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Les Femmes (Carmontelle)/Chapitre 23

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Delongchamps (tome IIp. 53-93).


CHAPITRE XXIII.

Belle dame.

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« Eh ! tenez, il me vient une idée : depuis quelque temps vous êtes monté sur un ton assez romanesque, pourquoi ne vous attacheriez-vous pas à madame de Yerfon ?

— Madame de Yerfon ? n’est-elle pas dédaigneuse avec sa beauté ?

— Si elle l’est, il faut la prendre du côté de la vanité.

— Et comment ?

— Avoir l’air de ne pas faire attention à ses charmes, attirer sa surprise en ne vous occupant jamais d’elle.

— Elle en sera indignée.

— Au contraire, plus vous jouerez l’indifférence en la voyant, et plus vous serez près de réussir.

— Mais elle a de l’esprit.

— L’esprit ne diminue rien de l’amour-propre, il l’augmente souvent.

— Je crois que vous avez raison ; ce projet pourra au moins m’amuser ; je vous promets de n’y pas perdre un moment. J’y vais, et demain je vous dirai ce qui se sera passé. »

Saint-Alvire alla chez madame de Xiriol ; madame de Yerfon y arriva pour souper ; quoiqu’elle se fût fait attendre, il y avait peu de monde à cause du concert spirituel qui finissait fort tard ce jour-là ; la réception qu’on lui fit fut moins brillante qu’à l’ordinaire, et Saint-Alvire la regarda à peine et alla causer avec une femme d’un certain âge qui était des amies de madame de Yerfon ; cette femme fut étonnée de la préférence et elle lui dit : « Est-ce que vous ne connaissez pas madame de Yerfon ? il me semble que vous l’admirez bien peu.

— Je conviens qu’elle est belle, Madame, et je la trouve même trop belle.

— Comment trop belle ?

— Sûrement ; c’est ce qui fait qu’elle ne peut pas l’ignorer, et c’est très-souvent un tort de la beauté d’y faire trop penser celles qui la possèdent.

— Vous croyez cela ?

— Mais tout le prouve. Les autres femmes n’affichent pas les mêmes prétentions, et les prétentions rendent ridicule pour la vie. Voilà, Madame, l’effet que me font les belles personnes.

— Savez-vous que ce que vous dites est fort extraordinaire !

— Je dis ce que je sens ; tant de perfections ne me touchent en aucune manière.

— Mais vous êtes le seul ; tous les hommes se piquent de rendre hommage à madame de Yerfon.

— Tant pis pour eux, si elle leur inspire de l’amour.

— Pourquoi cela ?

— Parce que les femmes qui s’aiment trop se suffisent à elles-mêmes et n’aiment personne.

— Vous ne la connaissez pas, elle a le cœur excellent.

— Je peux me tromper.

— Vous me paraissez fort singulier.

— Que voulez-vous ? on a quelquefois des antipathies dont on ne saurait se rendre raison. »

On vint dire qu’on avait servi, et Saint-Alvire loin de chercher à se placer auprès de madame de Yerfon, s’en éloigna. Il ne fut pas fâché d’y voir la femme avec laquelle il avait causé. Cette femme parla beaucoup à l’oreille de madame de Yerfon qui le regardait souvent avec un air d’étonnement.

La conversation se tourna, comme il arrive assez souvent, sur les spectacles : quelqu’un dit à madame de Yerfon : « Madame, vous avez sans doute vu la tragédie nouvelle ?

— Mais fort peu, répondit-elle,

— Comment fort peu ?

— C’est-à-dire que je voulais arriver pour le quatrième acte, j’étais déjà habillée pour sortir, mes chevaux étaient avancés, lorsque le vieil abbé pour lequel je croyais avoir fait fermer ma porte est arrivé ; il s’est jeté sur ma main pour la baiser et il m’a rempli mon gant de tabac d’Espagne qu’on n’a jamais pu effacer ; j’avais eu une peine horrible à mettre ces gants, il a fallu les ôter et recommencer avec la même peine à en remettre d’autres ; vous concevez le temps que cela m’a pris ; cependant je suis partie après tout de suite, mais des embarras ne m’ont fait arriver qu’au cinquième acte, et je n’ai pu savoir que ce qu’on m’en a dit.

