais c’est comme si je vous les donnois en pur don.

Lucrece, surprise de ce compliment, et encore plus de cet accord qu’elle n’avoit esté du commencement du procès, ne répondit qu’avec une action qui témoignoit un genereux mépris des richesses. Elle feignit qu’elle n’attendoit pas à vivre apres cela, et qu’elle n’avoit jamais approuvé tout ce procedé. Elle le remercia pourtant de la bonne volonté qu’il avoit témoignée pour elle. Dès le soir elle luy envoya une somme d’argent pour le payer de ses peines, qu’il refusa genereusement, et le lendemain elle luy envoya le triple en presens qu’il receut fort bien.

Lucrece n’eut plus besoin alors de découvrir son mal secret, mais de chercher de nouvelles adresses pour le cacher et pour le couvrir, et elle en vint à bout à la fin, comme vous verrez dans la suitte ; mais, je veux la laisser un peu reposer, car il ne faut pas tant travailler une personne enceinte.

Nicodeme, sorty de cette fascheuse affaire, et joyeux d’avoir la main-levée de cette opposition, alla aussi-tost trouver le père de Javotte, apres avoir neantmoins appaisé la mere, en lui renvoyant un autre miroir, un autre theorbe, et une autre porcelaine. Vollichon lui fit un accueil plus froid qu’il ne croyoit, car il ne fit pas grand cas de la main-levée de cette opposition, et, sous pretexte que, s’il avoit fait cette sottise-là, il en pourroit bien avoir fait d’autres, dont il desiroit s’informer, il luy demanda du temps pour ne rien precipiter, et il remit le mariage au lendemain des roys, à cause que l’advent estoit fort proche. Ce que Nicodeme fut obligé de souffrir, en regrettant neantmoins l’argent qu’il avoit donné dans l’esperance de se marier deux jours apres. Or ce n’estoit pas ce qui arrestoit Vollichon, mais c’est que, deux jours auparavant, on luy avoit parlé d’un autre party pour sa fille, qui estoit plus avantageux, et voulant avoir (comme il disoit) deux cordes à son arc, il ne vouloit differer qu’afin de voir s’il pourroit s’engager avec le plus riche, pour rompre aussi-tost avec celuy qui l’estoit le moins.

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11. On appeloit ainsi les chaises à porteur perfectionnées, sous Louis XIII, par Montbrun de Souscarrière, bâtard du duc de Bellegarde. Avant lui, celles dont, en 1617, P. Le Petit avoit eu le privilége n’étoient pas couvertes ; ce n’étoient que de simples fauteuils fixés à deux bâtons en forme de brancards. Dans un voyage qu’il fit à Londres, Montbrun vit des chaises couvertes et fermées, et à son retour il se hâta d’en faire établir de pareilles à Paris, pour lesquelles il obtint, lui aussi, un privilége, par lettres-patentes enregistrées en parlement. (Sauval, Antiq.de Paris, chap. Voitures, t. 1er, p. 192.) Montbrun le partageoit avec madame de Cavoye. Il mit tout en œuvre pour que ses chaises devinssent à la mode. « Il n’alloit plus autrement, dit Tallemant, et durant un an on ne rencontroit que lui par les rues, afin qu’on vît que cette voiture étoit commode. Chaque chaise lui rend, toutes les semaines, cent sous ; il est vrai qu’il fournit de chaises, mais les porteurs sont obligés de payer celles qu’ils rompent. » (Historiettes, 1re édit., t. 4, p. 188, 191.) Ces chaises étoient numérotées, comme nos fiacres. (Id., t. 3, p. 253.) Elles firent vite fortune. Mascarille, comme un vrai marquis, s’en passoit la fantaisie : « Il fait un peu crotté, mais nous avons la chaise. — Madelon. Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les insultes de la boue et du mauvais temps. » (Les Précieuses ridicules, scène 10.)

12. L’escharpe ne se mettoit alors qu’en déshabillé ; les femmes ne la portoient « qu’en habit de couleur et négligées. » (Dict. de Trévoux.)

13. On appeloit ainsi l’ensemble de plumes, de rubans, de nœuds, dont on chargeoit ses habits et sa coiffure. C’est ce que Mascarille appelle sa petite-oie. Il falloit, comme il dit, qu’elle fût « congruente à l’habit. » (Précieuses ridicules, sc. 10.)

14. Ce mot pifre, que nous avons si étrangement détourné de son sens, étoit depuis le XIIIe siècle employé comme terme de mépris. On n’appeloit pas autrement que pifres ou bougres certains hérétiques des Flandres et de la Bourgogne. (Valesiana, p. 81-82.) Fleury de Bellingen explique ainsi l’étymologie de ce mot : « On nomme ordinairement gros piffre un gros homme qui a les joues rebondies de graisse. Mot emprunté et corrompu de l’allemand pfeiffer, qui signifie un joueur de fiffre, et approprié à telles sortes d’hommes, parce qu’un joueur de fiffre se fait enfler les joues à force de souffler, en flûtant, comme ceux-ci les ont enflées à force de manger. » (L’Etymologie des Proverbes françois, La Haye, 1656, in-8., p. 3.)

