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Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 22

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Delongchamps (tome IIp. 30-52).


CHAPITRE XXII.

Faussement infidèle.

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« Attendez ; connaissez-vous madame de Xiriol ?

— Sûrement, je la connais.

— Comment la trouvez-vous ?

— Ah ! charmante ! l’air vif, léger, gai ; c’est une excellente amie.

— Et fort jolie à ce qu’il m’a semblé.

— Et je crois qu’elle le sera toujours.

— N’a-t-elle pas un accent ?

— Sûrement, elle est née en Portugal.

— Je l’ai vue dans plusieurs maisons, mais j’étais si occupé dans ce temps-là…

— Vous l’avez vue chez des amies de madame de Ricion.

— Oui, des gens fort aimables qu’il faudra bien que je revoie enfin.

— Sans contredit, il ne faut jamais rompre avec des gens de bonne compagnie, parce que c’est chez eux seulement qu’on trouve le plaisir.

— J’irai aujourd’hui.

— Eh bien ! madame de Xiriol y soupe.

— Réellement ? je serai charmé de la retrouver.

— Elle vous y verra avec le plus grand plaisir.

— Comment savez-vous cela ?

— C’est que je lui ai entendu dire beaucoup de bien de vous.

— Ne trouvez-vous pas qu’elle a une manière de regarder la plus flatteuse du monde ; il ne semble pas qu’il y ait de coquetterie, et cependant son regard pénètre jusqu’au fond de l’ame.

— Et vous la regardez aussi avec confiance.

— Et avec le plus grand plaisir, je me la rappelle à présent entièrement.

— Elle n’a pas l’air d’une nouvelle connaissance.

— Je vous le dis, elle inspire la confiance dès le premier moment qu’on la voit »

Saint-Alvire se remit à courir le monde, et il y rencontra bientôt madame de Xiriol ; il fit sa partie, soupa avec elle, et lui demanda la permission de se présenter chez elle. Elle ne fit nulle difficulté de le recevoir, même elle lui proposa d’être d’une loge à l’Opéra ; il accepta avec le plus grand plaisir. Madame de Xiriol était amie de madame de Vilmare ; par conséquent il ne manquait point à l’amitié qu’elle lui avait offerte, puisque c’était un moyen de vivre dans sa société. Le vidame l’y retrouvant, lui dit : « Eh bien ! vous avez renoncé à votre passion pour madame de Vilmare.

— Oui, je m’en tiens absolument à son amitié.

— Cela est fort bien fait. Et comment trouvez-vous madame de Xiriol ?

— Ah ! charmante !

— Et pourquoi n’y penseriez-vous pas ?

— Je ne dis pas ce que je ferai.

— Écoutez donc, bien des gens soupirent pour elle.

— Je le crois. On m’a même dit que vous étiez très-bien ensemble.

— Je ne serais pas un obstacle pour vous ; je vous le dis, et cela sans compliment.

— Vous êtes peut-être jaloux, et vous voulez me sonder.

— Tout au contraire.

— Tout au contraire !

— Oui.

— Cependant, s’il est vrai que vous en soyez aimé ?

— Eh bien ! tout fini, elle pourrait vous aimer à votre tour.

— C’est là l’idée que vous en avez ?

— Écoutez-moi, je l’aime infiniment ; mais je me vois à la veille de lui causer le plus violent chagrin.

— Et comment cela ?

— Il faut bien vous l’apprendre, puisque vous pourriez me servir beaucoup si elle vous plaisait.

— Je ne vous comprends pas.

— Je voudrais que vous pussiez la rendre infidèle.

— Vis-à-vis de qui ?

— Vis-à-vis de moi.

— Quoi ! vous voudriez qu’elle m’aimât ?

— Il est vrai.

— Ne l’aimeriez-vous plus ?

— J’en aime une autre si vous voulez que je vous l’avoue, et je crains qu’elle ne supporte pas que je lui sois infidèle, à moins qu’elle ne le devienne en même temps elle-même.

— Il est trop difficile de penser, seulement, à vous effacer de son cœur.

— Ne plaisantez pas, je vous parle sérieusement : vous m’obligerez on ne peut davantage en l’occupant. J’aurai bien plus de liberté, et insensiblement nous pourrons conclure, madame de Xiriol et moi, par n’avoir plus que de l’amitié.

— En me confiant qu’elle vous aime, vous m’ôtez tout espoir.

— Au contraire, celui que vous formez doit en devenir plus certain.

— Vous n’estimez donc pas madame de Xiriol, puisque vous croyez qu’elle cessera facilement de vous aimer ?

— Facilement avec vous ; mais non avec tout autre.

— Je ne suis pas tenté de vous remercier.

— Agissez toujours, je vous réponds que vous ne vous en repentirez pas.