— Vous en auriez été contente.

— Je la verrai demain, j’ai ma loge. Voulez-vous y venir, monsieur de Saint-Alvire ?

— Madame, je vous rends mille grâces, mais je l’ai déjà vue.

— Dans une loge ?

— Non, Madame, dans l’orchestre, où l’on ne perd rien de ce que disent les acteurs.

— Je comprends cela, mais on n’est environné que de juges.

— Qui apprécient très-bien un ouvrage.

— Cela peut être ; mais il n’y a pas de femmes.

— Il est vrai.

— Eh bien ! croyez-vous qu’elles jugent mal ?

— Je ne dis pas cela ; mais elles empêchent souvent d’entendre, et toujours de voir.

— Je vous assure qu’elles ont le tact très-fin.

— C’est-à-dire, que vous croyez les hommes peu délicats.

— Mais quand il est question de passions, je crois que nous sommes de meilleurs juges.

— Tout comme il vous plaira, Madame ; mais nous ne sommes pas aussi aisément distraits. Une parure, un ruban, une fleur, un chapeau, ne détournent pas notre attention. Le bruit seul que font les femmes en arrivant, pendant la pièce, nous importune quelquefois.

— C’est que vous n’êtes plus galans, Messieurs ; car il y aurait souvent de quoi vous récompenser en les regardant.

— Nous savons assez que ce n’est pas pour nous que les femmes se parent, et nous n’avons pas assez de connaissance pour distinguer ce qui est le plus nouveau et le plus à la mode.

— Fort bien, Monsieur, voilà notre critique sur notre attention au spectacle, et sur notre intention lorsque nous y allons.

— Je ne critique personne, Madame.

— Je ne crois pas au moins que vous applaudissiez beaucoup non plus. »

La plupart des spectateurs avaient eu l’air d’approuver Saint-Alvire de ce qu’il osait tenir tête à une personne si peu accoutumée à être contrariée ; elle avait cependant caché son dépit, et après le souper, pour le masquer entièrement, elle appela le marquis, et elle lui dit : « Monsieur, vous avez refusé bien sèchement la proposition que je vous ai faite ?

— Moi, Madame ! je ne sais ce que vous voulez dire.

— Vous l’avez oublié ! Cela est tout-à-fait obligeant !

— En ce cas, vous ne devez pas trouver que je mérite que vous me le rappeliez.

— Que vous le méritiez ou non, voulez-vous venir demain à la Comédie, et souper chez moi ?

— J’aurai cet honneur-là, Madame, je serai charmé de profiter de vos bontés.

— Je sens bien qu’il faudra que je vous tienne compte de l’effort que vous ferez, n’est-ce pas ?

— Je ne dis pas cela, Madame, j’aime trop la bonne compagnie pour ne pas préférer la vôtre.

— Mais dans la bonne compagnie, les femmes dominent toujours, et la critique que vous en faites me laisse croire que vous ne les aimez pas.

— Ce que j’ai dit ne tombe pas sur toutes les femmes, et il y en a que je préfère beaucoup aux hommes, surtout en fait d’amitié.

— En fait d’amitié ! Voilà ce que vous aimez avec les femmes ?

— Oui, Madame, parce qu’une femme aimée est bien plus sensible, plus délicate et plus capable de soins qu’un homme.

— Voilà un très-bel éloge que vous faites de notre sexe, et je suis bien aise que vous lui rendiez justice.

— Je lui rendrai toujours et justice et hommage.

— Eh ! vous changez de ton ?

— Non, Madame, j’aimerai toujours ce qu’il y a de plus aimable ; mais je veux qu’on soit capable de retour.

— Et vous voulez du retour sans frais ni avances ?

— J’avoue que pour des avances j’en suis un peu avare.

— Vous voudriez donc qu’une femme vous en fît, qu’elle vous prévînt ?

— Non ; car je ne la croirais que coquette ; et c’est dans le cœur que je voudrais pénétrer.

— Vous croyez que vous seriez sensible aux charmes d’une femme ?

— Oui, si elle était aimable et capable d’aimer.

— Vous n’avez donc eu jamais d’autre sentiment que celui de l’amitié ?