15. Il s’agit ici de la présidente Tambonneau : « Une fois, dit Tallemant, elle alla fort ajustée chez la maréchale de Guébriant ; on ne faisoit que de se mettre à table, elle avoit dîné ; la voilà qui commence à lever sa robe, pour montrer sa belle jupe ; qui veut faire admirer comme ses manchettes étoient mises de bon air : car elle croyoit qu’il n’y avoit personne au monde qui les sut mettre comme elle, et même elle se piquoit de les mettre fort promptement, quoique madame Anne, sa duena, fut une heure et demie à les ajuster. » (Historiettes, 2e édit., t. 9, p. 161.)

16. C’étoit un des ajustements mis à la mode par le duc de Candale, le Brummell, le d’Orsay du XVIIe siècle. Bussy, dans son Histoire amoureuse des Gaules, a raconté ses amours avec madame d’Olonne (édit. 1754, t. 1er, p. 1-42). Saint-Évremond nous a donné de lui un charmant portrait (Œuvres, 1753, in-12, t. 3, p. 154-180), et nous savons par les Mémoires de Cavagnac (t. 1er, p. 220) et par ceux de mademoiselle de Montpensier (coll. Petitot, 2e série, t. 41, p. 489), l’histoire de sa querelle avec Bartet, au sujet même de cette recherche de M. de Candale pour les ajustements. Bartet, jaloux des préférences que la marquise de Gouville accordoit à Candale, avoit dit : « Si l’on ôtoit à ce beau duc ses grands cheveux, ses grands canons, ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galant, il ne seroit plus qu’un squelette et un atôme. » Candale le sut, et un jour, en pleine rue Saint-Thomas-du-Louvre, il fit arrêter Bartet par Laval, son écuyer, et par onze de ses gens, qui, le poignard d’une main, les ciseaux de l’autre, lui coupèrent un côté de cheveux, un côté de moustache, lui arrachèrent son rabat, ses canons, ses manchettes, etc., et le laissèrent en lui disant que c’étoit de la part de M. de Candale. Tallemant nous a aussi parlé de ce muguet brutal. Il a raconté ses amours avec madame de Saint-Loup. (Historiettes, t. 8, p. 88, édit. in-12.)

17. Dans un petit volume in-12 paru à Rouen en 1609, sous le titre de la Gazette (en vers), ce même projet avoit été déjà émis et presque exécuté (V. Biblioth. poét. de M. Viollet Le Duc, p. 349–350). Mais cent ans après la publication du Roman bourgeois, cette idée eut à Londres son exécution bien plus complète, par la publication du Ladies Journal, « meuble, dit l’abbé Prevost (le Pour et le Contre, 1733, in-12, t. 1er, p. 161) qui manquoit sur la toilette des dames, et dont il est surprenant qu’une nation aussi galante que les François se soit laissé ravir l’invention. À la vérité, ajoute-t-il, Brantôme en avoit tracé le plan il y a déjà près de deux siècles. » Et il cite à l’appui ce passage de l’auteur des Dames galantes, que Furetière n’a presque fait que reproduire : « Il seroit à souhaiter que quelques uns de ces galants de profession, qui sont dévoués de cœur et d’esprit au service des dames, nous voulût faire des chroniques d’amour, comme plusieurs font celle des nations et des royaumes, etc. »

18. Ces poupées de modes, qui donnoient le ton pour les toilettes, avoient d’abord été attifées chez mademoiselle de Scudéry, d’où elles partoient pour la province ou l’étranger. L’une étoit pour le négligé, l’autre pour les grandes toilettes. On les appeloit la grande et la petite Pandore, et c’est aux petites assemblées du samedi qu’on procédoit à leur ajustement dans le cercle des précieuses. Un siècle plus tard, nous trouvons encore une de ces poupées courant le monde pour y propager les modes parisiennes. « On assure, lisons-nous dans un livre très rare, que pendant la guerre la plus sanglante entre la France et l’Angleterre, du temps d’Addison, qui en fait la remarque, ainsi que M. l’abbé Prevost, par une galanterie qui n’est pas indigne de tenir une place dans l’histoire, les ministres des deux cours de Versailles et de Saint-James accordoient en faveur des dames un passeport inviolable à la grande poupée, qui étoit une figure d’albâtre de trois ou quatre pieds de hauteur, vêtue et coiffée suivant les modes les plus récentes, pour servir de modèle aux dames du pays. Ainsi, au milieu des hostilités furieuses qui s’exerçoient de part et d’autre, cette poupée étoit la seule chose qui fut respectée par les armes. » (Souv. d’un homme du monde, Paris, 1789, in-12, t. 2, p. 170, nº 395.)