— Eh bien ! je le tenterai ; mais songez que c’est vous qui le voulez.

— Je ne vous reprocherai jamais rien. »

Madame de Xiriol avait vu le vidame et Saint-Alvire causer long-temps ensemble. Depuis quelque temps les froideurs du vidame l’inquiétaient ; elle imagina que Saint-Alvire pourrait bien être dans la confidence. Le lendemain il fut chez elle, — elle lui demanda de quoi ils avaient paru si vivement occupés la veille. « De vous, répondit-il.

— De moi ?

— Oui, de vous-même ; il me vantait l’excès de votre mérite, et non-seulement vos charmes extérieurs, mais ceux de votre esprit, et tout ce que je sais aussi bien que lui.

— Ah ! je crois qu’il ne le sait plus !

— Il serait impossible.

— Écoutez-moi, monsieur de Saint-Alvire, vous avez de l’amitié pour le vidame, et moi j’en ai pour vous, ainsi que de la confiance, et je vais bien vous éprouver.

— Je serais trop heureux….

— J’ai senti tout ce que vous valez dès le premier moment que je vous ai vu ; je me suis aperçue de l’intérêt que je vous inspirais.

— Vous ne savez pas à quel point…

— Laissez-moi achever. Je sais que le mystère des amans ne sert qu’à dévoiler leur secret, et je ne crois pas vous faire une grande confidence en vous avouant à quel point j’aime le vidame ; mais voici ce que je veux que vous sachiez : c’est que je suis la plus malheureuse personne du monde ; tout m’annonce dans le vidame la plus grande perfidie ; je l’ai vu se refroidir chaque jour, et tout me prouve qu’il veut m’être infidèle. Je ne connais pas encore ma rivale ; mais je vois le charme qui l’attachait à moi se détruire insensiblement ; je vois qu’il va disparaître pour toujours, si je ne le fais revivre ; je ne sais qu’un moyen de le rétablir, et ce moyen peut dépendre de vous.

— De moi ?

— Oui ; mais je n’ose vous le proposer.

— Moi, je vous proposerais bien de l’imiter, puisque vous croyez qu’il le mérite.

— Ne croyez donc pas que je veuille plaisanter.

— Je vous parle très-sérieusement, Madame, et je serais trop heureux si je pouvais parvenir à vous faire oublier un ingrat.

— Eh ! qui me répondrait que je n’éprouverais pas un jour le même sort avec vous, si j’étais assez faible, après ce qui m’arrive, pour vous écouter ?

— Tout, Madame. Ah ! si vous connaissiez le fond de mon cœur !…

— Eh ! marquis, les hommes peuvent-ils répondre de leur constance ? Croyez-vous que le vidame ne m’ait pas tenu le même langage ?

— Il n’a sûrement pas senti aussi vivement que moi un bonheur dont il ne devait pas être digne ; mais, Madame, daignez m’éprouver, et si…

— Non, je le vois, je ne peux plus avoir en vous la confiance dont je m’étais flattée.

— Pourquoi donc ?

— Vous êtes l’ami du vidame, et vous voulez lui ravir tout ce qu’il doit aimer. Est-ce là un projet estimable ?

— Vous venez de me prouver que vous ne le croyez plus digne de vous.

— Et vous ai-je dit pour cela que je voulais l’imiter ?

— Non ; mais s’il m’était possible d’adoucir vos maux, de les détruire…

— Voilà ce que je crois pouvoir espérer en m’adressant à vous.

— Et pourquoi changeriez-vous de dessein ?

— Parce qu’il vous serait impossible de me seconder.

— Je ne vous comprends point.

— Eh bien ! je vais m’expliquer, mais ne m’interrompez point. J’ai assez réfléchi sur les hommes pour connaître l’excès de leur faiblesse, et je pense que l’amour-propre a quelquefois assez d’empire sur leur ame pour leur faire faire ce que l’amour le plus tendre n’en saurait obtenir. Le vidame, sûr de mon cœur, d’un cœur qui le chérit plus qu’il ne le sera jamais par aucune autre femme, veut porter son hommage ailleurs ; c’est donc à cet amour-propre que je voudrais avoir recours pour le ramener à moi. Je voudrais lui inspirer assez de jalousie pour lui faire oublier tout autre objet.

— Que ne mérite-t-il des soins si peu faits pour lui !

— Vous croyez que ce moyen ne le toucherait pas ?

— Avec les sentimens que vous me connaissez pour vous, Madame, je dois vous être trop suspect pour que vous me consultiez.

— Je ne sais plus que penser. Sachez au moins quelle était mon erreur, et ce que je voulais exiger de vous.

— Vous le pouvez encore.

— Eh ! non, je ne le peux plus, puisque ce que je vous aurais demandé….