— Je vous demande pardon, Madame ; mais au milieu des charmes les plus brillans, on peut rarement espérer de trouver une ame sensible.

— Pourquoi donc cela ?

— C’est qu’il semble que la nature a tout mis d’un côté et rien de l’autre.

— Voilà une belle opinion que vous avez là des femmes qui ont des charmes.

— Mais je crois qu’elles renonceraient plutôt à avoir un cœur sensible qu’à leurs charmes.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’elles aiment mieux être admirées qu’aimées. Une belle femme aimera mieux perdre son amant que de perdre le moindre de ses attraits, et je ne la blâme pas ; les attraits reviennent rarement, et la perte d’un amant est très-aisée à réparer.

— Je sais que vous avez dit qu’une belle femme ne peut rien aimer.

— Excepté elle seule, et cet amour d’elle-même en devrait détacher tous les hommes.

— Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.

— Cela n’est pas fort essentiel à comprendre, et ne mérite pas l’attention qu’il faudrait.

— Comme je suis très-capable d’attention, et que je veux absolument le savoir, nous prendrons jour pour cela.

— Quand il vous plaira, Madame. »

Saint-Alvire rendit compte de cette conversation mot pour mot à Dinval, qui approuva très-fort sa conduite, et lui conseilla de ne se rendre que peu à peu. Il le lui promit, et le lendemain il fut à la Comédie, dans la loge de madame d’Yerfon. Le second acte était commencé, et elle y était déjà arrivée.

« Vous voyez, Monsieur, lui dit-elle, combien, d’après votre critique, je me suis corrigée.

— Ma critique, Madame, a été générale, et ne vous a jamais regardée.

— À la bonne heure ; mais j’ai été bien aise de vous faire voir que j’en ai pris ma part.

— Vous n’y devez pas être accoutumée. Eh bien ! Madame, que dites-vous de la pièce ?

— Je vous en parlerai quand elle sera jouée ; je veux vous prouver que je suis capable d’attention.

— Fort bien ! dit Dinval : elle était piquée.

— Tout cela était pourtant dit en riant, et toute la soirée elle fut très-aimable, et s’il n’y avait pas eu beaucoup de glaces dans son appartement où elle se regardait sans cesse en parlant, j’aurais pu penser qu’elle avait oublié sa beauté ; j’eus toujours l’attention, lorsqu’elle m’adressait la parole, de lui répondre en regardant ailleurs, et puis de la quitter pour aller causer avec la première personne venue.

— À merveille ! Vous pouvez compter que cette conduite vous réussira singulièrement.

— J’eus soin aussi, pendant le souper, de vanter continuellement les grâces, les agrémens, l’esprit, et surtout le naturel de beaucoup de femmes de sa connaissance, en ayant l’air de me les rappeler avec la plus grande satisfaction.

— Et pas un mot d’elle ?

— Non, pas le moindre.

— Ce comble d’impertinence devait la désespérer.

— Point du tout ; à chaque chose que je disais, elle se récriait : « Il est charmant le marquis, il voit tout en beau, et il me paraît très-aisé de lui plaire, d’après les éloges qu’il vient de nous faire de toutes ces dames. »

— Mais, dit un homme de la compagnie, il ne nous a pas parlé de leur sensibilité.

— Ah ! reprit madame de Yerfon, c’est qu’il est modeste.

— Toutes les fois que j’ai vu l’extérieur guidé par le cœur et suivant sa pente, je l’ai préféré à l’art et à toutes les ruses que l’on emploie quelquefois pour plaire.

— Allons, il est toujours sévère, le voilà dans son naturel.

— Mais, monsieur le marquis, dit le vieil abbé qui avait passé la soirée avec nous, vous conviendrez bien que vous n’avez jamais trouvé de femmes qui pussent supporter de comparaison avec la belle dame.

— Aussi, Monsieur, je ne lui compare rien.

— L’abbé, dit-elle, finissez donc, je ne veux pas de louanges, je vous l’ai répété mille fois.

— Il faudra, reprit-il, en ce cas, se réduire à admirer et à se taire !