19. Terme du jeu de trictrac. C’est lorsque chaque dé jeté amène l’as (ambo asses, deux as).

20. C’est là qu’on faisoit alors les fines parties, et Furetière est loin d’avoir tort dans ce qu’il ajoute sur les risques qu’y couroit « l’honneur bourgeois ». Ailleurs il en avoit parlé, et sur le même ton (V. le Voyage de Mercure, liv. 4, Paris, 1653, in-4. p. 88). — Sarrazin, dans la lettre qui sert de préface à son Ode à Calliope, dit aussi, par allusion au scandale de ces gaîtés champêtres : « Si je devine bien, le mot d’aventure et le lieu de Saint-Clou (sic) vous feront d’abord songer à quelque chose d’étrange, et vous ne tarderez guère à scandaliser votre bonne amie et votre très humble serviteur. » Un amant ne pardonnoit pas à sa maîtresse de faire sans lui une promenade à Saint-Cloud :

——--Je ne saurois vous pardonner
Le régal qu’à Saint-Cloud Paul vient de vous donner ;
C’est le plus dégoûtant de tous les esprits fades.
——--Vous aimez trop les promenades,
——--Iris : allez vous promener.
C’est le (Poésies de Charleval, Amst., 1759, in-12, p. 52, épigr. 37.)

21. « Aller à Versailles, être renversé. » Ant. Oudin, Curiositez françoises, Paris, 1640, in-12. p. 569.

22. Nous ne nous arrêterions pas sur cette expression, devenue très commune, si elle n’avoit été, du temps de Furetière, fort à la mode et de bon ton, à ce point qu’on fit, en manière de définition galante, un petit traité de l’Heure du Berger, qui se trouve dans le Recueil de pièces en prose les plus agréables du temps, etc., Paris, 1671, quatrième partie, p. 72–75.

23. C’étoit, sous Louis XIII, la plus fameuse cabaretière des environs de Paris. On trouve dans Tallemant (édit. in-12, t. 9, p. 223–226) une longue et curieuse historiette sur elle, sur son vaste cabaret de Saint-CIoud, sur les longs crédits qu’elle faisoit à la noblesse, etc. Il y est aussi parlé de ses amours avec Saint-Preuil, et de la belle conduite qu’elle tint quand, aux instigations du duc de la Meilleraye, ce gouverneur d’Arras fut jugé et décapité à Amiens. « Elle reçut sa tête dans un tablier, dit Tallemant, et lui fit faire un magnifique service à ses dépens. » Dans les notes curieuses qu’il a données sur ce passage des Historiettes, M. Monmerqué omet de dire qu’en décembre 1803, lors des fouilles qu’on fit dans l’enclos des Feuillans d’Amiens, on a eu la preuve des soins pieux que prit la Durier pour l’inhumation de Saint-Preuil ; on retrouva le corps et la tête embaumés. Le détail de cette découverte et du bruit qu’elle fit à Amiens se lit tout entier au t. 2, p. 198–199, des Essais historiques sur Paris, publiés en 1812, in-12, par le neveu de Saint-Foix, pour faire suite à ceux publiés par son oncle. — Quelques auteurs du temps ont aussi parlé de la Durier, entre autres Sarrazin, qui, dans la préface de son Ode à Calliope, se fait dire par sa muse : « Je quitteray pour vous la table des dieux si vous quittez pour moi celle de la Durier. » (Les Œuvres de M. Sarrazin, etc., Paris, 1696, in-8, p. 283.)

24. Il est fait allusion ici au livre de François Desrues : Les Marguerites françoises, ou fleurs de bien dire, contenant plusieurs belles et rares sentences morales recueillies des meilleurs auteurs, et mises en ordre alphabétique. Rouen, Behourt, 1625, in-12. Cette édition, décrite par Brunet, Manuel, II, 65, n’est pas la plus ancienne de ce recueil, qui s’appeloit auparavant : Fleurs de bien dire, recueillies des cabinets des plus rares esprits de ce temps, pour exprimer les passions amoureuses de l’un comme de l’autre sexe, etc. Il y en a sous ce titre une édition de 1598, Paris, Guillemot, pet. in-12.

25. C’est proprement une expression espagnole qui veut dire pour les gants, et qui fait allusion à la paire de gants qui étoit alors le seul droit de commission, le seul pot-de-vin de certains services ; les locutions avoir les gants, se donner les gants d’une chose, viennent de là. Molière, dans l’Étourdi, a employé le mot paraguante, et Le Sage, dans Gil Blas (liv. 7, ch. 2), a dit, parlant d’un secrétaire du duc de Lerme : « Pourvu qu’il tire des paraguantes d’une affaire, il se soucie fort peu des épilogueurs. » Le mot nous étoit venu d’Espagne au XVIIe siècle ; nous avions l’usage auparavant. Ainsi, dans le Roman de la Rose (édit. Lenglet Dufresnoy, t. 2, p. 158), il est parlé d’une paire de gants ainsi donnée, et dans le Perceforest, le roi dit au valet qui lui amène le cheval de sa maîtresse : « Passavant, je vous doibs vos gants. »


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