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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/57

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Comment Pantagruel deſcendit on manoir de meſſere
Gaſter[BD 1][1] premier maiſtre es ars du monde.


Chapitre LVII.


En icelluy iour Pantagruel deſcendit en vne iſle admirable, entre toutes aultres, tant à cauſe de l’aſſiette, que du gouuernement d’icelle. Elle de tous couſtez pour le commencement eſtoit ſcabreuſe, pierreuſe, montueuſe, infertile, mal plaiſante à l’œil, treſdifficile aux pieds, & peu moins inacceſſible que le mons du Daulphiné ainſi dict, pour ce qu’il eſt en forme d’vn potiron, & de toute memoire perſone ſurmonter ne l’a peu, fors Doyac conducteur de l’artillerie du Roy Charles huyctieme : lequel auecques engins mirificques y monta, & au deſſus trouua vn vieil belier. C’eſtoit à diuiner qui là tranſporté l’auoit. Aulcuns le dirent eſtant ieune Aignelet par quelque Aigle, ou duc Chaüant là rauy s’eſtre entre les buiſſons ſaulué. Surmontans la difficulté de l’entree à peine bien grande, & non ſans ſuer, trouuaſmes le deſſus du mont tant plaiſant, tant fertile, tant ſalubre, & delicieux, que ie penſoys eſtre le vray Iardin & Paradis terreſtre : de la ſituation duquel tant diſputent & labourent les bons Theologiens. Mais Pantagruel nous affermoit là eſtre le manoir de Arete (c’eſt Vertus) par Heſiode deſcript[2], ſans toutesfoys preiudice de la plus ſaine opinion.

La gouuerneur d’icelle eſtoit meſſere Gaſter, premier maiſtre es ars de ce monde. Si croyez que le feu ſoit le grand maiſtre des ars, comme eſcript Ciceron, vous errez, & vous faictez tors. Car Ciceron ne le creut oncques[3]. Si croyez que Mercure ſoit premier inuenteur des Ars, comme iadis croyoient nos antiques Druides[BD 2], vous fouruoyez grandement. La ſentence du Satyricque[4] eſt vraye, qui dict meſſere Gaſter eſtre de tous ars le maiſtre. Auecques icelluy pacificquement rediſoit la bonne dame Penie, aultrement dicte Souffreté, mere des neuf Muſes : de laquelle iadis en compaignie de Porus ſeigneur de Abondance, nous naſquit Amour le noble enfant mediateur du Ciel & de la Terre, comme atteſte Platon in Sympoſio[5]. A ce cheualereuz Roy force nous feut faire reuerence, iurer obeiſſance & honneur porter. Car il eſt imperieux, rigoureux, rond, dur, difficile, inflexible. A luy on ne peult rien faire croyre, rien remonſtrer, rien perſuader. Il ne oyt poinct. Et comme les Ægyptiens diſoient Harpocras Dieu de ſilence, en Grec nommé Sigalion, eſtre aſtomé, c’eſt à dire, ſans bouche. Ainſi Gaſter ſans aureilles feut creé[6] : comme en Candie le ſimulachre de Iuppiter eſtoit ſans aureilles[7]. Il ne parle que par ſignes. Mais à ces ſignes tout le monde obeit plus ſoubdain que aux edictz des Præteurs & mandemens des Roys. En ſes ſommations, delay aulcun & demeure aulcune il ne admect. Vous dictez que au rugiſſement du Lyon toutes beſtes loin à l’entour fremiſſent, tant (ſçauoir eſt) que eſtre peult ſa voix ouye. Il eſt eſcript. Il eſt vray. Ie l’ay veu. Ie vous certifie que au mandement de meſſere Gaſter tout le Ciel tremble, toute la Terre branſle. Son mandement eſt nommé faire le fault, ſans delay, ou mourir.

Le pilot nous racontoit comment vn iour à l’exemple des membres conſpirans contre le Ventre, ainſi que deſcript Æſope, tout le Royaulme des Somates[BD 3] contre luy conſpira & coniura ſoy ſoubſtraire de ſon obeiſſance. Mais bien touſt s’en ſentit, s’en repentit, & retourna en ſon ſeruice en toute humilité. Aultrement tous de male famine periſſoient. En quelques compaignies qu’il ſoit, diſcepter ne fault de ſuperiorité & præference, touſiours va dauant : y feuſſent Roys, empereurs, voire certes le Pape. Et au concile de Baſle, le premier alla, quoy qu’on vous die que ledict concile feut ſedicieux, à cauſe des contentions & ambitions des lieux premiers. Pour le ſeruir tout le monde eſt empeſché, tout le monde labeure. Auſſi pour recompenſe il faict ce bien au monde, qu’il luy inuente toutes ars, toutes machines, tous meſtiers, tous engins, & ſubtilitez. Meſmes es animans brutaulx il apprent ars deſniees de Nature. Les Corbeaulx, les Gays, les Papeguays, les Eſtourneaux, il rend poëtes : Les Pies il faict poëtrides[8] : & leur aprent languaige humain proferer, parler, chanter. Et tout pour la trippe.