On acheva les parties et je me retirai de bonne heure, afin qu’on pût parler de moi, et le lendemain j’allai voir cette dame avec qui je m’étais déjà entretenu chez madame de Yerfon et qui y avait aussi soupé. Elle m’assura que tout le monde avait répété que partout ailleurs j’avais un tout autre ton, que j’y étais vu avec plaisir, et qu’on ne m’avait pas reconnu, ce qui avait fort surpris madame de Yerfon ; elle ajouta, d’après ces observations, qu’en effet on ne m’avait jamais peint à elle tel qu’elle m’avait vu depuis qu’elle me connaissait, qu’il fallait sans doute que j’eusse une passion malheureuse qui m’aigrissait dans ce moment le caractère, et que si cela était elle me trouvait réellement fort à plaindre, et qu’elle ne serait pas fâchée de me revoir. Cette dame ajouta que, sans me donner de conseils, j’aurais tort de m’en éloigner, qu’elle paraissait m’estimer, et qu’au défaut près de cette idolâtrie qu’elle avait pour sa personne, j’en serais content.

— Il fallait, dit Dinval, y retourner sans hésiter.

— C’est aussi ce que j’ai fait dès le jour même. Elle me plaisait beaucoup malgré ses ridicules, et j’espérais fort de ce qu’elle pouvait croire que j’aimais ailleurs. Je pensais qu’elle pouvait avoir le projet flatteur pour son amour-propre, de l’emporter sur l’objet qu’elle imaginait qui me tyrannisait. C’était avoir quelque chose à mettre au jeu vis-à-vis d’elle et qui pouvait l’engager et me faire gagner la partie.

— C’était, je vous le jure, on ne peut pas mieux voir. »

Saint-Alvire arriva chez madame de Yerfon sur les cinq heures du soir. Elle était à sa toilette. Elle espérait qu’il la regarderait au moins dans son miroir ; pour elle, elle ne l’y perdait pas de vue, et il se tint debout ayant l’air de s’occuper d’examiner quelques tableaux pendant qu’elle lui parlait. Elle le fit passer dans son boudoir et elle se mit sur un sopha ; Saint-Alvire se tint à la cheminée ; elle lui dit : « Monsieur, vous m’avez tenu, l’autre jour, des propos bien singuliers sur les belles femmes.

— Madame, c’est que j’en ai connu plusieurs.

— À Paris ?

— Oui, à Paris, et j’ai vu que la plupart se ressemblaient pour les manières.

— Vous leur reprochez de ne s’occuper que d’elles, il semblerait à vous entendre qu’elles soient incapables d’autres soins.

— J’en ai connu comme cela.

— Avec l’opinion que vous avez d’elles, il paraîtrait que si l’on avait le dessein de vous plaire, il serait dangereux d’être belle.

— La beauté qui n’a rien à désirer de ce côté, dit-il en regardant une pendule, est toujours sûre de réussir.

— Ce serait une espèce de beauté bien rare !

— Rare, j’en conviens, cela se trouve pourtant quelquefois.

— Que regardez-vous donc à cette pendule ?

— C’est une petite Vénus de marbre qui paraît vous ressembler, et beaucoup ; c’est une idée très-ingénieuse de l’artiste ; mais c’est qu’elle vous ressemble parfaitement, je dis en tous points.

— Je ne suis pas si blanche.

— Je vous demande pardon ; oui, plus je la regarde, et plus je trouve la comparaison juste.

— Vous me croyez peut-être aussi un cœur de marbre ?

— Je ne vois pas plus le sien que le vôtre.

— Et vous ne décidez pas ?

— Je trouve réellement de l’amabilité dans cette figure.

— Je n’y avais pas pris garde ; voyons donc. » Elle se leva, et, appuyant sa main sur l’épaule de Saint-Alvire, pour regarder, sa joue touchait presque à la sienne. « Comme vous avez chaud ! s’écria-t-elle. Les hommes sont bien inconcevables ! ils aiment mieux se brûler que de quitter la cheminée. » Et elle le regardait dans la glace. « Tenez, voyez, il me semble que j’ai un petit bouton auprès de l’œil ?

— Cela se pourrait bien.

— Vous dites cela sans y regarder. »

Alors Saint-Alvire se retourna, et toujours tout près du visage de madame de Yerson, il ne put s’empêcher d’étendre son bras, de la serrer, et il était tout prêt de l’embrasser. « En vérité, Madame, lui dit-il, vous me mettez là à une rude épreuve !