— Eh bien !

— Je ne saurais vous le dire à présent.

— Je vous en supplie, parlez donc ?

— Je voulais vous engager à feindre de m’aimer.

— La réalité vaut encore mieux que la feinte.

— Consentiriez-vous à être la victime de votre complaisance ?

— Si vous daignez m’écouter, je serai trop heureux !

— Je ne vous répondrais jamais comme vous pourriez le désirer.

— Ah ! laissez-moi m’abuser en remplissant votre projet.

— Il ne peut vous rien arriver de favorable à vos désirs.

— Je ne vous demande nulle condition, que je vous aime, que je puisse vous le dire mille fois.

— Et vous espérerez en vain.

— C’est toujours un bonheur qu’une illusion aussi flatteuse ! »

On vint les interrompre ; le marquis, aussi heureux qu’il pouvait l’être d’avoir la permission de parler de son amour, suivit son plan en secondant celui de madame de Xiriol qui pendant du temps n’eut aucun succès ; le vidame était tout occupé de sa nouvelle passion, et il s’en occupait d’autant plus que la femme à laquelle il voulait s’attacher ne l’écoutait pas, et qu’il persistait à vouloir vaincre sa résistance ; il confiait sa peine au marquis en le remerciant des services qu’il lui rendait auprès de madame de Xiriol, et il lui demandait même s’il espérait de réussir, à quoi celui-ci répondait toujours qu’il n’espérait pas encore ; mais le marquis ne voulait pas le croire ; c’est ainsi qu’il voulait justifier son inconstance en croyant madame de Xiriol capable de l’imiter, et même en le désirant. En cherchant à pénétrer quels étaient les motifs de la résistance de cet objet qui lui faisait manquer à ses sermens, il apprit qu’un autre amant était préféré dans le plus grand secret, qu’un mystère profond resserrait les nœuds de cette passion de manière à la prolonger très-long-temps. Se voyant sans espoir, peu à peu son amour s’affaiblit et s’éteignit tout-à-fait. Il commença à sentir tout le prix du bonheur auquel il avait voulu renoncer, et il pria le marquis de Saint-Alvire de cesser de feindre de l’amour pour madame de Xiriol, en lui confiant que tout le temps qu’il s’était éloigné d’elle avait été perdu pour lui. Saint-Alvire le lui promit ; mais il ne se pressa pas, il n’eut même garde de confier à madame de Xiriol, que le vidame était prêt à revenir à elle.

Madame de Xiriol avait pris le parti de rire de toutes les assurances que Saint-Alvire lui donnait de sa passion ; il la suivait partout. À l’extérieur elle le traitait à merveille, et elle paraissait s’occuper du vidame assez peu pour que le marquis pût se flatter de le lui faire oublier. Le vidame désirait d’avoir une conversation avec madame de Xiriol, et elle ne négligeait rien pour accroître sa jalousie. Il vint un jour de bonne heure chez elle comme il faisait autrefois, lorsqu’il commença à l’aimer. Il y fut reçu le mieux du monde, et cette réception pensa le déconcerter ; mais elle feignit de ne pas s’en apercevoir. « Expliquez-moi donc, lui dit-elle d’un ton assez dégagé, quelle est votre conduite avec moi depuis quelque temps ? Vous voulez, m’a-t-on dit, m’accoutumer à ne vous plus voir, parce que vous allez faire un grand voyage ; et pourquoi m’en faire un secret ? croyez-vous que je sois assez faible pour m’opposer à la gloire que vous vous proposez d’aller acquérir sous un autre hémisphère ? Vous devez me connaître mieux, mon cher vidame, il n’y a point de sacrifice que je ne sois en état de vous faire.

— Je n’en doute pas, Madame, et je crois même que si je vous priais de ne plus m’aimer vous auriez la bonté d’y consentir.

— Vous savez bien qu’il ne serait pas en ma puissance, mon cœur ne peut jamais changer, il sera toujours entièrement à vous.

— Ou à Saint-Alvire.

— Monsieur de Saint-Alvire a de l’amitié pour moi, nous vivons dans les mêmes sociétés et je l’y trouve avec plaisir.

— Et vous souffrez qu’il vous aime.

— J’aurais de la peine à l’en empêcher. Mais quelle est cette idée ! Quoi ! vous seriez jaloux réellement ?

— J’aurais de quoi l’être si je voulais.

— De Saint-Alvire ?

— Non, Madame, ce n’est pas lui que je crains.

— Que pouvez-vous avoir à redouter ?

— Vos sentimens pour lui, dont je m’aperçois depuis long-temps.

— Vous voudriez me faire croire que c’était votre jalousie qui vous éloignait de moi ?

— Vous ne l’imaginez pas ?

— Je vous réponds bien que non.