Les Aigles, Gerfaulx, Faulcons, Sacres, Laniers, Auſtours, Eſparuiers, Emerillons, oizeaux aguars, peregrins, eſſors, rapineux, ſauluaiges il domeſticque & appriuoiſe, de telle façon que abandonnans en plène liberté du Ciel quand bon luy ſemble, tant hault qu’il vouldra, tant que luy plaiſt, les tient ſuſpens, errans, volans, planans, le muguetans, luy faiſans la court au deſſus des nues : puys ſoubdain les faict du Ciel en Terre fondre. Et tout pour la trippe.

Les Elephans, les Lions, les Rhinocerotes, les Ours, les Cheuaulx, les Chiens, il faict danſer, baller, voltiger, combatre, nager, ſoy cacher, aporter ce qu’il veult, prendre ce qu’il veult. Et tout pour la trippe. Les poiſſons tant de mer comme d’eaue doulce, balaines & monſtres marins, ſortir il faict du bas abiſme, les Loupes iecte hors des Boys, les Ours hors les rochiers, les Renards hors les tenieres, les Serpens lance hors la Terre. Et tout pour la trippe. Brief eſt tant enorme, que en ſa rage il mange tous, beſtes & gens, comme feut veu entre les Vaſcons, lors que Q. Metellus les aſſiegeoit par les guerres Sertorianes : entre les Saguntins aſſiegez par Hannibal : entre les Iuifz aſſiegez par les Romains : ſix cens aultres. Et tout pour la trippe.

Quand Penie ſa regente ſe mect en voye, la part qu’elle va, tous parlemens ſont clous, tous edictz mutz, toutes ordonnances vaines. A loy aulcune n’eſt ſubiecte, de toutes n’eſt exempte. Chaſcun la reſuyt en tous endroictz plus touſt ſe expoſans es naufrages de mer, plus touſt eſliſans par feu, par mons, par goulphres paſſer, que d’icelle eſtre apprehendez.


  1. Gaſter. ventre
  2. Druydes. eſtoient les pontifes & docteurs des anciens François desquelz eſcript Ceſar lib. 6. de bello Gallico. Cicer. lib. 1. de diuinat. Pline lib. 16. &c.
  3. Somates. corps, membres
  1. Meſſere Gaſter. La Fontaine a emprunté ce nom à Rabelais :

    Je devois par la Royauté
    Avoir commencé mon Ouvrage,
    A la voir d’un certain coſté,
    Meſſer Gaſter en eſt l’image.
    S’il a quelque beſoin, tout le corps s’en reſſent.

    (Les Membres & l’Eſtomach)

    Dans l’édition originale de ses fables La Fontaine a pris soin d’expliquer lui-même en note meſſer Gaſter par : l’eſtomach.

  2. Par Heſiode deſcript. Voyez Travaux et jours, v. 291.
  3. Ciceron ne le creut oncques. En effet, dans son livre De la nature des Dieux, après avoir longuement discuté l’opinion de ceux qui, à l’exemple d’Héraclite, regardent le feu comme le principe de toutes choses, il termine en disant : « nunc autem concludatur illud, quod interire possit, idjeternum non esse natura : ignem autem interiturum esse, nisi alatur ; non esse igitur natura ignem sempiternum. »
  4. La ſentence du Satyricque.

    Magister artis ingenique largitor,
    Venter.

    (Perse, Prologue, v. 10)
  5. Platon in Sympoſio. — Le Banquet, XXIII.
  6. Gaſter ſans oreilles feut creé. Selon Plutarque (De l’art de conſeruer ſa ſanté) Caton a dit, probablement le premier, que le ventre n’a pas d’oreilles. Ce proverbe est devenu populaire dans notre langue. Rabelais qui l’emploie un peu plus loin, p. 494 : « l’eſtomach affamé n’a poinft d’aureilles, il n’oyt guoutte, » l’avait déjà placé dans le discours latin de Panurge, où il le qualifie de vieil adage, (t. I, p. 263)
  7. Le ſimulachre de Iuppiter eſtoit ſans aureilles. Voyez Plutarque, De Iſis & d’Oſiris, 78.
  8. Il faict poëtrides.

    Quod si dolosi spes refulserit nummi,
    Cervos poetas et poetrias picas
    Cantare credas pegaseium nielos.

    (Perse, Prologue, v. 12)