— Quoi ! de décider s’il y a réellement un bouton auprès de mon œil ?

— Non ; mais c’est que je ne vous avais jamais vue de si près.

— Eh bien ! trouvez-vous que je ressemble à ces femmes dont vous m’ayez dit tant de mal ?

— Si elles vous ressemblaient, elles me feraient bientôt changer de sentiment.

— Allons, venez vous asseoir.

— Ah ! pas encore ; j’aime à vous voir d’aussi près.

— Cela vous raccommode-t-il avec mon sexe ?

— Je crois que je ne le trouve plus dangereux.

— Allons, vous êtes fou.

— Non ; mais je le deviendrais si je le voulais, je le sens, et je veux éviter le danger. » Alors il s’éloigna.

« — Vous vous en allez ?

— Mais… Je ferais peut-être bien de fuir.

— Je ne le veux pas. Tenez, venez vous asseoir ici ; j’ai bien des éclaircissemens à vous demander.

— À moi, Madame, dit-il en s’asseyant ?

— Oui, à vous.

— Pourquoi donc ?

— Premièrement, je vous avouerai que je me suis trompée sur votre compte en vous croyant insensible.

— Vous voulez plaisanter ?

— Non ; je vous observe depuis que je vous connais, et je ne trouvais pas naturel qu’un homme de votre âge parût ne s’occuper des femmes que pour en médire, au lieu de chanter leurs louanges.

— Moi, Madame, j’ai toujours trouvé leur commerce le plus agréable du monde !

— En général ; mais celles dont vous me parliez ?

— C’était, sans doute, une erreur de ma part, puisque vous me désapprouviez.

— Je ne le crois pas ; vous avez à vous plaindre d’une femme, je ne dis pas de ses rigueurs.

— J’aurais tort, ce serait à moi de m’efforcer de les vaincre.

— Il y a des caractères que l’on n’a pas connus avant de s’engager, et qu’on trouve tout autres qu’on ne les avait jugés.

— Cela pourrait arriver.

— Comme il y en a aussi dont on a eu une idée exagérée, et dont on s’est éloigné sans autres raisons.

— Il est bien difficile pourtant qu’on se trompe de toutes les manières.

— Vous conviendrez bien que, plus on est sensible, et plus on attend son bonheur d’un retour parfait.

— Hélas ! il n’est que trop vrai !

— Vous êtes loin de prodiguer les louanges et l’admiration, et c’est en cela que je vous trouve plus vrai, et, si vous voulez que je vous le dise, plus estimable.

— Madame, je dis ce que j’éprouve, ce que je sens, mais très-vivement ; jugez ce que la froideur et l’indifférence pourraient me causer de tourmens.

— J’ai donc deviné juste ; voilà où vous en êtes, convenez-en.

— Moi, Madame ?

— Oui, votre cœur est ulcéré, et il ne mérite pas de l’être ; mais un caprice, une fantaisie…

— D’amour-propre.

— Oui, d’amour-propre, il n’en faut pas, davantage, avec certaines femmes, pour les entraîner vers l’inconstance.

— Croyez-vous, Madame, que cela puisse se pardonner ?

— On pardonne, mais on aime moins, et l’on finit par ne plus aimer.

— Il faudrait pour cela savoir se livrer à une autre passion ; mais comment s’y déterminer ?

— En faisant un meilleur choix.

— Les femmes ne sont-elles pas toutes les mêmes, et les plus belles ont plus d’occasions de choisir les moyens de devenir infidèles.

— Oui ; mais les laides ne justifient pas votre goût ; il faut changer ; on prend l’habitude de devenir léger, et l’on abandonne le seul, le véritable amour, pour courir après un faux plaisir qui ne peut jamais satisfaire un cœur qui sait se faire aimer autant qu’il sait chérir.

— Se faire aimer autant qu’on sait chérir ; est-ce que vous croyez cela fort aisé, Madame ?

— Non pas pour les femmes, puisqu’elles aiment quelquefois les premières et les dernières.

— Les premières ! cela ne me paraît guère vraisemblable.