— Mais je ne suis pas le plus à plaindre dans tout ceci.

— Et qui le sera donc ?

— Vous, Madame, quand vous connaîtrez votre erreur, quand tout vous sera dévoilé

— Achevez donc ?

— Vous vous reprocherez les maux auxquels vous vous êtes exposée.

— Moi ! en vous aimant ?

— Non, Madame, je vous le répète, en aimant Saint-Alvire.

— Ah ! désabusez-vous vous-même et nous ne cesserons jamais d’être heureux.

— Vous et moi ?

— Oui, je vais vous avouer ma faiblesse ; c’est moi qui ai prié monsieur de Saint-Alvire de m’aimer ou plutôt de le feindre.

— Vous l’en avez prié, dites-vous ?

— Oui de feindre de l’amour pour moi.

— Et pourquoi ?

— Je ne puis vous le cacher davantage ; moi, me voyant exposée à vous perdre bientôt, sachant l’infidélité que vous vouliez me faire…

— Quoi ! Saint-Alvire vous aurait dit…

— C’est au contraire moi qui l’ai instruit de vos sentimens pour cet objet qui vous détachait de moi. Je l’ai mis dans le secret du désir que j’avais de vous inspirer de la jalousie afin de pouvoir ramener votre cœur quand je voyais qu’il voulait s’égarer.

— Et si Saint-Alvire vous aime ?

— Il sera la victime de sa complaisance, je l’ai assuré que malgré votre infidélité, rien ne pourrait changer mes sentimens pour vous.

— Eh bien ! Madame, apprenez donc combien je suis coupable envers vous, envers lui. Mais le voici lui-même. Mon ami, vous devez me détester.

— Moi ? Et que pourrais-je avoir à vous reprocher ?

— De vous avoir engagé à aimer madame de Xiriol.

— Que dites-vous donc ?

— Oui, Madame je dois tout vous avouer. Je vous trahissais et je craignais les maux que mon infidélité pourrait vous causer. J’ai engagé le marquis à vous offrir ses vœux, espérant qu’il pourrait vous consoler de ma perte, et je voulais encore vous servir en vous trahissant.

— Est-il possible… ?

— Saint-Alvire a pu, sans doute, étant dans ma confidence, espérer d’être heureux.

— Il ne m’a jamais fait prévoir que vous pussiez cesser tout-à-fait de m’aimer.

— En vous connaissant mieux, j’en ai tout-à-fait désespéré, Madame ; mais il m’était si doux de pouvoir vous assurer combien je vous aime, que je n’ai jamais pu consentir à me priver de cette douceur.

— Mon ami, je vous ai, sans doute, rendu malheureux en vous engageant à me servir ; mais ce qui doit vous consoler, c’est que je ne serai peut-être pas plus fortuné que vous.

— Quel avantage n’avez-vous pas sur moi ? Songez que vous êtes aimé.

— Je songe que je me suis rendu indigne de l’être.

— L’amitié, reprit madame de Xiriol, doit me faire excuser l’amour du marquis ; aussi je lui pardonne un espoir qu’on ne peut s’empêcher de former dès l’instant qu’on aime ; mais le vidame qui connaissait mon cœur et qui consentait à se le voir enlever pour toujours, que peut-il mériter ?

— De la pitié.

— Non, vidame, elle vous avilirait trop ; je veux oublier une erreur qui tôt ou tard aurait fait le malheur de votre vie.

— Ah ! quel excès de générosité ! Marquis, convenez que madame de Xiriol mérite non-seulement l’amour, mais l’amitié, l’estime et le respect de tout ce qui peut être sensible. »

Saint-Alvire les laissa se féliciter de leur réunion, et s’en vint trouver Dinval. Il voulut lui faire admirer l’excès de générosité de madame de Xiriol. « C’est celui de son amour que vous voulez dire, reprit Dinval. Croyez qu’il viendra un jour où elle se rappellera tous les torts du vidame.

— Vous le croyez ?

— Un rien fortifie l’amour tant qu’on aime ; mais lorsqu’il s’affaiblit, il faut bien peu de chose pour le détruire entièrement ; on s’autorise même des torts que l’on a pardonnés.

— Si je pouvais l’espérer, j’attendrais…

— Quoi ! le moment où madame de Xiriol…

— Mais, oui.

— Ne voyez-vous pas que vos soins feraient redoubler ceux du vidame et que vous perdriez un temps que vous pouvez mieux employer ailleurs.

— Oui, vous avez raison.

— Ils vous ont déjà assez d’obligations, tenez-vous-en à l’amitié avec eux.

— Que vais-je devenir à présent ?

— Au lieu de vous occuper de regrets inutiles, songez plutôt à chercher un nouvel intérêt qui vous fasse oublier cette dernière entrevue. »