— Parce que vous l’ignorez ; parce que tous les soins d’une femme sont de ne pas laisser pénétrer ses sentimens avant d’être assurée de ceux de l’homme qu’elle peut aimer.

— Vous n’avez pas beaucoup à vous contraindre vous, Madame ; vous n’avez jamais eu que l’embarras du choix.

— Il serait joli actuellement cet embarras ! les hommes n’ont plus que des désirs et des goûts, et nul sentiment.

— Avec les autres femmes, à la bonne heure ; mais avec vous, Madame…

— Écoutez donc, vous ne vous apercevez pas du tout de tout ce que vous me dites de flatteur depuis que vous êtes ici, et toujours sans me regarder…

— Si je vous regardais, je vous en dirais bien davantage.

— Cela ne me déplairait peut-être pas ; allons, regardez-moi donc, et elle me tendit sa main que je baisai. Alors nous entendîmes venir quelqu’un ; c’était le baron de Lartière qu’on annonça ; madame d’Yerfon rougit, et moi je m’en allai.

— Vous fîtes bien, lui dit Dinval.

— Je n’avais jamais vu ce baron ; et je ne sais pourquoi son aspect me déplut. Le connaissez-vous ?

— Oui ; c’est un de ces hommes qui se sont acquis le droit de dominer dans les sociétés sans que personne s’y oppose, qui parlent plus haut que les autres, qui décident de tout, et que les femmes n’osent pas contrarier, parce qu’ils sont instruits de toutes leurs aventures, qu’ils y ont eu même souvent part.

— Ah ! ah ! Et pourquoi madame de Yerfon a-t-elle rougi en l’entendant nommer ?

— C’est peut-être parce qu’elle le craint.

— Ou qu’elle l’aime.

— Écoutez donc, il pourrait bien l’avoir subjuguée.

— Tout ce qu’elle m’a dit ne serait donc que de la coquetterie.

— Je ne vous en répondrais pas.

— J’ai envie de ne plus la revoir.

— Au contraire, il faut la rechercher pour ne lui montrer que la même indifférence que celle que vous aviez avant votre tête-à-tête avec elle. Elle en sera piquée ; elle en cherchera les raisons, et peut-être que, craignant que vous n’ayez soupçonné le baron d’être bien traité par elle, elle voudra vous prouver que vous vous êtes trompé.

— Cela me paraîtrait difficile.

— Si elle vous a plu réellement, que vous importe ?

— Il est vrai que sans vos conseils et le désir que j’avais d’en être aimé, le respect m’eût moins retenu ; mais cette espèce de triomphe qui semblait s’offrir, s’accordait peu avec mes desseins.

— Eh bien ! si vous avez toujours les mêmes vues, continuez avec elle, sur le même ton.

— L’idée du baron m’importune, il diminue le prix de cette conquête et l’espoir de m’établir sur ses ruines me tente peu. Avec une autre femme je penserais peut-être différemment ; mais j’ai toujours eu pour principe que l’extrême beauté doit être accompagnée du sentiment le plus délicat.

— Je ne chercherai pas à combattre votre opinion, je sais trop que c’est d’elle que dépend le bonheur que l’on désire.

— Je la reverrai donc, puisque vous le voulez.

— Et vous me direz le parti que vous aurez pris ?

— Je vous en donne ma parole. »

Quelques jours après Dinval rencontra Saint-Alvire au Palais-Royal.

« Eh bien ! lui dit-il, où en êtes-vous avec madame de Yerfon ?

— Vous allez l’apprendre, asseyons-nous. Vous savez dans quelle intention j’étais l’autre jour en vous quittant ?

— Oui, eh bien ! auriez-vous changé d’avis ?

— Point du tout. J’avais projeté de souper dans une maison où je savais que madame de Yerfon devait venir, et j’étais sur mes gardes pour me conduire comme je l’avais imaginé. Heureusement que je n’avais point dit à la femme chez qui j’étais que je souperais chez elle, par la raison que vous allez savoir. On annonça bientôt madame de Yerfon et le baron de Lartière. Elle me parut un peu embarrassée de ce que je le voyais arriver avec elle. Je fis semblant de n’y pas prendre garde. Après une conversation générale peu intéressante, elle éleva la voix et elle se plaignit de ce que le baron ne serait pas d’un souper où il était prié le lendemain, parce qu’il allait passer trois jours à la campagne. Elle me regardait fixement en disant cela, et moi je fis semblant de n’y pas prendre garde, en parlant à une femme qui était à côté de moi.

— Était-elle bien ce jour-là ?

— Jamais elle ne m’avait paru si belle, ni moins occupée de sa figure ; mais ce diable de baron me donnait de l’humeur.

— Il ne fallait pas marquer de jalousie.

— Vous allez voir. Elle m’appela ; je me levai sans faire semblant de l’entendre, et j’allai causer avec le baron. En lui parlant d’un officier de son régiment, que je connaissais, je le tins assez long-temps et de façon que je voyais madame de Yerfon qui me paraissait fort intriguée. Lorsque j’eus fini, je partis tout de suite et j’allai souper ailleurs.

— Elle dut être furieuse, si elle s’était réellement flattée de vous avoir plu.

— Deux jours après, je la cherchai dans plusieurs maisons, et je la trouvai à la fin dans celle où je n’avais pas voulu souper. J’allai à elle d’un air assez dégagé. Qu’êtes-vous donc devenu, me dit-elle, tous ces jours-ci ?

— Ma foi, Madame, j’ai fait tout le contraire de ce que je voulais.

— Comment donc cela ?

— J’ai manqué deux fois d’entendre chanter cette nouvelle cantatrice italienne, et elle est repartie ce matin.

— C’était le soir qu’elle chantait ?

— Oui vraiment.

— Et qu’avez-vous fait l’après-dîner ?

— Ah ! l’après-dîner ? j’ai été au spectacle avec des femmes qui avaient leurs loges et qui m’y ont engagé.

— Vous ne les avez donc pas refusées comme vous aviez fait avec moi ?

— Quoi ! Madame, vous ne me l’avez pas encore pardonné, cela est affreux à vous !

— Ah ! oui, je crois que cela vous affligerait beaucoup.

— Sûrement ; mais je n’en serais pas surpris ; les femmes aiment toujours, pour jouir de leur supériorité sur nous, à nous trouver coupables.

— Il me serait aisé, si cela pouvait me plaire, d’en avoir réellement sujet.

— À vous, Madame ?

— Je ne veux point d’explication ; répondez-moi seulement, voulez-vous venir demain à l’Opéra ?

— Qu’est-ce que l’on y donne ?

— La question est honnête !

— Ah ! je vous demande bien pardon.

— Vous ne méritez guère que je vous l’accorde ; mais je n’y veux pas prendre garde ; venez chez moi et nous irons ensemble ; car vous diriez peut-être, sans cela, que vous n’auriez pas pu trouver ma loge.

— Vous avez une façon de pardonner un peu piquante au moins.

— Il le faut bien, puisque c’est comme cela qu’il faut s’y prendre avec vous, pour vous faire faire ce que l’on veut.

Je me rendis donc le lendemain chez madame de Yerfon, il était six heures et elle n’était pas encore habillée. Elle me fit entrer dans son boudoir et elle se jeta sur son sopha.

— Eh bien, Madame, lui dis-je, est-ce que vous n’allez pas à l’Opéra ?

— Ah ! c’est là ce qui vous occupe en venant ici ?

— Vous m’avez dit que vous m’y mèneriez, je me rends à vos ordres.

— Je ne peux que me louer de votre exactitude ; mais si je n’allais pas à l’Opéra, est-ce que vous ne resteriez pas avec moi ?… Vous hésitez à me répondre ?

— C’est que j’ai dit que j’y allais avec vous, Madame, et quand on ne m’y verra pas, on croira que c’est une défaite, un prétexte pour….

— Pour ?

— Pour n’y pas aller.

— C’était donc avec des femmes ?

— Oui, Madame.

— Et vous ne voulez pas qu’elles croyent que vous êtes resté ici ?

— Elles ne me croiront pas si heureux.

— C’est un bonheur qui paraît vous tenter infiniment.

— Vous voir en sera toujours un pour moi, je n’en connais point d’autre.

— Que celui de me voir ? »

— Ah ! pardonnez-moi ; mais…

— Que voulez-vous dire, mais ?

— Je ne dis rien.

— Savez-vous que vous avez là un ton, le plus singulier du monde ?

— Moi ?

— Oui vous. Venez donc vous asseoir ici, que je vous parle. Dites-moi, d’où vous vient cet air ironique, dans ce moment-ci surtout ? Je veux absolument savoir ce que vous pensez de moi, aujourd’hui ?

— Cela est aisé à deviner ; ce que tout le monde en pense, que vous êtes la plus belle personne du monde.

— Vous dites cela de manière à faire croire que vous n’aimez pas qu’on soit belle.

— Je serais certainement de bien mauvais goût.

— Je sais que vous pensez qu’on ne peut être en même temps belle et sensible.

— À présent, je suis bien loin de le penser.

— Pourquoi riez-vous en disant cela ?

— Parce que… l’idée du plaisir que peut donner la beauté a toujours le charme le plus touchant, le plus séduisant et le plus agréable !

— Vous ne vouliez pas dire cela.

— Que voulez-vous que je dise de mieux en vous regardant ?

— Oh ! oui ; vous avez l’air fort tendre !

— Vous ne le croyez pas ?

— Tout au contraire, je vous trouve dans la physionomie quelque chose de malin qui me déplaît.

— C’est sans doute un prétexte que vous prenez encore pour me quereller.

— Oui ; car je vous ai fort querellé la dernière fois que nous avons causé ensemble ici ; vous l’avez oublié ?

— Non, Madame.

— À propos, dites-moi donc pourquoi vous vous êtes en allé si promptement ce jour-là, quand, on a annoncé le baron ? Un jaloux ne serait pas parti plus rapidement que vous n’avez fait.

— Je crois, au contraire, qu’un jaloux serait demeuré.

— Vous paraissez connaître la conduite des jaloux ?

— Elle n’est cependant pas la mienne, je ne le fus jamais.

— Vous avez bien raison, apprenez-moi donc pourquoi vous n’êtes pas resté ?

— J’aurais cru mal faire, parce que tout me disait que j’aurais pu être importun.

— Tout ! mais quoi encore ?

— Eh bien ! votre rougeur quand on a annoncé le baron, si vous voulez le savoir.

— Ma rougeur ?

— Oui, Madame.

— Ah ! c’est une bonne folie ! mais vraiment oui, j’ai rougi ; mais c’était de colère, et j’avais la plus grande raison de lui en vouloir.

— Et vous lui avez pardonné ?

— Je veux vous conter cela.

— Où allez-vous donc ?

— Fermez ce rideau ; je crains qu’on ne nous voie et qu’on ne nous entende. Regardez, je vous prie, dans mon cabinet de toilette si mes femmes n’y sont pas. J’y allai promptement, espérant beaucoup de toutes ces précautions ; et elle me cria : « Baron, n’oubliez pas de fermer les verrous ? » À ce mot de baron je fus confondu, et au lieu de fermer la porte, je sortis promptement. En descendant l’escalier, la réflexion pensa me faire oublier ma délicatesse et me ramener ; mais j’aperçus en bas le baron, qui arrivait de campagne, et je lui dis : Montez promptement, madame d’Yerfon vous attend.

Je voudrais qu’en entrant, elle lui eût dit : Marquis, vous avez été bien long-temps à fermer les verrous.

— J’ignore comment il a été reçu, mais son nom et sa présence ne m’ont fait rien regretter ; et me voilà détaché pour toujours de mes projets et de mon amour pour madame de Yerfon.

— Je ne puis m’empêcher de croire que vous avez manqué les deux plus belles occasions de l’enlever au baron.

— Je ne veux plus m’en occuper, tout cela m’a fait perdre trop de temps.

— Ne croyez pas qu’il soit perdu, puisqu’il vous a fait acquérir de nouvelles connaissances. Vous verrez par la suite combien vos aventures vous fourniront de quoi penser.

— Vous croyez que je m’en souviendrai ?

— Et que vous les raconterez.

— Je serai toujours discret.

— Je dis sans nommer, et en laissant passer bien du temps.

— Je vois que vous voulez m’inviter à écrire mes mémoires.

— Je ne vois pas que vous ayez rien de mieux à faire. »